Gaymard, S. (2003). Représentation sociale et modèles normatifs dans un contexte biculturel. Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 58, 50-58.
Représentation sociale et modèles normatifs dans un contexte biculturel
Résumé
La recherche présentée ici s’inscrit dans le champ d’étude des représentations sociales et des normes, en lien avec une problématique d’appartenance biculturelle chez des jeunes filles franco-maghrébines. Afin d’étudier l’influence des normes sur les réponses des sujets, on utilise des consignes spécifiques dites consignes de substitution, amenant les sujets à répondre au nom de quelqu’un d’autre.
L’analyse de régression multiple montre la relation entre les réponses des sujets consécutives à une consigne standard (sans substitution) et les réponses des sujets faisant suite à une consigne de substitution. Les réponses des sujets sont ainsi largement influencées par des modèles normatifs.
Mots-clés : Représentation sociale, système absolu et conditionnel, biculturalisme, modèles normatifs, négociation, valeurs culturelles.
Social Representation and Normative Models in a bicultural context
Abstract
The research presented here is part of the study of social representations and norms, linked to the question of bicultural belonging of young French-
Maghrebian women. So as to study the influence of norms on the subject’s responses, we gave specific directions known as “directions for substitution”
asking the subjects to reply with the answers they felt would be given by someone else.
The analysis of multiple regression shows a relation between the replies of the subjects using standard directions (without substitution) and the replies of the subjects using directions for substitution.Thus, the responses of the subjects are greatly influenced by normative models.
Key words : Social representation, absolute and conditional system, biculturalism, normative models, negotiation, cultural values.
I Introduction.
Dans cette étude on s'intéresse aux aspects normatifs des représentations sociales dans un contexte de double appartenance culturelle.
Partant des développements récents (Flament, 1999a; Gaymard, 1999; Guimelli &
Deschamps, 2000), nous utilisons la technique de substitution pour mettre en évidence la place des modèles normatifs dans les représentations sociales.
Cette approche nous permet également d'évaluer la capacité des sujets à se substituer aux autres en produisant d'autres représentations que les leurs
(Campbell, Muncer, Guy & Banim, 1996).
II Problématique théorique : normes et représentations sociales.
Le cadre théorique de cette étude est la théorie du noyau central des représentations sociales. Rappelons que selon cette théorie, une représentation sociale se caractérise par un noyau central qui détermine la signification et l’organisation de la représentation et par des éléments périphériques constituant la partie opératoire et plus individualisée de la représentation (Abric, 1994a). Les travaux s'intéressant aux aspects normatifs des représentations sociales se sont développés ces dernières années (Flament, 1999a, 1999b; Gaymard, 1999, 2002). Mais comment peut-on définir une norme ? Selon Fischer, une norme peut être définie comme “ une règle explicite ou implicite qui impose de façon plus ou moins prégnante un mode organisé de conduite sociale ; elle se présente comme un ensemble de valeurs largement dominant et suivi dans une société donnée ; elle sollicite une adhésion et implique des sanctions dans un champ d’interactions complexes. ” (Fischer, 1987, 60-61). Pour Mucchielli (1999), toute notre vie sociale est organisée par des normes, mais elles ne sont pas toutes contraignantes au même degré. Les
conduites des individus sont donc soumises à un ordre social normatif mais se construisent également par le biais de décisions personnelles. Il existe un éventail de conduites possibles en restant conformes aux normes de la société dans laquelle on vit; ce que les sociologues appellent la variance.
C'est la problématique de la conditionnalité développée par Flament, qui a révélé l'importance de ces variations normatives. Flament défend depuis plusieurs années, l’idée de variations conditionnelles autour des prescriptions sociales (Flament, 1994b, 1994c). La périphérie est conditionnelle et le noyau central est constitué d’éléments non-négociables1 ; l’ensemble constitue un système normatif (Flament, 1999a) au sein duquel une conduite minoritaire peut être légitime quand elle est justifiée par le système conditionnel .
Il y a encore quelques années, on n’envisageait pas les aspects normatifs en dehors du système central. Les recherches effectuées ont surtout porté sur le noyau central (Abric & Tafani, 1995; Guimelli, 1998). Les fonctions du système central permettent d’expliquer le caractère “ absolu ” des normes puisque les éléments non-négociables constituent la caractéristique essentielle du noyau central. Mais les variations normatives, autre constituante du système normatif, ne peuvent pas être expliquées avec cette approche. Un modèle opposant d'un côté les principes absolus et de l'autre les aspects conditionnels, ne correspond pas à ce qui est observé dans la réalité où ces deux aspects coexistent au quotidien.
