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Yves Bonnefoy et Zao Wou-Ki unis dans "Le Désordre" : une quête commune entre un poète et un artiste

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Juin 2020 - Laurie Bischoff - laurie.bischoff@outlook.com - +41 79 454 03 07

Yves Bonnefoy et Zao Wou-Ki unis dans Le Désordre

Une quête commune entre un poète et un artiste

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1 Abstract

En 2004, le poète français Yves Bonnefoy et l’artiste sino-français Zao Wou-Ki réunissent poèmes et estampes dans un livre intitulé Le Désordre. Fragments. Publié à Genève chez Editart, l’ouvrage met en exergue une véritable communauté de pensée entre les deux hommes. Pour réaliser ce projet, ils entretiennent une correspondance qui nous renseigne sur sa singulière genèse : Yves Bonnefoy, bouleversé par les quatre encres reçues de Zao Wou-Ki, abandonne son premier choix de textes et s’empresse de rechercher des vers « plus dignes » de son ami. Il lui propose alors des poèmes issus d’époques diverses, regroupés dans un désordre assumé. Comment cette sélection a-t-elle été opérée ? Un essai d’Yves Bonnefoy écrit en 1997 permet d’appréhender la lecture qu’il fait de l’œuvre du peintre et de comprendre son choix. En filigrane, on découvre que le travail pictural et graphique de Zao Wou-Ki s’accorde intimement avec certaines thématiques chères au poète.

Pour accompagner la traduction anglaise du Désordre, Yves Bonnefoy rédige une préface qui souligne à quel point ce texte occupe une place à part dans sa production. Dans le livre de bibliophilie, la singularité et la tonalité inquiétante de ces vers sont renforcées par la profondeur du noir des estampes placées en regard. De ces moments de tension se dégage pourtant une grande sérénité, à l’image des derniers vers empreints d’espoir.

Comme pour attester d’un même cap, Zao Wou-Ki esquisse sur l’une de ses dernières grandes toiles, Le vent pousse la mer, achevée la même année que Le Désordre, une barque que l’on imagine à la peine dans les remous d’une tempête. Il s’agit de cette même embarcation, présente si souvent dans la poésie d’Yves Bonnefoy, qui symbolise les questionnements du passage de la vie à la mort. Le thème commun de la barque apparaît tel le signe ultime d’une quête commune entre un poète et un artiste.

Mots-clés

Yves Bonnefoy, Zao Wou-Ki, désordre, ordre, Editart, livre de bibliophilie, poème, poésie, fragment, encre, estampe, gravure, genèse, destruction, tragique, théâtre, voix, sérénité, espoir, barque

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2 Remerciements

Rédiger un article sur un livre publié à Genève a été pour moi une occasion unique de partager de précieux moments avec Orlando et Dolores Blanco, directeurs de la maison d’édition Editart. Ils m’ont accueillie avec une générosité rare, affichant une passion infinie pour leur travail. Qu’ils soient tous deux chaleureusement remerciés.

Mes sincères remerciements vont également à Mme Françoise Marquet-Zao, présidente de la Fondation Zao Wou-Ki, et à M. Yann Hendgen, directeur artistique, pour avoir eu l’obligeance de me permettre de consulter la correspondance entre Yves Bonnefoy et Zao Wou-Ki. Les lettres du poète ont été extrêmement importantes pour comprendre la genèse de l’ouvrage.

Pour ces mêmes raisons, je remercie Mme Mathilde Bonnefoy de m’avoir autorisée à retranscrire certains passages inédits des échanges épistolaires entre son père et l’artiste.

Je remercie Patrick Labarthe, Professeur à l’Université de Zurich, grand spécialiste de l’œuvre d’Yves Bonnefoy, pour ses éclairages sur l’écriture du poème qui ont été essentiels pour saisir ses spécificités ainsi que pour sa relecture avisée de l’article qui m’a permis d’affiner mon analyse. Je remercie aussi M. Thierry Dubois, conservateur des imprimés anciens et précieux de la Bibliothèque de Genève. J’ai eu l’opportunité de travailler sur ce sujet grâce à son intérêt marqué à la fois pour Yves Bonnefoy et Zao Wou-Ki.

M. René Tazé, Maître d’art, imprimeur en taille-douce à Paris, a accepté de répondre à mes questions sur le tirage des estampes du Désordre qu’il a réalisées. Quant à M. Emmanuel Mottu, responsable de l’Atelier genevois de gravure contemporaine, il m’a permis de comprendre concrètement le travail de l’artisan. Je les remercie tous deux.

Enfin, mes remerciements vont à M. Dominique de Villepin pour la qualité exceptionnelle de ses écrits sur Zao Wou-Ki, qui témoignent d’une connaissance, d’une admiration et d’une compréhension intime de l’œuvre d’un ami qui lui fut cher.

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3 Introduction

Le Désordre. Ce titre en lettres dorées interpelle. S’agit-il d’un désordre en particulier, celui contenu dans cet élégant coffret anthracite ? Pour le savoir, il doit être soigneusement ouvert sur une grande table et les cahiers qu’il renferme tournés dans un seul et unique ordre ; sans cela, on perd le lisible pour ne conserver que le visible (ill. 1-2). À première vue, pas de proximité possible, une distance se crée en raison de son format imposant. Mais, bien vite, le contact avec le papier annule cette séparation et induit une sensation de proximité unique :

Silence du livre. Avant d’être lu, il est touché : grain du papier, épaisseur, glaçage, poids, maniabilité, odeur… toute une saisie muette avant la lecture. Le travail de l’œil et le bruit mental des mots viennent après l’approche par le corps. Un livre est d’abord une peau1.

Sur le dos de l’emboîtage, on découvre les noms du poète français Yves Bonnefoy (1923-2016) et de l’artiste sino-français Zao Wou-Ki (1920-2013) réunis pour ce livre publié à Genève en 2004.

Le Désordre célèbre une amitié entre les deux hommes âgés respectivement de quatre-vingt-un et

quatre-vingt-quatre ans à la parution de l’ouvrage (ill. 3). Il s’inscrit pour chacun d’eux dans le sillage d’une œuvre immense, aussi bien individuelle que partagée. Dès les prémices de leur carrière, ils ont en effet associé leur travail à celui d’artistes ou de poètes. En 1950, Zao Wou-Ki signe un premier livre avec Henri Michaux qui deviendra un ami intime et jouera un rôle de premier plan dans son évolution artistique. Quant à Yves Bonnefoy, c’est en 1958 qu’il publie Pierre écrite, accompagnée de gravures de l’artiste belge Raoul Ubac. Pour Le Désordre, il propose à Zao Wou-Ki de travailler avec Orlando et Dolores Blanco de la maison Editart dont il a découvert un ouvrage chez Jean Starobinski, La Caresse et le fouet, André Chénier2. Le poète trouve sa réalisation admirable et décide de prendre contact avec les éditeurs pour leur faire part de son souhait qui enthousiasme le couple3. Yves Bonnefoy et Zao Wou-Ki leur remettent alors un texte

intitulé Le Désordre. Fragments composé de huit poèmes et de quatre encres au format. Ces dernières seront tirées par René Tazé à partir d’héliogravures puis à l’aide de l’aquatinte en travaillant « les masses d’encre avec un apport subtil de jaune » afin de « retrouver la profondeur du noir la tonalité et l’atmosphère des originaux4 ». Quant au texte, il sera composé à la main en

caractère Garamond et imprimé à Paris sur les presses typographiques de l’Imprimerie nationale5 (ill. 4-8).

1 EMAZ, Antoine, « Carnet de Notes. Avant-propos poétique », in LLOZE, Éveylne, ONCINS, Valentine (dir.), Le

Silence et le Livre, Saint-Étienne, Publication de l’Université de Saint-Étienne, 2010, p. 14.

