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Au fil de l’eau, ô Bornéo : le sens du fleuve, le sens de la vie, le sens de l’histoire

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Academic year: 2022

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HAL Id: hal-02883570

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Submitted on 3 Jul 2020

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Au fil de l’eau, ô Bornéo : le sens du fleuve, le sens de la vie, le sens de l’histoire

Bernard Sellato

To cite this version:

Bernard Sellato. Au fil de l’eau, ô Bornéo : le sens du fleuve, le sens de la vie, le sens de l’histoire. Le Banian, Pasar Malam, 2015, 20 (20), pp.38-49. �hal-02883570�

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Au fil de l’eau, ô Bornéo :

le sens du fleuve, le sens de la vie, le sens de l’histoire

Bernard Sellato, in Le Banian, 20: 38-49, 2015 (ISSN 1779 8485)

Le Mahakam, le grand fleuve de la façade orientale de Bornéo : presque mille kilomètres de long, un bassin versant de quelque 80 000 kilomètres carrés (Fig. 1). À son extrémité aval, un vaste delta mordant sur le détroit de Makassar, puis Samarinda, agglomération de 850 000 habitants, capitale provinciale, et Tenggarong, siège de l’ancien sultanat de Kutai. À son extrémité amont, le kecamatan (sous-district) de Long Apari, le territoire des Dayak Aoheng, un petit groupe de cultivateurs de riz sur essart (Fig. 2). Jusque vers 1990, Long Apari avait 5000 kilomètres carrés de hautes forêts pluviales intactes et une densité de 0,5 habitant par kilomètre carré.

Fig. 1 : Bornéo Fig. 2 : Kalimantan Est et le bassin du Mahakam

Entre les deux, les modes d’occupation humaine, les activités économiques, les relations politiques et les identités ethnoculturelles furent historiquement déterminés par la physiographie du bassin du Mahakam. En l’absence de routes terrestres, le fleuve et ses affluents étaient les seules voies de communication. En amont de Tenggarong, une vaste région de basses plaines et de lacs peu profonds, densément peuplée de Malais musulmans et de groupes Dayak (Benuaq, Tunjung) traditionnellement dominés par Kutai. Le bourg malais de Long Iram, à la limite du territoire contrôlé par le sultanat, était le dernier centre de

commerce important, toujours accessible de la côte. Plus loin, une région de collines, fief de puissantes tribus dayak (Bahau, Busang, Modang) politiquement autonomes, mais dépendant de leur commerce avec Kutai. Long Bagun, le dernier village avant les grands rapides du Mahakam (Fig. 3), ne pouvait recevoir les bateaux de commerce qu’en période de hautes eaux.

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Fig. 3 : Riam Udang, un des plus dangereux rapides du Mahakam

Au-delà de ces grands rapides, une région difficile d’accès, peuplée de petits groupes tribaux épars, hors d’atteinte du sultanat. Les Aoheng de l’extrême amont, qui ne furent visités par des explorateurs hollandais qu’au tournant du XXe siècle, allaient volontiers troquer leurs produits forestiers à Sarawak, au nord, sur le haut Kapuas, à l’ouest, ou sur le haut Barito, au sud, par des sentiers de montagne, plutôt que d’entreprendre un long et périlleux voyage sur le Mahakam vers Long Iram.

Dans une telle région, en tous points tributaire du fleuve et de ses humeurs imprédictibles, l’axe amont-aval est un élément essentiel de la structuration de l’espace humain, aussi bien sur le plan symbolique que sur le plan pratique.

aller / partir venir / arriver

De l’aval vers l’amont bi’i (vers l’amont) ti’i (de l’aval)

De l’amont vers l’aval ba’é (vers l’aval) ta’é (de l’amont) Fig. 4 : Le système directionnel aoheng

Cette polarité amont-aval se manifeste d’abord dans la langue : on va vers l’amont, ou vers l’aval. Pour les Aoheng, tout mouvement dans l’espace s’y réfère. Quand la plupart des langues exigent trois mots pour exprimer, par exemple, « venir de l’aval » ou « aller vers l’amont », la langue aoheng a mis au point un étrange système à quatre termes pour décrire un mouvement par rapport à la fois à la position du locuteur (aller/venir) et à l’axe du fleuve (Fig. 4). Ce système, basé sur la navigation fluviale, est si bien ancré dans l’usage qu’on l’entend encore aujourd’hui même pour un voyage en voiture ou en avion.