Le fait que les prescriptions soient largement conditionnelles (Flament, 2001) a été mis en évidence dans une étude de négociation interculturelle où deux systèmes de valeurs coexistent. Gaymard (1999) a proposé une articulation entre la représentation sociale comme système normatif et ses composantes, noyau central et périphérie. Le processus de négociation réussi par des étudiantes d'origine maghrébine a été analysé, ceci afin de comprendre la
situation d'échec d'autres jeunes filles franco-maghrébines en rupture familiale. Cette négociation s’illustre au travers d’une “ instrumentalisation ” des valeurs culturelles qui permet à ces jeunes filles d’obtenir plus de libertés. Les étudiantes, à la différence de leurs consœurs en rupture familiale, apparaissent plus proches des valeurs traditionnelles de leur culture d’origine et perçoivent leurs parents comme étant plus occidentalisés (contrepartie de la négociation). Ainsi on constate que le lien entre représentation sociale et normes se situe davantage dans la zone périphérique qui s'avère plus appropriée pour justifier les écarts aux principes absolus;
ceux-là même qui permettent la gestion au quotidien d'une appartenance biculturelle. Le principe d’une négociation interculturelle illustre l'existence d'un système normatif composé de principes absolus non-négociables consensuels et d'applications conditionnelles individualisées au niveau des pratiques. Pour que la négociation soit possible, il faut que les principes absolus soient respectées par les deux parties engagées dans la négociation ; les étudiantes, en respectant les principes non-négociables que sont la religion et le mariage, peuvent obtenir de leurs parents plus de libertés d’action au quotidien.
En utilisant la méthode de substitution 2, Flament (1999a) a montré que les réponses recueillies dans les études de représentation sociale, reproduisaient l'existence de modèles normatifs. L'auteur propose aux sujets de répondre à un questionnaire en leur nom propre (consigne standard ou normale) puis en condition de substitution, on demande aux sujets de répondre au même questionnaire comme le ferait quelqu’un d’autre bien précisé. Par exemple dans son étude, Flament demande à certains étudiants de répondre comme le ferait un étudiant bien vu par les enseignants. Ce type de consigne3 permet
2 pour reprendre la terminologie de Guimelli & Deschamps, 2000.
3 Il existe d’autres types de substitution. Ce type de consigne est utilisé dans les études sur la norme d’internalité et peut être apparenté ici, au paradigme de l’identification (Dubois, 1994).
d’introduire des groupes de références avec une norme explicite. La comparaison des profils montre l'influence des modèles “ bien vu ” par les enseignants et les parents sur les réponses des sujets au questionnaire standard. La représentation des sujets est ainsi fortement influencée par ces modèles de référence normatifs.
Guimelli & Deschamps (2000), montrent que les réponses produites avec une consigne standard sont évaluées positivement alors que celles produites avec une consigne de substitution sont davantage négatives. Ainsi la consigne de substitution favorise l'émergence de mots à connotation négative. Les auteurs émettent l'hypothèse d'un effet de désirabilité sociale qui amènerait les sujets à ne pas évoquer en condition standard, les aspects négatifs dans leur représentation sociale des gitans (c’est le cas, par exemple, du mot "vols").
A partir des travaux de Flament (1999a) sur l'influence des modèles normatifs, nous avons voulu tester auprès d’un groupe d’étudiantes maghrébines, l'influence du modèle parental sur leurs réponses ; ceci en utilisant des consignes explicitement normatives. On peut notamment penser que les étudiantes en situation de négociation avec leurs parents, répondent de façon à se faire “ bien voir ” par eux.
III Méthodologie et procédure
III.1. Le test des choix alternatifs
Cet outil standardisé est inspiré des travaux de Malewska-Peyre et al (1982).
Il a été utilisé dans la recherche comparative entre les français et les immigrés. Ce test comporte huit thèmes pouvant être énumérés comme suit : égalité de l'homme et de la femme à la maison, indépendance des jeunes, égalité d’accès aux études pour les filles et les garçons, les filles et le mariage, la virginité, la cigarette, la religion, fréquentation d’autres cultures.
