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"Et du branle public et du leur"

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"Et du branle public et du leur"

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. "Et du branle public et du leur". Réforme, humanisme, Renaissance , 2009, no. 68, p. 63-73

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:29384

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Malherbe ne fut pas seulement le réformateur du Parnasse. Les manuels d'histoire littéraire ne nous disent pas que ce grand novateur contribua aussi à faire basculer l'érotisme de la Renaissance, illustré par ce Ronsard qu'il réprou- vait, vers une pornographie dure, provocante, qui allait désormais cenfisquer Eros dans le camp de la luxure. Une cassure se produit dans ce champ-là comme tant d'autres. C'est cet avant (surtout) et cet après (un peu) que je voudrais esquisser ici.

De Malherbe, il existe cinq sonnets licencieux1, qui composent une série cohérente, dans la mesure où ils modulent le même thème obsessionnel: foutre, encore et toujours. Déshabillez-vous vite, que je vous foute, ordonne le pre- mier. Puissé-je rattraper les occasions où, trop jeune, je ne pouvais pas foutre, espère le deuxième. Au petit matin, je ne pense qu'à foutre Nérée, raconte le troisième. Rien de plus agréable, mais rien non plus d'aussi éphémère que de foutre, observe le quatrième. Puisque Dieu a commandé aux premiers hommes de se multiplier, notre devoir est de foutre à notre tour, conclut le dernier.

Si l'érotisme excite l'envie en évoquant les charmes de la dame, mais ne montre pas tout afin d'entretenir le désir, il brille ici par son absence. Chacun des partenaires se réduit à son sexe - un besoin impérieux et des organes pré- cis pour le satisfaire. Tout se déroule au-dessous de la ceinture:

Cà, çà, pour le dessert troussez-moi votre cotte, Vite, chemise et tout, qu'il n'y demeure rien Qui me puisse empêcher de reconnaître bien Du plus haut du nombril jusqu'au bas de la motte.

On reconnaît une des techniques de la pornographie: un gros plan sur les par- ties sexuelles, exhibées sans la moindre réserve. Brutale et sommaire, la des- cription laisse si peu à deviner que la tension érotique s'en trouve désamorcée.

Le mâle agit sous l'empire d'une sensualité irrépressible et, dans son dis- cours, ne parle que de cela. La jeune fille le compare au passage à un étalon et tente de calmer son ardeur: «Remettez-vous au pas et quittez ce galop >>.

La réussite ne se mesure pas à la qualité du plaisir, mais à la quantité des per- formances. L'un des sonnets dresse la comptabilité des fiascos imputables à la jeunesse, tandis qu'un autre démontre, par une savante arithmétique, que le temps de la jouissance se réduit finalement à peu de chose:

1. On les trouve dans les éditions des poésies de R. Fromilhague et R. Lebègue (Belles-Lettres) et d'A. Adam (Pléiade). I: attribution de quatre d'entre eux est plus que probable, alors que l' authen- ticité de Mu/ tipliez le monde est moins sûre.

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64 ·MICHELJEANNERET Si nous voulons ranger tous nos coups bout à bout, Quand nous aurions f...tu quinze lustres de vie, Nous n'aurions pas f...tu six semaines en tout.

La volupté n'est plus qu'une décharge de sperme: une fonction physiolo- gique et un réflexe mécanique. Ce triomphe de l'instinct implique une totale dissociation du corps et de l'esprit. Du désir à son assouvissement, tout se passe comme un enchaînement de déterminations physiques, sans émotion ni participation de la psyché. L'un des sonnets raconte comment l'amoureux obsédé, dans son lit, par le désir de son amie, subit une formidable érection et, tâchant de calmer son élan, finit par provoquer une éjaculation involontaire. Au début de la scène, le souvenir et l'imagination ont encore l'initiative, mais très vite, les mouvements irréfléchis prennent le relais; le mental est submergé par la pulsion. Le membre rebelle mobilise l'attention, s'empare des commandes et l'amant assiste, passivement, à une action qui lui échappe: << Il me crache en la main sa fureur et la mienne ». L'analogie du corps avec une pompe ou une machine se confirme dans un autre sonnet: << [ ... ] f..outons et ref..tons; Puis, étant délassés, aussitôt remontons ». Le ton de ces poèmes, froid, analytique, distancié (et, à cet égard, très malherbien) accentue encore l'allure médicale et mécanique de ces opérations.

