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L'acte performatif se met à table

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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L'acte performatif se met à table

Mémoire

Serge Olivier Fokoua

Maîtrise en arts visuels - avec mémoire Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Ce texte qui est la partie écrite de mon Mémoire vise à faire une analyse critique de ma pratique artistique en art performance depuis 2010 jusqu’à ce jour, où il est essentiellement question de l’expérience de ma vie personnelle passée d’une part derrière les fourneaux et d’autre part dans des salles d’exposition.

Mon autre métier, celui de cuisinier, a considérablement influencé ma démarche artistique, à tel point que durant les cinq dernières années, mon travail de performance s’est abondamment nourri de ce qui se fait dans les cuisines.

Mon texte tourne autour d’une thématique; la mal bouffe, qui devient pour moi la raison d’un engagement artistique. Ma pratique performative qui est un combat contre l’industrie agroa- limentaire consiste à la déconstruction de l’acte culinaire. Car il est question pour moi de transcender le beau apparent qu’on trouve dans l’art de la cuisine, pour faire ressortir une cruelle réalité.

Cette analyse et cette étude va me permettre de concevoir une performance de synthèse que je présenterai en fin de Maîtrise. Cette performance sera réalisée en guise de résultat comme la somme condensée de mes recherches et de mon idéologie de base.

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Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iii

Liste des illustrations ... v

Introduction ... 1

Chapitre 1. « L’art et la vie confondus » ... 3

1.1. Toile de fond de ma démarche et influences ... 3

1.2 L’art facile ... 6

1.3 Art et professions (l’acte artistique) ... 9

1.4 L’art est-il partout ? Le cas de la cuisine ... 12

Chapitre 2: mon parcours artistique axé sur la notion d’acte culinaire et regard critique .... 16

2.1 Jamais sans mes marmites ... 16

2.2 Roots ... 21

2.3 What’s for dinner ... 23

2.4 Retroussez vos manches ... 27

2.5 À l’étouffée ... 28

Chapitre 3. La performance sous l’influence d’un métier (des exemples marquants) ... 32

Chapitre 4. Acte culinaire/acte performatif : thème et engagement militant... 41

4.1 Le thème ... 41

4.2 L’engagement militant ... 44

4.3 Les normes éthiques auxquelles j’associe mon travail ... 48

4.4 Les raisons profondes de mon engagement artistique ... 52

Chapitre 5. Mon travail actuel et perspectives ... 62

5.1 Mes projets les plus récents ... 62

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5.2 Mon projet actuel ... 66

5.3 La pertinence du projet. ... 68

Conclusion ... 70

Bibliographie ... 71

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Liste des illustrations

Figure 1. Square, Le Grave, Victoriaville 2011. Crédit photo : Guy Samson.

Figure 2. Triangle, doual’art, Douala, 2010. Crédit photo : Cecile Demessire.

Figure 3. Attroupement, Ii, Finlande, 2012. Crédit photo : Ii Biennale.

Figure 4. Attroupement 2, Lacanche, France, 2014. Crédit photo : Bernard François.

Figure 5. Les bergers, Crane Lab, Chevigny, 2010. Crédit photo : Bernard François.

Figure 6. Destination verte, CCF, Yaoundé, 2009. Crédit photo : Michel Papemsi.

Figure 7. Roots, en duo avec Isabel Leon Guzman, Montréal, 2015. Crédit photo : Christian Bujold.

Figure 8. What’s for dinner, Berlin, 2012. Crédit photo : Marcio Carcalho.

Figure 9. What’s for dinner, Poznan, 2014. Crédit photo : Jelili Atiku.

Figure 10. What’s for dinner, Calgary 2016. Crédit photo : Mike Tan.

Figure 11. Retroussez vos manches, La Fabrique, Québec, 2015. Crédit photo : Vincent Fournier.

Figure 12. À l’étouffé, RIPA, Montréal 2015. Crédit photo : Francis O’Shaugnessy.

Figure 13. À l’étouffé, 7a11d*, Toronto, 2016. Crédit photo : Henry Chan.

Figure 14. Artist’s Dilemma, Roi Vaara, performance for video, 1989. Crédit photo : Naranja.

Figure 15. Cathérine Méziat, Crane lab, 2006: Crédit photo : Bernard François.

Figure 16. Maria Clark, L’autocoït dans ma valise, Crane lab, 2010. Crédit photo : Bernard François.

Figure 17. Joseph Beuys, action piece, 1972. Crédit photo : Lewis Mindenhall.

Figure 18. Gustavo Alvarez, 7a11d* festival, Toronto, 2010. Crédit photo : Henry Chan.

Figure 19. Paul McCarthy, Tree, 2014. Crédit photo : Chesnot/Getty Images.

Figure 20. Crédit photo : PhiloVIVE !, 2006.

Figure 21. Genevieve et Mathieu, La Jamésie. Crédit photo : Courtoisie des artistes.

Figure 22. Antarctic Village no borders, ephemeral installation Antarctica, 2007.

Crédit photo : Studio Orta.

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Figure 23. Affaire Baloney, L’Imagier, 2017. Crédit photo : Thomas Grondin.

Figure 24. Affaire Baloney, L’Imagier, 2017. Crédit photo : Thomas Grondin.

Figure 25. Affaire Baloney, AXENÉO7, 2017. Crédit photo : Jean-Michel Quirion.

Figure 26. Trans’shit, Kunstgarajen, Bergen, 2018. Crédit photo : Bjarte Bjørkum.

Figure 27. Trans’shit, Kunstgarajen, Bergen, 2018. Crédit photo : Bjarte Bjørkum.

Figure 28. Trans’shit, Kunstgarajen, Bergen, 2018. Crédit photo : Bjarte Bjørkum.

Figure 29. Trans’shit, Kunstgarajen, Bergen, 2018. Crédit photo : Bjarte Bjørkum.

Figure 30. Trans’shit, Kunstgarajen, Bergen, 2018. Crédit photo : Bjarte Bjørkum.

Document multimédia (vidéo)

Parlons Baloney, Gatineau 2017. Crédits : Réalisation, caméra et montage : Yves Whissell Coordination : François DesRochers et Nadine Deschamps Production : Télé Québec

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Remerciements

J’aimerais avant tout remercier Jocelyn Fiset mon ami et artiste qui m’a donné l’envie de venir étudier au Québec.

Richard Martel avec qui j’ai beaucoup collaboré sur des idées et des projets en art performance.

Jean Voguet qui a été mon principal mentor dès le tout début de ma carrière, et qui n’a jamais cessé de me prodiguer des conseils utiles.

Mon épouse et artiste Ruth Feukoua, avec qui j’ai beaucoup cheminé, et dont le soutien in- conditionnel m’a été nécessaire.

Je voudrai aussi remercier mes compagnons de lutte Landry Mbassi, Michel Bitimbhé, Christian Etongo, Jelili Atiku et Marcio Carvalho.

Je voudrai enfin remercier mes professeurs :

Alexandre David, pour sa patience, pour son écoute, pour sa disponibilité et pour son efficacité.

David Naylor mon directeur de recherche pour ses conseils judicieux, pour sa clairvoyance, et ses remises en question qui m’ont aidé.

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Introduction

On pourrait peut-être trouver assez intrigant le fait de faire une recherche sur la notion d’acte performatif à travers l’acte culinaire. Mais c’est pourtant de cela qu’il va essentiellement être ques- tion ici dans mon texte.

Comment mon art me permet-il de donner mon point de vue et ma position sur un phénomène social, lié à l’homme et à son alimentation ?

Mon texte met un accent particulier sur le mot « acte », qui d’après le dictionnaire Larousse 2017, est défini comme le mouvement d’un être vivant adapté à une fin ; la manifestation d’une volonté considérée dans son but. C’est à la lumière de ce mot que j’écris ce texte qui fait état d’un art au service de la société, avec des objectifs et des finalités bien précises. Cette idée d’acte en faveur de la société se traduit bien dans les propos du philosophe et auteur camerounais Engelbert Mveng qui dit : « À travers l’œuvre d’art, l’homme exprime sa vision du monde, sa vision de l’homme et sa conception de Dieu. L’art est un langage cosmologique, anthropologique et liturgique ».1 Je pense, pour ma part, que l’acte performatif n’est pas un acte anodin. C'est pour cela que l’art performance tel que je le pratique actuellement, est plus un acte militant que tout autre chose. C’est une attitude, une prise de position par rapport à la vie et par rapport à l’humain. Je ne saurais parler de l’art sans que cela ne fasse référence à la vie, ou à l’humain (par opposition à l’art pour l’art).

