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La chanson de Roland (3e édition) traduite du vieux
français par Adolphe d' Avril
La chanson de Roland (3e édition) traduite du vieux français par Adolphe d' Avril. 1877.
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a CLASSiÛ L'ES PO UR TO US
LA CHANSON
IÔL'ÀNI
Traduite du vieux
français
PAR
ADOLPHE D'AVRIL
Troisième édition.
PARIS
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ BIBLIOGRAPHIQUE
Rue de Grenelle, 35.
1877.
LA
CHANSON DE ROLAND
Tous droits réservés.
Paris. — Jrap. JULES LE CLERE et
O,
rue Cassette, 29.LA CHANSON
MmL
DEAND
Ttdduite du vieux
français
PAR
A-BOLPHE D'AVRIL
Troisième édition.
PARIS
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ BIBLIOGRAPHIQUE
Rue de Grenelle, 35.
1877
INTRODUCTION
i
LE CYCLE ET SES DIVISIONS
i™|aj™nA
1 PHH
Chanson deRoland n'est
pasune
oeuvre isolée : elle fait partie
d'un
cycle1 fUii
comPletet *°rt étendu, dont nous allons
*^—-**"1
essayer de donner
une
idée.C'est à la poésie française elle-même
qu'il
faut demander des indications sur l'ensemble de notre cycle chevaleresque. Écoutons d'abord
Jean
Bodel, le trouvère de
la
Chanson desSaxons
:Ne
sont que trois matières à nul homeantandant
:De
France,
deBretaigne
et de Romela grant.
Et
de ces trois matièresni a
nule semblant :Li
conte de Bretaigne sontsi
vain etplaisant;
Cil de Rome sont sage et de san
aprenant;
Cil de France de voir chascun
jor apparant.
La matière que
Jean
Bodel appelle de Rome comprend toutel'antiquité
sacréeet
profane. Lamatière de
Bretagne
ou dela
Table Rondecom-
prend les chansons relatives soit àla
courdu
roiT. i. ï
LA. CHANSON DE ROLAND.
Arthur, soit à la recherche
d'un
vase mystique,le Graal, qui
aurait
servi à la Cène deNotre-Sei- gneur.
Il
est difficile de savoir le nombre de poëmes qui ont été composés sur la matière de France. On en connaît environ, quatre-vingts, écrits en versde dix ou douze pieds, ordinairement divisés en .
strophes inégales,
d'une
même assonance ou mo- norimes.L'étendue
de ces. poëmes, ou, pour les appelerpar leur
nom, de ces chansons de geste,varie extrêmement. Les plus anciennes, aussi les meilleures, sont courtes,
en
vers de dix pieds etdivisées en strophes assonantes.
La matière de France a aussi ses divisions qui, comme celle
entrais
matières, nous ont été données par nos anciens poëtes et quiméritent
d'êtreconservées. Assurément, elles
ont
quelque chosed'artificiel, mais il serait
peut-être
difficiled'en
trouver de meilleures.Voici ce que
dit
le trouvèreinconnu
de Doonde Mayence :
Bien sceivent H plusor, n'en sui
pas
en doutanche,Qu'il n'eut que
III
gestes u réaume deFranche.
Sifu la
premeraine de Pépin et del'ange;
L'autre
aprèsJeGarin
de Monglane
lafranche
;Et la
tiercesifu
de Doon de Mayence.Ainsi la matière de France se divise en gestes.
C'est l'expression consacrée ici pour dire famille
INTRODUCTION.
ou descendance (i). Cette division, inspirée par
les idées
du
temps, est chèreà
nos anciens poètes,qui
ont
fait entrer leurs héros de gré ou de force dans Tune des trois descendances, et qui ont même inventé des héros intermédiaires pour comblerles lacunes ou pour donner des ancêtres à qui
n'en
avait pas encore. Mentionnons certaines oeuvres,
comme le cycle des Lorrains, qui font bien partie
de la matière de France, mais qui
n'ont
pas leurplace dans
l'une
des trois gestes ou quin'y entrent
que difficilement.
La Chanson de Roland occupe donc dans le cycle de nos épopées
du
moyen âge la place; suivante :elle appartient à la matière de France et dans cette matière à la geste de Pépin, appelée aussi du roi.