Telle est, dans les grandes lignes, la tournure que prendra au xvne siècle l'évocation de l'amour physique. Le plaisir est une affaire privée, il enfreint des interdits et se situe dans la rupture. Il en résulte une poésie triviale, scabreuse, provocante, d'autant plus offensive qu'elle s'installe dans la dissidence et veut défier un ordre moral qui, de son côté, se raidit2.

Tout au rebours, la volupté, telle qu'on la célèbre à la Renaissance, échappe aux limites, elle rayonne et touche à tous les ordres de l'expérience. Elle embrasse d'abord l'ensemble de la personne, associant la jouissance sensorielle à l'épanouissement de l'esprit, la conscience du plaisir à la satisfaction de l' ins- tinct. Plus que cela, elle repose sur la communion du couple avec le monde, avec l'énergie vitale qui sature le grand Tout. L'attraction des sexes est présentée comme un acte foncièrement naturel: elle participe du brassage des éléments et de la reproduction des espèces, si bien qu'unissant leurs corps, l'homme et la femme s'associent au geste primordial qui, d'un bout à l'autre de l'échelle des êtres, garantit la perpétuation de la vie. L'amour tel que le conçoivent Ronsard et ses contemporains n'implique ni rupture ni transgression, mais, au contraire, un désir de participation et de fusion, l'ouverture du moi à l'autre et la dila- tation de l'individu qui s'absorbe dans l'immensité du cosmos. Alors que le regard du pornographe focalise la vision, la découpe et la contracte, à la façon de Malherbe, l'érotisme trouve ici son plaisir dans une vision expansive, tota-

2. J'ai étudié ce renversement dans Eros rebelle. Littérature et dissidmce à l'âge classique, Paris, Seuil, 2003.

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« ET DU BRANLE PUBLIC ET DU LEUR » 65 lisante, comme si étreindre un beau corps, c'était embrasser en même temps le monde et tenir son rôle dans le grand jeu de la sexualité universelle.

Parmi les poètes de la Pléiade, les lieux communs de l'amour physique, si usés qu'ils paraissent, n'en sont pas moins chargés de valeur symbolique. Une saison: le printemps, parce qu'il éveille le désir de tous les vivants. Un décor:

la campagne, comme un ample théâtre où la vie, sous toutes ses formes, se reproduit. Des acteurs: les plantes, qui respirent l'abondance et la fertilité, les animaux qui s'attirent et s'accouplent et, parmi eux, des bergers, spontanément associés aux rites de la propagation de l'espèce. Le couple fait l'amour dans les champs, les humains se << naturalisent >> tandis que la nature s'érotise. Des rela- tions métonymiques on glisse vers les sympathies et les analogies. Les humains se joignent comme font les chevaux ou les rossignols, le corps de l'amie res- semble au paysage: collines et vallées, roses et lys, motte et gazon ... On pense au Printemps de Botticelli: un bois plantureux, avec des arbres, des fleurs et des fruits, la figure centrale de Vénus et, à droite du tableau, le dédoublement de la déesse du printemps et de la fertilité, Chloris, qui de sa bouche exhale un chapelet de fleurs et se transforme en Flora, couronnée de verdure et revêtue d'une robe couverte de bouquets.

Rémy Belleau déploie les grâces de l'aimée comme il décrirait un jardin:

Voyant du beau printemps les richesses escloses, Dessus son large sein les oeillets et les roses, Un tetin ferme et rond en fraise aboutissant, Un crespe d'or frisé sur un teint blanchissant, Un petit mont, feutré de mousse delicate, Tracé sur le milieu d'un filet d' escarlatte3 •••

Le renouveau répand les germes de la vie dans le grand monde comme dans le petit, de sorte que regarder le corps de la femme, c'est, comme dans un miroir, contempler une nature fleurie, fructueuse et prolifique. Un autre long poème de Belleau, << L'Esté >>4, évoque cette symbiose, faite à la fois de proximité et de ressemblance. Nous sommes dans une campagne baignée de soleil, chargée de fruits et de champs jaunissants, livrés à la faux de moissonneurs assoiffés.

