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LE LIT CLOS ET AUTRES RÉCITS D'AMOUR

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Academic year: 2022

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LE LIT CLOS

ET AUTRES RÉCITS D'AMOUR

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DU MÊME AUTEUR

Surréalisme et sexualité, Gallimard, 1971 Rose saignée, Editions des Femmes, 1974

Les parleuses (entretiens avec Marguerite Duras), Editions de Minuit, 1974

L'étrange métamorphose d'Anaïs, Garance, 1981 La Hague, ma terre violentée,

Mercure de France, 1981

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XAVIERE GAUTHIER

L e l i t c l o s e t a u t r e s récits

d ' a m o u r

P I E R R E B E L F O N D 216, boulevard Saint-Germain

75007 Paris

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Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Editions Pierre Belfond,

216, Bd Saint-Germain, 75007 Paris.

Et pour le Canada à

Edipresse (1983) Inc., 5198, rue Saint-Hubert, Montréal, Québec H2J 2Y3, Canada.

ISBN 2.7144.2104.3 Copyright © Belfond 1988

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D é d i c a c e

T o u t e s ces h i s t o i r e s s o n t vraies.

C e r t a i n e s — Le lit clos, D a n s u n f a u t e u i l , Aux lilas —, j ' e n a i l u la t r a m e d a n s u n j o u r n a l . Q u e l - q u e c h o s e d e l ' h o r r e u r q u e j ' é p r o u v a i s d e ce f a i t d i v e r s s ' e s t i n c r u s t é e e n m o i . Il f a l l a i t q u e je recrache. Q u a n d j ' a i écrit, d e s a n n é e s a p r è s quel- q u e f o i s , il n e r e s t a i t q u e le fait. L e s é m o t i o n s , les b o u i l l o n n e m e n t s , les f a s t e s et c r u a u t é s , les n o m s m ê m e s d e s a c t e u r s , et les c i r c o n s t a n c e s d u d r a m e , l ' i n t é r i e u r , les viscères, t o u t cela m ' a p p a r t e n a i t . Là, j ' a i t o u t i n v e n t é . E n t r e m b l a n t .

L e s a u t r e s h i s t o i r e s , a u s s i , s o n t vraies. S û r e - m e n t . Q u e l q u ' u n les a vécues. Je le crois, je l ' i m a - g i n e . T a n t est b r u t e , b r u t a l e , l e u r é v i d e n c e . Avec l ' u r g e n c e et la n é c e s s i t é d u réel.

Si ces é c r i t s o n t p a r t i e liée, v i o l e m m e n t , a v e c la réalité, c'est terrible. Ces h i s t o i r e s s o n t terribles, elles s o n t d ' a m o u r f i é v r e u x , d e p a s s i o n é t o u f f a n t e , d e v e n g e a n c e m a l h e u r e u s e , d e d é s i r raté, d ' é t r e i n t e s a u v a g e , d r ô l e o u m i s é r a b l e . Il n ' y a d o n c p a s d ' a m o u r h e u r e u x ?

J ' a i é c r i t b e a u c o u p d e ces textes d a n s la d o u c e u r d e s reflets d u s o l e i l s u r le v i e u x p l a t a n e , d a n s le p l a i s i r d e s ê t r e s c h e r s q u e je r e t r o u v e r a i s le soir.

J ' é t a i s d a n s la p a i x et p o u r t a n t d a n s l ' h o r r e u r d e ce q u e j'écrivais.

Q u e t o u t e c h o s e e n v e l o p p e s o n c o n t r a i r e , il est b a n a l d e le dire, m a i s c ' e s t la l i t t é r a t u r e q u i le f a i t

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toucher du doigt. Que l'amour retourné comme un gant libère la haine. Que la vie contient la mort.

Oui, il y a de l'amour heureux, il est mauve, odo- rant et solide, c'est une glycine. Mais l'écriture n'est pas forcément là.

L'écriture peut être dans les forces noires et nau- séabondes qui remontent de l'égout avec l'orage, elle peut être dans la violence qui ne peut plus se contenir, elle peut être dans le désir aveugle et aveuglant, dans la folie meurtrière, dans le sordide et la désespérance. L'écriture, pour moi, c'est le fait trouble de la femme et de l'homme, leur part tortu- rée qui crie dans l'ombre, elle est leur honte ina- vouable — sauf, difficilement, dans l'écrit. C'est l'à- vif de la vie et de la mort.

J'écris parce que je suis dans le désespoir total, absolu, de ne pouvoir rien faire pour l'enfant, le bébé, qu'on bat, qu'on humilie, et qui peut seule- ment hurler, si encore on ne l'a pas bâillonné.

A chacun son désespoir. Son espoir. Louise Michel a fait la Commune parce qu'on suppliciait les grenouilles et qu'on tailladait les arbres!

Et moi, je voulais dédier ce livre à la rouquine dont j'ai oublié le nom mais qui vit dans Ici. La rouille, la dernière de la classe, celle qui était pleine de poux et ne portait pas de culotte. Et quand elle soulevait sa robe pour nous faire voir sa nudité, on faisait «berk! berk!» et on en redeman- dait...

Car j'ai idée que le lecteur fera ainsi avec mon livre: même s'il dit «berk! berk! », il aura du mal à le refermer. A cause de ce fichu morceau de réalité qui coince.

Xavière Gauthier

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«Il faut que je trouve le milieu entre la boursouflure et le réel. Si je crève dessus, ce sera au moins une mort. »

Flaubert

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Le lit clos

— Faut pas qu'y bouge, le Vieux. Faut pas qu'y se montre. A personne.

Suzanne Dupuis marchait vite, dans le chemin creux. Pourtant les ajoncs étaient hauts, ils grif- faient ses bas de laine et les pans de sa blouse. Et les fougères étaient encore plus hautes, la cachant complètement, l'empêchant de voir la mer — si l'envie l'en avait prise, mais elle ne s'occupait pas de la mer.

Les ronces l'agrippaient, à la poitrine, au visage même. Et puis c'était la boue qui s'était déjà for- mée, à peine octobre commencé, et qui la faisait déraper, avec ses galoches...

Mais rien ne ralentissait sa marche. Elle avait l'habitude. Puis il n'était pas question qu'elle arrive en retard. L'ouvrage l'attendait au manoir de Gréville et elle avait bien encore trois kilomè- tres et demi avant d'être rendue. Même en cou- pant à travers champs, même en passant par des brèches qu'elle était seule à connaître.

Il ne fallait pas traîner. Elle allait, avec dans sa tête une idée, une seule :

— Y faut que personne sache qu'il est là, le Vieux.