II
LA GESTE DU ROI
DE
même que la matière de France, comme nous l'avons vu plushaut,
est supérieure aux deux autres, la gestedu
roi est la première destrois :
(i) Geste signifie aussi histoire. Voir la Chanson de Roland,
édition Mûller, vers 788 et i685.
8 LA CHANSON DE ROLAND
La
tierche geste après, celle qui miex valaitChele
fu
de Pépin(i)...
A saint Denise, en la maistre abaie,
Dedans
I
livre degrant
ancesserie,Truêve on escrit, de ce ne
doutje
mie,N'ot
queIII
gestes enFrance
lagarnie.
Dou Roi de France est la plus seignorie
Et
de richesse et de chevallerie (2).La geste du roi doit sa supériorité à Charle- magne, et surtout à son neveu Roland. Aussi
les trouvères se sont-ils appliqués, comme pour Guillaume au Court Nez et pour Doon de Mayence, à chanter leurs ancêtres et même à leur en imaginer, soit en créant de nouvelles fictions, soit en y
rattachant
des fables déjà connues :Cou est du
roi Floire
l'enfantEt
de Blancheflor la vaillantDe qui Berte as
grans piésfu
née.Puis/u
enFrance
couronnée.Berte
fu
mère Charlemaine (3).Mais avant de donner le jour à Charlemagne, Berte avait eu de
Pépin
la mère de Roland :(1) Doon de Mayence, page 242.
(2) Girard de Viane.
(3) Floire et Blancheflor, édition de M. Duraéril.
INTRODUCTION.
Lipremiers
des enfants, de ce ne douteç mie, QuePépins
ot deBerte, la
blonde, Veschevie,Orent-ils une
fille sage et
bien enseignie :Femme
Milond'Ayglent,
moultotgrant
seignorie,Et fu
mèreRollant,
quifut
sans couardie,Ainçfu preus
et hardis,plains
de chevalerie.Après ot Charlemaine
à
la chière hardie(i).
Ainsi
la plupart
des oeuvres de la geste segroupent autour d'un
même personnage àpeine
historique. La Chanson deRoland n'y
a pas sim-plement
sa place comme les autres. Roland est lacause de ses propres ascendants. Mais ce
n'est
pas
seulement
la gestedu
roique
domine lapré-
occupation
du
désastre de Roncevaux. Cet évé-nement
estannoncé,
même avec des détails précis, dansun
poëmeappartenant
à la geste deGarin, dans
Girard
dé Viane,qui
semblen'être
que le prélude de la Chanson de Roland (2). C'est
en revenant
de Roncevaux que Charlemagne donneNarbonne
à conquérir à ses chevaliers,et
c'est le sujet de la chanson
tfAymeri
deNar-
bonne (3). Le même Aymeri
(1) Berte aux granspiés, édition de P. Paris, page 188.
(2) Vers 3oio et 4050 de l'édition de Bekker. — Introduction
de M. Tarbé, page xxv.
(3) Jonckbloet, Guillaume d'Orange, tome 11, page i3. —
La Chanson de Roland, édition Mûller, vers 3684.
LA. CHANSON DE ROLAND.
Le destrier
heurte des espéronsd'argent
Que il conquist so%
Sarragouce
el champQuand
Karlemaine alla
vengerRollant (i).
Dans
la
Chanson desSaxons,
il estdit que
c'estla
nouvelle dela
défaite de Roncevauxqui
afait prendre
les armesaux
Saxons. Le mêmesou- venir
se retrouve dansGaydon, dans Huon
deBordeaux et
dans presquetoutes
les chansons degeste (2). C'est
un
crime àleurs yeux d'oublier
le désastre de 778, legrand
deuil :Ha
!barnage
deFrance,
comme avet{ oubliéLe grant
duel deRollant guerpi
et trespassé (3).L'aventure
même dela
Chanson deRoland
estreproduite
avec les mêmes détailsdans
le poe'meintitulé
:li
Covenans Vivien (4).Le retentissement
del'aventure
de Roncevaux a été immenseen
dehors dela France. L'Espagne, l'Italie, la Scandinavie, l'Allemagne ont
consacrédans les
monuments et
dans lestraditions la
mé- moire de Roland,qui
se trouvejusqu'en Turquie
(1) Guillaume d'Orange, tome 1", page 16.
(2) La Chanson des Saxons, page 12. '— Huon de Bordeaux,
page 171.