Pour moi l’art performance tire son essence de la vie et des actions de tous les jours. Des faits et gestes de tout ce qui fourmille sur la terre.

Pour parler des rapports art et cuisine, mon texte commence par aborder des situations de vie or- dinaire au travers de l’art et la vie. Ensuite, je présente mes travaux récents qui portent sur mon appropriation de l’acte culinaire dans le contexte artistique.

J’essaye de démontrer comment l’acte de cuisiner (qui de prime abord est un acte anodin) devient acte performatif dans mon travail. Puis, je prends quelques exemples bien connus pour illustrer l’influence que peut avoir tout ce qu’on fait, dans nos pratiques artistiques. Mais en définitive, la

1 Bassong, M. (2007). Esthétique de l'art africain : Symbolique et complexité. Paris: Harmattan.

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partie essentielle de mon texte reste le thème de la mal bouffe qui fait l’objet d’actes artistiques marqués par un engagement militant, et motivé par un certain nombre de normes éthiques sur lesquelles s’appesantit mon travail et ma démarche. Un travail où on peut voir de manière récur- rente, des marmites, des cuillères, des bananes, des tomates, des œufs, du lait, de la viande, de l’huile végétale, du pain, de la farine, des colorants alimentaires, etc. La liste est longue. Tous des éléments et des ingrédients de base qui permettent de poser un acte culinaire. Pourtant, dans mes mains ces éléments et ingrédients franchissent un autre cap, et du coup, leur utilisation se trouve être aux antipodes de leur fonction initiale. Ce texte montre comment j’utilise l’objet alimentaire pour exprimer une pensée, une peine, une douleur, ou une révolte. À vrai dire, c’est en déconstrui- sant l’acte culinaire que je construis mes performances. À la vue de ces performances, on peut s’offusquer en disant qu’il s’agit d’un gaspillage de nourriture. Pourtant moi, je vois les choses autrement. Dans mes performances je porte un combat. J’ai envie de dire comme Jean Pierre Coffe : « arrêtons de manger de la merde ! »2

2 Coffe, J.-P. (2013). Arrêtons de manger de la merde ! Paris: Flammarion.

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Chapitre 1. « L’art et la vie confondus »

1.1. Toile de fond de ma démarche et influences

J’ai choisi l’assertion « l’art et la vie confondus » qui est aussi le titre d’un livre d’Allan Kaprow pour débuter le développement de mon texte parce qu’il constitue en quelque sorte la toile de fond de mon territoire de pensée. Sans vouloir faire un procès à ceux qui ont prôné et à ceux qui conti- nuent de prôner une certaine technique ou une certaine normalité de l’art, pour ma part, je dirai que je ne crois pas à la technique. Je ne crois pas aux cours magistraux. Je ne crois pas à une normalisation de l’art. Je crois à la pratique. Je crois à l’activité. Je pense que c’est dans l’activité permanente que nous nous formons notre propre technique, et par là-même notre propre univers de création et de pensé. D’ailleurs comme l’a dit Allan Kaprow qui était lui-même enseignant d’art; « on ne peut pas enseigner l’art, mais la bonne direction qui mène à l’art »3. Et Pierre Soulage de renchérir : « Tout ce qui s’apprend n’a pas d’importance. N’importe qui peut dessiner, plus ou moins ».4

Est-ce que juste le fait de maitriser une technique fait de nous un artiste ? Je pense que non. De nombreux artistes ont du mal à faire une rupture avec les canons traditionnels issus de l’art mo- derne européen, où l’artiste est astreint à un certain conformisme et à une certaine normalité.

Mon travail artistique n’intègre pas des normes bien précises. D’autant plus que je me considère beaucoup comme un artiste expérimentateur. Cette attitude est souvent mal perçue, puisqu’il existe dans le milieu de l’art une polémique permanente entre les conservateurs de l’ancien régime et les

« duchampiens » au sujet de ce qui est considéré comme de l’art et ce qui ne l’est pas. Pour ma part, de simples gestes de la vie ordinaire peuvent être considérés à juste titre comme des matières esthétiques sans que cela soit forcément circonscrit dans une quelconque réglementation.

3 Kaprow, A., & Kelley, J. (1997). L'art et la vie confondus. Paris: Centre Georges Pompidou.

4 Chancel, J., Barthes, R., & France Inter (Firm). (1989). Radioscopie de Jacques Chancel avec Roland Barthes. Paris:

Radio France.

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Avant Jackson Pollock, qui aurait pu imaginer qu’on pouvait faire un tableau sans appliquer un pinceau sur la toile ? Pourtant l’initiative de Pollock a profondément marqué l’histoire de l’art ; au point où de nos jours on considère comme de l’art ce qui ne l’aurait pas été, il y a des siècles.

Ceci m’amène à aborder la question de savoir si l’artiste devrait faire des choses que le public aimerait qu’il fasse. Et bien la réponse est non ! Si oui, ce ne serait plus un artiste. D’ailleurs la question ne se pose même pas !

C’est donc quoi un artiste ?

À vraie dire, on ne peut répondre à cette question qu’en fonction de ses affinités, et du courant de pensée pour lequel on milite.

L’extrait qui va suivre, et qui donne à peu près ma position là-dessus, est un extrait de mon an- cienne démarche artistique :

Être artiste ce n’est pas peindre la nature ou les paysages. (Les photos le font déjà assez bien). Être artiste ce n’est pas présenter à la société ce qui l’intéresse ou ce dont elle veut qu’on parle. Être artiste ce n’est pas chanter les faits et les problèmes sociaux.

Être artiste c’est produire la vérité. C’est dévoiler CE QUI EST. C’est sympathiser avec l’univers, rechercher l’essence, la réalité, l’individualité des êtres et des choses pour les présenter aux autres hommes. C’est créer des œuvres qui élèvent l’esprit, qui portent l’univers au sommet de la valeur sublime, des œuvres qui font du monde des hommes une planète de quiétude et d’espoir. Mais très vite, l’artiste devient un ina- dapté social parce qu’il ne peut s’accommoder aux habitudes de son époque. Alors il vit en perpétuelle transe. Il raisonne en dehors des normes établies. Il est en mission sur la terre des hommes. Il est le messager du cosmos, de l’univers du réel et du vrai.

Il lutte contre ce qui « est établi », contre le destin, contre le devenir commun des « damnés de la terre ». L’artiste est inspiré éternellement.

Dans mon travail artistique, je m’inscris dans un singularisme lié à ma personne comme individu.

Je suis profondément habité par le désir d’explorer et de naviguer sur des terrains inconnus. C’est pour cela que j’aime des artistes comme Pollock, Shimamoto ou Shiraga, qui étaient des artistes hors champ, et qui se sont positionnés dans un avant-gardisme fier et assumé.

Ils faisaient des choses comme ils les aimaient, et non comme les gens avaient envie qu’ils le fassent. Ils faisaient l’art d’abord pour eux. Cette singularité qu’ils avaient brandie était pour eux une façon d’exister. En ce sens, Pierre Soulage a affirmé : « Même si je peins pour moi, pour avoir une raison de vivre, quand je ne peins pas, j’ai l’impression que je n’existe plus. Ce n’est pas bien,

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il vaut mieux savoir qu’on existe »5. C'est à comprendre que vouloir canaliser ou contrôler un ar- tiste, c’est tuer son instinct créatif. Puisqu’un artiste qui n’est plus libre de ses mouvements cesse de créer et par conséquent cesse d’exister. Marguerite Duras va plus loin en abordant l’acte créatif comme quelque chose d’addictif dans un sens, mais aussi de thérapeutique dans un autre sens.

Faisant référence à son livre Écrire, elle parle de la folie de l’écriture comme d’un volcan qui nous habite. Elle dit : « […] l’écriture, c’était ça la seule chose qui peuplait ma vie. Et qui l’enchantait.

Je l’ai fait, l’écriture ne m’a jamais quitté »6. C’est à peu près ce genre de motivation qui m’habite quand je fais de l’art.

J’ai évoqué plus haut Shimamoto et Shiraga parce que leur pratique me fait beaucoup penser à la mienne, qui a transité de la peinture à l’art performance, sans que je ne l’aie voulu forcément. La peinture serait-elle finalement l’antichambre des artistes performeurs ? Car de mon expérience personnelle, j’ai souvent vu bon nombre transiter par la peinture pour faire exclusivement de la performance. (Même si l’inverse existe aussi). Saburo Murakami, considéré comme le membre le plus connu du mouvement Gutaï, a lui aussi fait de la peinture dans ses débuts. Il s’est fait connaitre mondialement par sa performance Écran de papier traversé, mais beaucoup ignorent qu’il était d’abord un artiste peintre. Notons que quand il faisait sa performance Écran de papiers traversés pour la première fois à Tokyo en 1955, il ne se considérait même pas comme un performeur. Il présentait ce travail en tant qu’artiste peintre. Mais Dieu sait qu’il s’agissait bien là d’une perfor- mance. Toute cette analyse m’amène à réaliser que plusieurs artistes comme moi n’ont pas acquis le statut de performeur ex nihilo. Il y a eu un certain nombre de préalables qui nous ont préparé le terrain. Même Marcel Duchamps le précurseur de tout ce dont on parle aujourd’hui, a longtemps fait de la peinture avant de s’orienter vers les ready-made.