<< Tout estait en chaleur >>: canicule estivale, mais aussi ferveur érotique. << Tant pour l'ardeur du jour, Que pour l'autre chaleur qui provient de l'amour>>, les bergers tentent d'apaiser leur<< flamme segrette >>en plongeant dans la rivière, et voilà << la pâtourelle nüe, et nuds les pâtoureaux >>, revenus à la vie primi- tive, comme s'ils sortaient du ventre maternel. La terre embrasée et les corps

3. Le Cabinet sah;rique, d'après l'édition originale de 1618, éd. Fernand Fleuret et Louis Perceau, Paris, Librairie du Bon Vieux Temps, 1924, 2 vol, t. 1 p. 273. Le poème complet est cité, sous le titre "Jan qui ne peult »,dans mon anthologie, La Muse lascive. Antlwlogie de la poésie érotique et ponwgraphique française (1560-1660), Paris, Corti, 2007, p. 252-254. L'attribution à Belleau n'est pas sûre.

4. " L'Esté » est incorporé, dans une version courte, à La Bergerie. Voir l'éd. de Doris Dela courcelle, Genève, Droz, 1954, p. 42-43 et 90-91. Je cite d'après l'éd. des Œuvres poétiques, sous la direction de Guy Dernerson, Paris, Champion, 1995-2003,6 vol.; voir t. 2, p. 22-23 et t. 4, p. 95-100.

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échauffés, animés par le même feu, éprouvent la même fièvre. Contrairement aux bergers désincarnés de la pastorale traditionnelle, ceux de Belleau ont des sensations, des appétits et, immergés dans le monde matériel, participent des pulsions au travail dans le sein de la nature. L'eau fraîche qui n'a pas apaisé la flamme de l'un d'eux, Bellot, n'a pas calmé non plus la passion de Catin. Sortie de la rivière, pressée de se livrer au rituel de l'amour, elle s'affuble d'une peau de cerf, se pare d'<< un capeau tissu du plus tendre rameau/D'un grand Pin verdoyant >> et, s'étant emparée des attributs de l'animal et du végétal, finit par dévoiler des beautés qui font d'elle un véritable paysage:

Que de lis, que d' œilletz, que de roses nouvelles Quel beau marbre vou té en deux pommes jumelles [ ... ] Comme un large sentier entre deux montagnettes, Roulant par le vallon des forestz plus segrettes De nege revestu, que le traquant berger N'a point foulée encor de son pié passager, Tout ainsi devalloit une sente ivoirine Sa trace finissant sous l'enflure marbrine D'un beau ventre arondi [ ... ]

Le corps aimant se déploie et se fond dans la nature ambiante, il est traversé de la même sève, aussi beau et désirable que la terre maternelle.

Cette même topographie érotique se retrouve jusque dans le détail - mon- tagnes et vallée, sentier enneigé - chez Ronsard, dans cette rêverie sensuelle sur les seins de la dame5 :

Ces flotz jumeaulx de laict bien espoissi, Vont et revont par leur blanche valée, Comme à son bord la marine salée, Qui lente va, lente revient aussi.

Une distance entre eulx se fait, ainsi Qu'entre deux montz une sente esgalée, En toutz endroitz de neige devalée, Soubz un hyver doulcement adou!ci6.

Le galbe harmonieux de la poitrine, l'élasticité des volumes et la mollesse des contours, la blancheur de la peau, tout contribue à l' érotisation du corps désiré.

Sur l'image humaine viennent pourtant se greffer, comme chez Belleau, plu- sieurs paysages. S'esquisse d'abord une rivière qui traverse une vallée, bien- tôt remplacée par la mer, avec le flux et le reflux des vagues sur le rivage. Le rythme binaire(<< vont et revont >>,<<lente va, lente revient>>) et l'allitération du [1], à travers la première strophe, miment la scansion des flots, le balancement des seins et la plasticité des formes. Puis la marine s'efface pour faire place à un décor escarpé: un chemin enneigé qui passe entre deux montagnes, la rigu-

5. La source commune semble être dans le Roland furieux de l'Arioste, Xl, 68.

6. Les Amours (1552), 187, v. 1-8, dans Ronsard, Les Amours, éd. Henri et Catherine Weber, Paris, Classiques Garnier, 1963, p. 118.

