"La dévalorisation d'un métier n'est pas due à l'arrivée des femmes"
LE MONDE ECONOMIE | 07.03.2011 à 17h42 | Propos recueillis par Propos recueillis par Sébastien Dumoulin
La "une" du "Monde Economie" du 8 mars 2011.
Marlaine Cacouault-Bitaud est professeur en sociologie à l'université de Poitiers, membre du comité de rédaction de la revue Travail, genre et sociétés.
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Marlaine Cacouault-Bitaud, d'où vient la thèse selon laquelle une profession qui se féminise est dévalorisée ?
Ce discours s'est développé dès les années 1970 à propos de l'enseignement secondaire, première profession supérieure investie par les femmes. Il s'est ensuite étendu à la magistrature puis à la médecine... Toutes les professions supérieures en pâtissent au fur et à mesure de leur féminisation.
Le sous-entendu idéologique est que les femmes seraient moins engagées dans la profession parce qu'elles sont mères de famille. Et symboliquement, le féminin est toujours considéré comme un élément dévalorisant, corrupteur.
Les femmes ont beau être bardées de diplômes, d'un milieu social globalement plus élevé que les hommes dans la même profession, le discours sur la dévalorisation persiste, accrédité par des sociologues et des historiens.
Pierre Bourdieu en fait même une sorte de loi générale, la féminisation étant à la fois un symptôme et une cause de la baisse de prestige.
Pourquoi réfutez-vous ce lien ?
S'il y a dévalorisation, elle est uniquement due aux difficultés rencontrées par ces
professions dans un contexte social plus large, et non à l'arrivée des femmes, qui servent de bouc émissaire. Dans le cas des problèmes d'installation des vétérinaires à la
campagne, par exemple, hommes et femmes rechignent également à s'installer dans des zones qui se désertifient, sans commerce ni services publics.
Les conditions de travail ont changé. Les tensions et les évolutions dans la société ont des répercussions chez les professionnels. Ainsi, il y a cinquante ans, un médecin libéral ne pouvait travailler autant que parce qu'il avait une épouse qui faisait tout à la maison.
Aujourd'hui, les femmes travaillent à l'extérieur dans 80 % des cas. Les modes d'exercice évoluent en conséquence.
Qu'est-ce qui explique l'arrivée massive des femmes dans certaines professions ?
La cause majeure de la féminisation est la réussite scolaire et universitaire des femmes.
Pour la dernière promotion de magistrats, on compte 74 % de femmes. Chaque fois qu'il y a une dynamique de scolarisation, les filles ont d'aussi bons, voire de meilleurs
résultats, que les garçons.
Le problème est qu'elles sont concentrées dans certaines filières. Les femmes
représentent plus de 60 % des effectifs en droit, en science politique, ou en médecine ; 75 % en lettres ; mais seulement 26 % en science fondamentale et en sciences
appliquées. C'est la dynamique du genre. Les représentations sur les places respectives du féminin et du masculin jouent en effet sur les orientations scolaires et
professionnelles.
Mais il y aussi une part de calcul implicite de la part des femmes, qui pressentent les difficultés à s'intégrer dans tel ou tel domaine. Elles vont miser sur des types de diplômes et de recrutements qui leur seront davantage favorables. Le concours, plutôt que la cooptation ou l'entretien, par exemple.
Comment faire en sorte que le discours sur la dévalorisation évolue ?
L'extension progressive des domaines accessibles aux femmes fait évoluer les mentalités.
Même s'il faut relativiser. Car, à l'intérieur des professions, se reconstitue une ségrégation.
Les hommes rejoignent les positions les plus prestigieuses. Dans l'enseignement
primaire, les hommes sont surreprésentés parmi les directeurs d'école. En médecine, ils sont ultramajoritaires en cardiologie et en chirurgie, tandis que les femmes sont
concentrées dans les spécialités qui rapportent le moins - la pédiatrie ou la gynécologie.
Le gros problème est qu'une grande partie de l'organisation de la vie familiale repose encore sur les femmes. Celles qui font carrière sont contraintes de reproduire le modèle masculin - et n'ont généralement pas ou peu d'enfants.
Cela dit certains cadres masculins compensent dans la sphère privée l'incertitude croissante qui les atteint dans la sphère professionnelle. Davantage de couples arbitrent désormais en faveur de la carrière de la femme.
Ces deux évolutions se combinant, on débouchera peut-être sur un mode d'organisation de la famille qui dépasse le genre.