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Confessionnalisme et conflits au Moyen-Orient. Une perspective de longue durée

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Confessionnalisme et conflits au Moyen-Orient. Une perspective de longue durée

CHETERIAN, Vicken

CHETERIAN, Vicken. Confessionnalisme et conflits au Moyen-Orient. Une perspective de longue durée. Relations internationales, 2017, vol. 4, no. 172

DOI : 10.3917/ri.172.0115

Available at:

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Relations internationales, no 172/2017

Depuis la guerre en Irak et l’implosion de la Syrie, une littérature gran- dissante explique par le confessionnalisme l’apparition de nouvelles idéo- logies et formes de mobilisations politiques au Moyen Orient, ainsi que la violence qui les accompagne. Ces écrits se partagent entre deux théories : ou les conflits confessionnels contemporains seraient la suite du schisme qui remonte au viie siècle au sein de l’islam, ou ils résulteraient de facteurs exogènes, par exemple des interventions militaires étrangères1. Cet article vise à montrer les limites des théories actuelles sur le confessionnalisme, puis à inscrire celui-ci dans la continuité historique des conflits religieux qui ont affecté l’Empire Ottoman du fait des polarisations et des violences de masse intervenues entre les millets (nations). En proposant une lecture de longue durée de la question confessionnelle, nous pourrons définir avec plus de précision certains concepts politiques et sociologiques comme ceux de « nation », de « religion », d’« État » ou de « laïcité », utilisés dans le cadre des études sur les sociétés du Moyen-Orient.

Un changement de paradigme se produit actuellement dans cette zone du globe : l’État-nation moderne, tel qu’apparu à la suite de la Seconde Guerre mondiale avec le retrait des puissances coloniales et « mandataires », s’érode et s’effondre. Les frontières qui définissent ce qu’est un État ont perdu en partie leur pertinence. Les groupes rebelles armés – par exemple l’État islamique, le Hezbollah, les Hachd al-Chaabi – traversent ces fron- tières sans trop d’entraves, faisant d’elles des limites purement formelles.

De même, de vastes mouvements de population cherchant refuge dans les territoires voisins ont remis en question la nature de ces États moder- nes. La crise qui secoue le Moyen-Orient interroge la viabilité de l’État- nation dans cette région ; non seulement nous observons la faiblesse de son cadre institutionnel en Afghanistan et en Irak ainsi que son effondrement en Syrie, en Libye, ou au Yémen, mais les forces adverses ne se battent

1. Par exemple, Antoine Sfeir, L’Islam contre l’islam : l’interminable guerre des sunnites et des chiites, Paris, Grasset, 2013 ; Martine Gozlan, Sunnites, chiites, pourquoi ils s’entretuent, Paris, Seuil, 2008.

Confessionnalisme et conflits au Moyen-Orient.

Une perspective de longue durée

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plus exclusivement pour lui substituer un nouveau type de régime – par exemple, pour remplacer un régime autocratique par un système démo- cratique, socialiste, ou islamiste – mais pour réviser les frontières, donc modifier les bases de l’ordre politique au niveau régional2.

Les frontières des États turc, syrien, irakien, libanais et yéménite sont en partie contestées. La frontière syro-libanaise a cessé d’exister depuis 1976, lorsque l’armée syrienne est intervenue dans la guerre civile libanaise pour écraser l’alliance des formations palestiniennes avec le Mouvement natio- nal libanais et sauver le camp phalangiste. Plus récemment, en 2013, c’est le Hezbollah libanais qui a franchi la même frontière pour intervenir dans le conflit syrien au côté des loyalistes d’al-Assad. Depuis, la milice libanaise contrôle de vastes territoires du côté syrien de cette frontière et a massi- vement participé aux batailles de Qousseir, Damas et Alep. La frontière qui sépare la Syrie de la Turquie est poreuse depuis qu’Ankara a soutenu diver- ses formations rebelles, initialement des déserteurs de l’armée syrienne, puis des guérilleros islamistes, en leur offrant refuge dans la région d’où sont parties leurs attaques contre le gouvernement syrien. En outre, le groupe de guérilla kurde PKK a réussi à contrôler de vastes zones des deux côtés des frontières turco-syrienne et turco-irakienne ; contre lui, Ankara a lancé une autre guerre à partir de la Turquie ainsi qu’en Syrie ( opération

« Bouclier de l’Euphrate »). Lorsque Daech ou l’« État islamique » est parvenu à contrôler des territoires de deux côtés de la frontière syro- irakienne, il a éliminé, et de façon théâtrale, la ligne « Sykes-Picot »3. Les forces politiques émergentes voient toutes d’un mauvais œil les frontières existantes, donc l’ordre politique au niveau régional.