Depuis des années, elle disait « le Vieux », quand elle pensait à lui. Elle ne savait plus son nom sans doute. Cette façon de l'appeler était venue peu à peu, après qu'elle fut restée veuve. Elle avait tou-

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jours nommé comme ça feu son mari : le Vieux.

Celui-là le remplaçait, d'une certaine façon.

Alors...

Mais c'était quand même bizarre, « le Vieux » avait sept ans de moins qu'elle !

Déjà, c'est pas courant qu'un homme regarde une femme plus vieille que lui. Pourtant, il l'avait rudement regardée, quand il était arrivé au manoir de Gréville, onze ans plus tôt ! Il était venu avec d'autres ouvriers agricoles qui se louaient pour la saison des foins et repartaient ensuite sur les routes.

Il venait du Sud, ça se devinait tout de suite à sa façon butée, entêtée, effrontée de regarder les femmes. Là, c'était Suzanne qu'il convoitait, Suzanne et elle seule. Son regard exigeait, trou- blant, sûr de lui.

Suzanne était déjà repasseuse et raccommo- deuse au manoir, à ce moment-là, et elle avait des rondeurs solides sous sa robe à fleurs. On voyait la gouttière entre ses seins quand elle se penchait, et ses aisselles sentaient fort la sueur et l'eau de Cologne. Il ne lui avait pas dit grand-chose. Il n'était pas causant. Il ne frayait pas beaucoup avec les autres journaliers.

La Suzanne non plus, elle n'était pas causante.

Tout juste « Bonjour-bonsoir». Elle trouvait encore le moyen de faire la fière. Tout le monde connaissait bien, pourtant, la honte qui entachait sa famille: sa fille, Germaine, était idiote. Même qu'elle avait un bras paralysé et une jambe qui traînait. Et même qu'elle bavait quand elle faisait des crises. Ça l'avait prise une fois, pendant la messe. Tout le monde avait pu voir comme elle

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était secouée de tremblements et de convulsions.

Et comme elle laissait couler un épais filet de salive jaunâtre. Depuis, personne ne s'approchait trop de la mère. On ne sait jamais.

Puis, aucun homme n'aurait osé regarder la Suzanne! Nul n'ignorait que le père Dupuis était un brutal et un jaloux. Si quelqu'un s'était enhardi à tourner autour de sa femelle, il aurait décroché le fusil de chasse pendu au-dessus de la cheminée...

Eh bien, lui, l'homme du Sud, au regard som- bre, il avait eu l'audace de la fréquenter. On aurait dit qu'il n'était au courant de rien — peut-être qu'il venait de la région de Carentan, ou même de Gran- ville, presque en bas du département — ou alors, ce qu'il risquait lui importait peu.

Il ne la quittait pas des yeux, quand elle passait derrière le banc pour apporter les plats. A l'heure du dîner, toutes les créatures employées au manoir étaient mobilisées pour servir les hommes, serrés sur les bancs autour des tables.

Bien sûr, les plaisanteries cochonnes allaient bon train. Il arrivait qu'un des hommes attrape une fille par la taille pour la chatouiller. Tous riaient alors et se donnaient de grandes claques sur les cuisses tellement c'était drôle et hardi, tandis que la fille criait et gloussait jusqu'à ce qu'il desserre sa poigne.

Mais lui, jamais... Pas un mot, pas un geste. Il se contentait de fixer Suzanne et cela suffisait pour qu'elle se sente nue sous la chaleur et la lourdeur de son regard. D'un revers de manche, il torchait sa moustache où s'accrochaient quelques débris de pot-au-feu, et il vidait une moque de pur jus.

Tout ça sans lâcher la femme du regard. Quand elle repartait au fourneau, ses joues la brûlaient, elle avait du mal à avaler sa salive.

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Quand elle arriva à découvert sur la butte de la Cotantaine en ruine, le vent lui coupa la respira- tion. Mais elle ne ralentit pas. Elle serra simple- ment un peu plus son fichu sur sa tête. Ce serait bien pis en hiver, quand il faudrait marcher cour- bée et lutter de toutes ses forces contre la tem- pête. Elle était habituée.

A partir de là, elle quittait le sentier des doua- niers qui borde la côte. A l'intérieur, elle serait un peu abritée.

Et puis, un soir, il l'avait attendue sur le chemin du retour, juste après Eculeville, là où il n'y a plus une seule maison.

C'était au mois d'août, en pleine saison de mois- son. Les champs perdaient l'un après l'autre leur jaune ondulant, se vidaient, ne gardant que les courts fragments pointus des tiges de blé. Il l'attendait, assis dans le renfoncement d'une bar- rière. Il l'avait devinée s'approchant, à son pas, à sa silhouette, et il s'était dressé au milieu du che- min.

Elle n'avait même pas eu peur, on aurait dit qu'elle se doutait. Elle s'était simplement arrêtée dans sa marche, serrant d'une main le cabas qui contenait la nourriture donnée par la patronne pour son souper: une miche de pain un peu rassis, trois œufs de la semaine et de la soupe plein sa gamelle. Il s'était approché. Elle ne bougeait pas.

Il avait dû lui dire deux mots: «Viens-t'en », quel- que chose comme ça, rien de plus. Il l'avait attra- pée par la taille et entraînée derrière le muret d'un clos.

Depuis ce moment, elle avait une idée, une

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seule : garder cet homme, l'avoir à elle. Et que per- sonne ne le sache.

— Le Vieux, faut pas qu'y se montre.

Onze ans après, l'idée était toujours là, aussi nette, aussi forte, même si elle n'avait plus guère de sens. A cause de ce qui s'était passé derrière le muret et qui l'avait marquée. Profondément. Défi- nitivement.

Au début, c'était une question de vie ou de mort, de cacher leur rencontre à la nuit tombée, dans le pré; puis, quand l'hiver était arrivé, dans le gre- nier à foin des Anquetil, si éloigné de toute habita- tion qu'il n'y avait pas de risque qu'on les sur- prenne.

Bien sûr, si quelqu'un avait fait un peu attention à Suzanne Dupuis, il aurait remarqué les cernes sous ses yeux et la brillance pas ordinaire de son regard. Aussi, une façon soudaine qui lui vint de poser son fer brûlant, de se redresser, les mains sur les hanches, et de se cambrer exagérément, fai- sant gonfler sous son corsage la masse de ses seins. Mais personne n'y prit seulement garde. Les gens étaient trop habitués à se tenir à l'écart.

De même que personne ne se soucia de savoir où s'en était allé ce petit ouvrier agricole taci- turne, nerveux, à la moustache et au regard som- bre, quand était venue la fin de la saison des blés.

