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Les juifs et l'idéologie

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Les juifs et l'idéologie

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H E N R I A R V O N

puf

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DU MÊME AUTEUR

Le Bouddhisme, coll. « Que sais-je ? », n° 468, Paris, PUF, 1951.

L' Anarchisme, coll. « Que sais-je ? », n° 479, Paris, PUF, 1951.

Aux sources de l'existentialisme : Max Stirner, coll. « Epiméthée », Paris, PUF, 1954.

Le Marxisme, coll. A. Colin, Librairie Armand Colin, 1955.

Ludwig Feuerbach ou la Transformation du sacré, coll. « Epiméthée », Paris, PUF, 1957.

La Philosophie du travail, coll. « SUP », Paris, PUF, 1961.

Ludwig Feuerbach, coll. « SUP », Paris, PUF, 1964.

Michel Bakounine ou la Vie contre la science, coll. « Philosophes de tous les temps », Paris, Editions Seghers, 1966.

L'Athéisme, coll. « Que sais-je ? », n° 1291, Paris, PUF, 1967.

Georges Lukacs ou le Front populaire en littérature, coll. « Philosophes de tous les temps », Paris, Editions Seghers, 1968.

La Philosophie allemande, coll. « Philosophes de tous les temps », Paris, Editions Seghers, 1970.

L'Esthétique marxiste, coll. « SUP », Paris, PUF, 1970.

Lénine, coll. « Philosophes de tous les temps », Paris, Editions Seghers, 1970.

Le Bouddha, coll. « SUP », Paris, PUF, 1972.

Bakounine. Absolu et Révolution, Paris, Editions du Cerf, 1972.

Max Stirner. Le Faux Principe de notre éducation ou l'humanisme et le réalisme.

L'Anticritique. Introduction et textes présentés en édition bilingue. Paris, Aubier-Montaigne, 1973.

Le Gauchisme, coll. « Que sais-je ? », n° 1587, 2e éd., PUF, 1977..

ISBN 2 13 035666 4 1 édition : 4e trimestre 1978

© Presses Universitaires de France, 1978 108, Bd Saint-Germain, 75006 Paris

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LE GLAS DES ILLUSIONS

Rien n'est plus irritant pour le cœur et plus incompréhen- sible pour l'esprit que la fin brusque et inattendue d'un accord qu'on croyait scellé pour toujours. C'est pourquoi les manifestations juives contre l'Union soviétique qui se sont multipliées depuis la fin de la seconde guerre mondiale laissent un arrière-goût amer. Pour peu qu'on en accepte le bien-fondé, tout en faisant la part d'une certaine orches- tration inspirée par des raisons purement politiques, on ne peut se défendre d'un certain malaise : si l'Union soviétique pratique vraiment une politique antisémite, elle est infidèle à l'idéal de fraternité universelle qu'elle prétend vouloir réaliser. Mais si l'on rejette cette accusation, en faisant le départ entre un prétendu antisémitisme de l'Union soviétique improbable sinon impossible puisqu'il continue d'être prohibé par la loi, et un réel antisémitisme en Union soviétique hérité des siècles passés et dont la ténacité défie les meilleures volontés des gouvernants, la gêne n'est pas moins grande : on se trouve alors en présence d'une noire ingratitude de la part des juifs puisque, promis à l'extermination totale, ils doivent, tout au moins en Europe, leur vie en grande partie à la lutte héroïque de l'armée rouge. Divorce douloureux donc que celui qui s'est produit entre les juifs et l'Union soviétique et qui vaut la peine qu'on se penche sur ses raisons véritables.

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Personne ne croit plus à une mystérieuse symbiose entre le communisme et la juiverie internationale. Pourtant, il n'y a pas si longtemps, l'agressivité de l'extrême droite s'alimen- tait aux sources empoisonnées d'un terrifiant judéo-bolche- visme dressé contre la civilisation occidentale et chrétienne.