Outre le franchissement ces dernières années des frontières de la Syrie et de l’Irak par des armées régulières et des groupes armés, des mouvements massifs de populations civiles montrent l’instabilité de la configuration politique dans la région. Selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés, 2  910  000  réfugiés syriens sont enregistrés en Turquie et 1  011  000  au Liban4. En mars 2017, le nombre total des réfugiés syriens a dépassé les cinq millions. Alors que s’effondrent les frontières de la Syrie et de l’Irak, de la Turquie, du Liban, du Yémen et de la Libye, de nouvelles lignes de front, intérieures cette fois, non reconnues et fluctuantes, surgissent en même temps que des guerres nouvelles qui traduisent la désintégration des institutions politiques.

On peut mesurer la profondeur de la crise non seulement à l’aune de l’effondrement du pouvoir étatique, mais aussi des forces alternatives émer- geantes : alors que des entités géographiques pourvues d’identités locales ou tribales alimentent un grand nombre de groupes armés, de nouvelles

2. Vicken Cheterian, « États fantômes au Proche-Orient. Des Frontières sans nations », Le Monde diplomatique, juillet 2014.

3. Malise Ruthven, « The Map ISIS Hates », New York Review of Books, 25 juin 2014 : http://

www.nybooks.com/daily/2014/06/25/map-isis-hates/

4. Selon l’UNHCR, 16 février 2017 : http://data.unhcr.org/syrianrefugees/country.php?id=224, et 31 décembre 2016 : http://data.unhcr.org/syrianrefugees/country.php?id=122.

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idéologies confessionnelles produisent en Syrie, en Irak et ailleurs de nouvelles alliances régionales entre des acteurs qui rejettent le concept de l’État-nation5. Il en résulte un discours axé sur le conflit confessionnel qui polarise toute la région entre les camps sunnite et chiite et menace d’entraîner le Moyen-Orient dans un long cycle de violences. Que ce soit à la suite d’une implosion du cadre politique national ou sous la pression d’une occupation étrangère provoquée par elle, chaque crise de légiti- mité qui a frappé l’État-nation moderne au Moyen-Orient a provoqué l’émergence d’opinions et d’organisations paramilitaires confessionnelles.

Apparue lors de la guerre civile du Liban (1975-1990), cette tendance s’est poursuivie en Irak après l’invasion et l’occupation conduite par les États-Unis en 2003 et, finalement, après la vague du « Printemps arabe » en 2011. Toutefois, aucune de ces deux forces – les identités locales et les identités sectaires – n’a le potentiel suffisant pour remplacer l’ancien État- nation par un nouveau système viable. Elles ont prioritairement un effet déstabilisateur.

Alors que le Moyen-Orient traverse une période de grande transfor- mation, il est urgent pour les chercheuses et chercheurs de revoir leurs concepts, leurs analyses et leurs récits sur le passé, pour décrire les troubles et en suggérer une lecture appropriée. Comme l’écrit Eric Davis, l’étude du Moyen-Orient contemporain ne souffre pas d’un manque d’inventaires des faits, mais de la pauvreté du prisme conceptuel pour les interpréter6. L’État-nation est en train de quitter la scène, remplacé par un autre récit : celui de l’antagonisme confessionnel.

GUERRE CONFESSIONNELLE AU MOYEN-ORIENT, UN ÉTAT DES LIEUX

Une nouvelle « guerre des religions » a éclaté au Moyen-Orient, pas celui pronostiqué par Samuel Huntington, entre l’islam et d’autres reli- gions, mais entre sunnisme et chiisme, les deux grands courants dans l’islam7. Le confessionnalisme, c’est « le déploiement du patrimoine religieux comme marqueur principal de l’identité politique moderne », selon Ussama Makdisi8. Dans le contexte moyen-oriental, il entend par

« religieux » les multiples identités confessionnelles. J’ajouterais pour ma part à cette définition que le confessionnalisme porte également dans ses flancs l’idée d’une hiérarchisation de la société et celle de la détention

5. Les mouvements salafiste-jihadiste comme Daech ou Al-Qaïda sont des exemples, à un moindre degré, des groupes armés chiites comme le Hezbollah libanais, qui agissent au niveau régional.

6. Eric Davis, « A Sectarian Middle East? », International Journal of Middle East Studies, vol. 40, n° 4, novembre 2008, p. 555.

7. Samuel P. Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, Simon &

Shuster, 1996, pp. 174-179.

8. Ussama Makdisi, The Culture of Sectarianism, Community, History, and Violence in Nineteenth- Century Ottoman Lebanon, Berkeley, University of California Press, 2000, p. 7

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du monopole du pouvoir par une confession sur les autres, comme les Maronites du Liban avant la guerre civile, ou le parti Baath dominé par les Alaouites en Syrie, ou encore les élites sunnites en Irak lorsqu’elles détenaient l’intégralité du pouvoir avant la chute de Saddam Hussein.

Ce nouveau paradigme, loin de simplifier l’analyse, rend plus difficile la compréhension des évolutions régionales. Alors que les médias populaires ainsi que certains chercheurs parlent d’un antagonisme ancestral entre les deux grands courants de l’islam depuis le schisme initial du viie siècle, afin d’expliquer la polarisation confessionnelle contemporaine9, d’autres cher- cheurs insistent sur le caractère récent du conflit entre sunnites et chiites.