Ces huit thèmes sont présentés sous la forme de huit couples de propositions
stéréotypées de type normatif. Dans chaque couple une norme de comportement caractérise plutôt la culture traditionnelle (choix A) alors que l'autre caractérise plutôt la culture occidentale (choix B). Les sujets doivent choisir la proposition A ou B pour chaque thème et doivent faire des attributions de choix pour leurs parents. Chaque sujet choisi ainsi A ou B pour lui (soi standard), pour son père (père standard) et pour sa mère (mère standard).
Lors de la première utilisation de cette méthodologie, nous ne parlions pas de substitution alors que les attributions de choix pour les parents correspondent à de la substitution. Aujourd’hui, il nous paraît important de le signaler étant donné que la passation que nous décrivons comme “ standard ” comporte déjà de la substitution et que nous allons la comparer à une autre passation de “ substitution ”.
La consigne standard donnée est la suivante : dans les phrases ci dessous, deux possibilités de situation vous sont données. Choisissez celle qui correspond à vos opinions; indiquez aussi celle qui correspond à l'opinion de votre père et celle qui correspond à l'opinion de votre mère.
L'interviewer muni d’une grille coche les colonnes correspondantes.
Test des choix alternatifs
Soi Père Mère
1A-La femme est faite pour rester à la maison, l'homme doit travailler pour gagner la vie de sa famille.
1B-L'homme et la femme doivent partager les mêmes tâches à la maison et avoir les mêmes droits au travail et aux distractions.
2A-Les jeunes ne doivent pas prendre de décisions importantes comme le mariage sans l'accord de leurs parents.
2B-Les jeunes doivent prendre les décisions importantes concernant leur avenir même si les parents ne sont pas d'accord.
3A-Les filles et les garçons ne doivent pas recevoir la même instruction.
3B-Les filles et les garçons doivent recevoir la même instruction et faire des études supérieures sans discrimination.
4A-Il vaut mieux ne pas épouser quelqu'un d'une autre nationalité.
4B-Si on aime quelqu'un, on ne doit pas s'occuper de son origine nationale pour se marier.
5A-La fille qui ne reste pas vierge jusqu'à son mariage déshonore sa famille.
5B- Ce n'est pas important qu'une fille reste vierge jusqu'à son mariage.
6A-Fumer devant les parents est un manque de respect.
6B-Si on n'est pas trop jeune, on peut fumer devant les parents.
7A-Il est très important d'observer les pratiques de sa religion : prier, jeûner, célébrer les fêtes religieuses.
7B-On peut ne pas observer les pratiques religieuses.
8A-Il vaut mieux rester entre gens du même pays et éviter les autres.
8B-Il vaut mieux fréquenter aussi les gens d'autres pays pour mieux se connaître.
III.2. Population en condition standard et de substitution.
La population d’enquête est constituée par des jeunes filles d’origine maghrébine : algériennes, marocaines ou tunisiennes, nées ou venues jeunes en France. Leur moyenne d’âge se situe autour de 22 ans.
*En condition standard (Gaymard, 1999), 43 jeunes filles étudiantes et 42 jeunes filles en rupture familiale avaient été interrogées. Le test des choix alternatifs a été complété avec la consigne standard présentée plus haut.
*En condition de substitution, 20 jeunes filles étudiantes ont répondu au test des choix alternatifs trois fois consécutives avec à chaque fois une consigne différente. Nous avons utilisé les consignes bien vue/mal vue par les parents qui nous permettent de tester l’influence du modèle parental sur les réponses des sujets lors de la passation standard. D'autre part, Il nous est apparu intéressant d'analyser la représentation du modèle occidental auprès des jeunes filles d'origine maghrébine.
Afin d'annuler l'effet d'ordre, nous avons alterné les consignes bien vue et mal vue pour la moitié des sujets; le questionnaire d'identification occidentale était toujours en troisième position.
Le choix de cette population a été dicté par la difficulté d’accès aux jeunes filles en rupture familiale et il nous a semblé délicat de leur demander de répondre aux consignes bien vue et mal vue par les parents, sachant qu’elles- mêmes vivaient une situation de rejet familial.
Pour faciliter la compréhension de ce qui était demandé et pour introduire cette technique de substitution, les sujets ont tout d'abord rempli les trois premiers thèmes du questionnaire donnés en exemple, avec la consigne standard (phase de familiarisation avec l’exercice).
Les consignes de substitution sont les suivantes : 1. Modèle maghrébin “ bien vue ” (Bvue)
“ Répondez comme le ferait une étudiante maghrébine bien vue par ses parents. ”
2. Modèle maghrébin “ mal vue ” (Mvue)
“ Répondez comme le ferait une étudiante maghrébine mal vue par ses parents. ”
3. Modèle occidental (Occid.)
“ Répondez comme le ferait une étudiante dont les parents ne sont pas d’origine maghrébine ”.