(3) Aye d'Avignon, édition de Guessard et Meyer, page 11.
(4) Parmi les passages où cette ressemblance de détail est le plus frappante, j'indiquerai les vers suivants de l'édition
de Jonckbloet: 288, 292, 698, 673, 755, 1418, 1426, 1472, 1481, 1490, 1495, i558, 1787.
INTRODUCTION.
H et en Cokhide.
Gane est cité comme criminel àla
suite deJudas et
dePilate pendant
le moyen âge(i). Mentionnons
aussi que le grand poëtedu moyen
âgen'a
pas omisde nommer Roland et
Gàne (2).En entrant dans
le cercle des traîtres,Dante entend un
corretentissant
:Dopo
la
dolorosarotta,
quandoCarlo Magno perde la santa gesta, Non
sonosi
terribilmente Orlando.et il rencontre
Ganeparmi
lestraîtres
:Gianni
delSoldanier
credo che siaPiu la
con Gannellone eTribaldello,
Ch''apri
Faen^a
qiiando si dorniia.III
ÉCLAIRCISSEMENTS HISTORIQUES
APRÈS avoir
indiqué
quelle a été dans sonen-
semble
notre
oeuvre épiquedu
moyen âge,il est
utile
de préciser les rapports de nos poèmes(1) Voir l'édition de Génin, page xxi.
(2) Chants xxxi et xxxn de l'Enfer et le chant XVIII du Pa-
radis.
LA CHANSON DE ROLAND.
chevaleresques avec l'histoire, de faire ressortir en quoi ils se sont conformés à la vérité des faits,
et
sous quelles influences ils ontpu s'en
écarter.LE CHRISTIANISME CHEZ LES FRANKS. — L'Église adopta les Franks dès leur arrivée en Gaule, même avant
leur
conversion, et elle contribua puissam-ment à établir
leur
prépondérance sur les autres barbares, « Ce sont les évêques,dit
Gibbon, quiont
fait le royaume de France. y> Clovis com-mence
la restauration
de l'empire d'Occident en recevant la confirmation de l'Eglise en même temps que l'investiture impériale. «Et
sis coronanostra, lui écrit le pape Anastase, gaudeatqùe mater Ecclesia de
tanti
régis, quem nuper Deope- perit, profectu. Loetificaergo,
glorioseet
illustrisfili,matrem
tu'ametestoilliincolumnamferream.»
L'invitation ne fut pas vaine. Aussitôt après
leur
conversion, les Franks
s'enrôlent
au* service duchristianisme. Le nom de la sainte
Trinité
figure dans le préambule de leurs capitulaires. Bientôt l'image de saint Pierre est peintesur leur
ori-flamme (i). Les ambassadeurs franks demandent
à Constantinople la délivrance du pape Vigile ; des miracles favorisent la marche de leurs armées, parce que leurs guerres sont religieuses, d'abord contre les Bourguignons ariens, ensuite, et à plus
forte raison, contre les Lombards, oppresseurs de
(i) Histoire littéraire de la France, tome XX11, page 774.
— la Chanson de Roland, édition Muller, vers 3094.
INTRODUCTION. 13
l'Église, contre les Saxons, les Avares, les Slaves idolâtres et contre les Sarrasins infidèles. Les Franks deviennent au nord, à l'est et au sud les grands arrêteurs des invasions dans le monde
chrétien. L'exploit le plus éclatant de cette résis- tance est la victoire de Charles Martel, qui sauva l'Europe occidentale de la conquête des musul- mans.
Arrêter les barbares et les convertir, telle est donc
la.
mission que les Franksont
accompliedepuis Clovis
jusqu'à
Charlemagne, et cettemis-
sion émanait de la papauté,
autant
que celle de saint Colomban ou de saint Boniface.D'un
autrecôté, c'est la France qui a affranchi définitivement l'Église du régime romain, et qui., en établissant
son pouvoir temporel, a assuré pour dix siècles l'indépendance du spirituel. Aussi lorsque le pape plaçait sur la tête
du
roi barbare la couronne d'Occident, le peuple poussa-t-il cette acclama-tion : Christus vincit, Christus
régnât,
Christus imperat (i).Il n'estpas
étonnant non
plus qu'une poésie origi- naire de ces exploits à la fois guerriers et religieux, et revivifiée par les croisades, se rattache directe-ment
àla
papauté. Sous ce rapport, nos chansonsde geste sont la traduction en chants populaires
de la célèbre mosaïque de
Latran,
dans laquelle(i) Ozanam, Etudes germaniques, tome II, pages 6o, 64, i33 et 145.