5 Duponchelle, V. (2014).Soulages, retour au pays natal. Repéré à http://www.lefigaro.fr/arts-exposi- tions/2014/01/13/03015-20140113ARTFIG00236-soulages-retour-au-pays-natal.php

6 Duras, M. (1975). Marguerite Duras. Paris: Éditions Albatros.

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1.2 L’art facile

La notion d’art facile m’intéresse parce que la part de minimalisme qui paraît parfois dans mes œuvres peut être perçue par certains comme un penchant à la facilité. Pourtant, ceci est clairement associé à ma personne. À défaut d’utiliser le terme minimalisme, je me sens plus à l’aise avec le terme simplification. D’autant plus que ma devise est : « tout dans la vie est quête de la simplicité ».

C’est la raison pour laquelle mes travaux, que ce soit en performance ou en installation, sont sou- vent très dépouillés, au point où la critique d’art Nathalie Côté a pu dire dans un article sur mon exposition au centre d’art Le Lieu en 2011 : « Si l’œuvre de Ruth Loïs Feukoua et Serge Olivier Fokoua a étonné par sa simplicité, c’est que nous sommes habitués à plus d’emphase, à des œuvres interpellant nos sens avec la technologie, la performance technique, l’abondance de la matière.

En outre, leur proposition contraste avec celles qui l’ont précédée au Lieu… »7.

Le duo d’artistes performeurs québécois Geneviève et Matthieu incarnent eux aussi souvent la notion d’art facile. L’expression « l’art c'est facile » est d’ailleurs abondamment scandée dans leur projet intitulé la Jamésie. Je ne leur ai jamais posé la question, toutefois j’essaye de comprendre, et je me pose la question : quelle est la quintessence de l’expression « l’art c'est facile » que scan- dent Geneviève et Matthieu dans leurs performances ? Et je me dis, ce n’est pas faux, l’art c’est facile. Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Si je le dis, c’est parce que je milite pour ce paradigme, et, pour renchérir cela, je vais citer le poète et philosophe québécois François Hertel qui a affirmé : « L’art de vivre pleinement ne consiste pas tant à compliquer les choses simples qu’à simplifier celles qui ne le sont pas »8. Je trouve l’assertion de Geneviève et Matthieu intéressante, assertion qui d’après mon entendement rejoint la question liée à la transgression des règles et des normes conventionnelles de l’art ; où on sort d’un travail de fourmis aliénant et non conforme aux réalités de notre époque, pour se lancer dans un art qui se dit « facile ». En réalité, derrière cette assertion d’art facile, se cache une note d’humour propre à la désinvolture et à l’ex- travagance qui caractérise Geneviève et Matthieu dans leur travail. Puisque, si nous voulons sortir

7 Côté, N. (2012). Leçon d’Afrique, 90-91, Inter, Numéro 112. Repéré à https://www.erudit.org/fr/revues/inter/2012- n112-inter0343/67693ac.pdf

8 Hertel, F. (1961). Le beau risque : Roman. Montréal : Fides.

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du discours caustique et hâbleur, on devrait dire ; l’art c’est concret, et non l’art c’est facile. Dans son travail, le couple Geneviève et Matthieu repousse les frontières de la discipline au point de devenir inclassable. Leurs performances sont souvent comme des terrains de jeu, on a l’impression qu’ils s’amusent comme des gamins, ce qui peut à des moments provoquer des fous rires dans l’audience. On est souvent littéralement happé par cette forte activité grandiloquente aux allures d’improvisation. Leur volonté délibérée de prendre des risques et leur attitude iconoclaste intrigue beaucoup et amène à s’interroger sur leur vie. Il y-a-t-il des personnes qui se cachent derrière des personnages ? Ou alors ce sont les mêmes personnes sur scène que dans la vie ? Sauf que, la question ne se pose pas ; puisque la performance n’est pas comme le théâtre où on joue un rôle. Le performeur camerounais Christian Etongo a déclaré en 2014 lors d’une conférence à l’institut Goethe de Yaoundé : « En performance on ne fait pas semblant de faire quelque chose, mais on le fait pour de vrai ». Comme pour dire, Geneviève du duo Geneviève et Matthieu, qui affiche un côté très déjanté dans ses performances, est-elle de même dans sa vie ordinaire ? Difficile d’ima- giner le contraire. Car si nous restons dans la logique de l’art concret et de l’esthétique de la vie ordinaire dont ils sont quelques-uns des apôtres, Geneviève ne saurait être qu’une personne déjan- tée dans sa vie de tous les jours.

Le couple d’artistes performeurs Doyon Demers, qui réunit depuis 1987 Hélène Doyon et Jean Pierre Demers m’intéresse particulièrement dans la mesure où la base de leur travail artistique, mais aussi de leurs recherches portent essentiellement sur la relation entre art et vie. À propos de recherches, je signale que ce sont des professeurs d’art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) où les deux ont dirigé l’un après l’autre un séminaire en cycle Maîtrise qui porte le titre de « Art et vie confondus » comme le livre d’Allan Kaprow, tout comme le premier chapitre de ce texte de mémoire. J’ai tout de même eu le privilège de rencontrer le duo Doyon Demers à Toronto lors du festival 7a11d en octobre 2016. C’est là-bas que nous avons engagé la conversation sur ce que nous avons justement en commun : l’art et la vie.

Le duo Doyon Demers dont je disais que la notion art et vie confondus était la marque de fabrique, utilise pour le confirmer, les termes in situ et in socius pour qualifier ce qu’ils font. Le terme socio- esthéticiens est une dénomination qu’ils se sont eux-mêmes donnée et qui cadre formidablement bien avec leur mode opératoire.

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D’autres artistes de la scène internationale ont mené des interventions artistiques sociétales dans l’alignement de la notion d’art facile : Ingrid Jejina, performeuse néerlandaise invitée au festival RAVY en 2012, s’est promenée dans les quartiers populeux de Yaoundé pour collecter des vête- ments sales dans les maisons. Elle en a fait un gros amas de vêtements, et le jour de son vernissage, elle s’est posée sur ses genoux dans une galerie avec des bassines pleines d’eau, et du savon, et elle a lavé tous ces vêtements à la main, un par un, puis les a accrochés à sécher sur des ficelles tendues dans la galerie. Les vêtements sont restés comme exposition le temps du festival. L’artiste Japonaise Hiroko Tsuchimoto quant à elle, s’est rendue en 2017 en Tanzanie puis en 2018 au Cameroun, pour mener un projet de manœuvre au sein d’une communauté. Elle se plaçait debout dans chaque quartier ou village avec un panneau à la main indiquant : « I am offering my labor for free ». Ce projet lui a permis de rentrer dans l’intimité des gens, ce qui n’aurait pas été possible autrement. Cela lui a permis de comprendre la culture locale, la vie sociale et politique du pays, ainsi que son histoire. Puisqu’en effet, dans chaque quartier ou village, les gens lui proposaient des taches tels que faire la vaisselle à la main, faire la lessive à la main, faire la cuisine sur feu de bois, garder les enfants comme une nounou, etc. C'est impressionnant jusqu’où un simple panneau sus- citant une offre de service peut amener une artiste à faire des choses incroyables. C’est aussi arrivé au Québec avec le duo Doyon Demers, avec leur fameuse « Agence d’enfouissement des œuvres et des œuvres d’art ». D’après Érudit, Espace Sculpture, il ressort que lors de l’une de leurs séances, ils avaient reçu la visite de deux cents personnes et une trentaine d’entre eux avait laissé matière à enfouir.9

Ces différentes anecdotes que je mentionne ont pour but de montrer d’autres exemples de pratiques qui sont dans l’univers « art facile » et qui s’inscrivent dans l’ordre des choses auxquelles je suis très sensible et très attaché. D’autre part, de manière plus générale, ces postures me permettent aussi de mesurer la courbe de l’art tel qu’il se pratique de nos jours et de présenter l’étendue du champ des possibles en rapport avec ce que je fais. Bien sûr, tout ce déballage d’idées repose aussi sur le référencement d’artistes par lesquels je m’identifie plus ou moins, ou qui ont simplement emprunté la même voie que moi, ou alors qui d’une manière ou d’une autre ont laissé un sillage

9 Espace sculpture, no 33, Automne 1995, page17 Montal,F. (1995). À propos de propaganda, 17-18. Repéré à https://www.erudit.org/fr/revues/espace/1995-n33-espace1047383/9989ac.pdf

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qui jalonne mon parcours. Il est très important pour moi de mentionner ces artistes, mais aussi les courants de pensée qui m’ont influencé même si aujourd’hui, ce que je fais comme travail n’a pas un lien direct avec tout cela. Mais il convient de préciser que c’est de là qu’est parti ma perception des choses.