Chaque sujet répondant aux huit thèmes trois fois (soi, père, mère), nous avons 24 réponses par sujet que l’on pourra considérer comme un tout (réponses du sujet avec réponses des parents) ou séparément (réponses du sujet indépendamment des réponses des parents).
Tableau 1 : Test des choix alternatifs : condition standard et condition de substitution.
Questionnaire standard (Gaymard, 1999)
Questionnaires de substitution
“ Comme le ferait une étudiante… ” .
Etudiantes (N = 20) Etudiantes (N =
43)
soi standard père standard mère standard
Filles en rupture (N = 42)
soi standard père standard mère standard
soi Bvue père Bvue mère Bvue
soi Mvue père Mvue mère Mvue
soi Occid.
père Occid.
mère Occid.
III. 3. Hypothèse.
Notre principale hypothèse stipule que les résultats obtenus au test des choix alternatifs en condition standard reflètent le discours normatif attribué aux parents.
Les réponses des étudiantes en situation de négociation réussie correspondraient plutôt au modèle bien vue alors que les réponses des filles en rupture correspondraient plutôt au modèle mal vue ou occidental.
IV. Résultats.
IV.1. Méthodologie en plan Q.
La méthodologie caractéristique de notre analyse est une méthodologie en plan Q. Elle met les thèmes en tête des lignes et les sujets en tête des colonnes (Reuchlin, 1976, 1991) ; cette approche est descriptive. De plus, à la place des profils individuels en tête des colonnes, nous avons les profils moyens (Lebart, Morineau & Piron, 1997; Rouanet & Le Roux, 1993). Nos profils moyens sont donnés verticalement et on passe de corrélations entre variables aux corrélations entre personnes et d'une analyse en plan R, à ce que l'on appelle une analyse en plan Q. Dans ce cas où nous avons une liste de thèmes en tête des lignes, le présupposé d'échantillonnage aléatoire n'est pas acceptable et donc les tests de significativité non pertinents.
IV.2. L’analyse de régression multiple.
Nous avons utilisé l'analyse de régression multiple à partir des profils moyens, comme l'avait fait Flament (1999a). Nous avons pris comme variables prédites les réponses au questionnaire standard (Etudiantes, Filles en rupture) et comme variables prédictrices les réponses aux questionnaires de substitution (modèle bien vue, mal vue, occidental).
Nous avons dans un premier temps, utilisé les 3 cibles ensemble : soi, père et mère, puis nous avons isolé les sujets et leurs parents (nous n’avons pas distingué “ pères ” et “ mères ” pour lesquels a été observé un Phi de contingence de .84 ).
Dans le premier cas (les 3 cibles ensemble), on s'aperçoit que le groupe
“ Etudiante ” est expliqué à 88% de la variance et le groupe “Filles en rupture ” à 77% ; dans ces deux cas, le poids du modèle occidental est pratiquement nul (tableau 2).
Nous constatons que bien vue a un poids double chez les étudiantes par rapport à mal vue (0,75/0,35) alors que c'est l'inverse chez les filles en rupture (0,37/0,65).
Tableau 2 : résumé régression des 3 cibles ensemble : soi, père et mère.
Etudiantes Filles rupture
Bien vue 0,75 0,37
Mal vue 0,35 0,65
Coeff.
Bêta Occidental 0,01 0,05
% Variance expliquée 88% 77%
Quand on isole les réponses “ soi ” de celles attribuées aux parents, on s'aperçoit que le modèle bien vue conserve un poids très important pour les étudiantes (0,94) mais également pour les parents (0,73) (tableau 3).
Pour les filles en rupture (tableau 4), le modèle bien vue a plus de poids lorsqu’elles sont seules (0,68) ainsi que le modèle occidental (0,38).
Contrairement aux étudiantes, les parents des filles en rupture sont des parents de filles mal vues (0,87) ; ce sont leurs réponses qui donnent du poids au modèle mal vue dans le tableau 2.
Les résultats avec les filles en rupture doivent être interprétés avec prudence compte tenu du fait que les réponses aux questionnaires de substitution ont été données par des étudiantes, il ne s’agit donc pas de leur référentiel.