2STAROBINSKI, Jean, La Caresse et le fouet, André Chénier, accompagné de quatre eaux-fortes de Claude Garache,

Genève, Editart-D. Blanco, 1999. Sur la rencontre entre Yves Bonnefoy et les éditeurs, cf. : BLANCO, Dolores (dir.), Editart : 50 ans d’éditions. Rencontres et dialogues, cat. expo. [Chêne-Bougeries, Espace Nouveau Vallon, 12-29 mars 2020], Fürth, Onlineprinters, 2020, p. 84.

3 Les éditeurs avaient déjà travaillé avec Zao Wou-Ki en avril 1985 lors d’une exposition présentée dans leur galerie à

Genève au 17, avenue Pictet-de-Rochemont intitulée Zao Wou-Ki. Eaux-fortes, lithographies, aquatintes, gravures originales, 1952-1981. La galerie n’est plus en activité aujourd’hui.

4 Atelier René Tazé, Morsure en page, taille-douce et livres d’art, cat. expo. [Paris, Marie du Xe arrondissement, 3-31 mai

2006], Paris, Mairie du Xe, 2006, s. p. Le Désordre contient quatre gravures d’interprétation, car dès les années 2000,

Zao Wou-Ki a cessé de graver lui-même ses plaques.

5 Le tirage est de 80 exemplaires numérotés et de 20 exemplaires hors commerce (cf. colophon, ill. 8). Un exemplaire

est conservé à la Bibliothèque de Genève. BONNEFOY, Yves, Le Désordre. Fragments, accompagné de quatre estampes de Zao Wou-Ki, Genève, Editart-D. Blanco, 2004, Bibliothèque de Genève, Ya 289.

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Les poèmes et les estampes réunis vont aussitôt entretenir des liens forts en s’inscrivant dans une tradition séculaire par l’utilisation de l’encre de Chine aussi bien pour l’écriture que le dessin et la peinture. Fort de cette alliance, le présent essai propose une mise en valeur des thèmes qui unissent les fragments aux gravures tout en révélant leur genèse unique à travers la lecture de la correspondance entre le poète et l’artiste. Ces lettres fournissent des indications précieuses sur les différentes étapes de la réalisation de l’ouvrage, dont notamment la sélection des poèmes. Dans une préface intitulée Poésie et théâtre parue en 2012, Yves Bonnefoy livre une analyse sur l’origine singulière des vers sélectionnés qui nous permettra de comprendre a posteriori les raisons de cette association. En ouverture du catalogue de l’exposition Zao Wou-Ki. Peintures récentes, un autre texte rédigé en octobre 1997 par le poète soulignera quant à lui une approche et une vision partagée dans l’appréhension de questionnements essentiels communs aux deux hommes. La description de l’ouvrage mettra en lumière son esthétique et ses thématiques qui reposent sur la seule présence du blanc et du noir dans les estampes et leur évocation dans les fragments. Les questions centrales de l’ouvrage seront alors abordées par le prisme du théâtre en faisant ressortir les différentes voix qui le composent. Les processus de création et de destruction constitueront les éléments d’interprétation, renforcés par le recours à une dialectique relevant de l’alchimie, la dualité du solve et du coagula. La dimension sacrée ainsi que le sentiment de sérénité caractéristique des réalisations tardives du peintre donneront l’opportunité de conclure de la même manière que les derniers vers, sur une note d’espoir.

1. Un projet particulier

En 1994, Yves Bonnefoy et Zao Wou-Ki s’associent pour la première fois dans les XXIV Sonnets de Shakespeare6. Le poète assure uniquement la traduction, mais il n’en demeure pas moins une véritable implication personnelle, car pour Yves Bonnefoy « la traduction de la poésie est poésie elle-même7 ». Cette collaboration inaugurale témoigne d’une amitié initiée plusieurs années avant

le projet du Désordre, dont certaines étapes peuvent être retracées grâce à leur correspondance. À la lecture des huit lettres échangées durant l’année 2003 et 20048, on apprend que les quatre

encres n’ont pas été réalisées pour illustrer ces fragments : Yves Bonnefoy avait initialement envoyé un autre texte au peintre9. Émerveillé par le résultat, il renonce à son premier choix et lui propose « quelques poèmes nouveaux, qui pourraient constituer un livre en fait plus digne de toi que le premier texte (dans la marge : Je te les communiquerai bientôt)10 ». Le mot « digne » est ici

très important ; le poète a recherché des vers qui répondent au mieux à la profondeur du propos du peintre qui a, d’une certaine manière, dépassé ses attentes. Il s’agit d’un cas unique, car le processus d’illustration est doublement absent : les gravures n’illustrent pas les fragments et ces derniers n’ont pas été rédigés spécifiquement pour accompagner les encres, comme l’avait fait par exemple Henri Michaux en s’inspirant du travail de Zao Wou-Ki. Pour cet ouvrage de 2004, les quatre encres ne précèdent pas l’écriture du texte, mais uniquement sa sélection : leur union a été

6 XXIV Sonnets de Shakespeare, Yves Bonnefoy (trad.), accompagnés de sept eaux-fortes et aquatintes de Zao Wou-Ki,

Paris, Les Bibliophiles de France, 1994.

7BONNEFOY, Yves, La Communauté des traducteurs, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg 2000, p. 19. 8 Les réponses de Zao Wou-Ki sont conservées dans la sphère privée et ne sont pas accessibles à ce jour. En raison

de cette lacune, l’analyse de la correspondance portera uniquement sur les lettres d’Yves Bonnefoy et sera donc partielle.

9 Le premier texte envoyé par Yves Bonnefoy à Zao Wou-Ki qui a « inspiré » les quatre encres reste encore inconnu. 10 Lettre d’Yves Bonnefoy à Zao Wou-Ki envoyée de Paris, le 6 avril 2003.

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décidée par Yves Bonnefoy, proposant Le Désordre pour ce projet. L’artiste ne s’est ainsi pas imprégné des poèmes, mais il s’est par contre assurément nourri de sa connaissance de l’œuvre de son ami. Dès lors, la question est de savoir pourquoi Yves Bonnefoy a retenu ce texte pour ce livre avec Zao Wou-Ki. Quels liens a-t-il trouvés entre ces vers et le travail du peintre ? Pour cela, il faut s’arrêter un instant sur Le Désordre, poème complexe qui occupe une place majeure dans sa production.

1.1 Un poème à part

Les huit fragments du Désordre ont été publiés pour la première fois dans la revue Europe en juin 200311, soit quelques mois avant la parution du livre avec Zao Wou-Ki en janvier 2004. Il ne s’agit

pas pour autant d’un poème récent, car, selon Patrick Labarthe, ses premiers vers semblent dater de 1957. D’après le cahier non publié d’Yves Bonnefoy qu’il a pu consulter, « les manuscrits du Désordre s’étalent sur près de cinquante ans, et constituent un ensemble de trois cents pages environ. Le poème fait partie de ces textes, comme la prose Le Digamma, qu’Yves Bonnefoy a portés toute sa vie12 ».Ces vers sont donc le fruit d’une longue maturation et issus « d’une liasse de pages13 » que le poète décrit comme inachevés. En effet, dans la lettre datée du 6 mai 2003 qui accompagne l’envoi du tapuscrit à Zao Wou-Ki, il présente ses vers comme « un premier fragment de l’œuvre en cours14 ». Patrick Labarthe et Michael Bishop ont tous deux perçu

l’importance de ce poème, dont la publication de 2004 ne révèle qu’une étape, en lui consacrant des articles. Pour sa part, Yves Bonnefoy le commente dans une préface, Poésie et théâtre, qui accompagne sa traduction anglaise de 2012, sans illustrations15. Dans ce texte, le poète remercie le

traducteur de l’avoir publié séparément, permettant de le considérer sous un jour nouveau : « [Dans] La Longue Chaîne de l’ancre, au Mercure de France, en 2008, il [Le Désordre] était là à côté de plusieurs autres [poèmes], rien n’indiquait donc à quel point je l’éprouvais différent du reste du livre16 ». Le livre de bibliophilie publié chez Editart met lui aussi en valeur le poème de manière

particulière, grâce au dialogue inédit avec un artiste issu d’une ancienne dynastie chinoise qui porte en lui une tradition séculaire associant la poésie aux arts graphiques.