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<<ET DU BRANLE PUBLIC ET DU LEUR» 67 eur de l'hiver qui cède aux caresses du printemps. Le corps aimé se dilate et entraîne l'imagination vers de vastes horizons: on pense aux femmes-paysages des Fleurs du Mal et aux jeunes filles végétales de La Recherche du temps perdu, comme on pense aux correspondances magiques du microcosme et du macro- cosme. Quoi qu'il en soit, le désir, comme partagé entre l'attrait de la chair et le charme de la nature, s'enrichit et s'approfondit en s'amplifiant.

Naturalisation de la femme, personnification de la nature, le poète ne se lasse pas de moduler les mêmes thèmes:

Ha, seigneur dieu, que de graces écloses Dans le jardin de ce sein verdelet, Enflent le rond de deus gazons de lait, Où des Amours les fléches sont encloses ! Je me transforme en cent metamorfoses, Quant je te voi, petit mont jumelet, Ains du printans un rosier nouvelet, Qui le matin bienveigne de ses roses7.

Comme tout à l'heure, corps et décor, poitrine et vég~tation se superposent jusqu'à se confondre. Le chiasme << sein verdelet » j << gazons de lait >> mêle à deux reprises un attribut de la dame et un aspect du jardin: les espèces se brouillent et les couleurs - le blanc des seins, le vert de l'herbe - se croisent bizarrement. Nous sommes encore dans la première strophe et la vision, loin de se fixer sur l'objet érogène, se diffracte déjà en une image multiple et instable. Dès le second quatrain, la séquence des analogies, de jardin et gazons à petit mont, puis au rosier et à ses fleurs, élargit le réseau des correspondances, accélère le processus de dilatation de la figure aimée et, substituant au désir sexuel un désir d'universel, neutralise le regard lascif. Chacune des métaphores implique, en soi, une transformation. Viennent-elles, comme ici, à s'enchaîner, les incarnations fugaces se multiplient: vision mouvante, amour de la variété qui déjouent la fixation de la passion et entraînent l'amant vers un espace en constante expansion. Les tercets évoqueront d'ailleurs ses propres métamorphoses.

Il arrive aussi qu'entraînés par la fièvre de l'éros cosmique, les poètes lâchent la bride aux pulsions élémentaires et donnent de l'amour une image convulsive, sans la moindre concession aux bienséances. Naturalisme et vitalisme attei- gnent alors une température explosive. Ainsi en va-t-il de La Bouquinade: deux cents vers truculents et lascifs, burlesques et grotesques, attribués à Ronsard, et si vigoureux, si pleins d'ardeur et de panache, qu'on souscrit volontiers à cette attribution8. Ronsard, sic' est lui, rejoint ici Rabelais dans l'exploration de l'univers archaïque et fantasmatique de la libido.

7. Les Amours (1552), 41, v. 1-8, ibid., p. 27.

8. Elle est corroborée, entre autres, dans Le Cabinet sah;rique (1618), op. cit., t. 1, p. 149. Le poème est recueilli, parmi les <<Pièces attribuées », dans les Œuvres complètes, éd. Jean Céard, Daniel Ménager et Michel Simonin, Paris, Gallimard,« Pléiade>>, 1993-1994, 2 vol., t. 2, p. 1236-1240. Voir Raymond

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Le poème raconte le combat d'Amour et de Pan, de la sensualité humaine et de la passion sauvage. Pour s'attaquer au dieu cornu, maitre des faunes et des satyres, Eros mobilise une armée de putains, qu'il envoie dans les bois pour provoquer son rival. Celui-ci décide de confier sa défense au bouc Philante, emblème monstrueux de la force animale et primitive, qui devrait terrasser sans peine les femelles ennemies. Une bataille épique se prépare, qui se réduit finalement à un duel: pour défier le pouvoir mâle, Amour lance à l'assaut Laïs, la plus voluptueuse, la plus lubrique des courtisanes. Sentant dans ses veines

<<un vent chaut et lassif »,elle part au combat en exhibant ses charmes:

Un ventre aboutissant en un petit gason, Mollement duveté d'une blonde toison, Dont les menus filets, agencés en pantiere, De tous Vits passagers arrestoient la carriere, La cime de ce mont chaude se departait En deux bords rougissans, entre lesquels flotoit Un ernpoix escurneux, dont la liqueur gluante A voit de mille Vits noyé la soif ardantë

L'objet du désir se déploie ici encore comme un paysage, mais couvert cette fois des pollutions laissées par d'infinis visiteurs. Le corps à corps de ces deux bombes sexuelles, Philante et Laïs, produit un coït pantelant, saignant et mor- tel:

Ils s' etraignent les corps, ils rneslent et confondent Les gluantes humeurs qui dans leurs bouches fondent;

Ils soufflent des poulrnons un soupir haletant, Leurs !evres, de fureur, se vont entrechoquant, Pressez et eschauffés d'une extatique flarne, Ils veulent, mais en vain, s' entresucer leur arne, Ils travaillent en vain, en vain font leurs efforts De penser faire entrer un corps dedans un corps10.

L'étreinte des deux titans se prolonge quinze jours, jusqu'à ce que le bouc, épuisé, s'effondre. L'avenir appartient au bataillon d'Amour qui, triomphant, impulse le désir à tous les vivants:

[ ... ]et depuis les rameaux

De la vigne lascive embrassent les ormeaux, Depuis le froid lierre estroictement enchesne, Eschauffé de l'amour, le ridé tronc de chesne11

Lue comme une fable, La Bouquinade raconte la défaite de la passion vio- lente et bestiale de Pan. Mais, pour être débarrassé des fauves, le désir instillé par Eros n'en est pas moins ardent. Les pulsions mâles et les chaleurs femelles

Lebègue, « La Bouquinade est de Ronsard >>, dans Bibliothèque d'Humanisme et Rmaissance, 27 (1965), p. 712-714.

9. «La Bouquinade >>,v. 141-148, dans Œuvres complètes, t. 2, p. 1239.

10. Ibid., v. 159-166, p. 1240.

11. Ibid., v. 197-200, p. 1240.

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<< ET DU BRANLE PUBLIC ET DU LEUR >> 69 feront désormais bon ménage: le monde entier fera l'amour. Quelles que soient les nuances, les pulsions de la chair sont ici traitées comme l'expression natu- relle des forces qui éperonnent les vivants. Les corps mis à nu et le sexe libéré de toute censure peuvent paraîh·e obscènes, mais ils ne font rien d'autre que livrer l'image paroxystique du rut primordial. Ronsard ou un autre, qu'importe: un poète voyeur et visionnaire défie la pudeur et la fadeur des amours quintessen- ciées pour descendre jusqu'aux couches élémentaires du vivant, où l'humain et l'animal se rejoignent.

L'érotisme d'un Ronsard et d'un Belleau ne se réduit ni à la provocation burlesque ni à l'injonction hédoniste. Il plonge ses racines dans la pensée de la Renaissance, il résonne de tout un imaginaire philosophique que je voudrais sommairement rappeler.

Je suis Amour le grand maistre des Dieux, Je suis celuy qui fait mouvoir les Cieux, Je suis celuy qui gouverne le monde, Qui, le premier hors de la masse esclos Donnay lumiere et fendi le Chaos, Dont fut bas ti ceste machine ronde12.

Le néo-platonisme enseigne que l'Amour, souvent célébré comme le plus ancien des dieux, l'origine de la vie, garantit l'unité et l'harmonie du cosmos13 .

Les quatre éléments, dont la combinaison produit toutes choses, peuvent se faire la guerre, et plonger l'univers dans le chaos, ou respecter entre eux la paix, et imprimer au monde l'ordre et la beauté. C est Eros qui, présidant à leur symbiose, maintient parmi eux la concorde. Il est donc la force qui instaure les sympathies et consolide les unions - en un mot, la puissance d'attraction qui engendre et perpétue la vie. Un chapitre du Commentaire sur le Banquet de Platon de Ficin s'intitule<< L'Amour est l'auteur et le conservateur de toutes choses >>14.