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La polarité amont-aval correspond également à une dichotomie symbolique vie-mort. Les bonnes choses viennent de l’amont, en particulier les bénédictions et les faveurs des divinités, la fertilité des champs, la fécondité des femmes, la prospérité de la communauté ; dans les rituels, on va les chercher en amont et on les rapporte au village. Les mauvaises, comme le malheur, la maladie, la mort, doivent être évacuées vers l’aval : on les « jette » dans le courant en aval du village. Les cimetières sont toujours établis en aval du village et, si possible, de l’autre côté de la rivière, afin que la pollution de la mort ne touche pas le village.

Fig. 5 : La longue maison de Tiong Ohang, 1974

Le village lui-même consistait en une longue maison commune, divisée en appartements familiaux, avec une galerie couverte courant tout du long (Fig. 5). Celle de Tiong Ohang, un des plus importants villages des Aoheng, hébergeait un millier de personnes. Elle était construite parallèlement au cours du fleuve. Les appartements des chefs se trouvaient au centre, avec une galerie plus large servant de lieu de réunion et une toiture plus élevée. Juste en amont de ces appartements se trouvaient ceux des chefs religieux et, juste en aval, ceux des chefs de guerre. La polarité amont-aval influait aussi sur l’aménagement intérieur des

appartements familiaux et jusqu’à l’orientation des couches.

Le fleuve Mahakam, axe majeur de communication de la province, devint aussi, dans la seconde moitié du XXe siècle, l’axe des mouvements migratoires modernes des populations de l’intérieur. Si l’émigration de jeunes hommes vers Sarawak à la recherche d’emplois, entre 1930 et 1970, entraîna un déficit de croissance démographique à Long Apari, la stagnation qui persista au long des décennies 1970 et 1980 (population totale d’environ 2000 personnes) résulta d’une émigration massive de groupes de villageois vers l’aval du Mahakam, à la recherche de meilleures conditions de vie (écoles, hôpitaux, commerces) et, pour certains, d’emplois dans l’industrie forestière, alors en plein développement. Beaucoup s’installèrent à Samarinda et à Tenggarong, ainsi que dans divers bourgs du moyen cours du fleuve (Fig. 6).

Cette tendance se poursuivit jusqu’à la fin du siècle. Dans le même temps, un programme du gouvernement rassembla autour de Tiong Ohang, le principal village, une partie de la

population restante.

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Fig. 6 : Les migrations des Aoheng vers l’aval, 1970-2000 (AP : Long Apari ; TO : Tiong Ohang ; SAM : Samarinda ; TE : Tenggarong ; LB : Long Bagun ; UB : Ujoh Bilang ; LA : Laham ; LH : Long Hubung ; SI : Sirau)

Fig. 7 : Le nouveau district de Kutai Ouest (Kubar : Kutai Ouest ; Kutim : Kutai Est ; Kukar : Kutai Kartanegara)

Mais à partir de 1990, les prix des produits forestiers (bois d’encens, nids d’hirondelles) flambèrent. D’innombrables aventuriers venus d’autres régions d’Indonésie, particulièrement des Bugis, pénétrèrent dans ce lointain intérieur, encore inexploité, en quête de ces produits.

Cette invasion s’intensifia bientôt avec une ruée vers l’or. En quelques années, Long Apari se transforma en une sorte de Far West : de nombreux camps sauvages surgirent dans la forêt, se déplaçant au gré des découvertes, accompagnés d’une forte criminalité (bandes armées, prostitution, drogues, racket, crimes de sang). Concomitamment, certains des Aoheng émigrés en aval, surtout de jeunes hommes, commencèrent à retourner vers leurs villages de l’amont pour tenter de protéger leurs droits sur leurs terres et leurs ressources, tout en participant au pillage de ces ressources.