2. « Poésie par la voie de l’encre »

Dans son pays natal, Zao Wou-Ki a reçu une éducation de lettrés. Il connaît la complicité entre l’écriture et l’encre depuis son plus jeune âge, notamment par son apprentissage de la calligraphie.

11 Dans la revue, les fragments sont disposés de la même manière que dans la version accompagnée d’encres de Zao

Wou-Ki et sont précédés d’un entretien avec Fabio Scotto.

12 « Le cahier contient 97 pages et date de 1957-1960, auquel s’ajoutent, avec les années, environ 200 pages de

brouillons », LABARTHE, Patrick, courriers électroniques échangés avec l’auteure le 13 octobre 2019 et le 30 juin 2020.

13 BONNEFOY, Yves, « Poésie et théâtre », Disorder (trad. Michael Bishop), Halifax, VVV Editions, 2012, p. 15. 14 Lettre d’Yves Bonnefoy envoyée à Zao Wou-Ki de Paris, le 6 mai 2003. Dans la revue Europe, l’incipit annonce le

poème de la même manière : « Ces pages : quelques fragments du travail en cours », BONNEFOY, Yves, « Le désordre. Fragments », Europe, Paris, juin-juillet 2003, p. 64. Dans sa version définitive publiée en 2008, le poème sera complété par six fragments insérés dans son corps même, l’ouverture et la fin restant identiques à l’édition de 2004 réalisée avec Zao Wou-Ki. Les quatorze poèmes seront clairement séparés par des pointillés et ne porteront plus le sous-titre de Fragments.

15 BONNEFOY, Yves, « Poésie et théâtre », op. cit., p. 11-16. L’ouvrage comprend la préface rédigée en français et sa

traduction anglaise, « Poetry and theatre ».

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Ce choix de l’encre extrême-orientale pour Le Désordre n’est pas anodin, il permet aux poèmes et aux estampes d’entretenir un premier lien grâce à une substance et une teinte communes. Dans sa correspondance avec l’artiste, Yves Bonnefoy souligne ce rapport quasi merveilleux :

Tu ne peux savoir à quel point j’aime ton travail et en particulier ces sortes d’œuvres qui s’apparentent pour moi au travail de l’écriture, à tel point que je peux rêver que c’est là que des mots se forment, des mots nouveaux qui seraient un peu français et un peu chinois, et aussi beaucoup de cette langue et de cette écriture inconnues, en avant de tons, auxquelles font penser la poésie17.

Le travail de Zao Wou-Ki symbolise aux yeux du poète une source primordiale dans laquelle des éléments scripturaux fantasmés se forment en deçà des clivages de langue et de culture. Son attrait pour les formes inachevées – dignement imparfaites, car « L’imperfection est la cime18 » –

se retrouve dans le sous-titre Fragments qui annonce une œuvre en cours, comme une partie d’un tout encore latent. Ce poème composé sur plusieurs dizaines d’années est à l’image des créations de Zao Wou-Ki dont les projections d’encre représentent la maturation d’une poésie mystérieuse et indéchiffrable dans une symbiose parfaite entre le dessin et l’écriture. Dominique de Villepin, grand ami et connaisseur de l’œuvre du peintre, décrit sa démarche artistique, entièrement tournée vers le fait poétique : « Zao Wou-Ki ne raconte rien, il désigne. Il montre. De là naît sa profonde affinité avec les poètes, qui l’a accompagné toute sa vie. Leur dialogue se situe au niveau de l’être même19 » (nous soulignons). Il est frappant de remarquer qu’Yves Bonnefoy définit la poésie en des termes strictement identiques :

La poésie ne signifie pas, elle montre. Elle ne joue pas le jeu de la signification, elle le dénie au contraire, sa raison d’être étant de se porter au-delà des représentations, analyses, formules – au-delà de tous les discours de tous les savoirs –, vers l’immédiateté de l’être sensible que les concepts nous dérobent20.

Cette faculté de montrer met en évidence la concordance entre les démarches du peintre et du poète en soulignant une conception partagée qui explique en partie pourquoi les deux hommes ont souhaité associer leur travail. La poésie, telle qu’Yves Bonnefoy la conçoit, occupe une place cardinale en permettant l’accès à une réalité sensible dont l’approche est à la fois autorisée et entravée par le langage. Les estampes de Zao Wou-Ki, dépourvues de narration, tentent de ménager, elles aussi, cet élan vers une appréhension directe et s’accordent ainsi avec les ambitions du poète. Lors de la parution de l’ouvrage, le poète écrit au peintre pour partager son bonheur, non sans rappeler encore l’indéfectible lien entre poèmes et encres : « Ce sera là un des deux ou trois livres auxquels je me retrouverai le plus attaché, et je saisis cette occasion pour te dire ma gratitude pour ces encres, poésie par la voie de l’encre21 ». La proximité entre la poésie et le dessin à l’encre de Chine se confirme et s’intensifie à la lecture des vers qui entrent en résonance avec les estampes, notamment par une mise en valeur du blanc et du noir.

17 Lettre d’Yves Bonnefoy à Zao Wou-Ki envoyée de Paris, le 27 janvier 2003.

18 BONNEFOY, Yves, « Hier régnant désert », Poèmes, Paris, Gallimard, 2006 [1958], p. 139.

19 VILLEPIN, Dominique de, « Dans le labyrinthe des lumières », in MARQUET, Françoise, HENDGEN, Yann

(dir.), Zao Wou-Ki, 1935-2010, Paris, Flammarion, 2012, p. 35.

20 BONNEFOY, Yves, La Communauté des traducteurs, op. cit., p. 28.

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7 3. De la blancheur à l’obscurité

Le Désordre se présente sous la forme de neuf bifeuillets non reliés et non foliotés. Les illustrations sont placées selon une disposition classique, en belle page des seconds feuillets, vis-à-vis du texte qui comprend pour l’ensemble de l'ouvrage cinq lignes de prose et deux cents vers (ill. 9-15). Des marges généreuses et de nombreux alinéas séparent les fragments et font de l’ivoire la teinte dominante dans une mise en page qui valorise la blancheur du papier conférant élégance et sobriété au livre. Ces espaces blancs offrent une respiration, non sans évoquer la pureté incarnée par la neige qui, dans la poétique d’Yves Bonnefoy, joue un rôle important. Elle représente plus largement la saison froide opposée à l’été et au souvenir des vacances heureuses vécues chez ses grands-parents maternels évoqué dans L’Arrière-Pays. Dans le poème, la chaleur rieuse de l’enfance est entourée par la douloureuse saison de l’adulte : « Je suis sortie, c’est dans le froid, je pleure, / Ô mon ami, / Je n’ai pour toi que ces lèvres gercées22 ». Dans ce passage, la rudesse de l’hiver accroît la tristesse et inflige des gerçures qui empêchent tout geste de tendresse. Parfois même, le redoublement du manteau neigeux efface progressivement le paysage, comme si le poète, à sa manière, expérimentait le renoncement au figuratif vécu par Zao Wou-Ki. La neige joue alors un rôle ambigu, porteuse à la fois de sérénité et d’une menace, celle de la disparition : « Et c’est vrai que la neige tombe et couvre la neige, / Que l’éclair rôde parmi nos ombres dans la blancheur de la neige ». Elle efface les traces d’encre, recouvre les signes, jusqu’à la blancheur immaculée de la page invoquée dans le poème, tel « Un Livre / Dont toutes les pages sont blanches ». Ce passage revient à deux reprises comme une mise en abyme de l’ouvrage, dont deux cahiers sont entièrement vierges. L’idéal à atteindre semble être celui d’une absence de contenu qui se lit progressivement comme une inquiétante destruction du passé : « Et ces débris de papier carbonisé, notre vie ».