Néanmoins nous retrouvons dans ces résultats, l’identification au modèle occidental, plus importante chez les filles en rupture (tableau 4) et qui les différenciaient significativement des étudiantes (Gaymard, 1999). La revendication d’appartenance au modèle occidental, génère une opposition marquée entre les deux générations ; les filles en rupture et leurs parents ne s’accordent pas sur le même modèle à la différence des étudiantes.
Les profils moyens apparaissent influencés par les modèles normatifs : les profils standard et bien vue corrèlent positivement et chacun négativement avec mal vue (tableau 5). Le modèle bien vue influence les réponses moyennes des filles en condition standard et surtout celles des étudiantes (.81). Les filles en rupture sont apparues moins traditionnelles que les étudiantes en condition standard, mais n’apparaissent pas pour autant marginales par rapport à leurs origines culturelles puisque leurs réponses apparaissent également influencées par le modèle normatif bien vue.
Tableau 3 : résumé régression étudiantes et parents.
Soi Père et mère
Bien vue 0,94 0,73
Mal vue 0,17 0,26
Coeff.
Bêta Occidental 0,12 -0,04
% Variance expliquée 68% 96%
Tableau 4 : résumé régression filles en rupture et parents.
Soi Père et mère
Bien vue 0,68 0,12
Mal vue 0,11 0,87
Coeff.
Bêta Occidental 0,38 -0,11
% Variance expliquée 62% 89%
Tableau 5 : Corrélations (Pearson) entre les différents profils moyens des réponses “ soi ”.
Standard Substitution
Etud Rupture Bvue Mvue Occid
Etudiante 1,00 ,934 ,81 -,76 ,37
Rupture ,93 1,00 ,70 -,65 ,57
Bvue ,81 ,70 1,00 -,96 ,32
Mvue -,76 -,64 -,96 1,00 -,26
Occid. ,37 ,57 ,32 -,26 1,00
IV.3. Représentation graphique du poids normatif des différents thèmes chez les étudiantes.
Il avait été mis en évidence dans l’étude standard, que toutes les propositions au test des choix alternatifs n'avaient pas la même importance ; certaines
4 La forte corrélation entre ces deux groupes s’explique quand on observe la droite de régression. Il y a cinq thèmes sur la droite, ce qui donne du poids aux corrélations et
propositions étant perçues plus traditionnelles que d’autres pour les sujets et les parents.
Nous souhaitons comparer graphiquement, les profils moyens des étudiantes en condition standard et de substitution. On s’intéresse ici uniquement aux réponses “ soi ” des étudiantes puisque dans leur cas nous avons le même référentiel (groupe d’étudiantes en condition standard et de substitution). Par ailleurs le modèle occidental ayant peu de poids pour ce groupe, nous illustrerons uniquement les modèles bien vue et mal vue.
Nous avons crée un indice de normativité calculé par la différence entre les fréquences mal vue et bien vue (tableau 6); nous avons adopté ce score car le calcul inverse donnait des indices négatifs à presque tous les thèmes. Dans le tableau 6, les 8 thèmes sont classés par la différence entre mal vue et bien vue ; plus le pourcentage est élevé, plus le thème est normatif. Le thème
“ instruction ” a un indice négatif car si l’on suit la logique de raisonnement des autres thèmes, il est inversé : pour être bien vue par ses parents, il faut être plus occidentale. Le thème “ fréquentation ” a un indice nul car il ne différencie pas bien vue et mal vue. On s’aperçoit que le classement des scores normatifs correspond (à l’exception des items mariage et indépendance qui sont inversés) au classement des fréquences de choix occidentaux en condition “ soi standard ”. Plus le thème a un score normatif élevé et moins les pourcentages de choix occidentaux en condition standard, sont élevés.
Tableau 6 par ici
Tableau 6 : Analyse des réponses “ soi ” chez les étudiantes : indices de normativité et fréquences de choix occidentaux en condition standard et de substitution5.
Standard Substitution (soi) Proposition Indice de
normativité:
Mvue-Bvue
soi Bvue
Mvue
Cigarette (66) 95% 7% 5% 100%
Religion (7) 95% 25,6% 5% 100%
Virginité (5) 95% 58,1% 5% 100%
Mariage (4) 90% 76,7% 10% 100%
Indépendance (2) 80% 67,4% 20% 100%
Egalité (1) 5% 97,7% 70% 75%
Fréquentation (8) 0% 100% 75% 75%
Instruction (3) -5% 100% 85% 80%
Nous voyons sur le graphique 1, que l'étudiante bien vue par ses parents est plus proche du versant traditionnel que du versant occidental. A l'exception de la proposition concernant les études (instruction), où pour être bien vue il faut être davantage occidentale (tableau 6).