En fait, les deux analyses peinent à contextualiser dans l’histoire de la région un phénomène qu’elles attribuent à des facteurs externes comme le colonialisme ou le jeu géopolitique en général10. Pour d’autres encore, l’antagonisme confessionnel serait né lors des guerres entre les Ottomans et les Safavides aux xvie et xviie siècles ; la rivalité géopolitique contem- poraine entre la Turquie et l’Iran ferait écho à ces guerres, et imprimerait une concurrence similaire entre les États arabes voisins déstabilisés11. Le sectarisme pourrait-il être un phénomène à la fois nouveau et ancien ? Peut-on identifier des structures politiques et sociales qui reproduiraient et renforceraient le confessionnalisme dans la région ?

L’étude de la politique confessionnelle (le confessionnalisme se disant taifiyya en arabe) est problématique dans le Moyen-Orient post-ottoman, car les États nationalistes se sont auto-proclamés modernes et donc laïcs.

Les Turcs et même quelques nations arabes ont brouillé les pistes en déve- loppant à la fois un discours modernisateur et des pratiques confession- nelles ; des générations d’historiens et de sociologues les y ont aidés en leur attribuant la vertu de la modernité. « C’est  […] au lendemain de la Première Guerre mondiale que la laïcité, en gestation chez les Jeunes Turcs, a fait irruption avec les réformes brutales de Mustafa Kemal », écrit Pierre-Jean Luizard. « Le seul pays où la laïcité a été acceptée et intégrée culturellement est la Turquie », ajoute-t-il12. Par conséquent, les Jeunes Turcs et leur successeur, l’État kémaliste – autrement dit, ceux-là même

9. Antoine Sfeir, op. cit. ; Vali Nasr, The Shia Revival, How Conflicts within Islam will Shape the Future, WW Norton, 2007 ; Sabrina Mervin, « On Sunnite-Shiite Doctrinal and Contemporary Geopolitical Tension », in Brigitte Maréchal et Sami Zemini (dir.), The Dynamics of Sunni-Shia Relationships: Doctrine, Transnationalism, Intellectuals and the Media, C Hurst & Co Publishers Ltd, 2013 ; Louis Imbert, « Qu’est-ce qui oppose les sunnites et les chiites ? » Le Monde, 8 janvier, 2016 : http://

www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/01/08/qu-est-ce-qui-oppose-les-sunnites-et-les-chi- ites_4844042_3218.html

10. Nader Hashemi & Danny Postel (dir.), Sectarianization, Mapping the New Politics of the Middle East, Londres, Hurst, 2017.

11. Wajih Kawtharani, Al-faqih wal sultan, jadaliyat al-din wal-siyasa fi tajribatayn tarikhiya- tayn al-o’thmaniya wal-sfayiwa-al-qajariya, (Le faqih et le sultan, dialectique du religion et du poli- tique dans les expériences ottomane et safavide-Qadjar) 3e édition, Arab Centre for Research and Policy, 2015, pp. 7-8 ; Council on Foreign Relations, « The Sunni-Shia Divide », 2014 : https://

www.cfr.org/interactives/sunni-shia-divide?cid=otr-marketing_url-sunni_shia_infoguide#!/

sunni-shia-divide?cid=otr-marketing_url-sunni_shia_infoguide

12. Pierre-Jean Luizard, Laïcités autoritaires en terre d’Islam, Paris, Fayard, 2008, pp. 7 et 10.

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qui ont éliminé des populations entières d’Anatolie et de l’Arménie his- torique en raison de leur identité religieuse – sont présentés dans la pro- pagande politique mais également dans la littérature comme des dirigeants dotés d’une culture laïque.

Pourtant, ces États laïcs auto-proclamés – la Turquie, les régimes Baathiste en Irak et en Syrie, l’Égypte et le Yémen nationaliste – avaient et continuent d’avoir des pratiques politiques confessionnelles, et les diffé- rences religieuses continuent de façonner leurs modèles sociaux. Alors que la République turque prétend être un État laïc, elle continue, aujourd’hui encore, de mentionner l’identité religieuse de ses nationaux sur leurs cartes d’identité. De plus, depuis sa fondation en 1923, l’État turc utilise des « codes de races » indiquant l’appartenance religieuse de ses citoyens : les codes des Grecs (roums) commencent par « 1 », des Arméniens par « 2 » et des Juifs par « 3 »13. Même pendant la période kémaliste, dans les années 1930, la conversion d’un Turc musulman au christianisme est vécue comme une trahison et « interprétée comme une sortie de la nation turque14 ».

Dès lors, cette affirmation, véhiculée un siècle durant dans l’historio- graphie arabe, turque mais aussi occidentale sur le Moyen-Orient, selon laquelle le Comité Union et Progrès (CUP) et son héritage kémaliste furent des vecteurs de laïcité, pose un problème majeur. Comment un parti peut-il être considéré, célébré même, comme laïc, comme fondé sur une séparation entre la religion et l’État, alors qu’il est responsable d’un génocide, de nettoyages ethniques et d’échanges de populations basés sur des critères religieux-confessionnels ? Le CUP n’avait-t-il pas pour but d’exterminer les populations chrétiennes de l’Empire ottoman ? La République turque a pratiqué les mêmes politiques, tout au long du xxe siècle, pour éliminer les millets (nations) chrétiens, arméniens, assyriens et grecs, en tant que communautés organisées, tant sur le plan économique que politique et démographique15.