Les tristement célèbres Protocoles de Sion, faux fabriqué en 1904 par la police tsariste pour provoquer et justifier les pogroms considérés comme l'exutoire idéal de la colère populaire, devaient démontrer que les juifs se proposaient de ruiner les peuples par la démocratie, le communisme et l'anarchie afin d'asseoir leur règne universel. Après la Révo- lution d'Octobre, le communisme soviétique apparaissait ainsi à la réaction comme un moyen privilégié permettant aux juifs d'imposer, grâce à la révolution mondiale, leur domination totale. C'est pour éviter que les juifs ne deviennent les maîtres de la Russie que les forces militaires « blanches » de Denikine et les bandes ukrainiennes de Petlioura massacrent des dizaines de milliers de juifs russes entre 1918 et 1921.

Cette vision démoniaque de l'histoire qui, pour faire appel aux terreurs de l'inconscient, n'en paraît pas moins convain- cante pour les masses populaires, fournit à Adolf Hitler la raison majeure de son antisémitisme : « Dans le bolchevisme russe il nous faut voir, écrit-il dans Mein Kampf, la tentative entreprise par le judaïsme au XX siècle afin de s'emparer de la domination mondiale. »

Dès à présent, l'histoire a fait justice de ces élucubrations.

Le communisme soviétique est foncièrement russe ; sorti des entrailles du peuple russe, il a charrié avec lui toutes les souffrances d'une oppression séculaire et tous les espoirs d'une libération définitive. On peut, certes, insister sur son inspiration marxiste et retrouver dans ses tendances inter- nationalistes et antichrétiennes la marque indélébile qui lui fut imprimée par le juif converti Karl Marx. Ce rappel, pourtant, perd singulièrement de son évidence lorsqu'on interroge les penseurs révolutionnaires contemporains de Marx. Ainsi Bakounine, aristocrate russe et d'ailleurs, à ce titre, violent antisémite, professe le même internationalisme et le même athéisme que son frère ennemi en révolution. Le

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pouvoir de la bourgeoisie étant lié alors à l'Etat national et à l'Eglise, point n'était besoin d'être juif pour engager la révolution dans un double combat contre le nationalisme et la religion.

Il est vrai, néanmoins, que les juifs russes ont puissam- ment contribué au triomphe de la Révolution d'Octobre.

La formule dont Ernst Bloch se sert dans son maître-livre Le principe espérance pour affirmer la confluence entre le communisme russe et le messianisme juif Ubi Lénine, ibi Jérusalem, reflète parfaitement la conviction intime de la plupart des juifs russes. Deux facteurs qui, à ce point, n'existaient que dans la Russie tsariste, y contribuaient grandement.

D'une part, les juifs ne voyaient pas d'issue à leur oppres- sion séculaire tant que subsisterait le régime tsariste. L'éman- cipation, issue de la Révolution française, en dépit de cer- tains reculs momentanés et du maintien de quelques rares restrictions, le plus souvent invisibles et situées au seul niveau des relations sociales, s'était progressivement réalisée pour leurs coreligionnaires dans tous les pays d'Europe.

Seule la Russie restait à l'écart de ce mouvement général qui pourtant semblait irréversible, le règne d'Alexandre II constituant la seule tentative, vite avortée d'ailleurs, pour se mettre dans ce domaine au diapason du monde occidental.

La législation tsariste à l'égard des juifs avait plutôt tendance à se durcir en sorte que les juifs russes, conservant leur rôle traditionnel de boucs émissaires, continuaient de vivre sous la menace continuelle des pogroms tolérés et parfois suscités et encouragés par le pouvoir tsariste.

D'autre part, les juifs étaient arrachés à une éventuelle résignation par l'existence de nombreux intellectuels parmi eux. Comme la Russie avait gardé la rigueur de ses structures féodales, sa population se divisait en un petit nombre de propriétaires terriens et en l'immense masse des paysans.