On le crut parti définitivement. Vers le Sud, sans doute. Et on l'oublia. En fait, il n'alla jamais plus loin que Valognes. Il se louait ici et là, pour défouir les pommes de terre ou ramasser les pommes, il braconnait dans les marais ou le long de la côte, prenant un lièvre au collet, cueillant des flies et des goufigues dans les rochers.

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Mais, toujours, même quand le vent de tempête devenait vraiment mordant et passait à travers sa veste de drap, même quand le crachin tombait pendant des jours et des nuits, toujours, il s'arran- geait pour faire les kilomètres qui le séparaient de Suzanne et, un soir ou l'autre, il était là, à atten- dre, un peu après Eculeville, au même endroit que la première fois...

Émile Dupuis ne s'était jamais douté de rien.

Même, les dernières années, il était tellement pourri par l'alcool qu'il n'y voyait pas clair et que, de temps en temps, ses jambes ne le portaient plus. Il tombait et ne bougeait pas jusqu'à ce que Suzanne revienne du travail. Alors elle le traînait jusqu'au lit avec l'aide de Germaine.

Dès qu'il allait un peu moins mal, il recommen- çait à prendre une bonne cuite, et redevenait vio- lent. Il ne tapait plus tellement leur fille, mainte- nant qu'elle était adulte, parce qu'elle ne bougeait pas, qu'elle ne se protégeait pas la tête de ses bras.

Et parce qu'elle bavait. Ça le dégoûtait. Mais sa femme, oui, toujours autant. C'était rare une soi- rée sans qu'il lui mît une trempe.

Et ça, bien régulièrement, depuis le soir de leurs noces, quand elle lui avait dit, pendant qu'il déla- çait les chaussures qui lui avaient fait mal toute la journée :

— Dame, il était temps que tu me maries. Voilà deux mois que je suis prise.

Alors il avait tapé, tout de suite, avec la chaus- sure qu'il tenait à la main, en la traitant de salope et de dévergondée, en lui hurlant au visage que le petiot, bien sûr, il n'était pas de lui.

Et quand la Germaine était née et qu'on avait compris qu'elle resterait idiote, il avait dit que c'était sa punition, à elle, de s'être fait engrosser

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par un autre. Mais Suzanne avait son idée. Elle pensait bien que cette déveine, elle venait des coups de botte dans le ventre. Et aussi — mais ça elle osait à peine se le rappeler — parce qu'elle avait cru que son homme cesserait peut-être de la battre si elle faisait passer l'enfant. Alors elle était restée une nuit entière les pieds dans une bassine pleine d'eau et de moutarde, et une autre fois elle avait essayé de s'enfoncer une aiguille à tricoter.

C'était la vieille Marie-Joseph qui lui avait dit que ça pouvait marcher. Mais ça n'avait pas marché.

Elle avait continué à grossir et voilà, le malheur était né avec sa fille.

Pourtant, vrai, Germaine était le portrait tout craché de son père, mais ça n'y changeait rien.

Suzanne Dupuis avait reçu sa raclée quotidienne, ça faisait partie de sa vie. Elle ne protestait pas.

Émile Dupuis était un brutal. C'était ainsi. Tout le monde le savait.

Les seules fois où tout son corps se révulsait, c'était lorsqu'il la cherchait sous les draps. Ça arri- vait. Là, il rotait si fort le calva au-dessus d'elle qu'elle mettait tout ce qu'elle avait de violence à pincer sa bouche et ses narines, à les fermer, tan- dis qu'il la besognait d'en bas.

Les chiens des Anquetil aboyaient. Ils l'avaient sentie. Elle n'avait pas intérêt à traîner. Depuis toutes ces années qu'elle faisait le trajet aller et retour, c'était comme s'ils ne la connaissaient pas.

Si elle s'était attardée, ils l'auraient mordue à tra- vers la laine de ses bas. Suzanne Dupuis pensait que c'étaient les Anquetil qui excitaient leurs bêtes contre elle. Les Anquetil, ces richards, avec leur

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rieurs. Il faut qu'elle trouve un endroit. Et vite. Il y a bien des hommes qui se soulagent au bord du quai. Elle n'ose pas. Elle se lève, en dépliant son long corps. Elle est plus grande que bien des hommes ici.

Ali-Istanbul s'est levé, lui aussi, comme elle. Il marche comme elle, derrière elle, le long du Bos- phore. Il voit ses fesses tassées dans le jean, et qui bougent à chaque pas, une fesse, puis l'autre. Ça le rend nerveux et fou. Son objet est raide, c'est comme une crampe, et il l'empoigne parfois à tra- vers son saroual pour le secouer violemment. Il voudrait le lui coller entre les fesses. Il pense que sa mère doit être morte, maintenant, qu'elle doit être un cadavre, avec ses longs cheveux noirs ondulés. Il ne reviendra jamais chez lui. Jamais. Il a bien trop peur. Ici aussi, dans la rue, il a peur.

Mais, dans sa maison, les policiers sont venus. Et les policiers sont plus terribles que tout.

Les spasmes lui rongent le ventre. C'est urgent.

Elle grimpe le long du sentier qui mène à la mai- son de Pierre Loti. Elle est allée la visiter lorsqu'elle n'était encore qu'une touriste. Elle était horrifiée par la crasse environnante. Mainte- nant, elle vit dedans. Elle n'a plus rien à craindre.

Il n'y a pas grand monde, quelques hommes, tous les mêmes avec leurs moustaches et leurs yeux noirs. Rien que de marcher, elle est en sueur. Le soleil a une force énorme. Elle s'arrête, elle se retourne pour regarder Istanbul, la ville somp- tueuse et hideuse, étincelante des coupoles de ses mosquées.

Ali s'arrête aussi, surpris, et se cache derrière le tronc d'un arbre. Son cœur bat fort. Pourtant, il sait que l'étrangère ne l'a pas vu, qu'elle n'a rien deviné. Depuis que son père est parti, c'est son

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frère aîné, Mohamed, qui brutalise tout le monde dans la famille. Souvent la mère d'Ali essaie de le protéger, elle le serre contre elle. Il est petit, il sent la chaleur du ventre de sa mère. Il sent aussi le sang qui coule de son nez et de ses oreilles, parce que Mohamed tape surtout sur la tête.

Après, l'aîné cogne sa mère jusqu'à ce qu'elle soit inerte. L'autre soir, il y a trois soirs, il a sorti son couteau. Il y a eu plein de sang. Tout le monde criait, les voisins ont couru chercher la police. Ali a entendu le mot «police» et il s'est sauvé. Il ne reviendra jamais chez lui.