1.3 Art et professions (l’acte artistique)

Je considère le mot art comme faisant allusion à l’individu qui porte la profession plus qu’à la profession de manière pratique. Contrairement à une idée répandue qui voudrait que l’art soit d’abord associé à l’habileté et au métier, ainsi qu’à la maitrise d’une technique particulière.

Ce qui fait que, par exemple, un bûcheron serait appelé artiste en fonction de sa manière très particulière de couper les arbres. Pour ce faire donc, ce n’est pas tous les bûcherons qui seraient nommés artistes, mais un certain bûcheron qui se serait excellé par sa technique singulière, ou par son originalité, liée à la façon très à lui de couper les arbres.

Ceci serait donc également valable pour un fleuriste, un plombier, un laveur de vitres, etc. Quand l’auteur Émile Zola écrit : « Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempéra- ment »10, il met le doigt sur le génie de l’individu. Car il se pourrait que, le génie et le tempérament aient quelque chose en commun. Les commentateurs de match de football avaient souvent l’habi- tude de dire de Diogo Maradona qu’il était un artiste. Et pourtant c’était un footballeur. Quel rap- port avec l’art ? Justement, c'est parce qu’il était unique en son genre. En plus d’être performant, il était créatif, inventif et imaginatif. Cette distorsion du vocable artiste devrait-elle nous irriter, sous prétexte d’un abus de langage ? Non. Puisqu’on peut se rendre compte qu’il s’agit ici en effet d’une comparaison. Il s’agit d’une assimilation, qui est tout à l’honneur de l’artiste. Des gens qui ne sont pas des artistes sont pris pour des artistes tout simplement parce qu’ils excellent dans leur domaine d’activité, et qu’ils mènent des actions qui sont l’apanage des artistes. Ceci nous pousse à réaliser que la fibre artistique peut se nicher en n’importe quel individu, fut-il mécanicien ou médecin. Sa profession n’a rien à voir. Sa profession n’est que la membrane qui enveloppe le

10 Zola, E. (1979). Mes haines : Causeries littéraires et artistiques ; Mon salon (1866) ; Édouard Manet : étude bio- graphique et critique. Paris : Slatkine Reprints.

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noyau. La profession c'est l’uniforme, c'est le tablier, qui effectivement peut être arboré par tous.

Mais ce qui nous intéresse c'est le noyau, qui constitue l’élément central et caractéristique, que Zola appelle le tempérament. C’est pour cela qu’il existe des « artistes » qui ne savent pas qu’ils sont des artistes, qui ne revendiquent même pas ce statut, et qui par ailleurs, ne voudraient pas être considérés comme tels. Tout comme il existe des pseudo-artistes, qui se prennent pour des artistes, et pourtant cela ne leur sied pas du tout. Je pense comme Zola que l’artiste c’est un tempérament.

Et au-delà du tempérament, il y a le génie, qui l’habite et le caractérise. La membrane, qui est une profession quelconque, ne peut à elle seule suffire pour octroyer le titre d’artiste. Puisqu'elle ne joue qu’un rôle périphérique. La profession c’est le domaine d’intervention, dont on s’est fait spé- cialiste par choix ou par hasard. Mais c'est aussi le programme de communication qui nous lie avec les autres, et qui nous permet de faire parler le génie qui est en nous. Naturellement, l’impact du génie sur la profession est toujours fort remarquable. Le génie transforme le banal en exceptionnel.

Ceci est valable, partout, et dans tous les métiers. Ceci nous amène à conclure que le fait de mai- triser une technique particulière ne fait pas de nous un artiste. La technique peut être enseignée et peut s’acquérir, mais le génie ne se peut pas. Puisqu'il est lié directement à l’ontologie. Par consé- quent, ne peut s’apparenter à la notion de volonté ni de choix. Le réalisateur Roman Polanski a affirmé : « […] l’art doit émouvoir. Si vous ne recevez aucune émotion, je ne considère pas ça comme de l’art »11. Cette réflexion qui est également souvent relayée par beaucoup de spécialistes avec des termes différents, nous fait comprendre comment le terme art a pu sortir des sentiers battus, pour se constituer une nouvelle identité. En fait, sa redéfinition a juste permis de l’épurer et de dégager son sens réel. Mais beaucoup de nos jours sont restés focalisés sur l’ancien régime esthétique des années trente, au point d’être aveugle face au courant de l’histoire. Le philosophe français Alain Finkiekraut dont les positions iconoclastes sur l’art sont connues de réputation a affirmé lors d’une sortie publique : « notre époque se prend pour une autre. Notre temps passe son

11 Sass, V. (2017). Roman Polanski : l'interview confession du réalisateur Stupéfiant ! [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=R6HseEhe0xQ

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temps à se tromper de temps. Notre présent est en décalage avec lui-même. Nous rabattons systé- matiquement « l’inconnu sur le connu » 12 faisait référence à l’anachronisme invétéré qui a pris la pensée de la plupart des gens en otage. Au 21e siècle, des gens continuent à rêver d’un art dit noble.

Un art qui respecte des codes et des conventions, un art cartésien. Ce qui fait que beaucoup dans leur tête sont restés bloqués, et voient l’artiste par rapport à des prérequis. Ils mettent la profession avant l’individu, pourtant c’est tout le contraire. Moi j'irai même plus loin pour dire que, « artiste » ce n’est pas une profession, mais un état d’être.

J’évoque tout ceci pour nous amener à un principe que je partage complètement ; c’est qu’un artiste reste un artiste même quand il ne crée pas. À cause justement de la notion d’indistinction entre vie ordinaire et art qui habite la personne.

Si j’aborde dans ce sous-titre la question liée à l’art en rapport avec la maîtrise technique, et la relation entre l’activité artistique et les autres activités, c'est parce que tout ceci converge vers le sujet global de mon texte, qui traite de mon art en rapport avec ma profession de cuisinier. Ce texte tourne autour de comment se crée l’agencement de ces différents éléments qui constituent mon quotidien. Je suis en effet rendu à un point où il n’y a plus de barrière entre tout ce que je fais, dans la mesure où je ne me défini pas par une étiquette ; ou du moins, je n’y accorde pas la plus grande importance. Je suis juste un être qui existe, et qui fait des choses en essayant d’y donner du sens et de la raison. Et, ce faisant, je me dépouille de tout apparat, pour être simplement l’être qui pense et qui agit. Fus-je dans une cuisine, ou dans une salle d’exposition. C’est pourquoi j’ai dans mon propos plus haut, convoqué le « noyau » par opposition à la membrane. Parce que je considère le noyau comme le côté identitaire et caractériel de l’artiste. Dans le chapitre quatre, je vais davantage aborder cette question liée à mon action artistique qui passe par ma vie de tous les jours, et qui est essentiellement orientée sur le comment plutôt que sur le quoi. À ce stade des choses, je dois dire, un peu par anticipation, que les actions que je mène ont beaucoup plus pour but de mettre le doigt dans la plaie. C’est-à-dire de pointer du doigt les problèmes de notre société en lien avec l’humain, et de jouer un rôle sensibilisateur.

12 Nimosalb, (2014). Alain Finkielkraut sur l'art contemporain, l'affaire Paul McCarthy. [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=iQZBMx9d33k&t=192s

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1.4 L’art est-il partout ? Le cas de la cuisine

Depuis de début de mon texte, j’essaye d’expliquer que tout n’est pas art, mais que l’art peut se retrouver partout dans la vie. Il peut être dans toutes les actions et dans tous les états d’être qu’on puisse imaginer. Mais tout dépend de ce qu’on en fait. On a souvent pensé que l’art n’est que dans du beau. Mais je pense que l'art peut même se retrouver dans ce qui est triste et macabre. J’ai réalisé en 2008 un projet qui s’appelait espace no art. En d’autres termes « espace noir ». Dans mon concept, no art rimait avec noir. J’avais envie de reconstituer un lieu sans art, un lieu noir.