Quant aux juifs, ils s'engouffraient dans une lacune sociale que l'évolution économique de la Russie rendait de plus en plus béante ; ils constituaient au sein d'une population presque exclusivement rurale l'élément urbain et bour-

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geois, ou plutôt petit-bourgeois. Une intelligentsia juive extrêmement nombreuse y prend naissance ; tournée tout d'abord vers l'étude des livres saints qui, considérés comme le témoignage le plus irréfutable de l'identité juive, privée, depuis la dispersion, de tout autre fondement, ont toujours fait l'objet d'une vénération particulière, elle finit par délais- ser la Bible pour Le Capital de Marx, le messianisme poli- tique leur paraissant autrement plus efficace et plus adapté à leur situation que le messianisme purement religieux.

Déclassés, déracinés et d'ailleurs socialement inutilisables, comme le sont presque tous les intellectuels sous le régime tsariste dont les structures féodales et essentiellement agri- coles se passent aisément de leur collaboration, plus margi- naux encore que les autres Russes du fait de leur origine, les intellectuels juifs rejoignent les diverses tendances révo- lutionnaires qui se succèdent et souvent se chevauchent dans la Russie tsariste, depuis les nihilistes jusqu'aux bolcheviks, en passant par les populistes et les mencheviks, tous « pos- sédés », au sens où l'entend Dostoïevski, par l'idée que la libération sociale du peuple russe impliquera nécessairement la leur.

La contribution des juifs à la Révolution d'Octobre est donc importante. Elle est préparée par le Bund, parti ouvrier juif qui est un des premiers et des plus actifs éléments de la social-démocratie russe. Mais c'est surtout l'apport des nom- breux révolutionnaires juifs qui retient l'attention. Un nombre important de chefs mencheviks et bolcheviks sont, en effet, d'origine juive : Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Sverdlov, Radek et Martov constituent une liste bien fournie qui est pourtant loin d'être exhaustive.

L'engagement massif des juifs en faveur de la révolution est payé de retour. Dès le 5 avril 1917, un acte du gouverne- ment provisoire précise que « toutes les limitations apportées aux droits des citoyens russes par la législation en vigueur à ce jour pour des raisons de religion, de croyance ou de nationalité sont annulées ». Les bolcheviks parachèvent cette œuvre de libération en effaçant radicalement tout ce qui pouvait encore subsister de la législation antijuive du

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régime tsariste. L'antisémitisme devient l'apanage exclusif de la contre-révolution ; ainsi, dans un article du 27 juil- let 1918, L'Isvestia stigmatise les instigateurs des pogroms en les traitant d'ennemis de la révolution. Depuis la Révo- lution d'Octobre, en dépit de tous les avatars que la question juive a connus en Union soviétique au cours de plus d'un demi-siècle, l'antisémitisme officiel a cessé d'y exister. Le gouvernement soviétique s'y tient fermement au point d'être accusé paradoxalement de ce qu'il considère lui-même comme un délit. Ainsi, lorsque le poète Yevtuchenko est officiel- lement critiqué pour avoir insisté dans son émouvante poésie Babi Yar qui sera incorporée dans la Treizième symphonie de Chostakovitch, sur le génocide perpétré par les nazis envers des juifs ukrainiens, on croit y discerner des raisons anti- sémites. Mais en toute logique, la disparition de l'antisé- mitisme une fois décrétée, le juif cesse d'exister en tant qu'être à part. Les morts de Babi Yar se confondent avec les millions de morts russes, victimes de l'agression et de la barbarie nazie ; faire une différence entre les morts juifs et les morts russes, c'est encore entrer dans le jeu du fascisme.