Elle reconnaît la mosquée bleue — qu'elle appelle Sultan Ahmet, maintenant — et Aya Saphia, et Topkapi. Elle se souvient des splen- deurs, des diamants, des rutilances. Elle a tout visité. Les touristes s'exclamaient sur les beautés.

Elle aussi. Mais elle savait qu'elle voulait autre chose. Elle voulait s'enfoncer dans cette étrangeté, dans cette barbarie. Elle voulait rester. Y rester.

Elle se gratte sous le sein gauche, lentement.

Elle s'est habituée aux gestes lents depuis qu'elle vit là, comme ça.

L'enfant sort de l'abri de son arbre. Il ne peut pas résister. Il s'approche, les yeux fixes, la bouche ouverte, passe tout près et la dépasse. Elle ne le remarque pas, il a la poitrine rentrée et le crâne rasé, comme tous les enfants dans ce pays.

Il connaît la police. Les flics l'ont attrapé une fois. Il avait huit ans. Il est resté une journée et une nuit au commissariat. Il avait été pris à voler un vendeur de billets de loterie. Un aveugle. Dans le commissariat, les flics l'ont cogné. Avec son frère, il est habitué. Mais les policiers, c'est autre chose, peut-être qu'ils font plus mal, ou qu'ils cherchent surtout à humilier. Ça a duré des

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heures. Ils lui ont fait embrasser leurs chaussures.

Et puis ils ont cherché à lui enfoncer leur machin entre les fesses. Ils n'ont pas réussi. Mais ils ont essayé longtemps. Il s'accroupit au bord du che- min pour attendre l'étrangère, qui continue à monter, pas à pas. Les mouches se posent au coin de ses yeux, là où suinte un peu de pus.

Quand elle passe devant lui, il agrippe son mem- bre et le pointe dans sa direction. Il serre les dents, souffle. Elle ne fait pas attention à lui.

L'envie se fait encore plus pressante. Elle gri- mace comme les bébés pris de coliques. Elle se trouve à l'entrée d'un cimetière. Elle ne peut plus se retenir. Elle s'accroupit en hâte derrière une tombe. Elle pense que personne n'est là pour la voir. C'est très rapide. Elle laisse une bouillie verte. Elle referme son jean et redescend à pas lents vers le centre d'Istanbul. La chaleur est encore plus forte. Elle rend moite.

A genoux derrière une tombe, Ali n'a eu que le temps de passer sa main à l'intérieur de son pan- talon pour recevoir une petite giclée blanche qui lui a arraché un cri. Il pense à la chaleur du ventre de sa mère contre son crâne rasé. Il s'endort.

De grosses mouches bleues se posent autour.

Elle revient sur le quai et s'allonge tout de suite, pour se reposer de son effort. Ses aisselles sont mouillées. Elle se sent bien, couchée par terre.

Depuis qu'elle a osé le faire, elle a changé de bord.

Elle est avec les pouilleux en bas; elle voit le monde autrement ; les gens bien marchent sur le sol avec leurs chaussures, ils ne s'y allongent pas ; elle ne voit que leurs jambes ; ils passent, ils ne l'aperçoivent pas.

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Elle reste ainsi. Se gratte un peu. Le soleil est caché mais la chaleur est encore plus forte, terri- ble dans la moiteur grise de la fin de la matinée.

Le ciel est lourd, épais. C'est comme du plomb qui tombe sur la tête et le corps. Elle est bien dans cette torpeur, dans cet anéantissement. Il y a long- temps qu'elle n'a pas fumé. Maintenant, si on ne lui tend pas un joint, elle ne fait aucun effort pour chercher du kif. Elle n'en a plus besoin.

Elle s'endort un peu, une demi-heure peut-être.

Quand elle se réveille, la soif la tient. La chaleur est encore plus forte. Elle se lève en titubant légè- rement, fait craquer les jointures de ses doigts et se met en quête.

Le vacarme est énorme, étourdissant. Toutes les voitures klaxonnent ; au lieu de freiner, elles klaxonnent pour dire de s'écarter ; si on ne s'écarte pas, elles écrasent.

Il y a aussi les cris des gens, les cris des mar- chands. Elle se dirige vers l'un d'eux au hasard.

Elle enlève la montre de son poignet et elle expli- que qu'elle veut l'échanger contre deux "gazeuzes", un petit pain au sésame, un morceau de fromage blanc et un gâteau au miel.

Il commence par marchander. Il le faut. Même s'il voit bien qu'il y gagne dix ou quinze fois, avec cette belle montre américaine, et qui marche. Il discute en turc, elle insiste en anglais. Puis, comme elle commence à avoir très soif et très faim, elle fait mine d'empocher la montre et le marchand se décide aussitôt. Il lui donne même deux olives en plus.

Quand elle sort de la boutique, elle est contente.

Ce soir elle n'aura plus rien, mais elle s'est habi- tuée à ne manger qu'une fois par jour; elle n'y pense pas, elle n'en est pas là. Peut-être même est-

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elle satisfaite, au fond, d'être acculée à ne plus rien avoir.

A peine sortie, elle s'assoit, là, juste devant la boutique. Elle s'installe sur le bord du trottoir pour manger. Pourquoi pas là ? C'est pareil qu'ail- leurs. Elle commence par boire d'un coup une

« gazeuze ». Elle s'est faite à ce goût dégueulasse, très sucré, avec un colorant qui rappelle l'orange.

Elle trouve que ça désaltère. Elle s'en fiche un peu.

Le problème, évidemment, c'est qu'il y a déjà dix gamins autour d'elle, à loucher sur le pain et le gâteau. Si elle veut survivre, il faut qu'elle s'aguer- risse. Au début, elle donnait tout. D'ailleurs elle ne pouvait pas manger. Ça lui soulevait le cœur, les regards désespérés, avides, de ces gosses à moitié estropiés. Elle imaginait leurs estomacs qui se tor- daient de faim. Elle donnait tout, ils se battaient affreusement et en redemandaient. Après, il y avait les mêmes éclairs désespérés, avides, et en plus haineux, dans leurs grands yeux chassieux.

Elle a compris. Aujourd'hui, elle ne donne que les olives et elle crie que ça suffit, qu'il n'y aura plus rien. Elle le dit de façon telle qu'ils s'éloi- gnent. Elle mange, tranquille. Elle ne mangera peut-être pas avant longtemps. Elle mange, assise au bord du trottoir. Elle se gratte un peu à l'inté- rieur de la cuisse. Les passants ne la regardent pas.