Pour trois propositions : égalité de l'homme et de la femme à la maison (égalité), fréquentation d'autres cultures (fréquentation), égalité d'accès aux études pour les filles et les garçons (instruction), les fréquences de choix occidentaux des étudiantes en condition standard se situent en dehors des écarts bien vue/mal vue. Ces propositions sont celles où nous observons en condition standard, un pourcentage de choix occidentaux élevé. En condition de substitution, elles perçoivent peu d’écart entre les conditions bien vue et
5 Il n’y a pas de non-réponses ; les pourcentages complémentaires et non-mentionés, correspondent aux choix traditionnels.
6 Numéro du thème. Pour l'intitulé exact, se référer au chapitre III méthodologie et
mal vue. Nous qualifierons ces propositions comme étant les moins stéréotypées sur le plan normatif.
Pour les autres propositions: cigarette, religion, virginité, mariage, indépendance des jeunes, nous voyons que l’écart entre bien vue et mal vue est important. En condition standard leurs réponses restent dans ces limites ; elles peuvent apparaître plus proche de l’Occident mais en même temps plus proches de la tradition, comme c’est le cas pour la cigarette et la religion.
Graphique 1 : fréquence de choix occidentaux. Réponses des étudiantes en condition standard et de substitution7.
7 Le thème “ instruction ” est inversé par rapport aux autres thèmes. Pour être bien vue, il faut être plus occidentale.
THEMES
instruct (inversé) fréquentation
égalité indépendance mariage
virginité religion cigarette 110%
100%
90%
80%
70%
60%
50%
40%
30%
20%
10%
0%
soi Mvue soi Bvue Soi standard
IV.4. A propos des parents.
En condition de substitution, les consignes s’adressent aux sujets et non pas aux parents de filles bien vue ou mal vue ; néanmoins nous observons de la variabilité dans les réponses qu’elles attribuent aux parents.
Les thèmes ayant les scores normatifs les plus élevés pour les sujets : cigarette, religion, virginité, mariage et indépendance des jeunes, sont ceux où l'on observe le moins d'écart entre bien vue et mal vue chez les parents (Tableau 7). Pour ces propositions, les sujets ne différencient pas ou peu, ces deux conditions ; dans leur représentation prévaut la norme de rigueur c'est à dire l'appartenance au versant traditionnel .
En contrepartie, concernant les propositions qualifiées de moins normatives pour les sujets, où les écarts entre bien vue et mal vue étaient les moins importants, les parents apparaissent plus flexibles (égalité de l’homme et de la femme à la maison, fréquentation d'autres cultures, égalité d'instruction).
En condition standard, les étudiantes percevaient leurs parents comme étant plus occidentalisés dans ces propositions et se différenciaient significativement des filles en rupture.
Tableau 7 : fréquences de choix occidentaux attribués aux parents en condition standard et de substitution.
Standard Substitution (parents) Thème Parents (père
standard et mère standard)
Bien vue Mal vue
Cigarette 2,3 % 5% 0%
Virginité 5,8 % 0% 0%
Religion 17,4% 5% 0%
indépendance 22,1% 7,5% 0%
mariage 23,3% 10% 0%
Egalité 61,6% 55% 35%
Fréquentation 86% 75% 55%
Instruction 88,4% 82,5% 55%
Ainsi, même si la consigne normative s’adresse au soi et ne concerne pas directement les parents a priori, tout se passe dans la tête des sujets comme s’ils distinguaient les aspects normatifs absolus et conditionnels chez les parents.
Pour être bien vue par ses parents, l'étudiante doit se rapprocher du versant traditionnel (excepté pour l’instruction) ; ceci est confirmé par la position des parents figée sur le versant traditionnel en condition bien vue et mal vue qui se caractérise par une faible attribution de choix occidentaux et peu de variabilité entre bien vue et mal vue. Par exemple pour le thème de la cigarette (tableau 7), en condition standard les étudiantes avaient attribué à leurs parents 2,3% de choix occidentaux et en condition de substitution la variabilité entre mal vue et bien vue est de 0 à 5 % de choix occidentaux.
Fumer devant les parents est un interdit que l’on peut qualifier d’“ absolu ”.
