• Aucun résultat trouvé

LELOUP-GAROU ET LE RÊVE DU PAPILLON

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "LELOUP-GAROU ET LE RÊVE DU PAPILLON"

Copied!
6
0
0

Texte intégral

(1)

LELOUP-GAROU

ET LE RÊVE DU PAPILLON

La Chine face à la mondialisation Shen Dali

V

1 1 illa San Carlo Borromeo, près de Milan, où se tenait le

congrès international sur le « Secondo Rinascimento », je . disais, au seuil du troisième millénaire : « Espérons que notre vie, au XXIe siècle, ne sera pas comme un rêve de papillon. »

Là, je faisais allusion à un rêve de Zhuangzi, théoricien taoïste de la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ, qui écrivait : « Comment saurais-je si l'amour de la vie n'est pas une illusion ? Une fois, moi, Zhuangzi, je rêvai que j'étais un papillon voletant de-ci, de-là, butinant, satisfait de mon sort et ignorant mon état humain. Brus- quement, je m'éveillai et me retrouvai tout surpris d'être moi-même.

À présent, je ne sais plus si je suis un homme rêvant d'être un papillon ou si je suis un papillon rêvant d'être un homme. »

Le rêveur, en mettant en lumière sa philosophie mutation- niste, en conclut qu'il existait une différence entre lui et le papillon.

De ce conte fantastique, on a tiré l'expression chinoise « rêve du

(2)

papillon ». C'est le rêve des rêves, celui de la vie humaine. Cette interprétation du rêve trouve son expression dans un dicton popu- laire qui dit : « La vie est éphémère comme le nuage, comme la brume. -

En effet, les taoïstes chinois pratiquent le culte du néant que l'on est convenu d'appeler le vide. Leur Bible, c'est le Livre des mutations, à partir duquel ils expliquent les phénomènes de l'uni- vers. Ils considèrent la vie comme un songe, pareil à la fleur dans le miroir ou à la lune réfléchie dans l'eau. C'est pourquoi Laozi, le fondateur du taoïsme, pensait que l'esprit de l'homme devait être si quiet, si apathique qu'il soit comme un miroir, un miroir du ciel et de la terre. Il invitait les gens à polir leur miroir magique pour que ce dernier puisse mieux refléter toute la multiplicité du monde.

Si je fais expressément ce rappel, c'est que, en plein proces- sus de mondialisation dévastatrice, certains preneurs de décisions font, en Chine, le fameux « rêve du papillon » en affichant un opti- misme excessif coupé complètement de la réalité. Dès que le mot

« mondialisation » a fait son apparition, ils ont saisi l'occasion pour dire que c'était une - chance inopinée » pour la réforme et l'ouver- ture de la Chine. À leur instigation, des économistes d'obédience libérale ont fait couler beaucoup d'encre à ce sujet dans la presse, dans le but de faire illusion sur le plan économique. Car insérer la Chine dans le tissu de la communauté internationale est perçu comme une sorte de bétonnage sur le chemin de l'ouverture et comme un coup d'accélérateur pour la réforme économique. Mais les négociations avec les États-Unis pour l'adhésion de la Chine à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) traînaient d'année en année, et les négociateurs chinois ont rencontré une résistance farouche de la part des ministères de l'industrie mécanique, à l'intérieur de leur propre pays. Ils n'avaient pas les mains libres en ce qui concerne les concessions importantes à faire aux Américains gloutons. Et puis survint, en juillet 1997, la crise financière asia- tique qui a bien été la conséquence directe du processus de mon- dialisation. L'âge d'or du Sud-Est asiatique était révolu. Alors que la croissance économique de l'Asie était présentée comme un modèle de développement bénéficiant des bienfaits de la mondialisation de l'économie, le subit effondrement boursier qui a balayé cette région a versé un seau d'eau froide sur la tête surchauffée des

(3)

réformateurs chinois, et leur a dessillé les yeux quant aux nou- veaux périls liés aux désordres financiers que leur apporteraient l'immersion dans la mondialisation et la précarité des économies nationales intégrées aux flux mondiaux de capitaux. Heureusement, la Chine, du fait de la convertibilité seulement partielle de sa mon- naie, fut protégée de la spéculation financière internationale. C'est à ce moment-là que les anti-OMC en Chine ont vu se confirmer leurs inquiétudes : l'interdépendance des économies nationales pourrait aggraver les risques de débâcles en cascade, à la manière de dominos qui s'écroulent. Dans cette conjoncture, les pro-OMC chinois ont été obligés de ralentir le pas. Ils adoptèrent un profil bas, mais ne changèrent pour autant ni de cap ni de registre. Ils persistèrent à déclarer que la mondialisation était une chance à sai- sir et, en même temps, un défi à relever, tout en soulignant que la chance s'avérait plus grande que le défi. Et cela, à la seule fin d'entretenir les gens dans une illusion.