Le soleil est déjà haut lorsqu'elle se réveille, sous le pont. Elle n'a plus de montre, mais elle pense qu'il est dix ou onze heures. Au moins. La chaleur est énorme, tuante. Comme la veille, elle ne bouge pas, d'abord. Elle ouvre seulement les yeux. Elle a moins bien dormi cette nuit. Les

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bruits lui ont paru plus forts. Elle entendait les miaulements hurlés des chattes couvertes par des matous aux oreilles fendues dans les combats.

Elle entendait aussi des coups de fouet, ou de lanières de cuir, et des cris rauques, des cris de garçon, elle pense. Elle a eu du mal à dormir.

Mustapha le boiteux avait attaché Ali par un poi- gnet à un pilier du pont et il le fouettait. Ali gei- gnait, criait et, en même temps, il pensait aux fesses blanches de la chrétienne qu'il avait vues dans le cimetière, au-dessus du Bosphore, le matin. Il criait pour ça aussi.

Elle a eu un sommeil agité. Elle a dormi plus longtemps le matin. Quelle importance? Elle sou- rit en pensant qu'il y a peu, elle avait un emploi du temps. Elle avait quelque chose à faire dans sa journée, plein de choses, tout un programme.

Même quand elle était en vacances, elle avait un emploi du temps de touriste...

Elle a les yeux ouverts et elle voit les portefaix qui passent en courant. Elle a fait attention à ne pas se mettre sur leur trajet en se couchant. Ils buteraient dans son corps.

Quand elle visitait Istanbul, elle est restée stupé- faite devant eux. Ils se mettent au bord du bateau, pliés en deux, le dos à l'horizontale, et on com- mence à les charger, comme des ânes, comme des chameaux ; ils ne voient plus rien ; ils sentent seu- lement sur leur dos les charges qui s'accumulent les unes sur les autres... Quand c'est terminé, ils partent en courant, en criant pour que les gens s'écartent. Peut-être qu'ils ont les reins cassés pour pouvoir se plier ainsi si longtemps, avec sept ou huit ou dix cageots de légumes, ou d'énormes tas de bois sur leur dos. C'est ce qu'elle a pensé:

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peut-être qu'ils ont les reins cassés. Certains sont très vieux.

Ils ont l'air très vieux.

Quand elle visitait Istanbul, elle est restée des heures à les regarder. C'était trop. C'était sauvage et cruel et ça lui faisait peur. C'est peut-être pour ça qu'elle est sortie du rang, qu'elle est sortie de la civilisation américaine. Parce que ça la fascinait.

Parce que cette chose terrible la fascinait. Les por- tefaix du pont de Galata.

Elle s'est assise. Lentement. Il faut prendre des précautions avec la chaleur. Elle défait ses bas- kets. Elle n'a plus de chaussettes depuis long- temps. Ses pieds puent. Même au milieu de toutes les puanteurs, elle les sent. Elle les examine, il y a de la crasse noire entre ses orteils. Très douce- ment, elle se lève et va s'asseoir au bord du quai.

Très doucement, elle introduit ses pieds dans l'eau du Bosphore. L'eau est marron mêlée de boue, de vase, d'immondices. Un moment, des morceaux de journal restent coincés dans ses pieds. Elle les

remue un peu.

L'eau est presque fraîche, ça la délasse. Cette eau fraîche et sale la délasse. Par contre sa tête la brûle. Elle a dormi trop longtemps au soleil. Elle se baisse, elle prend de l'eau dans le creux de ses mains et elle la verse sur sa tête. Elle ferme les yeux, l'eau dégouline et mouille ses cheveux blond filasse. Ça lui fait du bien. Elle recommence.

Attend un peu. Respire. Elle s'asperge encore plu- sieurs fois. Dans l'estuaire, auprès de ses pieds qui trempent, il y a des boîtes de Coca-Cola. C'est son Amérique, c'est sa civilisation qui aboutit là. Ça la fait sourire. Elle est loin de ce monde, loin du monde. Elle ne peut pas être plus loin. Plus bas.

Elle pourrait être plus bas. Elle sait où. Elle ne

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sait pas comment elle pourrait y aller. Un copain de Glen y est allé. Il a eu très peur. Il a raconté à Glen. Et Glen le lui a répété. C'est le quartier des bordels. Là, elle serait plus bas dans le sordide.

Encore plus sordide qu'ici. Ce sont des femmes qui sont enfermées là-dedans. Elle est une femme.

Elle voudrait aller jusqu'au bout de ça. Mais ça paraît impossible.

Par hasard, elle touche sa brosse à dents dans la poche de son jean. Ça lui fait penser qu'elle n'a pas acheté de dentifrice. Tant pis. Elle en avait dans son sac à dos, bien sûr. Avec ses boîtes de Tampax et tout ça. Elle a laissé son sac à l'entrée du Palais Submergé, quand elle est allée le visiter il y a un mois, peut-être plus. Évidemment, elle ne l'a pas retrouvé en sortant. Elle n'y comptait pas, d'ail- leurs. Machinalement, elle frotte sa brosse sur ses dents. Comme ça, sans dentifrice et sans eau. A sec.

Avant même d'avoir beaucoup réfléchi, elle a une idée pour trouver à boire et à manger aujourd'hui. Elle retire ses pieds de l'eau, libère un morceau de plastique qui s'était empêtré dedans, et les remet, mouillés, dans ses baskets.

Elle se lève sans hâte.

Elle marche sur les trottoirs. La foule est com- pacte, c'est difficile d'avancer, les gens la bouscu- lent. Elle marche lentement, elle ne va pas se fatiguer, elle sue déjà assez comme ça. La ville est épaisse de poussière, de klaxons, de tumultes incessants. Ça l'étourdit. Elle se plaît dans cet anéantissement-là, aussi. Elle passe devant des infirmes, des estropiés de toutes sortes, qui éta- lent leurs moignons, leurs difformités. Elle croise des femmes très chic, en tailleur, avec des chaus- sures à talons, et même des bas nylon, par cette

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chaleur écrasante. Elles doivent sortir de leur tra- vail, les banques ou les postes. Il est peut-être deux ou trois heures. Elle est loin des uns et des autres. Elle a très, très soif et la chaleur grise, humide, pèse comme du plomb brûlant.

Elle met longtemps à arriver au dispensaire.

Elle prend sa place dans la queue, patiente. Il y a surtout des hommes, des Turcs loqueteux, avec deux ou trois épaisseurs de pull-over, mais tous percés au même endroit, au coude. Il y a aussi quelques hippies, des compatriotes. Ils lui font signe, cherchent à lui parler. Elle fait comme si elle ne les voyait pas. Elle n'a plus rien de com- mun avec ces gens-là. Elle est à mille lieues des Américains, à mille lieues de tous, elle le pense.