Un lieu lugubre, hostile, ténébreux, un lieu sans vie. Je pensais à la fosse, à l’oubliette, à la tombe.

Et, je me disais : peut-il vraiment exister un lieu sans art? Je constatais dans mon expérimentation que le silence et l’obscurité avaient eux aussi quelque chose à dire, malgré tout. Je constatais qu’on pouvait aussi trouver de l’art dans la tristesse, et que le deuil avait aussi sa part de rhétorique. Pour preuve, quand mon grand-père est décédé, et que nous sommes allés au village pour son enterre- ment, ma grand-mère, du plus profond de sa peine et de sa douleur, s’est confondue en d’in- croyables jérémiades qui m’ont vraiment bouleversées. Dans une voix éplorée, mais tonnante, elle égrenait des complaintes. Elle pleurait tout en dansant devant la foule. J’étais là, tout ému. C’était triste, mais c’était beau en même temps. Je n’avais encore jamais été témoin d’une pareille poésie.

Je n’aurais pas pu imaginer que dans le deuil, la douleur et la tristesse, on pouvait trouver quelque chose d’aussi beau. Alors de retours chez moi, tout cela m’a inspiré le poème intitulé La poésie du Medha-medah ci-dessous. Je précise que le Medah-medah c’est à la fois une danse et une chanson funèbre, exécutée par les femmes lors des funérailles, chez les Bamiléké au Cameroun.

LA POÉSIE DU MEDAH-MEDAH Il n’est plus là pour m’aimer Il n’est plus là pour me protéger

Venez témoigner La maison est vide Sa pipe s’est cassée Son lit s’est refroidi Rendez-moi mon mari

Yéhé Medah-medah

Qui jouera encore le Nteuh pour nous Quand les jours de fête viendront

Il n’y aura plus jamais de fête Ni pour les moissons de maïs

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Ni pour les dernières funérailles Comment parler encore de fête

Quand mon homme est parti Rendez-moi mon mari

Yéhé Medah-medah Que ferai-je de sa case Et de ses outils de travail Quelle compagnie me laisse-t-il

Ses yeux se sont refermés Parlerai-je encore fort

Comme le font les poules des territoires protégés Un malheur m’a frappé

Mes accoudoirs se sont brisés Le toit de ma case s’est envolé

Rendez-moi mon mari Yéhé Medah-medah Regardez, mon foyer est perdu

Que vaut encore ma grosse marmite à trois pieds Et les pommes de terre sur le feu

Qui viendra me les manger Pour qui piler encore le taro Et le fo-fo de manioc au gombo

Julienne, Fulbert, Marceline Où est votre papa Venez témoigner Qu'on me rende mon mari

Yéhé Medah-medah

Cette séquence démontre clairement que des gestes de la vie ordinaire peuvent être vus comme des matières esthétiques. Même dans des cadres et des contextes les plus inattendus. À mon sens, ma grand-mère sans le savoir et sans le vouloir, avait posé un acte artistique.

Barbara Formis dans son livre Esthétique de la vie ordinaire nous démontre comment l’ordinaire tient lieu de régime esthétique.13 Puisqu’on s’interroge sur le partout de l’art, je dois préciser que l’endroit où je me suis le plus abreuvé ces dernières années pour mener mon activité artistique, c’est la cuisine. Avec ses senteurs, ses goûts, sucrés, salés, acides, épicés, et parfois aigres-doux.

La chaleur, la flamme, la fumée, le cliquetis des assiettes, le concert des casseroles, l’ambiance de

13 Formis, B. (2010). Esthétique de la vie ordinaire. Paris : Presses universitaires de France.

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la brigade, mais surtout la complicité et l’intimité avec les aliments. Qui n’a jamais fantasmé après une assiette de nourriture ? Le philosophe français Michel Onfray a affirmé ceci :« Derrière chaque gourmand il y a un enfant qui cherche à combler une angoisse primitive ».14 Cette phrase est tellement profonde et pertinente que je ne sais pas comment exprimer avec des mots ce que j’y ressens, toute la notion de vie est là-dedans : notre humanitude, avec nos sens, et nos envies, la quête du bonheur et la recherche effrénée du plaisir. Tout ceci évidemment est drainé par une raison majeure qui est la survie. Cela nous rappelle simplement la place capitale qu’occupe l’ali- mentation pour nous. D'où tout mon intérêt de poursuivre une démarche artistique autour de la question. D’ailleurs, je pense que la nourriture peut être considérée comme l’amont de l’acte per- formatif. Dans la mesure où toute action, tout acte, ou tout geste est régi par une force qui vient des tripes.

Voici un petit extrait du livre La raison gourmande, qui évoque bien notre rapport à la nourriture : Je me souviens de la buée sur les carreaux de la fenêtre de la cuisine, du froid dehors, de la neige et des odeurs du repas en train de se faire. De la purée dans laquelle je faisais un petit puits pour que ma mère y fasse couler une ou deux cuillerées de sauce et que mon père y laisse tomber un peu de l’échalote crue qu’il éminçait dans sa propre assiette. La maison, le feu de la cuisinière était un brasier dans la petite pièce – dehors était l’hiver, dedans, quelque chose qui ressemblait, peut-être, au bonheur.15

Friedrich Nietzsche disait en son temps qu’il n’y avait pas une question plus importante que la question de l’alimentation. Ce qui n’est pas faux, plus ou moins. Peut-être qu’à son époque, il avait des raisons particulières pour le dire, mais une chose est certaine, c’est qu’à l’époque actuelle il y a plusieurs autres raisons qui peuvent pousser un philosophe à cogiter sur la question. Je pense notamment à Michel Onfray qui a écrit deux importants essais philosophiques sur la question de l’alimentation. Ce qui m’attire en premier dans ses écrits ce n’est pas d’abord le sujet, mais au- delà du sujet, c’est la poésie qui se dégage de son discours. Cette poésie qui émerge comme une senteur enivrante s’échappant d’un chaudron sur le feu. Quand on lit ses livres, c'est comme si on remuait le contenu d’une marmite et que des saveurs s’élevaient pour caresser nos sens et nous pousser à l’introspection. Une introspection sous le prisme d’un historique de choses ingurgitées.

14 Onfray, M. (2010). La raison gourmande : Philosophie du goût. Paris: Grasset.

15 Onfray, M. (2010). La raison gourmande: Philosophie du goût. Paris: Grasset.

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Cette capacité à décrypter notre dimension humaine m’intéresse au plus haut point. D'autant plus que dans bon nombre de mes travaux récents, il est abondamment question du ventre et du cerveau.

L’autre raison de mon intérêt pour Michel Onfray c'est le fait qu’il ait eu le mérite de remettre au goût du jour le terme gastrosophie qui avait été employé pour la première fois par Charles Fourier au 19e siècle, mais qui est très vite tombé en désuétude, jusqu’à ce que tout récemment Michel Onfray nous en reparle. Gastrosophie est composé de gastèr (le ventre ou l’estomac) et de sophia (la sagesse). C’est une notion philosophique basée sur le goût et sur la nourriture. Mais Michel Onfray pousse l’analyse de cette notion un peu plus loin en affirmant que l’homme est ce qu’il mange ; ou encore, l’homme résulte de ce qu’il mange. Et moi je le dirai de manière plus triviale ; dis-moi ce que tu manges, et je te dirai qui tu es. Conclusion : la nourriture a un impact sur l’être et sur la pensée. Je trouve l’idée intéressante. D’autant plus que ça me fait penser à des dictons populaires qui ont bercé mon enfance. Tels que : « […] ventre affamé n’a point d’oreilles », ou encore: « c’est le ventre qui porte la tête ». Toutes des paroles de sagesse populaire qui question- nent la socio gastronomie. Ce n’est pas pour rien que Pierre Bourdieu fait une sociologie de tout, et même de l’alimentation. Car une chose est certaine, c'est qu’il existe effectivement entre la panse et la pensée, une relation de cause à effet. Michel Onfray parle explicitement d’un certain nombre de philosophes dont la pensée et les actions auraient un rapport avec leur autobiographie alimen- taire. Je pense en effet qu’en convoquant une étude anthropologique, on peut en arriver à com- prendre le comportement de certaines personnes, et même de certains artistes justes en passant au crible le contenu de leur boîte à lunch.