Par contre les aspects conditionnels sont illustrés dans la représentation des sujets par une différenciation plus importante entre les conditions bien vue et
mal vue. D’un point de vue cognitif la perception de la conditionnalité chez les parents, contrairement aux aspects absolus, s’illustre par une position ambivalente attribuée aux parents, qui est selon nous, caractéristique de la négociation. Si l’on prend le cas de l’instruction, en condition standard, les étudiantes avaient attribué à leurs parents 88,4 % de choix occidentaux ; en condition de substitution mal vue et bien vue varient entre 55% et 82,5% de choix occidentaux. Ce qui nous paraît intéressant ici, c’est le travail cognitif des sujets qui va au delà du questionnement bien vue/mal vue puisque le questionnaire de substitution s’adresse avant tout au sujet. C’est la perception des aspects plus ou moins normatifs qui amène les sujets à attribuer plus ou moins de variabilité aux parents.
V. Discussion
Partant d’une recherche qui avait révélé comment des étudiantes maghrébines négociaient avec leurs parents pour obtenir plus de libertés, nous constatons que leurs réponses ont été influencées par le modèle normatif “ bien vue par ses parents ”. Les réponses des étudiantes en condition standard reflètent les réponses de filles bien vues par leurs parents. Cette position implique une adhésion commune aux valeurs traditionnelles puisque pour être bien vue, il vaut mieux être traditionnelle. Certaines valeurs, comme la religion, sont non-négociables et respectées par les étudiantes. Les deux générations se retrouvent dans la négociation (Gaymard, 1997), chaque partie tirant son épingle du jeu.
En dépit du fait que les réponses aux questionnaires normatifs appartiennent au référentiel des étudiantes, nous retrouvons dans ces résultats une
“ logique de négociation ” chez les étudiantes et une “ logique de conflit ” chez les filles en rupture. L’utilisation du test des choix alternatifs avait révélé que les étudiantes étaient plus respectueuses de la tradition et que leurs parents, en contrepartie, toléraient plus de libertés au quotidien. L’analyse de régression multiple montre la cohérence du modèle bien vue chez les étudiantes et leurs parents tandis que les parents des filles en rupture apparaissent comme des parents de filles mal vues . Si l’analyse de la régression multiple chez les étudiantes met en évidence la supériorité du modèle bien vue qu’elles soient seules ou avec leurs parents, nous constatons chez les filles en rupture, des résultats plus discutables. Les profils regroupés (soi, père, mère) donnent davantage de poids au modèle mal vue mais quand on isole les sujets des parents, le modèle bien vue est plus important chez les filles en rupture ainsi que le modèle occidental. Ainsi l’hypothèse concernant
la représentativité du modèle mal vue et occidental auprès des filles en rupture n’est qu’en partie validée puisque l’on s’aperçoit que ce sont les réponses des parents qui ont donné du poids au modèle mal vue. Ces filles d’origine maghrébine, bien qu’étant moins traditionnelles que leurs consœurs étudiantes conservent leurs origines. C’est ce qui explique la forte corrélation entre les profils “ Etudiantes ” et “ Filles en rupture ”; ce qui les différenciait significativement et notamment le point de vue sur la religion, est masqué par les réponses données aux autres thèmes.
Nous avons comparé chez les étudiantes, les profils moyens faisant suite à une consigne standard avec les profils faisant suite à une consigne de substitution bien vue/mal vue ; nous n’avons pas conservé le modèle occidental non pertinent chez les étudiantes. L’indice de normativité que nous avons construit à partir de la différence entre les fréquences de choix occidentaux mal vue et bien vue, nous permet d’authentifier les propositions les plus stéréotypées sur le plan normatif . Pour ces propositions, l’écart entre mal vue et bien vue est le plus important et oppose les choix occidentaux aux choix traditionnels. En ordonnant ces indices par ordre décroissant, on s’aperçoit qu’ils correspondent au classement des pourcentages de choix occidentaux effectués par les sujets en condition standard ; plus l’indice de normativité est important et moins les sujets ont, en condition standard, opté pour la proposition occidentale. Pour la cigarette, la religion, la virginité, le mariage et l’indépendance des jeunes , les réponses standard des étudiantes se situent entre ces limites normatives bien vue/mal vue.
Les thèmes concernant l’égalité de l’homme et de la femme à la maison, la fréquentation d’autres cultures et l’égalité d’accès aux études pour les filles et les garçons, sont apparus comme étant les moins stéréotypées sur le plan normatif. L’écart entre mal vue et bien vue est quasi-nul et les réponses
standard des filles se situent au delà de cet écart, plus proches du versant occidental. Le thème “ instruction ” est le seul pour lequel les sujets déclarent qu’il vaut mieux être plus occidentale pour être bien vue.