L'infirmier n'est pas content. Dans son mauvais anglais, il lui reproche d'être trop faible déjà ; il lui dit, en lui prenant le pouls, qu'elle n'a pas dû man- ger beaucoup ces derniers temps et que, s'il lui tire du sang, elle sera plus faible encore. Elle ne répond pas et il fait le prélèvement sanguin. Elle détourne la tête. Elle ne se sent pas plus mal qu'avant, elle prend l'argent et elle sort, tran- quille. Elle a la légèreté des gens qui ne mangent pas beaucoup.

Elle a eu assez d'argent pour s'acheter une viande au fromage blanc. Maintenant, c'est son plat préféré, comme si elle était une Turque de naissance. Elle n'éprouve plus aucun intérêt pour un hamburger au ketchup. Et elle a bu un verre de lait fermenté. C'est une boisson délicieuse, qui désaltère au plus profond de l'âme. Elle est accroupie au bord du trottoir et elle ferme à demi les yeux. Elle est bien. Elle rote.

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L'idée lui revient. La même que ce matin au réveil. Elle voudrait aller dans les bordels d'Istan- bul. Elle voudrait s'enfoncer dans les bordels d'Istanbul. Aucune femme n'a fait ça. Jamais. Elle en est sûre. Sauf celles qui y sont forcées, évidem- ment. Celles qu'on y amène pour y être vendues. Si elle parvenait à y entrer, elle serait la première.

Elle pénétrerait dans un territoire interdit, elle coulerait au plus sombre, au plus inquiétant, elle irait jusqu'au bout de l'affaissement. Peu lui importe qu'elle en revienne ou pas.

Au bord du trottoir, elle réfléchit. Elle se gratte un peu sous le sein. Ses cheveux ont séché depuis longtemps, ils sont lourds, ils lui tombent devant la figure et la cachent en partie. Elle passe ses doigts écartés dans ses cheveux, comme pour essayer de les coiffer. Elle lisse sa frange qui lui descend plus bas que les sourcils. Il faudrait qu'elle trouve quelqu'un qui lui serve de guide, un homme, un Turc, quelqu'un qui accepte de l'emmener. Mais qui ?

Elle marche encore dans la ville, à pas lents.

Elle marche dans cette ville qui l'attire et la cap- ture durement, elle marche dans Istanbul qui la gardera à jamais. Elle le croit. Cette ville de beauté qui fait pleurer d'émotion, cette ville qui est un égout.

Elle sait où elle va. Elle se souvient de l'hôtel où elle a dormi plusieurs nuits avec Glen. Ça coûtait à peine 100 cents la nuit. Il y avait des taches dans les draps, des taches jaunes et blanches, et d'autres rougeâtres, la porte des waters ne fermait pas et il y avait toujours des hommes qui épiaient.

Mais ça coûtait 100 cents la nuit. Même pas le prix d'un paquet de cigarettes. C'était dans une rue sor- dide, pas très loin derrière Sultan Ahmet, les rou-

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tards se refilaient l'adresse. Elle se retrouve facile- ment dans toutes ces petites rues.

Les hommes la regardent. Dans la rue, dans les cafés, ils la regardent, avec insistance, comme s'ils allaient lui faire quelque chose. Quand elle n'est plus allongée sur le sol, quand elle passe devant eux, ils veulent lui faire quelque chose. Ils disent : voilà une putain gratuite, et ils crachent par terre.

Ils voient qu'elle est seule et qu'il n'y a pas d'homme pour la protéger.

Elle ne fait pas attention. On dirait qu'elle ne s'en aperçoit pas. Ou alors qu'elle s'en fiche. Elle est grande et mince. Sa poitrine est libre sous son gilet et elle bouge à peine à chaque pas.

Maintenant, elle sait à qui s'adresser. Mais elle va toujours du même pas calme. Elle est sortie de la civilisation de la vitesse et de l'urgence. Définiti- vement. Elle le croit. Ce qu'elle va vivre, elle a le temps de le vivre.

Elle entre dans l'hôtel. C'est sombre, crasseux.

L'odeur de pisse est très forte. L'eau est sûrement coupée. Le petit vestibule d'entrée est encombré par les sacs à dos que les hippies ont laissés. Der- rière le comptoir, un jeune homme est plongé dans un illustré américain. Il est fasciné par toutes ces pin-up aux poitrines très hautes et aux cheveux blonds permanentés, et par les play-boys, souriants, en costume-cravate. Il regarde l'illustré avec une attention si terrible qu'on croirait qu'il le lit. Mais il ne sait pas lire. Il sait seulement comp- ter.

Il s'appelle Mohamed. C'est lui qu'elle cherche.

Elle s'accoude au comptoir recouvert d'une nappe en plastique très sale. Il lève la tête. Il a un cure- dents calé entre ses dents de devant.

Quand elle avait une chambre là, il était tout le

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temps après elle. Dès qu'elle faisait un pas hors de la chambre, il était là. Elle était obligée de deman- der à Glen de l'accompagner partout, même aux waters. C'est pour cela qu'elle a pensé à lui. Et aussi parce qu'il a l'air débrouillard, décidé. Peut- être qu'il acceptera de faire quelque chose de diffi- cile pour l'avoir. Quelque chose de pas ordinaire.

Il la reconnaît sûrement, il lui attrape tout de suite le poignet par-dessus le comptoir. Ses yeux sont durs. Noirs et durs. C'est un bel homme. Elle le pense. Elle retire sa main, en forçant, et com- mence à lui expliquer. Ce n'est pas facile. Moha- med se débrouille pas mal en anglais, mais ce qu'elle lui propose, il ne peut pas le comprendre.

C'est hors des choses qu'on peut penser. Il s'excite de plus en plus. Pour rien.

Il y a plusieurs hommes qui arrivent et qui s'en mêlent. Il y a le pharmacien d'à côté, il est facile à reconnaître, il a une blouse blanche par-dessus son costume et beaucoup d'autorité. Il a fait ses études en Angleterre, il peut tout traduire. Et même tout arranger. Il l'affirme.