Dans les pays arabes comme la Syrie, l’Irak ou l’Égypte, toute dis- cussion relative à la question confessionnelle était tenue pour subver- sive, car divisant et donc affaiblissant l’unité nationale, et par là même servant les objectifs des puissances colonialistes ou de l’ennemi sioniste.

Tout en réprimant toute enquête sur les sources et l’évolution du confes- sionnalisme, les mêmes régimes pratiquaient la ségrégation confessionnelle (ainsi l’apparition de quartiers majoritairement habités par des Alaouites dans la banlieue d’al Mazze à Damas, ou par des chiites dans le quartier

13. Hürriyet Daily News, « Minorities in Turkey tagged by “race codes”, official document reveal », 1er  août 2013 : http://www.hurriyetdailynews.com/minorities-in-turkey-tagged-by-race- codes-official-document-reveals.aspx?pageID=238&nID=51849&NewsCatID=339

14. Hamit Bozarslan, « Islam, laïcité et la question d’autorité de l’Empire ottoman à la Turquie kémaliste », Archives de sciences sociales des religions, n° 125 (janvier-mars 2004), p. 110.

15. Laurent Ritter et Max Sivaslian, Les Restes de l’épée, Les Arméniens cachés et islamisés de Turquie, Paris, Éditions Thadée, 2012 ; Laure Marchand et Guillaume Perrier, La Turquie et le fantôme arménien, Arles, Actes Sud, 2013 ; Vicken Cheterian, Open Wounds, Armenians, Turks and a Century of Genocide, Hurst/Oxford University Press, 2015.

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d’al-Thawra à Bagdad, renommé récemment Madinat al-Sadr) et le clien- télisme, utilisé comme un instrument de pouvoir. En d’autres termes, les États arabes modernes étaient nationaux en théorie et confessionnels en fait, mais leurs gouvernements interdisaient à la société, à la presse, d’en débattre. En conséquence, les intellectuels ont largement intériorisé cette pratique sociale en évitant d’évoquer la question confessionnelle. Le Liban est une exception parmi les sociétés arabes, avec ses pratiques confession- nelles ouvertes, et le grand nombre d’études qui y furent menées sur les confessions et le confessionnalisme dans un Moyen-Orient délibérément oublieux de ses divisions internes. Mais même le Liban, avec son système post-ottoman et la richesse de ses travaux de recherche sur le confession- nalisme, se caractérise par une réticence et un déni marqués. Par exemple, Mehdi ‘Amel, l’un des intellectuels les plus éminents du Parti commu- niste libanais, refuse d’admettre l’existence d’une « division confession- nelle » (inqisam taifi) au Liban, ou même d’une entité « classe sociale et confessionnelle » (al-taifiya wal-tabaqiya), considérant que le confessionna- lisme est  l’idéologie de la bourgeoisie libanaise, et que la seule division existante est d’ordre social16. Si confessionnalisme il y a, il l’attribue à des facteurs externes, aux manœuvres des forces impériales ou coloniales  à moins qu’il ne soit le produit de l’idéologie de la « bourgeoisie » domi- nante. Des hyper-sensibilités politiques et intellectuelles pèsent sur la pro- blématique confessionnelle au Moyen-Orient et accentuent le tabou dont elle est l’objet.

LE CONFESSIONNALISME, AUX ORIGINES D’UNE IDÉOLOGIE DE MOBILISATION

Pour les tenants de l’idéologie confessionnelle, l’antagonisme religieux constitue la référence identitaire et l’explication centrale du mouvement de l’histoire. Mais malgré l’essor de ce nouveau discours à propos des guerres sanglantes et nihilistes qui consument la région, il faut veiller à ne pas attribuer au confessionnalisme plus de poids qu’il n’en mérite. L’idéologie confessionnelle est plus un instrument de mobilisation qu’une cause – ou qu’une explication – aux crises, aux guerres civiles et à la désintégration du système de l’État-nation au Moyen-Orient actuel. Cette idéologie sert principalement à conserver ou à maintenir un pouvoir politique – souvent au prix de la répression, de la polarisation sociale et de conflits violents. Le confessionnalisme n’est pas davantage une solution, une issue pour sortir du cycle de la violence, comme certains diplomates le suggèrent de temps

16. Mehdi Amel, Madkhal fi Naqd al-fikr al-taifi (Introduction à la critique de la pensée confession- nelle), Beyrouth, al-Farabi, 1989, p. 20 ; Suleiman Taqi-addin, al-masalah al-taifiyah fi lubnan, juzur wal- tatawur al-tarikhi, (L’intérêt confessionnel au Liban, racines et développement historique), Beyrouth, Ibn Khaldun, 1997, p. 10.