Le tournant du millénaire fut témoin d’une inversion du sens des mouvements migratoires des décennies précédentes. La mise en place de la politique de décentralisation de l’Etat

indonésien mena à la création, un peu partout, de nouvelles provinces et de nouveaux districts (kabupaten). En 1999, Kutai fut découpé en trois districts, dont l’un, Kutai Ouest (Fig. 7), permit aux groupes Dayak du moyen et haut Mahakam de s’affranchir de la tutelle des Malais de Tenggarong. Kutai Ouest eut alors un territoire de quelque 30 000 kilomètres carrés et une population d’environ 135 000 personnes. Ce riche nouveau district s’empressa de bâtir, en grand style, sa capitale, Sendawar. Comme beaucoup d’autres Dayak, les Aoheng installés en aval s’empressèrent de déménager à Sendawar, qui offrait alors quantité d’emplois de

fonctionnaires et d’autres opportunités (commerce, contrats de transport, de construction). En 2012, on trouvait à Sendawar environ 200 Aoheng.

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Fig. 8 : Kutai Ouest (Kubar) et Mahakam Amont (Mahulu)

Fig. 9 : Les migrations des Aoheng en retour vers l’amont, post-2000 (AP : Long Apari ; TO : Tiong Ohang ; SAM : Samarinda ; TE : Tenggarong ; LB : Long Bagun ; UB : Ujoh Bilang ; SE : Sendawar)

En cette même année 2012, un nouveau district, Mahakam Amont (Mahulu), fut détaché de Kutai Ouest (Fig. 8), affranchissant, cette fois, les groupes Dayak du haut Mahakam (Bahau, etc.) des groupes dominants du moyen fleuve (Benuaq, etc.). Mahulu, ainsi, sera à même de tirer lui-même profit de ses riches ressources naturelles. La capitale du nouveau district est en cours de construction à Ujoh Bilang. Mahulu aurait un territoire d’environ 18 000 kilomètres carrés, en laissant environ 12 000 à Kutai Ouest, mais sa population ne serait que de quelque 30 000 personnes, contre environ 200 000 à Kutai Ouest (qui aurait une densité de population dix fois supérieure). Les Aoheng commencèrent alors à quitter Sendawar pour Ujoh Bilang et Long Bagun (Fig. 9), où de fortes communautés aoheng étaient déjà présentes depuis les années 1970.

Un bon nombre de Aoheng choisissent aujourd’hui de réinvestir leurs territoires de Long Apari, anticipant l’ouverture rapide de la région d’amont à des entreprises commerciales et industrielles en rapport avec l’exploitation forestière, les plantations de palmier à huile, ou les concessions minières. Mais ils sont là en concurrence avec des hordes de nouveaux-venus, plus agressifs et, à tous points de vue, mieux armés. En effet, la population officielle de Long Apari a désormais plus que doublé (environ 4500 en 2015) et il faut y ajouter un millier de résidents non recensés, vivant dans des camps en forêt. La population autochtone ne

dépasserait alors guère 2500 personnes, ce qui laisse penser que les Aoheng sont déjà devenus largement minoritaires sur leur propre territoire.

Il convient de replacer ces phénomènes migratoires dans leur contexte historique, au long d’un demi-siècle. Après la Seconde guerre mondiale et le départ des occupants coloniaux et alliés, Kalimantan et, particulièrement, ses régions intérieures s’enfoncèrent dans une longue torpeur. Laissés à eux-mêmes, les Aoheng vécurent en quasi-autarcie jusque vers 1970.

Dans la décennie 1960, deux événements successifs contribuèrent à un début de

désenclavement des régions d’amont. D’abord, la Confrontation militaire avec la Malaysia ouvrit les yeux des Dayak, recrutés comme guides et porteurs, à la nation dont ils faisaient

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partie et au monde extérieur en général. Dès 1965, dans une situation classique d’exode rural, quelques Aoheng commencèrent à émigrer vers les villes de l’aval.