Les hommes parlent, longuement, en s'éner- vant, on dirait. Puis elle comprend ce que dit le pharmacien :

« Mohamed est d'accord. Il accepte le marché. Il va te conduire dans le quartier réservé, mais il te veut d'abord. Alors, pour être sûr qu'il tiendra parole, c'est moi qui surveillerai Mohamed. C'est plus prudent. Il est dangereux, Mohamed, très dangereux. La police est venue chez lui, c'est dire ! Il avait presque tué sa mère à coups de couteau, elle est à l'hôpital depuis quatre jours. On ne sait pas si elle s'en tirera. Et Ali, son jeune frère, il s'est enfui, tellement Mohamed le battait. C'est un

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brutal et un sauvage. Moi, je suis civilisé, j'ai fait mes études à Londres... »

Elle le sait. Elle s'impatiente. Ces histoires-là ne la regardent pas. Elle le dit. Mais le pharmacien insiste lourdement : elle a besoin de lui pour la protéger. Elle finit par comprendre. Il la veut, lui aussi, en paiement, pour son rôle important dans l'affaire. Elle hausse les épaules parce qu'elle s'en fiche. Un ou deux, elle s'en fiche.

Avant de sortir, le pharmacien dit qu'il surveil- lera tout. Mohamed est prêt. Il a déjà craché son cure-dents.

Il la tire par le bras. Elle croit qu'ils vont mon- ter dans une chambre. Mais non. Il faut rester là.

Qu'est-ce qu'il dirait le patron de Mohamed, s'il n'était pas là à surveiller le hall de l'hôtel ? Il la fait s'allonger derrière le comptoir. Il y a juste la place. Il se rue sur la fermeture Éclair de son jean.

Elle pensait qu'elle s'en ficherait. Elle s'en fiche.

Mais ce qui la gêne, c'est... comme ça, ici, dans l'entrée, dans le passage. Elle le lui dit. Il attrape hâtivement la nappe en plastique, l'étend au- dessus d'eux en l'accrochant au comptoir. Ça leur fait une espèce de tente.

Et maintenant, vite, il s'est assez retenu comme ça, depuis plus d'une heure, il attend, les traits de son visage sont terriblement contractés. Elle a la tête sur un sac à dos qui se trouve là.

Et quoi encore ? Qu'est-ce qu'elle a encore à ne pas être contente ? Mehmed le borgne les regarde.

Et alors ? Il faut bien qu'il soit payé lui aussi. Il remplacera Mohamed au comptoir pendant qu'ils iront à Kemeralti. Il a le droit de voir, pas de tou- cher. Et puis, avec son œil crevé, qu'est-ce que ça fait, hein ?

Elle n'aurait pas cru qu'un homme aussi maigre

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que Mohamed puisse être aussi lourd. Il est affalé sur elle de tout son poids. Et il s'énerve, il ne trouve pas où c'est. Il la coince avec ses genoux osseux. Elle voit les ronds laissés par les tasses de café sur la toile cirée. Mehmed le borgne a la bouche ouverte, un filet de bave coule sur le côté.

Mohamed souffle, il n'arrive toujours pas, il est nerveux, il jure. Elle est dans une position incon- fortable. Il doit y avoir une gourde en fer, sous sa tête, dans la poche du sac à dos. Elle préférerait que ce soit fini pour pouvoir changer de position.

C'est fini. Elle se gratte un peu en haut de la cuisse et commence à enfiler son jean. Elle voit la tête du pharmacien qui passe sous la nappe en plastique. Il ne devait pas être loin. Il avait dit qu'il surveillerait.

Il dit quelque chose à Mohamed en rigolant, il se fiche de lui, ça se voit. Mohamed est furieux. Il attrape le pharmacien par sa blouse blanche, il va cogner. Elle trouve ça un peu long, cette fois, ça l'ennuie. En attendant, elle va au bout du couloir, là où elle sait qu'il y a des waters. Elle bloque sa respiration dans l'espoir que l'odeur terrible la pénètre moins. Elle pense qu'elle demandera des médicaments au pharmacien.

Quand elle revient, Mohamed s'est calmé. Ses yeux sont très, très noirs, avec de grands cils. Il tremble un peu. Le pharmacien ricane, on voit ses dents en or sur le côté. Il se tourne vers elle, il lui dit que Mohamed, il sait tuer une femme mais il ne sait pas la copuler. Il le dit comme ça.

Elle marche dans la rue avec Mohamed. Il est vexé, il est en colère. Son truc durcit de nouveau.

Ça n'a servi à rien. Ça revient aussitôt. Il mar- monne, il grogne en tripotant sa moustache. Il se demande pourquoi il perd son temps avec une

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étrangère. Mais, en traversant le pont d'Oumkapi, il rencontre un copain qui s'arrête, ébahi, admira- tif. A son regard, on voit qu'il envie Mohamed de marcher à côté de cette blonde-là. Et Mohamed réalise qu'il a de quoi être fier. Il parle au copain.

Même sans le geste obscène qui accompagne ses paroles, elle pourrait deviner ce qu'il lui dit.

Mohamed décide de ne pas prendre un taxi col- lectif, comme ça se ferait normalement. C'est loin, Kemeralti. Il décide d'aller à pied. Et il rencontre beaucoup de copains. A chaque fois, il raconte qu'il a forniqué la grande chrétienne, celle qui est là. Il la désigne du doigt. Elle attend. Il n'y a pas d'urgence. Maintenant, elle va où elle veut aller.

Elle va là où on peut pas aller plus bas. Elle va des- cendre, vraiment descendre, dans les bas-fonds.

Ça fait plus d'une heure qu'ils marchent. Tout de même, elle commence à se demander si Moha- med ne se moque pas d'elle, s'il ne se contente pas de la promener à travers Istanbul pour la montrer à tous les hommes qu'il connaît.

Il s'arrête encore pour narguer un copain, elle s'assoit par terre. Et même, elle se couche. Dans tous ces quartiers-là, elle est déjà allée ; ce ne sont pas des quartiers interdits, dangereux. Ce n'est pas ce qu'elle veut. Elle veut vraiment affronter quelque chose. Quelque chose de difficile. Quelque chose d'impossible.

Est-ce qu'elle veut vraiment affronter du dan- ger? Elle a un moment de découragement. De peur, peut-être. Est-ce qu'elle a peur? C'est une incertitude passagère. Elle met la main dans la poche de son jean et touche le papier plié sur lequel il y a le nouveau numéro de téléphone de sa mère, à New York. Elle ne l'a pas jeté. Pourtant, elle n'en a pas besoin. Elle ne s'en servira jamais.

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Elle a coupé tous les liens. Elle est allongée par terre, elle reprend force. La position couchée lui fait du bien. Ça la fait respirer calmement. Quand Mohamed a fini sa palabre, elle est prête à se lever et à le suivre. Et même, elle lui sourit. Pour la pre- mière fois, elle lui sourit.

Il est surpris. Il ne s'attendait pas à cela. Il pense qu'il pourrait lui sourire, lui aussi, en réponse. Mais, le temps qu'il le pense, le moment est passé. C'est trop tard. Il ne lui a pas souri.