L'Union soviétique se croit d'ailleurs immunisée contre l'antisémitisme. Aux yeux du matérialisme historique, l'anti- sémitisme en tant qu'idéologie se greffe nécessairement sur une infrastructure économique déterminée. Les structures féodales de l'ancienne Russie faisaient assumer aux juifs qui, pour des raisons religieuses, étaient placés hors de ces structures, des fonctions qui, en Occident, étaient exercées par la bourgeoisie capitaliste. L'antisémitisme dont ils étaient victimes provenait donc essentiellement de cette exploitation capitaliste dont ils étaient, par la force des choses, les instruments. Mais comme cette fonction écono- mique des juifs était liée à la féodalité, l'instauration du socialisme y met fin ; l'antisémitisme n'ayant plus de raison d'être s'éteindra de lui-même. La question juive se trouve ainsi résolue automatiquement, d'autant plus que le commu- nisme, qui est au service des classes pauvres, n'a plus besoin, comme ce fut le cas sous le tsarisme, de détourner la colère populaire des féodaux qui sont les ennemis véritables du

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peuple, en les excitant contre les juifs. L'antisémitisme est pour le communisme soviétique, selon la définition extrê- mement nette de Staline, « la force extrême du chauvinisme de race... la plus dangereuse survivance du cannibalisme ».

Mais la générosité des bolcheviks à l'égard des juifs ne s'arrête pas là. Le choix leur est laissé entre l'assimilation totale au sein de la nationalité qui les héberge, ou le maintien de leur spécificité ; celle-ci, il est vrai, est déterminée non pas en fonction de la religion, mais en fonction d'une langue qui leur est particulière, le yiddish, dialecte moyen haut- allemand, truffé de termes empruntés à l'hébreu. Héritage redoutable d'ailleurs que les juifs ont emporté vers l'Est en quittant l'Allemagne puisqu'il les sépare des Slaves en même temps qu'il les rapproche des Allemands que les Slaves considèrent comme leurs ennemis héréditaires. Pour mettre fin à l'oppression des minorités nationales dont la Russie tsariste s'était rendue coupable, le nouvel Etat sovié- tique adopte un ordre multinational : une seule et même citoyenneté soviétique est accordée à tous, mais elle s'ac- compagne d'une diversité de nationalités. Les juifs sont libres d'adhérer à la nationalité du peuple au sein duquel ils vivent, ou bien de conserver leur nationalité juive.

Ce libéralisme est d'autant plus méritoire que dans son ouvrage de 1913 qui deviendra par la suite le fondement de la politique des nationalités qu'il est d'ailleurs chargé de pra- tiquer, Le marxisme et la question nationale, Staline refuse aux juifs le statut de nationalité, en faisant ressortir qu'il leur manque l'élément essentiel pour constituer une nation puisque, dispersés à travers la Russie, ils n'habitent aucun territoire qui leur est propre. Dès 1917, l'existence d'une culture yiddish est reconnue et encouragée par les instances officielles ; on assiste à un épanouissement brusque d'une littérature, d'un théâtre et d'une presse en langue yiddish.

Pour faire pleine mesure, la nation juive est dotée en 1928 d'une région autonome, le Birobidjan situé en Sibérie aux confins nord de la Mandchourie. En donnant ainsi aux juifs la possibilité de redevenir une nation à part entière, l'Union soviétique espère les voir recouvrer leur dignité

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d'hommes et acquérir les qualités civiques qui accompagnent la possession d'une terre natale.

Devant l'échec de cette tentative d'enracinement, on a souvent reproché à l'Union soviétique le choix arbitraire d'un territoire, entièrement étranger à ceux qui devaient s'y installer. Mais là encore, elle croit aller au-devant du désir d'une fraction importante de la population juive.

L'historien juif Simon Dubnow l'avait clairement formulé en précisant que l'autonomie nationale juive devait être réalisée en Russie même ; la Russie d'Europe était trop peuplée pour qu'on y installât une nation nouvelle, d'où la nécessité de s'en aller vers les terres d'Asie presque vierges.