14 LA CHANSON DE ROLAND.
saint
Pierre donne
l'étole àLéon III et l'étendard
à Charlemagne. Aussi
dans
la Chanson deRoland,
l'empereur,avant
demarcher
contrel'émir
Bali-gant,
Recleimet Deu
et
l'apostle de Rome.De même, Guillaume au Court Nez
Deu
reclama et
le baronsaint Père
Qui le deffende de
la gent
pautonière.Renouart,
dans le même poème de laBataille
d'AlescampS) s'écrie :
En
Deu mefi
et el baronsaint Pière.
C'était l'un
des cris les plus ordinaires de nos che- valiers.Je
rappellerai aussi que, dansrénuméra-
tion
des conquêtes de Charlemagne, letrouvère
de
la
Chanson deRoland
rapportequ'il
a conquisau
pape letribut
del'Angleterre.
On
a accusé Charlemagned'avoir
pesésur
lechef
del'Eglise,
mais cette appréciation est inexacte. S'il a méritéd'être
appelé « leser- gent
de Dieu »et,
commeConstantin,
mais à plus justetitre,
« l'évêquedu
dehors ; » s'il a été le bouclier et l'épée de l'Eglise,il
a respecté saliberté au
dedans et fait appliquer ses canons.« Les Capitulaires,
dit
domPitra,ont
laisséintacte
la
suprématie de l'Eglise ; dictés et délibérés avecINTPODUCTION. I 5
des êvêques, ils
n'ont,
le plus souvent, réglé queces questions mixtes où l'accord des deux
puis-
sances est indispensable (i). »
Il
faut ajouter que nos premiers rois, s'ilspesaient
sur les élections ecclésiastiques, étaient peu disposés à dogmatiser.Cesontlesplus
mauvais,notamment
ChilpéricI",
qui
l'ont
essayé.D'ailleurs nos poèmes
ont
été composés ourefaits plusieurs siècles après les événements qu'ils
racontent.
Ils reproduisentl'idéal, non
du sièclede Charlemagne, mais de l'époque où Louis VII écrivait à
Henri II
: «Je
suis roitout
aussi bienque le roi d'Angleterre, mais
je ne ne
pourrais pas déposer le pluspetit
clerc de mon royaume (2). »Le souffle de Nicolas Ier
et
de Grégoire VII a passé sur le monde chrétien.Au point
de vue desrap-
ports du spirituel avec le temporel, les poëmes français se
meuvent
dansune
atmosphère plus normale que leRamayana, et
surtout que leMaka-Barata,
qui a les alluresd'un
plaidoyer clé-rical, ce
qui
estune
mauvaise condition pour la beauté etl'harmonie d'un
poëme (3).TURPIN ou DU CLERGÉ. — Comment s'est intro- duit, dans
la
Chanson deRoland
et ailleurs, cet(1) Des canons et des collections canoniques de l'Eglise grecque. Paris, 18b S.
(2) Cité par Hippeau,. dans l'introduction à la Vie de saint
Thomas le Martyr. Caen, 1859.
(3) Voir notamment, pour le Maha-Barata, le tome III, à la page 137.
l6
LA. CHANSON DE ROLAND.étrange personnage de
Turpin,
archevêque deReims, que le trouvère a
rendu
sitouchant et
siépique ?
Pour
le bien comprendre, ilfaut
se rappe-ler qu'il
yeut
successivement, dans les premiers temps de la monarchie, deux types de prélats :d'abord l'évêque gallo-romain, et ensuite Tévêque
frank.
Les évêques gallo-romains, comme
en
té-moignent leur
poésie etleur
prose,donnaient
dans tous les raffinementsdu bel
esprit,et
ilsemployaient trop ..souvent des formes adulatrices envers les maîtres de la
terre.
Assurément ces pré-lats
ne manquaient
pas de vertus ; ilsont
eu lecourage
d'un
saint Loup,d'un saint Aignan,
celuid'un
pasteur qui se dévouepour
sauver sontrou- peau; leur
héroïsme était celuidu martyre.