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à autre, proposant une nouvelle carte politique fondée sur les divisions confessionnelles au lieu de s’attaquer aux causes profondes de la violence elle-même. À nouveau, le Liban en est un excellent exemple.

Alors que le confessionnalisme devient pour une partie des chercheurs une perspective globale qui expliquerait les antagonismes populaires, cet angle d’analyse occulte les structures sociales diverses et les intérêts poli- tiques qui font bouger les choses sur le terrain. Comme le nationalisme, le confessionnalisme nie l’existence d’autres référents identitaires, tribal, poli- tico-idéologique, ethnique, géographique, ou la classe sociale. En revanche, le confessionnalisme a souvent servi à détruire des tendances réformistes au sein de la société ainsi qu’à stabiliser et reproduire l’ordre politique via l’ingénierie sociale, les massacres et les déportations17. Pour justifier une vision confessionnelle du conflit en Syrie ou en Irak, il faudrait, qu’un groupe confessionnel donné manifeste une forte cohésion interne autour d’un but commun, au moment en particulier où elle est engagée dans une lutte sanglante, parfois existentielle contre « l’ennemi18 ». Or, les groupes armés en Syrie ou en Irak, qu’ils soient sunnites ou chiites, se comptent par centaines et sont divisés par des loyautés et des alliances changeantes.

De plus, les intérêts régionaux, tribaux ou de classe mènent régulièrement à des alliances qui traversent les divisions confessionnelles. Par exemple, l’alliance des groupes tribaux sunnites en Irak avec les Unités de mobili- sation populaire chiites (al-Hachd al-Chaabi) pour combattre leur ennemi commun, « l’État islamique », contredit le discours confessionnel.

Les études récentes sur le confessionnalisme se concentrent principale- ment sur le domaine politique contemporain19. Certains chercheurs consi- dèrent la Révolution islamique en Iran et ses tentatives pour s’exporter comme une étape cruciale dans le développement de la politique confes- sionnelle20. D’autres estiment au contraire que l’Iran révolutionnaire a été, à ses débuts, l’expression d’un mouvement révolutionnaire radical panisla- mique qui insistait sur la « convergence » entre sunnites et chiites tout au long du xxe siècle21. Quant à l’Irak, est-ce l’intervention américaine qui a causé la montée du confessionnalisme, ou celle-ci n’a-t-elle fait que mettre en évidence des tensions préexistantes ? Les discussions sur l’émergence du confessionnalisme dans ce pays se concentrent principalement sur l’insur- rection de 1991  après la première guerre du Golfe et sur l’occupation

17. Madawi al-Rasheed, « Sectarianism as Counter-Revolution: Saudi Responses to the Arab Spring », in Nader Hashemi & Danny Postel, op. cit., pp. 143-145.

18. Vicken Cheterian, « Al-tah’lil al-taifi la yantabek ‘ala suriya » (L’analyse confessionnelle ne convient pas pour la Syrie), al-Hayat, 17 mai 2013. Traduction anglaise : http://www.al-monitor.com/

pulse/politics/2013/05/syrian-conflict-failed-sectarian-analysis.html

19. Nader Hashemi & Danny Poster (dir.), op. cit. ; Brigitte Maréchal et Sami Zemini (dir.), op. cit.

20. Lawrence G. Potter, « Introduction », in idem, Sectarian Politics in the Persian Gulf, Hurst, 2013, p. 14 ; Nader Hashemi & Danny Poster « Introduction », in Sectarianization, op. cit., p. 10.

21. Hamid Enayat, Modern Islamic Political Thought, Londres, I.  B. Tauris, 2004 [1982], p. 17 ; Rainer Brunner, « Sunnis and Shiites in Modern Islam, Politics, Rapprochement and the Role of al-Azhar », in Brigitte Maréchal et Sami Zemini (dir.), op. cit., pp. 25-38.

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américaine de 200322. Dans cette perspective courte, l’émergence de la mobilisation confessionnelle serait le résultat d’actions exogènes, de guer- res et des occupations étrangères, le confessionnalisme ayant remplacé les idéologies politiques et les discours nationalistes arabes antérieurs après la révolte de 1991, et plus encore après l’intervention américaine de 2003. À titre d’exemple, le discours du roi Abdallah II de Jordanie en 2004, dans lequel il évoque le danger du « croissant chiite » en référence à l’inter- vention de l’Iran dans les affaires intérieures de son voisin irakien, a mar- qué les esprits23. Pourtant, ces observations n’expliquent pas pourquoi diverses factions irakiennes – l’Armée du Mehdi du Moqtada al-Sadr du côté chiite, ou Jaych ul-Islam ainsi que le groupe radical Tawhid wal-jihad dirigé par le Jordanien Abou Mousab al-Zarqoui du côté sunnite, tout en s’engageant dans la résistance contre l’occupation, se livraient simulta- nément une guerre intestine sanglante (2003-2007). Comment expliquer que l’intervention extérieure n’ait pas réussi à unir les Irakiens autour de la cause nationale au lieu de les désintégrer sur des lignes confessionnelles ? Deux réponses paraissent possibles : premièrement, les Américains avaient joué délibérément un groupe confessionnel contre l’autre ; deuxième- ment, les libertés instaurées après l’effondrement de la dictature de Saddam Hussein avaient ressuscité des antagonismes préexistants. Toutes les forces externes, soit les Ottomans, les Britanniques ou en 2003 les Américains, ont manipulé les multiples divisions préexistantes dans la société irakienne qu’elles soient ethniques, confessionnelles, sociales ou tribales. Donc, le facteur externe seul ne permet pas d’avancer dans notre compréhension de l’émergence du confessionnalisme, puisqu’en détruisant l’ordre poli- tique et en déstabilisant les rapports entre les différentes composantes du peuple irakien, l’invasion militaire américaine s’est bornée à déclencher des contradictions déjà présentes.