Dans le cas des attributions de choix faites aux parents, nous nous demandions comment les sujets se comporteraient en condition de substitution puisqu’il y avait déjà de la substitution en condition standard.
L’indice de normativité calculé pour les sujets, nous aide à comprendre ce qui se passe avec les parents ; nous voyons que les sujets se focalisent sur le score normatif des propositions. Les propositions les plus stéréotypées sur le plan normatif sont également celles pour lesquelles les attributions de choix faites aux parents restent traditionnelles en condition de substitution : ce sont les aspects normatifs absolus. Rappelons que contrairement aux représentations individuelles, les représentations sociales se caractérisent par une forte stabilité, qualité principale du noyau central qui explique sa résistance au changement (Gaymard, 2000).
Les propositions les moins normatives pour les sujets sont également celles où la perception des choix attribués aux parents apparaît la plus flexible ; ces propositions correspondent aux aspects conditionnels.
Globalement nous pouvons dire que les parents sont perçus de manière identique dans les différentes conditions, mais nous constatons des variations quant aux propositions les moins normatives. Ainsi nous retrouvons ici un phénomène de compensation décrit par ailleurs (Gaymard, 2002), qui amène les sujets dans une situation d’appartenance biculturelle, à contrebalancer le poids normatif pour trouver l’équilibre de la négociation. La situation de négociation vécue par les étudiantes, les amène à utiliser des stratégies de compensation qui leur permettent d' “ endosser ” différents modèles normatifs ; il y a pour ces filles différentes façons d’être dans la norme. Ces
modèles rendent compte de leur double appartenance culturelle et de leur intégration réussie.
Si les propositions sont perçues comme étant absolues pour les sujets, les choix attribués aux parents restent traditionnels dans toutes les conditions de passation. Mais à partir du moment où les sujets perçoivent l’aspect conditionnel, elles attribuent aux parents plus de flexibilité et de souplesse en condition de substitution.
Concernant, l’égalité de l’homme et de la femme à la maison, l’égalité d’accès aux études et la fréquentation d’autres cultures, nous retrouvons chez les parents la relation entre les réponses en condition standard et de substitution. Nous rappelons qu’en condition standard, les résultats montraient que les parents des étudiantes étaient apparus significativement plus occidentalisés que les parents des filles en rupture à ces thèmes (Gaymard, 1999). En condition de substitution, cette flexibilité subsiste et les attributions faites aux parents oscillent davantage entre les choix occidentaux et les choix traditionnels.
Ces résultats montrent que les individus ne sont pas prisonniers de leurs représentations sociales (Campbell et al, 1996). Non seulement les réponses des filles en condition standard sont influencées par les modèles normatifs, mais elles sont en plus capables en condition de substitution, de distinguer les aspects absolus des aspects conditionnels chez les parents. Nous pensons que la condition de substitution oriente les sujets en priorité vers l’évaluation de la normativité du thème suggérée par l’emploi de ces consignes.
Les jeunes filles d’origine maghrébine sont capables de reproduire les modèles normatifs qui s’inscrivent dans la dynamique de négociation des valeurs culturelles. En accord avec la théorie des représentations sociales
(Abric, 1994a, 1994b ; Flament, 1994b, 1994c), nous retrouvons dans leur représentation les éléments absolus non-négociables et les éléments
conditionnels. En condition de substitution, les premiers apparaissent fortement stéréotypés sur le plan normatif pour les filles et sont figés sur le versant traditionnel en condition d’attribution de choix aux parents. Les seconds, moins stéréotypés pour les filles, sont plus flexibles en condition d’attribution de choix aux parents.
Ainsi, si les sujets sont effectivement capables de reproduire les représentations d’autres groupes, cette fonction de mutabilité reste dépendante des aspects normatifs. L'expression du caractère normatif de la représentation, passe par le système périphérique dont la caractéristique essentielle est la conditionnalité. Celui-ci assure, avec ses fonctions adaptatives, les régulations nécessaires à la coexistence des aspects absolus et conditionnels, illustré par le principe de négociation interculturelle
(Gaymard, 2003). L'utilisation des consignes de substitution met en évidence la permanence de ces aspects et leur influence dans la dynamique représentationnelle.
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