Partagé entre l'idéalisme qui lui dicte le mépris de l'amour physique et la cos- mologie qui l'amène à reconnaître en Eros le principe moteur par excellence, Ficin exalte ici l'instinct qui pousse les êtres à s'accoupler et se multiplier. Les esprits et les éléments, les plantes, les animaux et les hommes, tous les vivants se trouvent ainsi << portés par les attraits de ce même désir à engendrer leur pos- térité>>. L'Amour gouverne l'univers, un univers non seulement animé, mais profondément sensuel et sexualisé:

Tout m' obeyst: les oiseaux esmaillez, Et, de la mer, les poissons escaillez, Et les mortels heritiers sur la terre15.

12. Ronsard," Pour Je trophée d'Amour», in Œuvres complètes, op. cil., t. 2, p. 237-238, v. 1-6.

13. La meilleure étude sur ces questions demeure celle d'Edgar Wind, Pagan Mysteries in the Renaissance, New Haven, Yale University Press, 1958.

14. Marsile Ficin, Commentaire sur «Le Banquet>> de Platon, trad. Raymond Marcel, Paris, Les Belles- lettres, 1956, Ill, 2, p. 161.

15. Ibid., v. 10-12.

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On peut penser que l'érotisme des poètes de la Renaissance s'inspire à cette source et qu'il reprend l'idée de la suprématie d'Eros, à la fois créateur et gar- dien de la vie.

Par-delà le courant platonicien savant, l'exaltation sans scrupule des plaisirs du corps s'inscrit dans la religiosité naturiste de la Renaissance. On oublie trop souvent qu'avant le redressement doctrinal imposé par le Concile de Trente, une sensibilité syncrétique, pénétrée d'animisme, à demi païenne, cohabite avec la foi chrétienne. La notion de Nature, aussi fondamentale que floue, do- mine cette pensée. La Nature est perçue comme une énergie diffuse, une force bienveillante et providentielle qui assure le maintien du potentiel vital et, ré- pandue parmi les vivants, inspire à tous un même désir d'accouplement. C'est le principe biologique, l'équilibre des cycles saisonniers et les processus de la reproduction qui prennent la place du pouvoir divin ou se confondent avec lui.

La Nature dépasse et intègre le Dieu personnel des uns, l'Amour des autres, en un foyer maternel, une puissance primitive qui traverse et féconde l'ensemble des choses. Mais, si elle embrasse la totalité des corps, elle est aussi un esprit, un être intelligent, à la fois animé et animant. Il découle de là que les substances physiques, indissociables de l'âme du monde (anima mundi), sont vivantes et que, réciproquement, la puissance spirituelle est indistincte de la matière. Dans cette nébuleuse, à la fois panthéiste et vitaliste, toutes choses communiquent et, liées par le même flux énergétique, s'interpénètrent. Elles aspirent à l'amour, elles font spontanément l'amour. Entre vivre et aimer, il n'y a pas de différence.

L'élan du désir, la satisfaction de l'instinct sont des fonctions élémentaires, des gestes universels qui rencontrent d'autant moins d'obstacles que le corps et l'esprit, loin de s'opposer, composent un être unitaire, à l'abri des conflits en- gendrés par les systèmes dualistes. L'aveu par le poète des appétits sexuels n'est donc ni transgressif, ni provocateur. Il témoigne de sa participation aux grands processus naturels et de sa solidarité avec la communauté des vivants, quelle que soit leur position dans l'échelle des êtres, du minéral au végétal, de l'animal à l'humain.

Est-ce un hasard si nature désigne aussi, en latin comme en français, les organes de la génération? Lorsque les médecins de la Renaissance, pour dési- gner la matrice, multiplient les métaphores naturelles - plante ou animal -, il faut y voir bien autre chose qu'un ornement de style: c'est une conviction scientifique ou, en tout cas, une analogie pertinente. Pour André Du Laurens, la génération s'accomplit quand << les semences fécondes et pures » sont versées

<< en la matrice comme au champ et jardin très fertile de la nature ». Paracelse compare la matrice fécondée à un << arbre qui naît de la terre » et l'enfant au

<< fruit qui croît de l'arbre >>. La femme, écrit Jacques Duval, prend <<plaisir à la culture de son jardin», et la matrice, selon un autre, comme<< toute terre qui se

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" ET DU BRANLE PUBLIC ET DU LEUR » 71 laisse labourer à plaisir reçoit et retient la semence que le laboureur luy preste, rapportant du fruit infailliblement au bout de l'an »16.