Dans les estampes, le blanc, le noir et les agrégats de leur combinaison occupent les places essentielles (ill. 16-19). Les gravures sont monochromes, mais pas au sens d’une couleur pure, car elles déclinent le noir en une variété de nuances, légèrement brunes, dues à une forte dilution de l’encre selon le mode opératoire de Zao Wou-Ki23. Leurs éléments graphiques jouent sur

l’importance des espaces vierges qui font écho à la nudité de la femme, des enfants et du stylite convoqués dans le poème. Ces plages immaculéesrevêtent autant d’importance que celles noircies dans lesquelles l’encre donne l’illusion de se propager hors cadre, comme si seul un passage avait été figé. Dans les deux dernières estampes, des masses vaporeuses se dessinent, « comme un tourbillon de fumée » ou une sombre « frange d’écume » qui paraissent s’échapper d’une source abyssale : « Ah, souvenirs : notre Érèbe, / Un grand sanglot informe est au fond de nous ». Cette dramatisation picturale trouve un écho dans les vers qui mettent en scène des moments paroxystiques, à l’instar de l’excès de tristesse, conduisant à une forme de pureté : « Oh, j’ai tant de chagrin / Que j’en suis pure et n’ai plus de nom et je chante presque ». La blancheur et la pureté graphique de l’ouvrage entrent dès lors en lutte avec l’obscurité stagnante – « la nuit qui

22 Les vers cités sans notes de bas de page sont tirés de BONNEFOY, Yves, Le Désordre. Fragments, accompagné de

quatre estampes de Zao Wou-Ki, Genève, Editart-D. Blanco, 2004, Bibliothèque de Genève, Ya 289.

23 « Pour un œil occidental, l’encre de Chine offre un panel allant du gris laiteux au noir le plus soutenu, uniquement

contrebalancé par le blanc de la feuille de papier ou les lavis détrempés d’eau. Pour l’œil oriental, l’encre de Chine contient presque toutes les couleurs, par son pouvoir d’évocation. Par les différentes valeurs que l’artiste peut lui donner, par les tonalités variées qu’elle peut adopter, elle offre à l’œil oriental une infinité de teintes, presque déjà colorées », HENDGEN, Yann, « Entre brumes et lumières. Encres de Chine », Zao Wou-Ki. Peintures et encres de Chine, 1948-2005, cat. expo. [Biarritz, Espace Bellevue, 3 juillet-3 octobre 2005], Paris, Hazan, 2005, p. 112.

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restait ici ou là en flaques » – qui plonge les personnages du poème dans une atmosphère ténébreuse. Cette inquiétante noirceur est tout au plus traversée par quelques flammes destructrices ne ménageant aucune place à la couleur, car à travers elle, « la forme se brise ».

4. « Aucun ordre n’a privilège »

« Voix, qui montent de moi, en grand désordre ». Ces quelques mots sont les premiers du livre. L’origine de l’écriture des fragments est présentée comme une émergence de voix que le poète réceptionne. Le désordre, subi, sera discursif, dans une succession de prises de parole. L’auteur indique qu’il aurait retranscrit des « voix », comme si elle provenait de son inconscient24. Lors de la première publication du poème dans la revue Europe à l’été 2003, la phrase inaugurale était plus complexe et en italique selon l’usage, puis entièrement supprimée dans les versions postérieures25.

Ce désordre langagier, tel qu’il est décrit dans cet incipit de 2004, ne sera toutefois pas apparent, car la ponctuation des vers est usuelle, sans tirets, ruptures ou points de suspension. Le poète explique que ces voix se font l’écho de lointains souvenirs, « ces différentes voix […] n’étant d’ailleurs que des actes de mémoire26 ». Lors de l’envoi du texte à Zao Wou-Ki le 6 mai 2003,

Yves Bonnefoy expose son poème en ces termes : « Voici le texte que je propose pour notre livre. C’est un premier fragment de l’œuvre en cours : encore en désordre, à propos du désordre, par la vertu du désordre27 ». Son texte, « encore en désordre », le restera, même dans ses parutions

postérieures :

[…] il [Le Désordre] a pris forme par bribes à des époques assez diverses, et toujours comme l’intrusion de faits dont je voyais bien que j’ignorais tout, alors pourtant qu’ils paraissaient réels, comme s’ils revenaient à moi d’heures et de lieux que simplement j’aurais oubliés. C’était comme s’il y avait en moi, à côté de ma vie, une autre vie comme parallèle, dont je recevais des messages. Jusqu’au jour où je décidai de réunir ces fragments pour voir s’il y avait en eux la sorte de cohérence qui plus ou moins caractérise toujours les existences réelles. Mais non, malheureusement ou heureusement, je ne saurais dire, je ne pus constater que ce que mon titre souligne, le désordre28.

Et pourtant, comme pour narguer le désordre à l’œuvre, le poème débute ainsi : « Elle a rangé / Les trois ou quatre photographies dans le tiroir ». Il n’en demeure pas moins que les fragments, assemblés sans souci de cohérence et dont les démarcations sont difficiles à repérer, étant donné qu’elles interviennent souvent en fin de page, témoignent d’un réel désordre assumé par l’auteur. Il est intéressant de relever qu’en 2006, Yves Bonnefoy publie un autre livre chez Editart, Barrières au travers des chemins du soir. Vingt-neuf et une pierres, dans lequel il explicite le rapport entre ordre et désordre au sein de sa création poétique. Le poète y glisse une feuille volante sur laquelle il écrit quelques lignes pour accompagner la parution de ces pierres associées aux gravures de Masafumi Yamamoto. Il explique que la lecture de ces textes ne doit pas être emprisonnée dans un ordre

24 Dans le tapuscrit du Désordre envoyé à Zao Wou-Ki le 6 mai 2003, la phrase liminaire était légèrement différente :

« Voix, montant en désordre, mal entendues ».

25 « Voix entendues, en désordre, montant de divers lieux dans qui je suis, avec des affrontements, des énigmes, et le désir que celles-ci se

résolvent, et la crainte de l’enveloppement à jamais dans le "flot mouvant" du langage. – Ces pages : quelques fragments du travail en cours ». BONNEFOY, Yves, « Le désordre. Fragments », Europe, Paris, juin-juillet 2003, p. 64.

26 BONNEFOY, Yves, « Poésie et théâtre », op. cit., p. 14.

27 Lettre d'Yves Bonnefoy envoyée à Zao Wou-Ki de Paris, le 6 mai 2003. 28 BONNEFOY, Yves, « Poésie et théâtre », op. cit., p. 12-13.

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figé et immuable et que leur disposition n’est qu’un résultat arbitraire qui n’en interdit pas un autre :

Les poèmes qui sont rassemblés dans ce livre étaient épars dans des recueils de poèmes que j’ai publiés depuis la fin des années 50 : le plus ancien étant Pierre écrite. Ils auraient pu reparaître, ici aujourd’hui, dans l’ordre où ils ont paru, chronologique. Mais ils sont nés dans mon esprit comme des inscriptions relevées sur des pierres tombales, où parleraient un moment encore l’homme, la femme dont le nom s’efface sur elles. Et je les accepte donc dans un autre ordre, ces pierres étant en somme dans un enclos où l’on peut aller à son gré de l’une à l’autre. Aucun

ordre n’a privilège29 (nous soulignons).

Yves Bonnefoy exprime ici sa conception profonde du désordre : aucune de ces pierres ne doit être subordonnée de manière définitive, auquel cas elles mettraient à mal un ordonnancement tout aussi justifiable, celui spontané d’une logique autre. Il indique également que la confrontation d’un texte préexistant avec le travail d’un artiste oblige l’auteur à envisager sa production différemment en l’extirpant du figement. Grâce au dialogue instauré, le texte acquiert et révèle une dimension nouvelle et inconnue.