Les écrits d’Onfray sur la nourriture et la philosophie sont comme des espèces de lucioles qui illuminent les chemins de ma pensée. Mais de mon point de vue, je trouve qu’il manque quelque chose d’important à sa recette pour gagner totalement mon adhésion : en ce qui me concerne, quand je prends l’ingrédient gastrosophie, j’y ajoute une bonne poignée d’écosophie. Et je laisse les deux mariner ensemble dans l’optique d’avoir un cocktail bien équilibré. Car au-delà de nos choix et de nos habitudes alimentaires, je mets un accent sur la qualité de ce que nous mangeons, d’où la notion d’écosophie. Il se peut qu’à notre époque, ce qu’on mange, ne soit pas ce qu’on croit manger, et qu’on fait face à une problématique plus grave et plus profonde, impliquant un enjeu énorme en ce qui concerne la vie (avec tout ce qu’elle implique comme écosystème), et même le devenir de la planète toute entière. C'est à ce niveau que se situent ma réflexion et mon engagement artistique.

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Chapitre 2: mon parcours artistique axé sur la notion d’acte culinaire et regard critique

2.1 Jamais sans mes marmites

Quand j’ai commencé à faire des installations, mon objet de prédilection était la marmite, que j’utilisais dans presque tous mes travaux. Il ne pouvait en être autrement, puisque j’exerce le métier de cuisinier depuis de nombreuses années. Les marmites font partir de mon quotidien. C'est donc tout à fait logique que je me sente très proche de cet objet au point de l’intégrer dans mon travail artistique. Au-delà du métier de cuisinier, la marmite est un objet qui occupe une place très impor- tante dans la société africaine. Je viens d’une culture où on accorde une grande valeur à la marmite.

Posséder une marmite chez soi est un signe de maturité. Ça démontre qu’on est devenu quelqu’un de responsable, et qu’on est capable de se prendre en charge. C'est aussi un symbole d’hospitalité.

Car posséder une marmite témoigne qu’on est également capable de recevoir des gens chez soi, et de leur offrir quelque chose à manger.

Figure 1. Square, Le Grave, Victoriaville 2011. Crédit photo : Guy Samson.

Dans mon tout premier projet d’installation intitulé Triangle, j’avais constitué des sortes de piliers à partir des jerricans superposés et l’ensemble recouvert de sacs de jute. Chaque pilier était sur- monté d’une marmite en guise de tête, et de deux torches allumées en guise d’yeux. Je faisais

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allusion à des personnes aux cheveux gris, reconnues pour leur sagesse, et l’étendue de leurs con- naissances. Il s’agissait des personnes qui généralement entouraient le chef, le roi, le gouverneur ou le président de la République.

L’idée du projet s’inspirait de la chefferie Bamiléké qui a à sa tête un chef traditionnel entouré de neuf notables. L’idée de cette œuvre en rapport avec les marmites, était la nature de l’emprise exercée par les notables sur le chef. Car en réalité, la relation qui unit les notables à leur chef est une relation d’intérêts (les intérêts du ventre).

Figure 2. Triangle, doual’art, Douala, 2010. Crédit photo : Cecile Demessire.

Ce projet interroge sur les motivations des représentants de la démocratie. Comment faire con- fiance à ceux qui « ne réfléchissent plus que par leur ventre » ? D’où les marmites, symbole de prébendes, de pots de vin et de corruption. Tel un jeu des chaises musicales, cette œuvre matérialise la ronde qui entoure nos présidents ou nos chefs politiques. Ces gens qui conseillent le chef jouent un jeu hypocrite dans le seul but d’être enfin au sommet de la pyramide hiérarchique. Dans cette œuvre, je fais une satire de la société politique en dévoilant les réelles motivations de ses protago- nistes. Je démontre que la sphère politique est un cercle vicieux, un triangle des Bermudes. Dans ce travail, c’est en effet la marmite qui donne tout son sens à l’œuvre.

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Par la suite, j’ai réalisé d’autres installations avec des marmites en France, puis en Finlande sous le titre « attroupement ». Toujours en construisant des formes anthropomorphiques, mais avec du bois de recyclage, et des marmites de toutes sortes souvent issues de la récupération.

Figure 3. Attroupement, Ii, Finlande, 2012. Crédit photo : Ii Biennale

Figure 4. Attroupement 2, Lacanche, France, 2014. Crédit photo : Bernard François.

Dans ces travaux, le fait de recevoir des marmites auprès des habitants, et des populations envi- ronnantes était nécessaire. C’étaient des marmites déjà utilisées par ces gens. Des marmites dans lesquelles ils avaient préparé leur nourriture des fois pendant des années, mais qu’ils consentaient donner pour qu’elles intègrent une œuvre d’art. Cette démarche me permettait de créer un lien très étroit entre l’œuvre et les populations. Chaque habitant du coin qui avait donné une marmite, ou encore chacun des ressortissants d’une maison où on avait reçu une marmite s’identifiait finale-

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ment très vite à l’œuvre. Ça fait qu’en tant qu’artiste je savourais la joie de pouvoir mettre en- semble différentes sensibilités à partir d’objets symboliques ; à savoir, ces marmites de différentes formes et de différentes couleurs. Ces marmites portaient encore des traces de flammes ou de fu- mée. Elles portaient des souvenirs intimes, mais distincts, propres à différentes réalités.

Dans la même lancée, j’ai aussi réalisé en France en 2010, un autre projet d’installation in situ avec des marmites, qui avait pour titre « Les bergers ». C’était lors d’un festival d’arts visuels qui se tenait en bourgogne, dans une région rurale appelée l’Auxois Morvan. Ce lieu était habité par de nombreux éleveurs de bétail dont on pouvait voir un peu partout, les vaches et les moutons qui broutent de l’herbe. C'est dans ce contexte que j’ai pensé à un projet qui j’ai appelé « les bergers ».

Je me suis inspiré des bergers landais qui en France dans les années 1700, se hissaient sur des échasses pour veiller sur leurs troupeaux. Cette astuce leur permettait de surplomber toutes les bêtes, et d’avoir une vue panoramique de tout le pâturage, à des kilomètres à la ronde. Ça permet- tait au berger de savoir s’il y avait un danger qui approchait, ou si une brebis est sur le point de s’égarer.

Figure 5. Les bergers, Crane Lab, Chevigny, 2010. Crédit photo : Bernard François.

Je me suis fortement interrogé sur la relation assez intrigante qui unit le berger à ses brebis. Même dans la Bible, on parle de la brebis comme du tout petit, de l’innocent ou du juste. Et du berger comme le protecteur. Pourtant, derrière cette tendresse il y a forcément quelque chose de tragique

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qui conteste l’entendement. C’est donc à juste titre que j’ai représenté les têtes des bergers par des marmites, comme pour dire que, malgré tout ce qu’on voit, force est de constater que le destin d’une vache, d’une chèvre ou d’une brebis ne se trouve finalement que dans une marmite.

J’ai aussi dans ma période d’installations in situ, fait un projet dont l’idéologie se rapproche beau- coup plus de mon travail actuel. Toujours fidèle à ma logique sur les installations, j’ai encore utilisé des marmites, pour réaliser un projet intitulé « destination verte ». C’est à ce moment que j’ai commencé à concevoir l’art sous la forme d’une invitation au voyage.

Avec le projet destination verte, je commençais donc à voir l’art comme une invitation au voyage, et comme quelque chose qui m’emmène et qui a le pouvoir d’emmener les autres avec moi. J’es- sayais dans tous mes actes artistiques d’atteindre un univers imaginaire, mais qui était bien réel à ma manière. Ce faisant, j’invitais d’une certaine façon les gens à me suivre, et à voyager avec moi à travers mon univers. Cette façon d’aborder mon travail a commencé avec le projet « destination verte » dont le titre sonnait justement comme une invitation au voyage. Étant un professionnel de l’alimentation, je connaissais très bien la constitution et les propriétés des aliments. Je savais ce qu’un aliment pouvait faire ou ne pouvait pas faire de positif ou de négatif au corps humain. Et il se trouve que dans mon métier de restaurateur, j’avais constaté que les préférences alimentaires de la majorité des personnes étaient axées sur les protéines animales. Beaucoup de Camerounais no- tamment, ont un penchant extrême pour la viande et en ont fait un signe de belle vie et un indicatif de réussite sociale. C’est dans le contrecoup de cette tendance que j’ai pris l’initiative de faire un projet d’installation qui fait l’apologie du végétarisme. Le projet avait pour slogan ; mettez-vous au vert, et vous m’en direz des nouvelles.

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Figure 6. Destination verte, CCF, Yaoundé, 2009. Crédit photo : Michel Papemsi.

J’ai réalisé ce projet en deux parties, une première partie au Cameroun, et une deuxième partie au Québec. J’avais posé sur des socles une vingtaine de marmites contenant de la terre, et dans ces marmites, j’ai planté toutes sortes de plantes vertes qui poussaient tout au long de l’exposition qui a duré un mois. Le dispositif était accompagné de couverts, pour donner à l’œuvre un côté suggestif.