Grâce à une législation rigoureuse, l'antisémitisme demeure assoupi en Union soviétique jusqu'à la fin des années trente ; en veilleuse pendant la seconde guerre mondiale, il s'allume soudain lorsque Staline, au soir de sa vie, revient vers les fantasmes de son enfance. Indisposé par le « cosmopolitisme » juif qui se manifeste surtout sous la forme d'une aide généreuse apportée aux juifs de l'Est ayant survécu à l'holocauste, par les organisations juives occidentales, Staline, saisi de la folie de la persécution, croit y discerner l'amorce d'un vaste complot juif ourdi contre lui. Le 12 août 1952, il fait exécuter la plupart des écrivains juifs d'Union soviétique : peu de temps après, se croyant visé par un « meurtre médical » dont l'exécution est confiée à des médecins juifs de son entourage, il dénonce le complot des blouses blanches. Seule sa mort, survenue en 1953, empêche que les hallucinations d'un vieillard ne se transforment en un nouveau bain de sang. L'antisémitisme du vieux Staline trouve un écho complaisant dans la plu- part des démocraties populaires qui, à leur tour, organisent la chasse aux prétendus « agents sionistes de l'impérialisme américain ». En Tchécoslovaquie, Slansky est condamné pour tendances sionistes, en Hongrie Laszio Raik est l'objet des mêmes accusations. Peu à peu, cependant, se dessine un retour au calme. Si, sous Khrouchtchev, on insiste encore sur les noms juifs de certains accusés, c'est surtout lorsqu'il s'agit de « crimes économiques ». Procédé assurément anti-

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sémite qui consiste à rejeter sur les juifs les défaillances de l'économie soviétique, mais procédé traditionnel qui fait appel à la charge affective accumulée pendant les siècles par le simple mot juif assimilé à celui de trafiquant.

L'éruption soudaine de l'antisémitisme dans un pays qui le proscrit en principe, doit-elle être attribuée à la folie d'un seul homme, au « culte de la personnalité » qui confé- rait à cette folie une toute-puissance, heureusement provi- soire ? Staline est-il seul en cause ? Précisons d'abord que les juifs soviétiques eux-mêmes font un strict départ entre les années noires de 1948 à 1952, années qui d'ailleurs ne furent pas seulement noires pour les juifs, et les années bien plus clémentes qui les ont précédées et suivies. Mais même en admettant qu'il s'agisse dans l'histoire de l'Union sovié- tique d'un accident de parcours, monstrueux, certes, mais de courte durée, on n'en est pas quitte pour autant. Si, en Union soviétique, il n'y a pas d'antisémitisme à proprement parler, une lutte continue contre le judaïsme y a été menée sur deux fronts. Il reste à déterminer si entre l'antisémi- tisme dont on l'accuse et l'antijudaïsme qu'elle pratique, il y a une profondeur d'abîme ou une simple épaisseur de nuance.

Le communisme soviétique s'en prend à la religion juive ; mais cette campagne tantôt violente tantôt sour- noise, menée au nom du dogme marxiste, s'inscrit dans l'ensemble de la lutte antireligieuse ; en principe, l'exercice de la religion juive ne subit d'autres restrictions que celles imposées à toutes les autres religions et précisées dans un décret du Conseil des Commissaires du peuple du 23 jan- vier 1918 concernant la séparation de l'Eglise et de l'Etat ainsi que de l'Ecole et de l'Eglise. C'est moins encore une chape d'hostilité qui recouvre les différentes religions en Union soviétique qu'une chape d'indifférence. Pour le commu- nisme, la religion apporte une fausse consolation ; nécessaire sous un régime capitaliste, elle devient superflue dans une société socialiste où l'exploitation de l'homme par l'homme a été définitivement abolie. Il y a, certes, en Union soviétique, des juifs qui souffrent de ne plus pouvoir invoquer Dieu

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selon un culte millénaire, des « juifs d u silence » ; mais ils ne sont pas visés en t a n t que juifs, mais en t a n t que croyants attardés. Dans u n pays qui délibérément v e u t remplacer la prière par la praxis et Dieu p a r l'histoire, les juifs reli- gieux se retrouvent avec tous les autres croyants dans cette Eglise du Silence à laquelle l'athéisme militant a donné des dimensions œcuméniques.