Maisil
n'y eut
pas, sous les premiers Mérovingiens, beaucoup d'exemplesdu
genre d'énergiedont
saint Nicétius fit preuve, lorsque, en présencedu
roid'Austrasie,
Théodebert,
il interdit à ceux de ses leudes quiétaient
excommuniés,l'entrée
de lacathédrale
de Trêves.Les barbares
étaient entrés
de bonne heure et en assezgrand
nombre dans la vie monastique,et
y avaient apportéleur
fierté etleur
indomptableénergie qu'ils
y tournaient
au bien. Charles Mar-tel
opéraune
véritable révolution, lorqu'il fitarri-
ver aux évéchés des seigneurs de race franque. Il
y
eut
en Germanie des apôtres quiétaient
neveuxINTRODUCTION. 17
de
Pépin
le Bref, quiavaient
siégé dans lescon-
seils de Charlemagne
et
commandé ses armées,comme
saint
Adalhinrdet saint Wala,
Cedernier
dormaiten plein
air dansun
sillon, avecune
sellepour
oreiller.L'idéal
chevaleresques'était
subs-titué
à celui des catacombes(i).
On se
peut
faireune
idée de la différence decaractère
entre un
clercgallo-romain
etun
clercgermanique,
en
comparant les deux missionsen-
treprises
pour
la conversion des Avares,l'une
parEmeramme,
prêtre
de Poitiers,l'autre par Rupert)
évéque de Worms (2).
La papauté
prit parti
contre la nouvelle forme de l'épiscopat,qui, sauf l'hérédité,
assimilait lemonde ecclésiastique
au
monde féodal. Dès lerègne de Charlemagne,
et notamment
aux conciles de 743, de 8o3et
de 813, ilétait
fait défense aux évêquesd'aller
à la guerre ; mais ilscontinuèrent
à se
battre, parce qu'ils étaient d'une
raceguer-
royante et parce
qu'ils craignaient, s'ils ne
le fai-saient
pas, que les biens de l'Églisene
fussenten-
vahis par les laïques. Sans nous ériger en apolo- gistes de cet état de choses, il nous sera permis de faire
remarquer
quel'attitude
belligérante et les(1) Montalembert, les Moines d'Occident, tome II,
page 272, 5oo à 5y3. — Ozanam, Études germaniques,
tome 11, page 270-273.
(2) Amédée Thierry, Histoire d'Attila et de ses succes-
setirs, tome II, page i33 et suivantes.
l8
LA. CHANSON DE ROLAND.habitudes chevaleresques des prélats avaient,
du
moins, pour
résultat
demaintenir
l'indépendance et la sécuritédu
pouvoir ecclésiastique. D'ailleurs,le
caractère religieux ou défensif de la plupart desguerres explique, justifie peut-être les
entraîne-
ments guerriers auxquels les évêquesdesangfrank n'étaient
pas capables de résister.Ainsi, quelques années même après le concile de Mayence, les prélats avaient recommencé à conduire leurs vassaux à la guerre. L/évêque d'Albi, en 844, détruisit, à
la tête
des populations de son diocèse, les troupes qui l'avaient envahi. Les abbésde
Saint-Quentin et
deSaint-Ricquier
périssaient"dans cette même guerre. Rien de plus
remar-
quable que le rôle attribué
par une tradition,
quiest historique, à saint Émilien, évêque de Nantes, lequel
vint détruire un
corps de Sarrasins auprès dela
villed'Autun
(1). Il est inutile de citerd'autres
faits, puisque
la
coutume était généraleet
se per-pétua
si bienqu'à la
bataille de Bouvines les exploits guerriers de l'évêqueexcitèrentplutôt l'ad-
miration que la surprise. Les ordres chevaleresques avaient continué etentretenu
cettetradition.
La
poésies'inspira
donc de l'histoirepour re-
présenter les prélats sous cette forme. Ainsi,dans
la geste des Lorrains, l'abbé de Saint-Amand veut
jeter
le froc pour venger la mort de Bégon.(1) Notice sur saint Emilien, évêque de Nantes, par l'abbé Cahour. Nantes, i85g.
INTRODUCTION. Ig
Turpin
est le type le plus complet de ce genrede prélats, aussi bons prêtres que grands batail- leurs :
Par granj
batailles epar
mult bels sermons,Cuntrè païens
fut
twç tens campiunsDes les Apostles ne
fut
une tel prophètePur
lei tenir etpur
humesatraire.