Après treize années et six jours de discussions et négociations...

En pleine guerre du Kosovo, le Premier ministre chinois, Zhu Rongji, s'est rendu en visite officielle aux États-Unis, à l'éton- nement de tous. Pleinement conscient que la décision américaine constituait un verrou politique, il était porteur de concessions obte- nues à l'arraché dans certains secteurs chinois. Il annonça lui-même que la Chine était « prête aux plus grandes concessions », et confia que son voyage était destiné à « calmer la colère » des Américains.

Paradoxe : Bill Clinton, en bloquant une décision au printemps de 1999, a infligé une défaite au plus réformiste des Premiers ministres chinois, pour qui il était vital de revenir en Chine avec un succès sur le dossier de l'OMC. Déjà très critiqué avant son départ, il a gardé une discrétion sur la scène publique. Il paraît que les anciens du régime lui reprochaient d'être tombé trop bas devant les vautours de l'Amérique du Nord. Au cours de la tourmente anti-Otan soulevée par les frappes sur l'ambassade de Chine à Belgrade en mai dernier, Zhu Rongji a été la cible de la rue. Les

(4)

manifestants le tournaient en dérision : « Les Américains lui ont donné quatre claques [faisant allusion aux quatre missiles] en récompense. À lui, qui est allé calmer leur colère. »

Coup de théâtre ! Le 15 novembre 1999, la télévision natio- nale chinoise (CCTV) annonce la signature de l'accord sino-amé- ricain pour l'entrée de la Chine dans l'OMC, après treize années de discussions difficiles et six journées de négociations marathon entre Charlene Barshefsky, représentante américaine au Commerce, et Shi Guangsheng, ministre chinois du Commerce extérieur.

La CCTV consacra ce jour-là la moitié de son journal du soir à cet accord arraché à la dernière minute. Elle montrait, en effet, le moment où « Dragon Lady », quittant le siège du ministère chinois du Commerce extérieur en voiture, révélait que les négo- ciations avaient failli échouer complètement. Qu'est-ce qui s'était passé dans les coulisses ? Un coup de baguette magique ? On dit que, tout simplement, Jiang Zemin et Bill Clinton étaient inter- venus pour sauver les pourparlers. D'évidence, Clinton avait compris le lien intime entre une décision d'envergure internatio- nale et la vie politique chinoise. « Avec cet accord, la Chine embrasse le principe de l'ouverture économique, de l'innovation et de la concurrence, s'est félicité le président américain. Cela servira à la fois les réformes et les progrès de l'État de droit en Chine. » Du côté chinois, les négociateurs avaient, semble-t-il, pour consigne de parvenir à un accord afin de donner un exemple du triomphe des réformateurs œuvrant à ancrer la Chine dans la modernité et l'ouverture sur le monde.

À la télévision, on criait victoire, alors que la Chine n'était pas encore membre de l'OMC. D'ailleurs, une hirondelle ne fait pas le printemps. La Chine doit encore négocier, surtout avec l'Union européenne qui risque de batailler dur pour obtenir des avantages similaires à ceux accordés aux États-Unis, et des faveurs particulières. Mais l'important, pour les médias chinois, c'est de leurrer les téléspectateurs par de vagues espérances sur la nature de l'OMC qui est, clament-ils, la seule organisation internationale où les États-Unis ne jouissent pas d'un veto. Les uns après les autres, les économistes de cour passent à la télévision pour faire croire aux gens que, dans l'accord sino-américain signé à Pékin, les deux parties sont gagnantes et qu'il n'y a pas de perdant au jeu.

(5)

On y fait la revue de la presse étrangère qui, d'après les présenta- teurs, a été unanime à saluer l'accord conclu entre les États-Unis et la Chine comme un grand pas en avant pour la consécration de la mondialisation en cours. C'est ainsi que l'on a montré la une du Figaro sous le gros titre : « La Chine a fait des concessions majeures ».

Par bonheur, tous les téléspectateurs chinois ne connaissent pas le français. C'est ensuite que j'ai appris par Roland Lew, maître de conférences à l'université libre de Bruxelles, que la Chine avait fait en réalité des concessions dangereuses aux Américains.

Les anti-OMC ont donné une leçon aux Chinois

Mais, à Pékin, on crée une véritable euphorie autour de l'adhésion éventuelle de la Chine à l'OMC. Si bien que mes compa- triotes furent sidérés quand ils apprirent ce qui se passait à Seattle au début de décembre 1999. Ils ne savaient plus si l'OMC était devenue un papillon ou si inversement le papillon était devenu l'OMC. De toute façon, ils ont du mal à comprendre que la belle maison dans laquelle la Chine brûle d'entrer soit, au fond, une boîte de Pandore. La mobilisation des anti-OMC à Seattle a donné tout à coup u n e sévère leçon aux Chinois. Ces derniers prirent conscience qu'ils devaient se protéger des excès de la mondia- lisation qui, à l'heure actuelle, se déploie dans toute sa brutalité.