On pourra objecter que la religion juive a été en b u t t e à des attaques particulièrement haineuses ; les coups, portés d'ail- leurs le plus souvent p a r des coreligionnaires communistes organisés en Yevsektia (sections communistes juives), ont été, en effet, plus rudes et plus insidieux encore que ceux destinés aux autres religions. Il y a à cela deux raisons prin- cipales. La première est la conviction que la religion juive plus qu'aucune autre religion exerce une influence néfaste sur ceux qui la pratiquent. Le communisme, il est vrai, r a t t a c h e les défauts qui passent pour t y p i q u e m e n t juifs, et qui, à ce titre, sont générateurs d'antisémitisme, au rôle économique que les juifs ont été contraints à jouer sous le régime tsariste ; occupant alors la place de la bourgeoisie exploiteuse, ils y ont contracté u n certain p e n c h a n t au parasitisme, au trafic et à la tricherie. Mais cette explication p u r e m e n t économique se double d'une mise en cause de la religion juive elle-même accusée de favoriser la naissance de ces défauts. L'esprit capitaliste des juifs, leur propension pour les affaires d'argent s'expliquent aussi du fait que c'est l'argent qui est le véritable Dieu d'Israël. Reproche contraire au schéma marxiste selon lequel la religion n'est que la superstructure d'une infrastructure déterminée — c o m m e n t les juifs anciens, nomades d'abord, agriculteurs ensuite, auraient-ils p u fonder une religion qui reflète u n é t a t d'esprit

« bourgeois » ou « capitaliste » —, mais formulé avec une assurance d ' a u t a n t plus grande qu'il p e u t se réclamer du fameux texte du jeune Marx La question juive et reven- diquer, de ce fait, une vérité dogmatique incontestée et incontestable.

A cet a r g u m e n t moderniste s'ajoutait une accusation qui remonte à l'Antiquité : la notion de peuple élu, enseignée

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p a r leur religion, incite les juifs à mépriser et à haïr les autres peuples. C'est donc la religion qui est l'obstacle majeur rencontré p a r l'assimilation d o n t la totale réalisation demeure, en fin de compte, a u x y e u x des communistes, la seule solution véritable d u problème juif. L a lutte contre la religion juive est ainsi présentée et sans doute aussi sincèrement ressentie p a r ceux qui en sont chargés, comme une action entreprise pour arracher les racines de l'antisémitisme.

L ' a u t r e raison de l ' a c h a r n e m e n t particulier, dont le communisme soviétique témoigne à l'égard de la religion juive, est de n a t u r e historique et contingente. E n ce qui concerne les religions chrétiennes et, en particulier, la reli- gion orthodoxe, les autorités soviétiques o n t dû leur accor- der certains répits après l'invasion hitlérienne en 1941 ; pour mener une guerre proclamée patriotique, la nécessité s'imposait de faire appel à toutes les forces spirituelles de la Russie éternelle. La religion juive n ' a pas profité de cette accalmie ; les juifs, il est vrai, n ' a v a i e n t pas besoin d'être exhortés p a r les rabbins pour lutter contre l'envahisseur nazi.

Mais c'est moins encore la lutte contre la religion juive que l'hostilité militante contre le sionisme qui a valu à l'Union soviétique d'être accusée d'antisémitisme. C'est dans ce domaine s u r t o u t que la confusion est la plus grande.