Ancré dans une vision du monde préscientifique, ce pan-érotisme tend à s'étioler vers la fin du XVIe siècle et, tandis que le rapport de l'homme à la nature et de l'homme au corps se modifie, va faire place, pour parler de l'amour physique, à d'autres discours, parmi lesquels, on l'a vu, la pornographie, dont Malherbe n'est qu'un représentant parmi beaucoup d'autres. Les Recueils col- lectifs, anthologies de poésie grivoise qui se multiplient dans le premier quart du XVIIe siècle, avec des auteurs comme Motin, Maynard, Régnier, Sigogne, té- moignent de ce tour de vis scabreux. La célébration du sexe, le couple enlacé qui communie avec la nature ambiante, l'inscription de l'éros dans le cosmos, tout cela va donc s'évanouir, ou laisser dans la poésie amoureuse des lieux communs moribonds. Je voudrais suggérer pour finir que la révolution scienti- fique y est pour quelque chose.

La conception de la nature ainsi que les méthodes de la physique et de la biologie connaissent, dans les premières décennies du xviie siècle, un boulever- sement considérable, dont je ne retiens que quelques aspects, qui touchent à notre problème. La physique de la Renaissance avait enseigné que le monde est un animal, que la matière est vivante et habitée par l'esprit: elle détient des qualités innées, possède des facultés inscrites en soi, comme les << âmes »

naturelles, végétatives et sensitives, qui lui permettent de connaître ce qu'elle doit faire et de l'accomplir spontanément. C'est cet animisme généralisé que la science nouvelle va battre en brèche. Elle va vider la nature de sa vitalité, la séparer du règne de l'esprit et la réduire à autant de données matérielles, per- ceptibles et mesurables. Pour expliquer les phénomènes physiques, les mathé- matiques vont prendre peu à peu la place des croyances, des intuitions et des spéculations magiques. Avec la liquidation de la Natura naturans, on s'ache- mine vers la dissociation du corporel et de l'incorporel; un terrain s'ouvre aux savants, qui échappera bientôt à la juridiction de la philosophie et de la foi.

Cette laïcisation de la science doit beaucoup à la théorie atomiste, large- ment reçue dans les milieux émancipés, dès la fin du xvie siècle. Tout, pour eux, est composé d'atomes, même les facultés d'ordinaire attribuées à l'esprit. Et tout, dans l'espace physique, au sein des phénomènes biologiques, jusque dans les opérations de l'imagination, s'explique par le mouvement des corpuscules, leur rencontre et leur séparation. Étendre ce principe à l'ensemble des manifes- tations de la vie, c'est leur attribuer un statut exclusivement matériel et les as- sujettir à des lois qui sont propres à la matière - les mécanismes qui régissent la circulation et l'agrégation des particules. De cette physique généralisée au matérialisme, la distance n'est pas grande. Tout dépend du jeu des atomes, et les atomes, c'est de la matière brute. Il n'y a en eux ni âme, ni qualité, ni cause

16. Ces quatre citations sont données par Pierre Darmon, Mythologie de la femme dans l'ancienne France (xvf-xn(' siècle), Paris, Seuil, 1983, p. 89-90.

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finale. Il ne reste plus, pour comprendre la vie, que cette dynamique corpuscu- laire, d'où l'esprit et peut-être, avec lui, le divin, se sont retirés.

Telles sont les conditions, rapidement esquissées, dans lesquelles la nature, de l'organisme animé qu'elle était à la Renaissance, va devenir l' équiva- lent d'une machine. Aux yeux des savants nouveaux - Galilée, Mersenne, Descartes ... -, elle s'offre comme un vaste jouet que Dieu donne aux hommes pour qu'ils en découvrent les mécanismes et en établissent les formules. La car- rière est ouverte à une analyse profane et méthodique, qui débouchera non seu- lement sur la connaissance mathématique des phénomènes naturels, mais aussi sur la maîtrise technique des forces physiques et leur exploitation. Le savant se doublera désormais d'un ingénieur; il construira des machines, des automates qui, conçus à l'imitation des choses ou des corps, en seront autant de modèles réduits. Désacralisée, déshumanisée, la nature est perçue comme un système de forces autonomes qu'il faut comprendre pour mieux les faire servir.