Aussi, n'est-il pas illusoire que la Chine attende de l'OMC que celle- ci lui ouvre de nouveaux marchés et lui apporte des flots d'inves- tissements étrangers ?

Le 20 décembre 1999, installé dans un taxi roulant vers l'aéroport de Pékin où je devais prendre un vol d'Air France à des- tination de Milan, je liai conversation avec le chauffeur :

• Que pensez-vous de la mondialisation ?

- Ça ne profite qu'aux pays riches. Nous autres Chinois, nous sommes très pauvres.

- Et l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce ?

- On en dit beaucoup de bien à la télé. Le Premier ministre Zhu nous dit de manger du blé américain, des oranges d'Amérique.

(6)

Alors, que feront nos paysans F II y a déjà la mise à pied qui devient une pratique courante à l'échelle nationale. Et puis l'ouverture des frontières aura des effets désastreux sur nos entreprises d'État, car elles sont pour la plupart déficitaires et incapables d'offrir des pro- duits compétitifs. Face à la concurrence étrangère, elles n'auront d'autre choix que de disparaître, ce qui devrait entraîner encore une hausse du chômage, fe ne suis pas contre les réformes, mais pas à n'importe quel coût humain ! »

Devant son poste de télévision, on entend du matin au soir une langue de bois qui est devenue en Chine la langue nationale.

C'est dans un taxi que l'on peut entendre la voix naturelle des gens simples, la voix du peuple. Pour ce chauffeur de taxi, la mondiali- sation, c'est carrément le loup-garou qui dévore l'agneau. Ses pro- pos me rappellent la parole d'un vieux professeur de l'université de Mongolie-Intérieure qui en parlait sur un autre registre : « La mon- dialisation ne manquera pas d'irradier notre vie socidle et de détruire notre culture. Dans la civilisation chinoise, la nature pré- cède la pensée, alors que l'Occident cherche plutôt à domestiquer la nature. Voilà la différence entre les deux approches. Zhuangzi, qui a fait son rêve de papillon, condamne le luxe, les artifices et les ins- titutions sociales. À ses yeux, chaque progrès technique, chaque ins- titution nouvelle est un pas de plus dans l'asservissement de l'homme et dans la dégradation de ses vertus naturelles... »

Se fera-t-elle entendre, la voix de la Chine profonde qui, devenue aujourd'hui très faible, risque d'être étouffée par les fracas de la globalisation ?

ShenDali*

* Écrivain ; délégué chinois au colloque international sur les droits d'auteur (Wipo, 1984) et à la Tribune de la culture (CIO, 1997) ; président du jury • Grands reportages », au Fipa, en 1997. Il est l'auteur de nombreux romans, notamment : les Enfants de Yenan (Stock, 1985) ; les Lys rouges (1986) et l'Étoile filante (1995) - aux éditions Wenlian, à Pékin. Il a également écrit de nombreux essais et nou- velles. Son recueil de poèmes les Fleurs du rêve a été publié en chinois, en fran- çais et en italien. Son roman les Amoureux du lac vient de paraître, également aux éditions Wenlian.

Références

Documents relatifs

L’énoncé [dxelt kursi] (U.C 6) marque un dysfonctionnement au niveau de la fonction du contexte, parce que l'expression est étrangère au thème abordé, ce qui reflète

Les philosophes des Lumières souhaitent construire une société nouvelle, éclairée par le savoir, dans laquelle les hommes peuvent accéder à la liberté.. Ils mettent l’accent

Ils sont alimentés par les idées des Lumières qui souhaitent plus de justice et remettent en cause la division de la société.. Dans tout le pays, des représentants de chaque ordre

Pour faire revenir le calme, les députés de l’Assemblée Nationale Constituante proclament, dans la nuit du 4 août 1789, la fin des droits.. féodaux et

D’une part, des modérés comme La Fayette souhaitent que le roi conserve son pouvoir et le partage avec l’Assemblée nationale.. D’autre part, des révolutionnaires plus

Au cours de l’année 1792, les relations sont très tendus entre la France et les monarchies voisines, qui craignent que la Révolution arrive chez eux.. Les nobles français, qui

L’ouverture des Etats généraux convoqués par Louis XVI à Versailles le 5 mai 1789 provoque une série de grands bouleversements en France : l’Assemblée nationale voit le jour,

Ils bénéficient de la complicité d'une partie de l'armée, d'une partie du personnel politique, y compris des membres du gouvernement (dont Barras), le 18 brumaire an VIII (9