2.2 Roots

Progressivement, ma démarche artistique sur la notion d’acte culinaire est partie de l’installation pour se focaliser davantage sur la performance. En effet, la performance véhiculait mieux la notion d’acte qui me tenait à cœur. Ces actes se traduisaient par des actions, des gestes, ou par toutes sortes d’activités en temps réel, et souvent devant un public, ou pas. Cela me permettait d’être plus direct dans mon propos, et d’apporter plus de vigueur et d’énergie à mon travail artistique.

J’ai fait plusieurs performances dans ce sillage, notamment Roots que j’ai réalisé à Montréal en 2015, en duo avec l’artiste espagnole Isabel Leon Guzman. C’était dans le cadre du projet Charco exchange. Après avoir fait une courte résidence elle et moi dans la ville de Montréal, nous avons décidé de mettre sur pied un projet commun où chacun ferait intervenir quelque chose qui a un lien avec ses origines, d’où le titre du projet : Roots. Comme j’étais ancré dans une démarche artistique en lien avec l’acte culinaire, je lui ai proposé que chacun apporte des aliments issus de sa culture, des aliments qui ont un lien avec ses origines, et qu’on performe avec cela. Pendant

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qu’elle s’est procuré du pain et de l’huile d’olive, moi je me suis procuré des plantains et de l’huile de palme. Alors, nous avons fait des sortes de rituels en s’embaumant les jambes avec nos huiles respectives et puis nous avons fait manger nos aliments chacun à l’autre. Cette dimension culturelle que j’avais en ce moment-là envie d’exalter était légitime. Vu que cela constitue un fait naturel que des gens soient fiers de leur race, de leurs origines et de leur culture. Mais avec de recul je trouve qu’il m’aurait fallu aller plus loin pour dépasser le cadre ethnique et porter un discours qui touche à l’humanité de manière globale. C’est d’ailleurs la position que j’ai en ce moment.

Ça n’empêche que l’œuvre convenait au contexte du moment et à l’état d’esprit qui m’habitait en ce moment-là. Je pense que chaque œuvre d’art, et la performance davantage, répond à des besoins immédiats, et s’inscrit dans l’instant. C’est pour cela que faire un jugement rétroactif sur une per- formance constitue quand même un exercice assez mitigé. Je préfère que chaque chose reste à sa place, et dans son contexte, et que l’on continue de travailler. Chercher à porter un regard rétroactif sur une performance ne contribuerait finalement qu’à la dénaturer. Puisque le temps et l’espace sont des choses sacrées dans l’art de la performance. On pourrait plutôt cogiter sur une perfor- mance qui est à faire dans l’avenir plutôt que d’essayer de retoucher les pions d’une performance qui a déjà été faite. Raison pour laquelle je suis réellement captivé par le regard prospectif que je pose au dernier chapitre de ce texte, sur une performance à faire.

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Figure 7. Roots, en duo avec Isabel Leon Guzman, Montréal, 2015.

Crédit photo : Christian Bujold.

Toutefois, ce regard rétrospectif me permet d’entrevoir le fil rouge que j’ai gardé et qui est resté fidèle à un certain univers : l’élaboration du gustatif comme moteur de ma pratique artistique.

2.3 What’s for dinner

Après avoir longtemps utilisé la marmite pour les installations, j’ai aussi décidé d’en utiliser pour la performance. Je voulais que la marmite occupât la même place qu’elle occupait dans l’installa- tion dans la performance ; à savoir, représenter la tête. Bien que les éléments de mes installations étaient anthropomorphiques, ils restaient cependant des éléments statiques. Et, compte tenu du fait que j’ai toujours voulu apporter un côté dynamique à mes installations, je me suis donné pour défi de faire bouger les structures figées. C’est ainsi que ma personne s’est trouvée être l’élément dy- namique qui allait apporter l’action et le mouvement à mon travail et lui apporter une nouvelle dimension. Comme je le dis dans ma démarche artistique, c’est le moment où l’installation passe le témoin à la performance.

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Figure 8. What’s for dinner, Berlin, 2012. Crédit photo : Marcio Carcalho.

L’idée du projet What’s for dinner est partie d’une simple observation de la société actuelle. Dif- férents sondages ont réussi à démontrer que la quantité de production alimentaire qui existe est largement suffisante pour satisfaire aux besoins nutritifs de la terre entière. Cependant, on peut constater avec regret que beaucoup de personnes souffrent de la famine. Il existe même des en- droits dans le monde où des enfants meurent de faim parce qu’ils n’ont rien à manger. C’est face à ce triste constat lié à l’inégalité des répartitions des ressources alimentaires, que m’est venu le désir de faire le projet What’s for dinner. Le titre a d’emblée été choisi en anglais à dessein, puisque je voulais m’adresser à la communauté internationale. Quand on se promène dans certains quartiers de Douala, Yaoundé, Kinshasa, Dakar, etc. on est scandalisé par la misère ambiante dans laquelle vivent les gens.

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Figure 9. What’s for dinner, Poznan, 2014. Crédit photo : Jelili Atiku.

Des pauvres par centaines, des gens qui souffrent, des gens qui ont faim, parce qu’on leur a volé leurs richesses. Parce que l’occident vorace les a spoliés et dépouillés jusqu’à la ceinture. C'est ainsi qu’on en voit qui par vagues successives, las d’attendre l’insaisissable espoir, décident de regagner l’occident en empruntant les routes de l’impossible, et finissent leurs jours dans le ventre de l’atlantique,16 sous forme de nourriture à poissons. C’est au cœur de cette cruelle réalité que se situe la trame du projet What’s for dinner. C'est un projet en continu, que je ne fais que dans les grandes villes des pays développés. J’en ai fait à Berlin en Allemagne, à Poznan en Pologne, à Calgary au Canada, et à Turku en Finlande.

16 Diome, F. (2018). Le ventre de l'Atlantique.

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Figure 10. What’s for dinner, Calgary 2016. Crédit photo : Mike Tan.

Le projet consiste à arborer autour de la tête, une marmite façonnée par moi-même, au point de ne plus rien voir, et de tenir une canne d’aveugle à la main et de marcher clopin-clopant à travers la ville. À chaque fois, je fais la performance en compagnie d’un volontaire local qui se joint à moi dans la même parade. Le concept c’est de dire aux grandes puissances de ce monde : rendez-nous ce que vous nous avez volé.

La remarque qu’il est convenu de faire sur ce projet c'est qu’il est très conceptuel et susceptible à la fois d’émouvoir, et de retenir l’attention. Mais je trouve aussi qu’il recèle un côté ludique ina- voué qui peut détourner l’appréciation. À nous voir dans les rues, on pourrait peut-être penser qu’on joue à quelque chose. Et pourtant non ! la démarche que je charrie est pourtant bien grave et trop sérieuse pour qu’on puisse y voir une valse de baladins. Pourtant en effet, cela n’en a pas l’air, mais il s’agit d’un projet engagé. Un projet coup de poing, pourrait-on dire. Mais tendrement dissimulé sous une apparence candide.

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2.4 Retroussez vos manches

« Retroussez vos manches » est une expression qui avait apparu dans un discours du président de la République du Cameroun dans les années 90. C’était pour mettre la population sur ses gardes face à la crise économique qui s’abattait de plein fouet sur le pays. L’appel à retrousser les manches était en effet un appel à redoubler d’ardeur au travail pour que le pays puisse se sortir de sa situation d’austérité. Quand je fais en 2015 la performance « retroussez vos manches », il se trouve que le pays n’est toujours pas sorti de sa situation d’austérité. Mais au contraire il est passé au rang de pays pauvre et très endetté. J’utilise cette performance pour mimer le geste en rapport à ce mot d’ordre. Puisqu’il s’agissait de retrousser ses manches pour mettre la main à la pâte. Je reprends ce geste dans ma performance, mais au sens littéral, à la fois pour revivre et pour décrier cette vaste humiliation. Dans ma performance, je retrousse les manches de ma veste, et je commence par pétrir dans un bol, de la farine, mélangée avec du lait et des œufs, comme pour faire une crème pâtissière. Ensuite j’étale cette crème tout le long de mes bras et j’y fais ensuite des marques mul- ticolores avec des colorants alimentaires. Dans cette performance, je traduis un geste de dépit. Du genre ; à quoi a-t-il servi de retrousser nos manches pendant toutes ces années ? Regardez mes mains, je les ai trempées dans la pâte jusqu’au coude. Mais pour quel résultat ? Dans cette perfor- mance, j’utilise l’aliment pour raconter l’humiliation, et révéler la futilité de l’effort dans un con- texte pourri. Dans une certaine mesure, l’aliment contre utilisé se présente comme la métaphore de l’effort non récompensé.