Cependant, cent
ans après Charlemagne, cer- tains prélats qui avaient porté les armes en ressen-taient
déjà des remords et des scrupules. Francon,évêque de Liège, qui avait combattu de sa
per-
sonne contre les Normands,
ne
crut pasqu'il lui
fût permis de toucher les choses saintes avec .des
mains qui avaient répandu le sang des hommes. Il
fit prier le pape, et il en obtint d'ordonner deux
de ses clercs pour remplir à sa place les fonctions
épiscopales
(i). Peu
àpeu,
le type exclusivement clérical, celuidu
martyr, le type de saint Thomas de Gantorbéry, a fini par prendre le dessus, même dans l'imagination des peuples où saint Bernard a détrônéTurpin.
C'est pourquoi ce personnage deTurpin,
cher àl'ancienne
poésie française, nousparaît aujourd'hui si bizarrre ; c'est pourquoi il était nécessaire de
. se reporter
àsl'
époque de CharlesMartel,
pour rappeler que ce type est la reproduction aussi fidèlequ'intéressante d'une
réalité historique.
(i) Fleury, Histoire ecclésiastique, livre LIV, 3Ç).
LA CHANSON DE ROLAND.
CHARLEMAGNE OU DE LA ROYAUTÉ..— De même
qu'on
a représenté quelquefois Charlemagne commeun
oppresseur de F Eglise, on a cherchéaussi à lui ôter son caractère barbare pour en
faire
un
empereur romain. C'est encoreune
erreur.Lorsque les Franks placèrent l'Austrasien
Pépin
sur le pavois, ce fut la royauté barbare qu'ils
rele-
vèrent. Malgré son titre impérial, malgré l'orga- nisation officielle calquée sur celle de l'em- pire, Charlemagne reste avant
tout
un chef frank (i).Ce qu'il importe de constater, c'est que le Char- lemagne de la Chanson de Roland appartient aux
moeurs barbares. Ce
n'est
niun
César romain, niun khan
tartare. C'estun
pasteur du peuple, commeon appelle le roi dans le poè'me de Béowulf.
D'abord, le pouvoir royal dans les idées de cette époque, émane encore de la nation. Ainsi, dans la
chanson des
Enfants
Guillaume, Louis le Débon-naire dit en recommandant son fils à Guillaume au Court
Nez:
Celui
lairai
mes chastels et mes marchesEt
ma corone, seli
François H laissent.Telle était l'originede l'autorité royale, mais cette
autorité, depuis la conversion au christianisme était
rendue
inviolable par le sacre. D'un autre,(i) Ozanam, tome II, page341. —L. Gautier, pages i3 et 40.
INTRODUCTION.
côté, elle
n'était
pas absolue, et c'est là encoreune
condition favorable à l'épopée. « Charlemagne, disent les auteurs de
l'Histoire littéraire (i),
aumilieu de ses ducs
et
de ses comtes,n'est
que leprésident du
conseil. Quand les chefsont
parlé, il doit suivre l'avisdu
plusgrand
nombre. » Le trou-vère de
Roland l'a
exprimé dans ce vers,qui
estcomme
une
déclaration constitutionnelle :Par
cels deFrance
voeltil
deltut errer.
Charlemagne dit bien
au
comte Ganequ'il par- tira
pour Saragosse parce 'que le roi le commande; maiscet
ordre est fondésur
le choix que lesFran-
çais
ont
fait de Gane. Le prince arevêtu leur
dé-cision de
la
formule exécutoire.C'est
une tradition
que lesFranks
avaientapportée en Gaule : « Sigmund scella
une
lettremissive par laquelle
il invitait
tous ceux de sessujets qui savaient
monter
à chevalet
porter lé bouclier et qui avaient enviedéfaire
laguerre,
àse
préparer
pourune
expéditiond'une
annéeet à
venir
le rejoindre dans le délai de six jours (2). »Le Charlemagne de
la
Chansonde'Roland
repré senteexactement
laroyauté
telle quel'ont
faite(1) Tome XXII, page 474. — L. Gautier, tome I, page 14.
(2) Histoire légendaire des Francs et des Burgondes,
pages 110, 290.
T.A CHANSON DE ROLAND.