Dans Le Désordre, les estampes de Zao Wou-Ki – qui ne paraissent avoir ni haut, ni bas, ni commencement, ni fin – ne perturbent en rien le chaos discursif revendiqué, mais au contraire le rehaussent et lui confèrent des potentialités insoupçonnées. Les gestes libres et amples du peintre relatent ce désordre cosmique en maturation dans le poème. Seules les dimensions des estampes imposent des limites aux traits et aux taches qui apparaissent tronqués incitant à imaginer une suite, comme si l’artiste ne laissait percevoir qu’une petite partie d’une réalisation infinie. Les traces de projections fluides suggèrent tout au plus un centre aspirant à « Être, dans l’étincellement, / Comme une ligne de roseaux entre terre et ciel ». Ce sont d’une certaine manière ces lignes souples et parfois fragiles que Zao Wou-Ki propose dans ses estampes. Le regard les suit et ne demeure jamais immobile30, car elles s’interrompent, « se brisent », « se clivent », pour reprendre des termes présents dans le poème. Leurs éléments de construction sont résolument abstraits – traits continus, traits discontinus, taches – suggérant tout au plus certaines altérations atmosphériques entourées de zones blanches, comme « des convulsions telluriques, des accalmies aériennes31 », qui donnent l’impression de s’être formées grâce à la force des éléments : « Ainsi le vent / Change la forme du ciel ».Les gravures semblent former un retour à un stade chaotique, celui de la décomposition invoquée par le poète : « Ma tête se défait d’un bout à l’autre du ciel ». Au milieu de cette dispersion poétique et visuelle, un seul subterfuge permet de réunir les fragments : une didascalie liminaire, comme un stratagème pour assembler différentes strates mémorielles sans en masquer la confusion.

29 BONNEFOY, Yves, Barrières au travers des chemins du soir. Vingt-neuf et une pierres, poèmes traduits en japonais par Junichi Tanaka, accompagnés de six gravures de Masafumi Yamamoto, Genève, Editart-D. Blanco, 2006.

30 « Dans la tradition chinoise, le regard est toujours en mouvement sur l’ensemble du paysage. Il n’y a pas une

fixation du point de départ » ; « Lorsqu’on regarde un de mes tableaux, le regard doit se déplacer, et non pas se fixer sur un point », ZAO, Wou-Ki, « Destination : Montparnasse », entretien avec Claude Martin et Roger Lesgards, in LESGARDS, Roger, Couleurs et mots. Entretiens avec Zao Wou-Ki, Paris, Le Cherche midi, 2013, p. 14.

31 LEYMARIE, Jean, « Préface », in CHENG, François, Zao Wou-Ki. Peintures, encres de Chine, cat. expo. [Paris,

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10 4.1 Le théâtre et ses voix

Les mots introductifs évoqués plus haut, « Voix, qui montent de moi, en grand désordre », sont suivis par une didascalie en prose, inhabituelle dans un poème, qui ne fournit aucune indication de lieu ou de temps ni même de décor :

Sur scène des hommes et des femmes, une quinzaine, serrés les uns contre les autres, plusieurs tournées vers le centre du groupe qui lentement se déplace. Tour à tour l’un d’eux se séparera des autres, fera quelques pas, parlera si c’est là parler, puis il reviendra dans le groupe, à moins qu’il ne s’attarde à écouter celle ou celui qui aura paru après lui. Les visages sont indistincts, on pourrait les croire masqués.

Dans cette didascalie sommaire, le poète cherche à atteindre une forme de pureté non figurative en dénudant ses personnages réunis dans un décor absent. L’indifférenciation rend l’identification des acteurs impossible, si ce n’est en termes de genre : un homme se détache du groupe et une femme s’adresse à lui. Dans les fragments qui vont suivre, ces deux personnages agissent dans la crainte et provoquent, comme malgré eux, une destruction brutale des images qui les entourent32 : la femme demande d’abord de ranger simplement « Les trois ou quatre

photographies dans le tiroir », témoins d’un passé univoque à masquer. Puis, la disparition des images se lit de manière plus exacerbée, par une annihilation progressive de toutes représentations figées, comme une préfiguration de la mort à venir : « Nous sommes une photographie que l’on déchire ». La composition des estampes en regard oscille entre une relative sérénité et un dramatisme lancinant, perceptible dans les deux dernières gravures qui présentent des masses beaucoup plus prononcées. Elles accompagnent ainsi le tragique théâtral manifeste dans le poème par une tension croissante.

La mise en scène esquissée dans la didascalie donne la parole aux « voix » entendues par le poète sans effacer la singularité et l’incohérence de leur orchestration33. En plus de cette didascalie d’ouverture séparée du poème qui chapeaute l’ensemble, deux autres instructions scéniques interviennent, mais en vers et dans le cinquième fragment. Par ces nouvelles indications d’action et de mise en scène, Yves Bonnefoy marque encore davantage l’alliance entre poésie et théâtre au cœur même du Désordre, car, selon lui, tous deux ensemble « pourraient aller loin dans l’appréhension de l’existence34 ». La première didascalie versifiée ouvre le cinquième fragment :

« Petite voix. Elle se détache du groupe, / Elle s’avance, timide, / Sur le devant de la scène ». La « voix », qualifiée à présent par sa discrétion, endosse le premier rôle, symbolisant la poésie et son partage par la déclamation ou l’écriture. La seconde didascalie, qui intervient quelques vers plus loin dans le même fragment, interrompt une Pénélope « cousant, décousant » perdue dans ses

32 Yves Bonnefoy conçoit la poésie comme une lutte propice au surgissement d’une « vérité de parole » : « Je

voudrais que la poésie soit d’abord une incessante bataille, un théâtre où l’être et l’essence, la forme et le non-formel se combattront durement », BONNEFOY, Yves, « L’acte et le lieu de la poésie », L’improbable et autres essais, Paris, Gallimard, p. 127.

33 Le Désordre a été mis en scène par Simon Marlet dans le grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France en

2016. Ce dernier a publié une « Note sur la mise en scène du "Désordre" », Registres, n° 21, « Puissances de la fiction théâtrale », Paris, Presses Sorbonne Nouvelles, 2019. Dans l’entretien avec Fabio Scotto dans la revue Europe, Yves Bonnefoy incite à la mise en scène de son poème : « […] depuis maintenant longtemps j’entends des voix qui s’emparent de ma parole, y font leur place, c’est bien une sorte de théâtre, qui pourrait d’ailleurs être mis en scène, bien sûr une scène nue ; et à cette écriture de sorte nouvelle, au moins pour moi, je travaille », BONNEFOY, Yves, « Entretien avec Fabio Scotto », Europe, Paris, juin-juillet 2003, p. 56.

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bribes de souvenirs : « Des hommes, des femmes passent en hâte, / Ils déplacent des meubles, / On entend le bruit sourd des meubles qu’ils traînent ». Ces personnages dépourvus d’individualité surgissent dans une chambre qui, un peu plus haut, était décrite comme « la première chambre », suggérant celle d’Yves Bonnefoy et de sa compagne ; mais, l’action bruyante de ces figures anonymes suspend aussitôt leurs réminiscences. Le bruit feutré des meubles « traînés » est le dernier son audible, masquant la résonance des sonorités poétiques. Cette fin prosaïque donne la sensation d’une désillusion progressive face au pouvoir de la parole, désenchantement qui sera démenti dans les derniers vers qui retrouvent une poéticité entière par l’évocation d’un fragile mais possible bonheur.

5. Entre genèse et destruction

Depuis sa collaboration avec Henri Michaux en 1950, Zao Wou-Ki n’a cessé de travailler avec les poètes qui ont le plus souvent commenté son œuvre et permis de la découvrir sous un angle différent. Avec une immense humilité, Zao Wou-Ki estime leur talent :

J’apprécie beaucoup que les poètes écrivent sur ma peinture. C’est toujours très instructif, très inventif. Leurs idées vont parfois plus loin que mon œuvre. Ce sont eux, les poètes, qui découvrent ce que j’ai eu l’intention de faire. Pour ma part, je suis incapable d’en parler, je ne sais que gribouiller35.