Figure 11. Retroussez vos manches, La Fabrique, Québec, 2015. Crédit photo : Vincent Fournier.

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Ceci coïncide bien avec la maxime qui parle de se faire rouler dans la farine comme le fait de se faire berner. Ce n’est donc pas au hasard que j’ai choisi d’utiliser la farine comme métaphore de mon discours et de mon action. Pour parler de discours, ce que je raconte au sujet de cette perfor- mance, dans la salle, il n’y a que moi qui le sais. Puisque je pars d’un fait purement personnel, dont le public ne devinerait jamais la quintessence à moins que je n’en parle. Beaucoup de mes projets revêtent souvent cette forme, et amènent parfois mon audience à faire une interprétation différente de mon idée initiale. Cela ne me pose pas de problème dans la mesure où je suis très favorable à l’œuvre ouverte. Ce qui se raconte de la bouche des autres reste pour moi un vivier intéressant qui contribue à enrichir et à nourrir mon expérience esthétique. C’est pour cela que je me garde très souvent de révéler mon intention, pour laisser libre cours à une analyse pluridimen- sionnelle. Ce qui est à noter dans cette performance, comme dans celles que j’ai faites après, et dans celles que je ferai probablement plus tard, c’est que je me sers des aliments pour exposer une problématique ou pour porter un combat.

2.5 À l’étouffée

L’acte performatif avec l’utilisation de la crème pâtissière m’a tellement fasciné que j’ai voulu poursuivre ma recherche et mon expérimentation autour du travail plastique sur la crème pâtissière.

Je dois dire que j’ai toujours été obnubilé par le travail de pâtisserie. Il y a dans les gestes du pâtissier, et particulièrement du boulanger, quelque chose de remarquablement performatif. Je fais allusion ici au pétrissage de la pâte à la main. Le fait de tordre la pâte, de l’écraser avec ses doigts, l’étrangler, la rouler, l’aplatir, et taper dedans avec sa paume de main. Je vois le contact fougueux avec la matière, et le déploiement physique sur la grosse boule de gluten, comme un combat éner- gique mené par un torero. Le matin, quand on passe devant les portes de la boulangerie, on voit sortir « le performeur », tout blanc de la tête aux souliers, recouvert de farine, comme s’il avait passé la nuit à s’enrouler dedans. Je trouve vraiment qu’il y a en tout cela quelque chose de réel- lement performatif. Le projet de performance « À l’étouffée » que j’ai fait en 2015 à Montréal, puis en 2016 à Toronto a en effet été influencé par la personne du boulanger recouvert de farine. Et, au-delà du boulanger, je pense à toutes ces personnes qui ont un jour reçu un gâteau à la crème dans la figure. Des centaines de personnes l’ont fait, des centaines de personnes en ont été victimes.

Pourquoi à la place de manger un gâteau, des gens choisissent délibérément de le plaquer sur le visage de quelqu’un ? Cet acte joue sur l’humeur de celui qui l’exécute, de celui qui le subit, et de

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ceux qui le vivent. Mais l’humeur n’est pas le même, en fonction de l’endroit où on se situe. En France, le président François Hollande a été enfariné en public le 1er février 2012, tandis que son premier ministre Manuel Valls a lui aussi été enfariné en public le 22 décembre 2016. Ce que je fais comme constat, c’est que si les dirigeants se servent de la farine au sens figuré pour berner le peuple, ce peuple, se sert de la farine au sens propre pour ridiculiser ses dirigeants. L’utilisation de la farine dans mes récentes performances se base aussi sur ces différentes perceptions. Passer à travers des actes drôles, pour poser des problèmes graves.

Figure 12. À l’étouffé, RIPA, Montréal 2015. Crédit photo : Francis O’Shaugnessy.

Je trouve particulièrement marrant, le fait de recouvrir, le corps de quelqu’un de nourriture. Même s’il peut arriver que la personne victime le prenne mal. Mais généralement, ce ne sont jamais des actes gratuits. Il y a souvent derrière l’acte toute une histoire.

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Comme je l’ai dit, la farine me parle beaucoup ; partant du boulanger au visage poudreux, jusqu’à l’homme politique enfariné sur la place publique. C’est des images qui ont motivé mes choix es- thétiques et qui sont venues intégrer l’implémentation d’un certain nombre de mes récentes per- formances avec le recouvrement de mon corps de crème pâtissière. Dans ces performances, cet acte peut s’apparenter à l’autodérision, mais peut aussi être vu sous la forme d’une mise à l’épreuve.

La performance « À l’étouffé » m’a permis d’explorer des pistes supplémentaires, toujours liées à l’acte culinaire (qui se trouve être pour moi une sorte de fil conducteur). Dans cette performance, en plus de m’être enduit les bras et le visage de la crème pâtissière, j’ai envisagé de me faire cuire comme un cake ou un pudding. En cuisine, il existe une méthode de cuisson qu’on appelle cuisson à l’étouffée. C’est une méthode de cuisson qui permet de cuire un aliment à la vapeur et à feu doux.

Figure 13. À l’étouffé, 7a11d*, Toronto, 2016. Crédit photo : Henry Chan.

L’aliment est généralement confiné sous un enrobage, ou un vase clos, donnant lieu à la vapeur chauffée de maintenir une température élevée. Dans ma performance, j’ai choisi de prendre la place de l’aliment dans une cuisson à l’étouffée. Après m’être abondamment recouvert les bras et le visage de crème pâtissière, j’ai placé sous mes pieds trois marmites d’eau chauffée à deux cents degrés, je me suis ensuite couvert tout le corps d’une immense couette, sans laisser d’espace pos- sible pour une quelconque fuite d’air. Et après, j’ai ouvert les marmites pour laisser s’échapper et

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se répandre sous la couette hermétique la vapeur brulante qui allait me cuire. Je suis resté sous ce

« fourneau » pendant une quinzaine de minutes, suffoquant, haletant, et à la fin quand je suis res- sorti, j’étais tout ruisselant de sueur, le souffle élevé, les yeux hagards, les bras et le visage hirsutes et boursouflés.

Pour résumer cette partie, je dirai que toutes ces différentes propositions artistiques qui ont jalonné mon parcours obéissaient à une certaine logique. Partant de mes installations jusqu’à mes travaux de performance, l’acte culinaire a été obstinément présent, comme l’opium de ma pratique. Si on peut noter que cet aspect des choses s’est révélé de façon naturelle dans mon art à cause des inter- férences de mes actions quotidiennes, force est de constater que dans mon travail, une démarche et une idéologie ont progressivement pris forme pour bâtir un modèle et un concept autour du rapport acte culinaire/acte performatif.

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Chapitre 3. La performance sous l’influence d’un métier (des exemples marquants)

Est-il possible qu’un artiste performeur soit influencé par un métier qu’il a exercé ou qu’il continue d’exercer ? Si oui, comment cela s’opère, et quelles en sont les retombées ? En passant en revue la liste des performeurs qui j’ai connu ou que j’ai rencontré, je me suis rendu compte que presque tous avaient un autre métier en dehors de l’art. Ceci très souvent pour la simple raison que les performeurs n’ont pas de salaire normal. D’ailleurs pour beaucoup de ces performeurs, l’art per- formance n’est pas un métier, mais c’est une vie. Qualifiant l’art performance, « l’artiste américain Robert Rauschenberg traduit le désir de « combler le fossé entre l’art et la vie » . Cette intention se caractérise par un intérêt essentiel pour la société et pour la vie quotidienne, poussant le specta- teur au cœur du travail artistique et, inversement, le travail artistique dans la vie quotidienne ».17 Cette question a plusieurs fois été abordée par l’artiste finlandais Roi Vaara dans son travail lorsqu’il essayait de décrire le dilemme de l’artiste, dans la notion art et vie. Il a fait des perfor- mances où il démontrait comment, à défaut de choisir, l’artiste se bat pour trouver un équilibre et une jonction de la notion art et vie.

17 García-Antón, K. (2008). Between art and life. Centre d’art contemporain de Genève, 1-2. Repéré à https://centre.ch/wp-content/uploads/2018/07/between-art-and-life-fr.pdf

Figure

Figure 1. Square, Le Grave, Victoriaville 2011. Crédit photo : Guy Samson.
Figure 2. Triangle, doual’art, Douala, 2010. Crédit photo : Cecile Demessire.
Figure 4. Attroupement 2, Lacanche, France, 2014. Crédit photo : Bernard François.
Figure 5. Les bergers, Crane Lab, Chevigny, 2010. Crédit photo : Bernard François.
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