Je sang des barbares et la consécration de
l'É-
glise, la royauté idéale, c'est-à-dire
une
autoritésanctifiée et contenue (i). Charlemagne est su- périeur sous ce rapport au roi Daçaratha du grand poëme indien, qui est trop absolu, et au
roi
Kaus,du
Schahnameh, quin'est
pas obéidu tout
et à quil'on
ose dire qu'il serait mieux dansune
maison de fous que sur
uh
trône. C'est aussiun
écueil sur lequel devra échouer l'épopée
fran-
çaise ; mais, dans la Chanson de Roland avec quelle vénération et quel amour les Français parlent de Charlemagne ! Olivier dit :
Karles
li Magnes de nosn'avrat
aïe ;N'ert
mais tel home desqueà
Deujuise>Turpin,
avant de mourir, s'écrie :Je
neverrai
le riche empereur !Roland, à ses derniers moments, se souvient aussi
DeCarlemagne sunseignor
kiïnurrit!
Rien
n'est
plus saisissant sous ce rapport que ledialogue du roi Marsile avec le traître Gane dans la même épopée.
Les mêmes sentiments sont exprimés dans les (i) Montalembert, les Moines d'Occident, tome Ier, page 27.
INTRODUCTION.
autres poëmes." Voyez
li
Charrois de Nysmes, vers 155, les QuatreFils
Aymon, vers 215 :Pour
leplus vaillant roy
quijamais
n'estera.Bientôt,
sous l'influence des idées féodales etpour plaire aux seigneurs, les trouvères
ont
fini parfaire de Charlemagne etd'Arthur
des radoteurs,des Gassandre, joués
par
leurs vassaux. Latradi-
tion confond alors Charlemagne,
non
plus avec Charles Martel, mais avec Charles le Chauve.Quelques paroles de Gane font pressentir cette tendance.
Un autre grand
caractère de la royautédans
les poèmes français, c'estd'être
légitime.Tel
est lesens principal de l'expression
droit
empereur, qui yrevient
si souvent.Aussi
la
royauté est-elle considérée dès lors comme le palladium dela
France :Puis
que Franchois ontroy, n'y
arons raenchon !crient
les assiégeants, lorsqu'ilsentendent
dire queles Parisiens
ont
éluHugues
Capet.11 y a encore
une
circonstanceà
signaler,et
c'est celle qui
grandit
le plus Charlemagne. Je veux parler de la protection directe dela
Provi- dence. Dieu renouvelle le miracle de Josué pourlui
laisser le temps d'achever la destruction de Tannée de Marsile. Dansun
combat contre Bali-24 LA CHANSON DE ROLAND.
gant,
ilallait périr
si Dieun'eût
relevé son cou-rage :
Caries
cancelet,por poi qu'il
n'estcaût;
Mais
Deus ne voltqu'il
seitmort
nevenait
;Seint Gabriel
estrepairet a
lui,Si li
demandet : « Reis magnes, quefais-tu?
»Quand Caries oit
la
sainte voi^ delangle, Nen ad pour
ne demûrir
dutance :Repairet
loivigur et
remembrance(i).
Charlemagne reçoit
des songes.Un
ange veille surlui.
Dieul'aime
:Oieq,
Seigneur,
coinDiex ot Karlon
chier,Qu'il
nel laissahonir
nevergoingnier
(2).Dans Agolant, on
le compare àun ange:
(1) La chanson de Roland, édition Muller, vers 36o8 à36i4.
Il y a une scène analogue dans le Maha-Barata.
A peine eut-il vu que la fougue de Cvëta était irrésistible, l'auguste Bhisma de sauter promptement à terre, afin d'échap-
per à son coup... Bhisma de s'approcher lentement à l'aspect de Cvéta, le plus grand des héros. Dans cette conjoncture, il en- tendit tomber du ciel une grande et divine voix, source de bien
pour lui-même : Bhisma, Bhisma, disait-elle, ne tarde point,
guerrier aux longs bras, à déployer tes efforts, car voici le
temps que le Dieu, auteur du monde, assigna pour la vic- toire sur ce héros.
« Dès qu'il eut ouï ces paroles, que proférait le messager des
dieux, son âme devint allègre et il tourna son esprit à la mort
de ce vaillant soldat. » Tome VII de la traduction, page 192.
(2) Gaydon, page 8, édition de MM. Guessard et S. Luce.