Yves Bonnefoy compte parmi ces écrivains qui ont révélé la portée de son travail en soulignant ses multiples liens avec la poésie. La préface qu’il rédige pour le catalogue de l’exposition Zao Wou-Ki. Peintures récentes, présentée à la Galerie Thessa Herold à Paris à l’automne 1997, propose une lecture pénétrante des toiles de cette période36. Elle contient l’analyse des caractéristiques

générales de sa peinture qui fait ressortir les nombreuses similitudes entre son appréciation de l’œuvre du peintre et les thèmes présents dans son œuvre poétique, en particulier dans Le Désordre. Il perçoit notamment la lutte entre les éléments, oscillant entre création et destruction37 :

Je vois souvent chez Zao Wou-Ki l’eau et le feu, je vois l’air et la terre : agents de destruction, de métamorphoses, de disséminations, de germinations, mais grandes figures aussi de notre idée de la terre ; et dans leurs expansions et leurs plissements je vois même parfois des bribes d’horizon, des entrevisions de végétaux ou de pierre38 (nous soulignons).

Grâce à cette description qui embrasse l’œuvre picturale du peintre de ces années, Yves Bonnefoy fournit une clé de lecture permettant de saisir ce qu’il retient de son expérience esthétique. Il s’agit ici de grands mouvements de pensée qui expriment les inflexions profondes du travail d’un artiste sous la plume du poète. Cette étude ambitieuse et détaillée éclaire le choix du Désordre pour

35 ZAO, Wou-Ki, « Désir d’espace », entretien avec Bernard Noël et Roger Lesgards, in LESGARDS, Roger, Couleurs

et mots, op. cit., p. 88.

36 BONNEFOY, Yves, « La pensée de Zao Wou-Ki », préface, Zao Wou-Ki. Peintures récentes, cat. expo. [Paris, Galerie

Thessa Herold, automne-hiver 1997-1998], Paris, Galerie Thessa Herold, 1997. Yves Bonnefoy a également rédigé une monographie avec Gérard de Cortanze en 1998. BONNEFOY, Yves, « Pour introduire à Zao Wou-Ki », in CORTANZE, Gérard de, Zao Wou-Ki, Paris, La Différence, E. Navarra, 1998,p. 15-29.

37 Dans son ouvrage Vide et plein. Le langage pictural chinois, François Cheng parle de la puissance conférée aux gestes

des peintres dans la tradition chinoise : « Il [le Trait de pinceau] incarne le processus par lequel l’homme dessinant rejoint les gestes de la Création. (L’acte de tracer le Trait correspond à celui même qui tire l’Un du Chaos, qui sépare le Ciel de la Terre.) », CHENG, François, Vide et plein. Le langage pictural chinois, 1979, p. 43.

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accompagner les encres de 2004. En effet, lorsqu’Yves Bonnefoy s’exprime sur ses fragments, il utilise des termes identiques pour décrire les étapes et le travail de mémoire qui en ont animé l’écriture : « Elle ["la mémoire qui se fait entendre dans Le Désordre"] est, intermittente, brisée par des mots de ma propre vie, mon souvenir du grand possible qu’il y a toujours, germinatif, par-dessous les interprétations – ces figements – que nous faisons de nous-mêmes39 » (nous

soulignons).Le mot « germinatif », présent dans les deux préfaces, celle sur Zao Wou-Ki et celle sur Le Désordre, explique à la fois l’analyse de son propre poème et sa compréhension du travail du peintre, dont il situe la recherche picturale à l’orée d’une genèse ou d’une destruction, dans un combat primordial entre les éléments qui se disputent les limites de la toile. Le poète voit dans cette lutte un fil rouge qui parcourt l’ensemble de l’œuvre de Zao Wou-Ki dans laquelle il perçoit « la matière, les forces qui s’y combattent, et plus en profondeur les particules élémentaires et, par en dessous tout cela encore, un impénétrable, un impensable où notre idée même de la matière, et tout rêve d’être, se perd40 » (nous soulignons). Les sujets relevés font ressortir un accord intime avec les thématiques qui lui sont chères et sous-tendent l’écriture du Désordre, telles que l’attention portée aux éléments fondamentaux qui renvoie à une expérience première de la condition humaine. Selon Dominique de Villepin, « [le sujet de la peinture de Zao Wou-Ki] ce n’est pas le monde des origines vu par Dieu, mais le regard de l’homme qui remonte vers les origines du monde, lourd de tous ses souvenirs, de toutes ses espérances et de toutes ses craintes41 ». Ce

même regard lucide tourné vers le ciel est omniprésent dans les vers du Désordre qui sont imprégnés d’une tonalité inquiétante figurant des instants transitoires à la frontière entre deux mondes, tel « L’oiseau qui va mourir, mais bouge encore42 ». L’incessante bataille cosmique visible

dans les toiles de Zao Wou-Ki se concrétise à l’échelle humaine dans le poème et s’exprime dans des vers qui frôlent la prose : « Lutte. D’une main qu’elle enfonce dans le sable elle prend ce qui dépasse, elle tire / À deux ils tirent ». Pour le poète, ces épisodes tragiques sont bénéfiques, ils permettent d’appréhender « le savoir profond de la finitude43 » énoncé dans des tournures qui

réunissent de manière paradoxale le commencement de l’humanité et sa fin :

Et dans ses mains

Dieu sait quel revolver du fond d’un tiroir, La colère du fond des âges

Qui se jette en criant sur la fin de tout.

La présence de cet énigmatique revolver ajoute à l’évocation de la mort naturelle l’idée du meurtre ou du suicide, accentuant le côté dramatique. L’importance du champ lexical du feu, un des quatre éléments que le poète perçoit dans les toiles de Zao Wou-Ki, accroît encore la violence des vers. Le pouvoir destructeur des flammes nous incite à concevoir le poème comme illustrant des étapes initiatiques dans l’expérimentation de la mort du sujet, thématisée dans une dialectique

39 BONNEFOY, Yves, « Poésie et théâtre », op. cit., p. 15. 40 BONNEFOY, Yves, « La pensée de Zao Wou-Ki », op. cit., p. 8.

41 VILLEPIN, Dominique de, « Dans le labyrinthe des lumières », op. cit., p. 41.

42 Cette image, celle de "L’oiseau qui va mourir, mais bouge encore" est essentielle chez Yves Bonnefoy : elle renvoie

à l’oiseau blessé du lac Trasimène, dont il est question dans « Sept feux » : « Je pars à la recherche de l’oiseau, je le trouve, il n’est que blessé, et je le prends dans mes mains que son sang réchauffe. Est-ce lui dont à chaque instant […] je perçois le chant, effusion lente du sang de l’être ? », Un rêve fait à Mantoue, IV, « Sept feux », L’Improbable, Paris, Gallimard, 1992, p. 337-338.

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sans fin du souvenir et de l’oubli. Par contraste, la contemplation des estampes, en particulier des deux premières (ill. 16 et 17), offre presque miraculeusement un moment d’apaisement :

Chaque fois, j’éprouvais le même soulagement de savoir le pinceau du peintre accordé à la recréation du monde, toujours victorieux dans sa silencieuse persévérance du chaos, du désordre, de l’angoisse : le labeur comme cœur de sa vie et son bonheur de peindre dans cet écarquillement du regard, d’une première fois44.

Quant aux deux dernières estampes (ill. 18 et 19), plus denses, elles semblent exprimer le surgissement d’éléments antagonistes. Ainsi, le livre condense une vision contrastée, en passant par des moments violents et intenses et de rares mais précieux instants de sérénité comme ceux décrits dans le fragment final : « Et vois, l’eau coule dans le ruisseau, à petit bruit, / Et pourtant, hier encore, tu la voyais / Prisonnière du froid, tout immobile ». Empreints de quiétude, ces derniers vers entretiennent un rapport de proximité avec les encres tardives de Zao Wou-Ki, qui, selon Dominique de Villepin, « [...] étaient une libération de la création, une re-création au sens le plus strict, offrant le temps d’une respiration, d’une méditation avec le monde, d’une imprégnation du poème45 ».