L'antisionisme en soi recouvre si peu l'antisémitisme qu'il se situe à l'intérieur même de la réflexion juive à p a r t i r du m o m e n t où Herzl propose la création d'un E t a t national juif. P e n d a n t longtemps et j u s q u ' a u génocide la thèse assi- milationniste et la thèse sioniste s'affrontent dans l'ensemble de la diaspora juive en u n c o m b a t indécis : faut-il rappeler que l' Alliance israélite universelle se prononce contre le sionisme en 1919 et que la plus grande organisation juive en Allemagne, l' Association centrale des J u i f s d'Allemagne, croit infirmer les arguments racistes avancés p a r Hitler en niant au sionisme toute raison d'être ? Les juifs occidentaux, toutefois, bénéficiaires d'une émancipation qui semble défi- nitivement acquise, discutent du sionisme sur un mode fort académique ; c'est une hypothèse pour eux, une vue de

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l'esprit issue de réminiscences religieuses en train d'ailleurs de pâlir singulièrement, une utopie à laquelle on feint de croire soit pour l'adopter soit pour la rejeter mais presque jamais pour en envisager la réalisation concrète et immédiate.

Il en est t o u t a u t r e m e n t à l'Est, où les masses juives, en attente d'une libération qui pourrait m e t t r e fin à leur immense misère, se passionnent pour ce messianisme ancien mais modernisé puisqu'il est adapté au c o u r a n t nationaliste qui submerge le X I X siècle et domine le X X siècle. Mais c'est précisément parce que le sionisme se présente dans sa juvénile intransigeance comme l'unique voie d u salut offerte a u x juifs qu'il se heurte aussitôt au socialisme, p o r t e u r de la même promesse. Affrontement de deux eschatologies, laïques, certes, mais qui se c o m b a t t e n t avec une fureur que seules connaissent les guerres de religion.

Dès que les juifs s'organisent en Russie, le fossé semble infranchissable entre le sionisme et le socialisme : alors que les sionistes situent leur espoir de libération dans une perspective nationale, sinon nationaliste, qui les conduit hors de la Russie, le Bund, p a r t i ouvrier juif, a t t e n d le salut des juifs d'une participation active a u x luttes sociales menées par tous les opprimés de la Russie. E n fait, c'est le problème fondamental du printemps des peuples qui t r o u v e ici u n ultime écho : libération nationale ou libération sociale, comment les situer l'une par r a p p o r t à l'autre ? Le choix pratiqué est en grande partie fonction des structures sociales du judaïsme russe ; la petite bourgeoisie penche vers le sionisme qui s'intègre aisément dans son c h a m p idéologique hérité du X I X siècle où cohabitent des nationalités rétablies, alors que le prolétariat juif, a t t e i n t moins dans ses senti- ments n a t i o n a u x que dans son essence sociale, adhère en masse au Bund. L'opposition entre le sionisme et le socialisme provoque les controverses les plus vives au point que Trotsky n'hésite pas à écrire dans l'Iskra du 1 janvier 1904 que « Herzl était u n aventurier sans scrupules », et q u ' u n peu plus loin il stigmatise « les sanglots hystériques des romantiques de Sion ».

A la différence des juifs occidentaux, cependant, les

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Pendant près de cent cinquante ans le souvenir reconnaissant d'une Révolution française émancipatrice avait commandé les rapports entre les juifs et l'idéologie ; traditionnellement et sentimentalement, et très souvent à l'opposé de leurs intérêts de classe, les juifs se situaient à gauche. La fondation de l'Etat d'Israël, la condamna- tion de l'antisémitisme par Vatican I I et les conséquences antisémites de la politique totalitaire suivie par les pays socialistes de l'Est ont remis en question, à des titres divers, l'alliance apparemment indéfectible entre le judaïsme et la gauche. Nulle conscience juive, quelque ancrée qu'elle soit dans des certitudes quasi ancestrales, ne pourra à la longue éluder une double interrogation : la gauche n'est-elle antisémite que par accident, la droite, en revanche, est-elle vraiment antisémite par nature ? L'essai se propose de fournir un certain nombre d'élé- ments historiques, le plus souvent niés ou ignorés, qui permettront d'y répondre en toute objectivité.

Henri Arvon est professeur à l'Université de Paris X.

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