En fait, il existait dès la période ottomane des divisions sociopolitiques fondées sur des identités confessionnelles qui se sont renforcées après la création de l’Irak24. Ces divisions ont pris différentes formes. Par exemple, les chiites ont été exclus de la politique institutionnelle sous prétexte qu’ils étaient des Iraniens et non des Irakiens, et, à l’époque ottomane et, sous le mandat britannique, les Arabes sunnites, qui représentaient 20 % de la population totale, dominaient les cadres administratifs de l’État, en parti- culier le corps des officiers de l’armée irakienne dans les années 192025. Des tensions entre la caste dominante sunnite et les chiites sont souvent apparues au cours du xxe siècle, par exemple les manifestations des chiites

22. Fanar Haddad, Sectarianism in Iraq, Antagonistic Visions of Unity, Londres, Hurst, 2011, p. 1.

23. Laurence Louër, « Déconstruire le Croissant Chiite », Revue internationale et stratégique, 2009/4, pp. 45-54.

24. Charles Tripp, A History of Iraq, Cambridge University Press, 2007, pp. 13-23 ; Peter Slugett et Marion Farouk-Slugett, « Some Reflections on the Suni/Shi’i Question in Iraq », British Journal of Middle Eastern Studies 5.2 (1978), pp. 79-87 ; Ofra Benigo, « Shi’is and Politics in Ba’thi Iraq », Middle Eastern Studies, vol. 2, n° 1 (janvier 1985), pp. 1-14.

25. Charles Tripp, op. cit., p. 44.

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en 1927  contre une publication gouvernementale qu’ils considéraient comme offensante pour leur confession. Outre la rivalité entre sunnites et chiites, les tensions entre l’État irakien et la minorité assyrienne, au nord, ont conduit au massacre de 3 000 Assyriens à Simele en 1933. Les mas- sacres, exécutés par l’armée irakienne que dirigeait le colonel Bakr Sidqi et par des éléments tribaux armés agissant sous les ordres du prince héritier Ghazi et du gouvernement irakien, ne faisaient aucune distinction entre les groupes assyriens anti-gouvernementaux et ceux qui étaient fidèles aux autorités de Bagdad26. Plus tard, le Baath lança une campagne d’arabisation en 1975, interdit la langue araméenne et détruisit, pendant la guerre entre l’armée irakienne et les guérillas kurdes des années 1970, plus de 200 vil- lages assyro-chaldéens27.

Le sort des juifs irakiens est un autre exemple tragique de conflit reli- gieux dans l’Irak contemporain. Comme les Assyro-chaldéens, les Juifs ira- kiens forment l’une des communautés les plus anciennes de Mésopotamie.

Au début du xxe siècle, ils représentaient un quart des habitants de Bagdad, contribuaient à sa vie culturelle et économique et étaient large- ment intégrés dans la vie sociale et politique de l’Irak. Ils ne s’intéressaient pas au sionisme, qui était en grande partie un phénomène européen. Or, dans les années  1930  et  1940, leur situation s’est détériorée. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la population juive irakienne était favorable aux Britanniques alors que la majorité de la population musulmane était pro-allemande. Au mois de juin 1941, les quartiers juifs de Bagdad furent attaqués par une foule qui reçut le soutien de la police. Ce pogrom, connu sous le nom de Farhud, a entraîné la mort de 180 personnes dans la commu- nauté juive, des dizaines de blessés et la destruction des entreprises appar- tenant à des Juifs. Le pire était encore à venir. En 1948, le gouvernement irakien leur interdit de voyager, confisqua les biens de ceux qui s’étaient absentés du pays, qu’ils l’aient quitté légalement ou non28. En 1949, le Premier ministre Nuri Saïd alla plus loin en forçant les Juifs irakiens à partir pour Israël. Par conséquent, toute la population juive irakienne fut expulsée de sa patrie millénaire, privée de la nationalité irakienne et de ses biens qui furent confisqués. Le transfert aérien connu sous le nom d’« Opération Ali-Baba » ou d’« Opération Ezra et Néhémie » a procédé en 1951 à l’exode massif de plus de 100 000 Juifs irakiens vers Israël. Seuls quelques milliers sont restés sur place29.