5.1 Entre solve et coagula

En commentant les derniers vers du Désordre, Yves Bonnefoy utilise un terme issu du vocabulaire de l’alchimie, le solve : il décrit ses ultimes mots comme faisant « […] espérer que ce désordre est celui d’une fonte des glaces, le solve où demeure vive l’espérance de quelques moments, à tout le moins, de vie en paix avec et le monde et soi46 ». Le solve exprime la transformation, la

destruction, la dissolution des éléments, indissociable du coagula, leur rassemblement. Métaphoriquement, le solve peut correspondre à une phase de déséquilibre, de désordre, avant la phase du rassemblement. Pour parler d’une toile de Zao Wou-Ki présentée à la Galerie Thessa Herold, 22.04.97 (ill. 20), Yves Bonnefoy utilise ce terme. Les éléments primaires actifs dans l’œuvre du peintre permettent, selon lui, un rapprochement avec le solve, principe fondamental de l’hermétisme. La toile d’avril 1997 représente « […] l’étape première, celle de la dissolution, du solve […]47 ». Sous le regard du poète, cette peinture exprime ce combat « […] qui anime la

nature et se résout en définitive dans la fluidité des apparences48 » dans un jaillissement de matière similaire aux quatre encres du Désordre. De manière analogue, les poèmes sont analysés par leur auteur comme étant des voix disparates qui se dispersent dans des lieux et des temps hétérogènes, avant que leurs actions ne se dénouent favorablement – in extremis – dans le dernier fragment. Le ruisseau qui coule à nouveau des vers conclusifs représente l’aboutissement d’une longue et sombre traversée, soutenue par les estampes qui symbolisent cette tension dualiste présente dans la tradition picturale native de Zao Wou-Ki :

44 VILLEPIN, Dominique de, « Hommage à Zao Wou-Ki », in MARCHESSEAU, Daniel, HENDGEN, Yann, Zao

Wou-Ki, cat. expo. [Martigny, Fondation Pierre Gianadda, 4 décembre 2015-12 juin 2016], Martigny, Fondation Pierre Gianadda, 2015, p. 17.

45 VILLEPIN, Dominique de, « La lumière et le souffle », op. cit., p. 13. 46 BONNEFOY, Yves, « Poésie et théâtre », op. cit., p. 16.

47 BONNEFOY, Yves, « La pensée de Zao Wou-Ki », op. cit., p. 16.

48 REY, Jean-Dominique, extrait paru dans la revue Jardin des Arts, n° 103, juin 1963, republié dans Zao Wou-Ki.

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Dans l’optique chinoise, le Vide n’est pas, comme on pourrait le supposer, quelque chose de vague ou d’inexistant, mais un élément éminemment dynamique et agissant. Lié à l’idée des souffles vitaux et du principe d’alternance Yin-Yang, il constitue le lieu par excellence où s’opèrent les transformations, où le Plein serait à même d’atteindre la vraie plénitude49.

Deux langages issus de cultures différentes expriment des étapes fondamentales que le poète indique comme n’étant, espère-t-il, qu’une première phase, celle du désordre, avant la cristallisation, le coagula, des derniers vers qui mène à une nouvelle appréciation – voire compréhension – du monde qui l’entoure.

6. Le sacré et l’espoir

Dieu,

Dieu des autres,

Regarde dans ma longue journée,

Regarde dans ma fatigue où personne ne vient me prendre,

Regarde dans ce sang

Dont je me suis tachée jusqu’à en mourir.

Regarde dans la paume de ma main gauche, Regarde dans ma main droite,

Regarde dans mes doigts que je joue pour toi à écarter puis à réunir.

Dans ces six vers anaphoriques, le poète enjoint au lecteur de « regarder » la violence de la figure quasi-christique, puis la profonde solitude qui émane de scènes pastorales ou mystiques comme celles du « pâtre poussant ses bêtes sous le ciel » et du « stylite » esseulé qui s’agite en vain. Ce dernier endosse le rôle d’intermédiaire manqué dont « De loin, nous entendons ses cris, / Plus près ce sont des mots, mais privés de sens ». Cet ermite incarne le regard totalisant, insensible à ce qui se passe sur terre, mais tout aussi mal doté que les êtres humains, car personne ne l’entend à son tour, « Là-haut et nu, sur sa ridicule colonne, / Souillé, gesticulant, devant le ciel ». Il s’agite dans le vide, n’ayant en vérité aucun lien avec le ciel ni avec la terre : « Il ne voit rien de nous, ne nous entend pas ». Le ciel ne porte aucun espoir d’immortalité, il demeure insaisissable et sourd. La voûte céleste ne procure ici que l’illusion de l’éternel ; pour Yves Bonnefoy le sacré se trouve sur terre50. L’injonction « Regarde » oblige le lecteur à affronter la réalité douloureuse de

l’homme. Elle exige une approche lucide et désenchantée de la condition humaine, dont notamment l’usage du langage articulé et la distanciation qu’il occasionne entre le signe et la réalité sensible. Les estampes de Zao Wou-Ki, vierges de tout élément scriptural, incarnent cette chimère qui se devine dans le poème, celle de renoncer au langage, dont les personnages cherchent à se défaire : « Qu’à nommer les choses qui sont, / On pourrait se croire coupable ». Ils espèrent un accès direct au réel, dans un cratylisme rêvé :

Mais sans doute est-il bien dur, en pays d’Occident, habitué à croire en un Dieu, à la vérité, de se résigner à comprendre qu’il n’y a rien derrière les signes ? En tout cas, au lieu de vivre ce

49 CHENG, François, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 21.

50 Comme le souligne ce vers : « Les étoiles étincelaient parmi les pierres », BONNEFOY, Yves, Ce qui fut sans lumière,

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rien comme plus que soi, de se laisser respirer par lui, on a pris peur, on s’est enfermé dans le signe […]51.

En regard des nombreux épisodes tragiques qui envahissent les fragments, les gravures de Zao Wou-Ki offrent un espace de méditation permettant une réflexion détachée du langage et de toute contingence, à l’abri du « feu [qui] court dans l’image / [de] La flamme [qui] prend la bouche, prend le sourire ». Par contraste, les lignes et les taches de l’artiste rompent avec la représentation d’une réalité extérieure au profit d’un paysage intérieur, non sujet à l’anéantissement exprimé dans le poème. Les estampes interrompent la lecture en apportant un réconfort, un répit, comme un contrepoint aux nombreuses préfigurations de la mort. Cette promesse d’espoir qui prend corps dans l’œuvre du peintre a été mise en vers par son ami François Cheng qui rédige un poème dédié « À celui qui contemple l’œuvre de Zao Wou-Ki » :

L’invisible ne se révèle que par le visible ; L’infini ne rayonne

qu’à travers la nécessaire finitude.

[…]

Tout tend vers l’élan, tout tend vers l’instant, tout s’essaye à l’espérance,

Obscurs et éclats alternés, Murmures et clameurs emmêlés,

La ronde des saisons reprendra le flambeau de la promesse initiale52.

Conclusion

L’édition du Désordre accompagnée par le travail de Zao Wou-Ki satisfait pleinement Yves Bonnefoy qui avait perçu dans les encres de son ami une proximité philosophique avec son poème :

[…] je suis très heureux du livre que nous venons de faire ensemble. J’avais longtemps désiré qu’un livre de mes poésies soit associé à ton travail de peintre, pour manifester mon attachement à ton œuvre et cet ouvrage-ci, qui a été magnifiquement produit par nos amis Blanco, répond à ce désir au-delà de mes espérances53.