Puis, dans les premiers temps de l’Ordre Nouveau, le bassin du Mahakam s’ouvrit à l’investissement étranger et à l’exploitation des ressources naturelles, et d’abord par les compagnies forestières. Cette ouverture se poursuivit avec l’exploration minière, dans les années 1970 ; puis les produits forestiers non ligneux (résines, rotin) ; puis le bois d’encens, les nids d’hirondelles, l’or ; plus récemment, le charbon ; enfin, avec le palmier à huile, les ressources visées sont désormais les terres elles-mêmes, qui seront mises en coupe rase. Ces opérations pénétrèrent lentement, mais sûrement, d’aval en amont, vers l’intérieur. Les régions les plus isolées, les dernières touchées, comme Long Apari, demeurent encore aujourd’hui des régions de frontière, où la loi et l’ordre n’ont pas encore cours et où ni l’armée ni la police n’en est le garant.

Tandis que l’exode rural est un phénomène commun, la migration de retour vers une région dépeuplée constitue un cas inhabituel. En Europe, elle se manifeste dans des contextes touristiques (stations de ski, par exemple). À Kalimantan, comme ailleurs dans l’Indonésie extérieure, l’application en 1998 des lois d’autonomie régionale est perçue comme une opportunité pour tout groupe ethnoculturel influent de réclamer la création d’une nouvelle unité administrative (province, district, sous-district) qu’il pourra gérer de manière autonome.

L’enjeu en est d’autant plus élevé dans des régions riches en ressources naturelles, qui assurent un solide revenu (pendapatan asli daerah).

Là, des logiques identitaires croisent des prétextes de développement socio-économique et l’intérêt personnel entre en conflit avec l’intérêt collectif. Occasion idéale pour de cupides élites locales de faire main basse, directement ou non, sur le revenu de leur région. Une corruption ouverte et effrénée est considérée comme légitime et, en termes d’infrastructures et de services, le petit peuple ne bénéficie pratiquement pas du développement de sa région.

La corruption ne profitant qu’au groupe ethnoculturel au pouvoir, les élites des groupes minoritaires n’y trouvent pas leur compte. C’est pourquoi les Dayak, avec Kutai Ouest, voulurent s’émanciper des Malais de Kutai, comme, plus tard, les Bahau de l’amont, avec Mahulu, des Benuaq de l’aval. Mais il y aura toujours des groupes minoritaires, négligés par le groupe au pouvoir, et on peut imaginer que les Busang en amont des rapides, s’estimant brimés par les Bahau, voudront un jour leur propre district. Cette mutation décentralisatrice induit une balkanisation accélérée, procédant d’aval en amont, générant des entités

administratives de plus en plus faibles en population et en compétences, dont certaines, comme Mahulu, malgré leur potentiel, seront difficilement viables.

Quant aux Aoheng, groupe mineur dans tous les cas et déjà minoritaire sur son propre territoire, ils tentent de freiner le processus menant inéluctablement à leur marginalisation politique, économique et culturelle, mais il leur est d’ores et déjà bien difficile de conserver un minimum de contrôle sur leurs terres et ses ressources et de maintenir leurs coutumes, leurs traditions, voire leur langue.

Quoi qu’il en soit, même dans le contexte politique national contemporain et même si l’on trouve aujourd’hui quelques (mauvaises) routes et quelques (trop courts) terrains d’aviation, le fleuve de Kalimantan, avec sa polarité amont-aval, demeure l’élément structurant le plus saillant pour les résidents riverains.

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Au fil de l’eau, Bornéo. Les eaux du Mahakam, de plus en plus imprévisibles, de plus en plus polluées, continueront de couler sous les ponts – qui continueront de s’écrouler, comme à Tenggarong en 2011. L’histoire, elle, n’a plus de sens.

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