Une autre hypothèse fréquemment évoquée dans les débats sur le confessionnalisme au Moyen-Orient est d’y voir le résultat de manipulations

26. Sargon George Donabed, Reforging a Forgotten History, Iraq and the Assyrians in the Twentieth Century, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2016, pp. 109-118.

27. Shak Hanish, « Christians, Yazidis, and Mandeans in Iraq: A Survival Issue », Digest of Middle East Studies, 18 :1, avril 2009, p. 3.

28. Joseph Schechtman, « The Repatriation of Iraq Jewry », Jewish Social Studies, vol. 15, n° 2, 1953, p. 152 ; Abbas Shiblak, Iraqi Jews. A History of Mass Exodus, Saqi Books, 2005, p. 91.

29. Hayyim J. Cohen, « The Anti-Jewish Farhud in Baghdad, 1941 », Middle Eastern Studies, vol. 3, n° 1 (octobre 1966), pp. 2-17, Joseph Schechtman, op. cit.

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politiques, soit de la part de forces extérieures, soit des élites politiques autocratiques qui tentent de préserver leur position oligarchique en susci- tant des divisions sectaires30. La mobilisation confessionnelle est considérée, dans cette perspective, soit comme issue d’une action exogène impérialiste, soit comme un développement endogène. Dans la première perspective, les puissances coloniales du xixe siècle et leurs ambitions territoriales et économiques en seraient responsables dans un Empire ottoman en déclin, ou la politique ottomane de « diviser pour régner » au Liban, ou encore l’invasion et l’occupation américaine de l’Irak, causes des conflits sectaires ou des interventions iraniennes visant à renforcer l’identité chiite en Irak31. Indéniables, l’existence et l’importance des facteurs extérieurs ne devraient cependant être considérées que dans un deuxième temps de l’analyse, et jamais comme la source première de l’émergence du confessionnalisme.

Aucune force étrangère ne peut créer des identités sociales ex nihilo. Elle peut manipuler des divisions internes, des contradictions et des tensions existantes, mais elle ne les crée pas. Notre lecture du confessionnalisme devrait donc commencer par chercher à comprendre les sources de la frac- ture socio-confessionnelle, ce qui implique de remonter dans le temps et d’enquêter sur ses origines endogènes.

LE CONFESSIONNALISME CONSIDÉRÉ DANS LA LONGUE DURÉE

Mais comment étudier l’émergence des identités politiques confes- sionnelles au Moyen-Orient dans une perspective de longue durée ? Les études à caractère historique situent l’émergence du confessionnalisme au xixe siècle, sous l’effet combiné des réformes ottomanes (Tanzimat) et de l’impact du capitalisme mondial sur le tissu économique et social local32. Elles ont établi que ces transformations complexes ont abouti à la redéfi- nition des classes sociales dominantes et de l’identité des masses. Pourtant, une série de questions restent sans réponses : quelles sont les sources locales du confessionnalisme ? Si ce dernier n’est pas imputable aux guerres et aux invasions étrangères, peut-on faire le départ entre l’impact de la moder- nisation économique et l’influence des réformes imposées sous l’Empire ottoman ? Vu la focalisation des chercheurs sur le court terme, et donc sur une influence supposée des acteurs étrangers sur le confessionnalisme,

30. Christopher Phillips, « Sectarianism and conflict in Syria », Third World Quarterly, vol. 36, n° 2, 2015, p. 362.

31. Bruce Masters, Christians and Jews in the Ottoman Arab World: The Roots of Sectarianism, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 131 ; Joseph Masaad, « Sectarianism and Its Discontents », Counterpunch, 11  janvier 2011 : http://www.counterpunch.org/2011/01/11/

sectarianism-and-its-discontents/

32. Mas’oud Daher, al-juzour al-tarikhiya lil-masala al-taifiya al-lubnaniyah 1697-1861, (Les racines historiques de la question confessionnelle libanaise, 1697-1861), Beyrouth, al-Farabi, 2009, pp. 284- 285 ; Ussama Makdisi, The Culture of Sectarianism, Community, History and Violence in Nineteenth-Century Ottoman Lebanon, Berkeley, California University Press, 2000, pp. 52-62.

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l’environnement local dans lequel celui-ci s’est développé reste méconnu.

Alors que la modernité a conduit à la formation des États-nations et du nationalisme en Europe occidentale, elle a eu un impact décalé, différent, plus hybride au Moyen-Orient où elle a forgé un nationalisme qui a en même temps renforcé et mobilisé les identités et les divisions confession- nelles. Autrement dit, la modernité, à travers l’introduction des institutions politiques contemporaines, d’une économie capitaliste et d’une accéléra- tion des communications, a conduit à l’émergence au Moyen-Orient de

« nations » qui ne ressemblent pas aux nations européennes, relativement homogènes, elles, sur le plan linguistique et ethnique, parce qu’elles sont fondées sur les millets ottomans préexistants, dont elles sont des mutations contemporaines. Hamit Bozarlsan remarque ainsi la forte continuité entre le millet dominant ottoman et l’émergence du nationalisme turc :

Glissant de plus en plus de l’ottomanisme vers un mélange de turco-islamisme, puis clairement vers le nationalisme turc, le centre ne peut concevoir la nation sans ce lien organique, intrinsèque, avec la religion […] il trouve dans la confession le socle, voir “l’essence” de la nation33.