Les huit fragments s’unissent à l’univers pictural du peintre, et non uniquement aux quatre estampes, comme deux œuvres qui avancent vers un même dessein. Dans l’ouvrage, leur union s’affirme dans la pureté du blanc pour s’ouvrir sur un monde en état de transition. Les gravures offrent des instants d’éternité dans la fluidité, la légèreté et la transparence ou, au contraire, se densifient, s’opacifient pour figurer la lutte des éléments primordiaux que Le Désordre met en scène. Ces « situations fondamentales de l’être au monde54 » sont renforcées par l’exhortation

« Être », thématisée à deux reprises dans le poème, incitant à considérer ses questionnements ontologiques comme essentiels. Un autre passage, comme celui dans lequel l’homme et la femme

51BONNEFOY, Yves, « La pensée de Zao Wou-Ki », op. cit., p. 19.

52 CHENG, François, « À celui qui contemple l’œuvre de Zao Wou-Ki », janvier 2008-août 2015, in

MARCHESSEAU, Daniel, HENDGEN, Yann, Zao Wou-Ki, cat. expo., op cit., p. 11.

53 Lettre d'Yves Bonnefoy envoyée à Zao Wou-Ki de Paris, le 26 mars 2004. 54 BONNEFOY, Yves, « Poésie et théâtre », op. cit., p. 14.

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« racl[ent] le mur avec des canifs » pour arracher « Le papier à fleurs » qui le recouvre, semblent indiquer une envie irrépressible d’accéder à un en deçà de la représentation, comme si le couple souhaitait atteindre une strate originelle en faisant apparaître la vérité sous le papier peint. Dans sa préface au catalogue de l’exposition Peintures récentes, Yves Bonnefoy commente une toile de Zao Wou-Ki, 22.04.97 (ill. 20), mentionnée plus haut, dont il décrit la réalisation de manière similaire : « Est-elle le passage de l’autre côté des apparences, l’acte d’un peintre qui soulève la tapisserie et disparaît de notre univers55 ? » Le travail poétique et artistique des deux hommes se

rapproche d’une révélation, d’une recherche fuyant le leurre des concepts pour le poète et le leurre d’une reproduction servile pour le peintre, ce dernier transformant sa perception de la nature en une vision personnelle qui s’ouvre sur une évocation universelle. Ce mouvement est identique dans Le Désordre : certains fragments rapportent des souvenirs identifiables, celui par exemple de la « première chambre », associés à des personnages anonymes. Le poète y exprime des réminiscences de sa vie de jeune adulte mêlées aux voix entendues à des époques diverses. Ces images enfouies sont faussement nostalgiques ; il s’agit en réalité d’une lecture plus pénétrante du réel, d’un appel à une présence plus vive au monde invoqué dans le dernier fragment. Selon l’auteur, ces vers conclusifs sont « des mots qui promettent à la fois la survie de l’Autre, dans l’écriture, et le retour à la vie, après l’hiver des fictions56 », en apportant « l’espérance de quelques moments […] de vie en paix avec et le monde et soi57 ». Cette tripartition

fondamentale entre le moi, l’autre et le monde est décrite par Zao Wou-Ki dans son Autoportrait lorsqu’il se promène à Hangzhou sur les berges d’un lac qui lui est cher, « le lieu, par excellence, de la Chine millénaire » : « Il leur échappe [aux Occidentaux] ce que nous recherchons : le sentiment de l’accord entre soi, l’autre et le monde. Il n’y a pas de bonheur plus grand que de le partager, au risque de se ressembler58 ». Ces instants de plénitude ressentis par Zao Wou-Ki au bord du lac Hangzhou ne sont pas étrangers au poète qui recherche lui aussi cette harmonie qui se cristallise dans les ultimes vers. Quant aux plans d’eau tant appréciés par l’artiste, ils sont également présents dans la poétique d’Yves Bonnefoy par la récurrence du motif de la barque, instrument du passage, symbolisant le parcours de l’homme vers la reconnaissance et l’acceptation de sa finitude, thème largement représenté dans Le Désordre sans que la barque à proprement parler soit nommée. Un poème en particulier, issu d’un autre recueil, « L’agitation du rêve », ménage une place de choix à ce motif : on y retrouve un homme et une femme assis dans une barque, perdus au cœur d’un paysage inconnu :

Et je lève les yeux, je l’ose enfin, Et je vois devant moi, dans le ciel nu,

Passer la barque qui revint, parfois sans lumière, Dans tant de rêves qui miroitent dans le sable De la très longue rive de cette nuit.

Je regarde la barque, qui hésite. Elle a tourné comme si des chemins Se dessinaient pour elle sur la houle Qui parcourt doucement, brisant l’écume, L’immensité de l’ombre de l’étoile.

55 BONNEFOY, Yves, « La pensée de Zao Wou-Ki », op. cit., p. 16. 56 BONNEFOY, Yves, « Poésie et théâtre », op. cit., p. 16.

57 Ibid.

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Et qui sont-ils, à bord ? Un homme, une femme Qui se détachent noirs de la fumée

D’un feu qu’ils entretiennent à la proue. De l’homme, de la femme le désir Est donc ce feu au dédale des mondes59.

Le voyage de cette frêle embarcation matérialise les errances du poète. Il tâtonne, cherche une voie, hésite et s’interroge encore. Il est étonnant de rapprocher ces vers d’un triptyque de Zao Wou-Ki, Le vent pousse la mer, peint en 2004, la même année que Le Désordre, sur lequel on devine une barque solitaire, perdue elle aussi dans « l’immensité de l’ombre de l’étoile » (ill. 21) :

Quelle émotion de voir surgir […] dans son triptyque Le vent pousse la mer, au milieu des blancs et des bleus, une barque fragile ! Une barque pour laquelle il a cherché des semaines entières la meilleure place sur la toile. Une barque esquissée de quelques traits, comme un radeau chargé de sauver ce qui peut l’être encore, face à l’œuvre du temps. La mort alors, au terme du voyage, n’est qu’achèvement d’un cycle, fusion avec les éléments dans l’étreinte d’une attente60.

La barque se dessine clairement, quand bien même dans une discussion avec son ami et artiste Richard Texier, Zao Wou-Ki s’exprimait ainsi : « Je pense que l’art n’a pas besoin d’alibi figuratif. Selon moi, il n’y a rien d’autre que la peinture et le sentiment qui la traverse. Inutile de scruter mes tableaux pour y déterrer d’éventuelles images ensevelies61 ». Sur cette toile pourtant, comme une exception, le peintre esquisse une barque dans une situation périlleuse qui le rapproche encore davantage du poète. Ainsi, fermement arrimés, Yves Bonnefoy et Zao Wou-Ki avancent dans une même direction, unis dans une quête commune exprimant d’importantes interrogations de manière comparable, par la poésie d’un côté et par la peinture de l’autre. Malgré la houle qui met à mal l’avancée de leur embarcation et l’issue fatale évoquée à maintes reprises dans les fragments, rien n’indique qu’ils souhaitent échapper à la finitude, au monde humain et donc au langage ; bien au contraire, dans les derniers vers, l’homme conjure son « amie » de tenter « d’aimer nommer ce matin encore ». Le Désordre prend fin au cœur d’un bois, sur l’évocation d’un ruisseau qui, malgré le froid, coule à nouveau « à petits bruits ». Ces ultimes bruissements semblent d’une incroyable douceur en regard des épreuves que les personnages ont traversées. La collaboration complice entre Yves Bonnefoy et Zao Wou-Ki s’achève ainsi sur une image vivante qui célèbre, entre deux gelées, la dignité et la préciosité de l’éphémère.

59 BONNEFOY, Yves, « L’agitation du rêve », Ce qui fut sans lumière, Paris, Gallimard, 2004, [1987], p. 88. 60 VILLEPIN, Dominique de, « Hommage à Zao Wou-Ki », op. cit., p. 19.

61 Retranscription libre par Richard Texier d’une discussion avec Zao Wou-Ki, in TEXIER, Richard, Zao, Paris,

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