Descartes devait franchir un pas supplémentaire en étendant la théorie mécaniste à l'instinct et à la vie organique. La géométrie et la physique allaient fournir des instruments pour l'étude des phénomènes biologiques et psycholo- giques. La conception des animaux-machines pousse cette logique à son point extrême. Elle repose sur la totale séparation de l'esprit et de la matière - c'est le fameux dualisme cartésien, dont le principe est simple: l'âme, dont la propriété est la pensée, et le corps, dont la propriété est l'étendue, sont deux substances sans commune mesure. L'âme peut exister sans le corps et le corps agir indépen- damment de l'âme. Les fonctions physiologiques - circulation, respiration, di- gestion, croissance, sommeil... - sont des mouvements purement mécaniques, comme le sont aussi les passions et les réactions aux excitations extérieures.

Dans le traité des Passions de l'âme, Descartes <<entreprend de compléter notre maîtrise sur le monde par une égale maîtrise sur cette autre mécanique qu'est en nous la sensibilité. Aux questions anxieuses du moraliste inquiet des risques du péché, il substitue la tranquillité << objective » du technicien aux prises avec un problème d'équilibre des forces »17. Les passions et les instincts sont subis et échappent au contrôle de la volonté; nous les observons, nous assistons à une vie qui, en nous, n'est pas la nôtre. De la même manière, l'organisme fonc- tionne à la façon d'une horloge ou d'un moulin; c'est un automate soumis aux mêmes règles, physiques et chiffrables, qu'une machine. Tel est bien le statut de l'animal: n'ayant pas d'âme, il obéit à des impulsions exclusivement physiolo- giques; il doit donc être assimilé à une mécanique. Quant à l'homme, composé de matière et pourvu d'une âme immortelle qui en est, en principe, totalement séparée, il devrait, dans son fonctionnement biologique et ses ressorts psycholo- giques, relever de la même explication. Mais le dualisme cartésien rencontre ici sa limite. La résistance des faits et celle de ses correspondants allaient conduire

17. Robert Lenoble, Esquisse d'une histoire de l'idée de Nature, Paris, Albin Michel, 1969, p. 335.

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<< ET DU BRANLE PUBLIC ET DU LEUR >> 73 Descartes à concéder que même si les deux substances du corps et de l'âme sont fondamentalement distinctes, elles s'influencent réciproquement. L'interaction évidente de l'organique et du psychique oblige à nuancer la théorie et à recon- naître la solidarité du corps et de l'âme, qui elle-même implique l'unité de la personne humaine. Comme quoi la liberté, le sentiment et la volonté, refusés à l'animal, se trouvent finalement garantis à l'homme.

Reste que, même si Descartes doit renoncer à un dualisme absolu, l'ima- ginaire du corps-machine et de l'automate occupe dans son œuvre une place importante, comme en témoignent plusieurs métaphores récurrentes: non seulement celles de la montre, de l'horloge, mais la machine hydraulique, les tuyaux, les ressorts. << Descartes a voulu appliquer à la vie une imagination de physicien et de géomètre, ou plutôt une imagination de mécanicien. Il a joué avec les particules comme avec des engrenages. Et sans doute pensait-il que l'homme interviendrait un jour dans ces rouages minutieux, voire pourrait un jour construire une machine aussi admirable, mais au fond aussi simple.

L'image de l'horloge, l'image de l'automate, ne sont peut-être que des images.

Mais en abordant la biologie avec de telles images en tête, Descartes ne pouvait manquer d'arriver aux explications insoutenables qu'il a essayé de défendre >>18 .

Ce fantasme mécaniste ou robotique est dans l'air du temps et pourrait bien éclairer la pornographie florissante du début du xvii" siècle. Celle-ci dépouille l'homme de sa pensée, de son affectivité, elle dépossède le corps de sa qualité, enlève à la chair sa moiteur et sa saveur; elle étouffe la vie, isole l'individu dans la consommation solitaire de son plaisir, sépare le couple du milieu natu- rel et, par là, se fait l'écho des théories en vogue. Pour l'éros cosmique de la Renaissance, l'heure a sonné.

Michel JEANNERET Johns Hopkins University

18. Jacques Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du Xl'llf siècle, Paris, Armand Colin, 1963, p. 151.

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