La Turquie républicaine en est la meilleure illustration. La « nation » y est en réalité composée par le millet sunnite ottoman, qui a rejeté les millets non-sunnites, et surtout les millets chrétiens34.

La manière dont les anciens millets ottomans et leurs divisions ont donné naissance à des sectes et au confessionnalisme contemporain méri- terait d’être approfondie. Les millets ottomans, leur formation, leur degré d’autonomie, leur uniformité ou leur absence dans la durée et dans l’espace restent à explorer. Les rares études approfondies sur le sujet soulignent le fait que les connaissances sur les millets sont largement inspirées par la forme prise par cette institution au xixe siècle, tandis que les pratiques des millets des périodes antérieures, les continuités et les ruptures en la matière, sont peu connues. Benjamin Braude et ses collaborateurs estiment que le système des millets date de la fin du xviiie siècle ou du début du xixe, et que la continuité institutionnelle des Églises orthodoxe ou arménienne précédentes sont largement des mythes35. Même si ces auteurs ont iden- tifié un tournant structurel important au début du xixe siècle, leur thèse selon laquelle les communautés religieuses n’avaient aucun cadre institu- tionnel avant le xixe siècle est remise en cause par plusieurs chercheurs36.

33. Hamit Bozarslan, « Islam, laïcité et la question d’autorité de l’Empire ottoman à la Turquie kémaliste », Archives de sciences sociales des religions, 2004, 125 (janvier-mars 2004), p. 108.

34. Sener Akturk, « Persistence of the Islamic Millet as an Ottoman Legacy: Mono-Religious and Anti-Ethnic Definition of Turkish Nationhood », Middle Eastern Studies, vol. 45, n° 6, novembre 2009, pp. 893-909.

35. Benjamin Braude (dir.), Christians and Jews in the Ottoman Empire, Lynne Reiner Publishers, 2014.

36. Halil Inalcik, « The Status of the Greek Orthodox Patriarch Under the Ottomans », Turcica, vol. 21.23, 1991, pp. 407-436 ; Victor Roudometof, « From Rum Millet to Greek Nation:

Enlightenment, Secularization, and National Identity in Ottoman Balkan Society, 1453-1821 », Journal of Modern Greek Studies, 16.1, 1998, pp. 11-48 ; Bruce Masters, Christians and Jews in the Ottoman Arab

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On a besoin aujourd’hui de recherches empiriques et d’interprétations théoriques sur les changements et les continuités en relation avec le choc de la modernité (qui a renforcé les identités confessionnelles au lieu de les dépasser) afin de pouvoir comprendre les continuités et les changements intervenus entre les structures existantes du xvie au xviiie siècle et l’émer- gence du confessionnalisme moderne au xixe siècle. Les institutions étati- ques modernes sont issues des conflits entre l’État, l’armée et la bourgeoisie de l’Empire ottoman. Ces luttes politiques et sociales ont conduit à la cata- strophe génocidaire, à la destruction des Arméniens, à l’extermination des Assyriens, à des échanges de populations ou à l’épuration ethnique entre musulmans des Balkans et orthodoxes d’Anatolie37. Les États modernes post-ottomans sont le produit de cette lutte, et la problématique confes- sionnelle d’aujourd’hui plonge ses racines dans ces événements violents qui se sont déroulés pendant et après la Première Guerre mondiale.

L’antagonisme actuel entre les musulmans sunnites et chiites en Irak ne doit donc pas être isolé des pogroms anti-assyriens des années 1930 ni de la violence anti-juive des années  1940  et  1950. La violence sectaire actuelle est un miroir de l’extermination des Arméniens et des Assyriens pendant la Première Guerre mondiale, des échanges de population entre les musulmans des Balkans et les Roums orthodoxes de Turquie des années 1920. Plutôt que d’estimer que le sectarisme serait le fruit de la manipulation politique de forces extérieures ou des élites autochtones, il s’agit de réinscrire les actes de violences de masse dans le récit historique du Moyen-Orient, dans sa temporalité, pour comprendre les causes et les conséquences du confessionnalisme.

Vicken Cheterian

Université de Genève

World: The Roots of Sectarianism, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Karen Barkey, Empire of Difference, The Ottomans in Comparative Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, pp. 115-116.

37. Raymond Kévorkian, Le Génocide des Arméniens, Paris, Odile Jacob, 2006 ; Joseph Yacoub, Qui s’en souviendra ? 1915 : le génocide assyro-chaldéo-syriaque, Paris, CERF, 2014 ; Hamit Bozarlslan, Vincent Duclert, Raymond H. Kévorkian, Comprendre Le Génocide des Arméniens, 1915 à nos jours, Paris, Taillandier, 2015.

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