Elle marche. Elle le suit. Elle s'aperçoit qu'ils vont dans des ruelles de plus en plus petites, de plus en plus misérables.

Par ici, elle se rend compte qu'il n'y a pas une seule femme, pas un seul enfant, qui marche dans les rues. Il n'y a plus que des hommes et ils mar- chent vite, le long des maisons. Ils ont le regard dur et absent. Plus dur encore que d'habitude.

Elle pense que ça y est. Que ça commence vrai- ment maintenant. Elle a hâte, tout à coup, et elle voudrait presser le pas, malgré la chaleur humide, la chaleur d'étuve qui accable et épuise.

Mohamed, lui, ralentit, au contraire. Depuis un moment, il traîne les pieds, son visage s'enlaidit, tant il se ferme. Il y a longtemps qu'il n'a pas ren- contré une connaissance à qui se vanter de son exploit. Il se demande pourquoi il se fatigue à mar- cher si loin, il se demande pourquoi il prend telle- ment de risques. En tout cas, dès que ça tournera mal, il partira. Il ne va pas se faire massacrer pour une chrétienne. La seule chose qu'il espère, c'est de pouvoir la forniquer une deuxième fois, au retour. Mais ce n'est pas sûr. Il se dit qu'il descend jusqu'à l'entrée. Après, il verra. Il est déjà sur ses gardes. Prêt à fuir.

Ça descend de plus en plus et les ruelles sont de

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plus en plus étroites. Il y a un ruisseau au milieu, gluant. On peut à peine se croiser à deux. Elle res- pire mal. La chaleur amassée est excessive, dans ces boyaux où le soleil ne pénètre pourtant jamais.

Des traînées de sueur coulent entre ses seins. Elle halète, comme si elle faisait un effort pour grim- per. Mais elle descend. Elle se dit qu'elle ne pourra jamais revenir de ça, remonter de ça.

Les hommes la bousculent. Un chien passe entre ses jambes, à toute vitesse, en grognant et en découvrant ses crocs jaunes.

Elle est passée devant, Mohamed la suit. Les battements de son cœur sont assez rapides. Elle s'arrête juste un instant pour se gratter la cuisse.

Et repart. Il fait très sombre. Est-ce déjà la nuit qui tombe ? C'est peut-être toujours ainsi dans ces passages étroits. Elle n'a aucune idée de l'heure.

Tout à coup, elle y est. Elle voit qu'elle y est. La ruelle débouche sur une petite place, fermée, au fond, par une palissade de bois, très haute.

Devant : un grouillement d'hommes sombres, avides, écrasés les uns contre les autres. Un piéti- nement insensé, compact. Ils sont une multitude et ils sont tous pareils, les yeux et la peau obscurs, les vêtements éteints, foncés. Elle, elle est blonde, sa peau est claire et ils sont devant elle et tout autour.

Il y a une ouverture dans la palissade, une petite porte en bois, tout juste assez grande pour laisser passer un homme à la fois. Devant la porte, il y a un flic. Il est habillé en kaki, ses jambes sont écar- tées et ses pouces passés dans sa ceinture, tout près de son revolver. Des hommes entrent et d'autres sortent en se bousculant. C'est là que ça se passe. Derrière la palissade. C'est là. C'est un quartier clos. C'est là, derrière, qu'elle veut aller.

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Elle n'hésite pas. Peut-être qu'elle a peur. Peut- être pas. Elle avance. Elle se fraie un chemin au milieu de la foule mâle, compacte, lourde, elle est coincée, écrasée, des mains la touchent, elle est serrée contre des vestes râpeuses, mais elle passe.

Elle arrive à la porte de la palissade.

Quand elle veut entrer, le flic se dresse devant elle et lui barre l'accès avec son bras. Il dit : Inter- dit. Elle comprend très bien, il le dit même en anglais. Il est en colère. Et les hommes s'attrou- pent encore plus, s'il est possible. Ils se pressent autour d'elle et grondent.

Elle entend un grondement, de refus, d'indigna- tion, de menace.

Les hommes grondent et elle a sans doute peur, cette fois. Ça ne peut pas être autrement. Mais elle veut entrer.

Elle cherche Mohamed ; peut-être qu'il va l'aider. Mais il n'est plus auprès d'elle. Il est parti, avant même qu'elle ne s'approche du policier, il a couru en remontant, il a quitté les bas-fonds.

Maintenant, il doit être arrivé à la surface et il s'en fout, du pharmacien.

La nuit s'est vraiment installée. Un tube au néon s'allume au-dessus de l'entrée de la porte.

Elle est passée. Elle a profité d'une seconde d'inattention du policier, et elle est passée. Elle fait quelques pas à l'intérieur.

Elle a le temps d'apercevoir un alignement de baraques en planches disjointes et, sur le seuil de chaque baraque, une femme. La première, elle la voit bien. Elle se tient debout, le poids de son corps porte sur une jambe, l'autre est repliée.

C'est la même position que les putains améri- caines, quand elles font le pied de grue. Elle est très grosse, très très grosse. Elle a un soutien-

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gorge rosâtre, en imitation de satin, ça n'empêche pas sa poitrine de déborder par en haut, et de pen- dre par en bas sur son estomac.

La femme porte aussi une culotte en faux satin rose sale. La culotte est grande mais ne cache pas les bourrelets de ses cuisses.

Elle ne voit pas son regard. Elle ne voit pas si la femme la regarde.

Devant chaque baraque, il y a une ou plusieurs femmes, semblables à la première.

Elle a le temps de savoir qu'elle touche, exta- siée, terrorisée, au plus fort du sordide, au plus fort de la misère. Puis, dans la foule noire des hommes qui l'enserre, elle voit luire la brillance de plusieurs couteaux.

Sous le pont de Galata, Ali se couche, les genoux repliés sous le menton. Ali-Istanbul se couche. Il y a du sang sur ses jambes. Et de la crasse. Il pense aux fesses blanches de l'étrangère, il se touche et se caresse. L'air est bon à respirer. Le ciel n'est plus couvert, comme dans la journée, les étoiles sont très brillantes. Ali suce son pouce comme lorsqu'il était petit. Il voit les cheveux noirs de sa mère, qu'elle tresse et remonte en torsades. Il s'endort.

Elle a somnolé un moment. C'est la voix de l'hôtesse qui la réveille. Une voix sucrée, supposée sensuelle, comme celle de toutes les hôtesses. Elle demande d'éteindre les cigarettes et d'attacher les ceintures. La descente sur New York va commen- cer. Elle attache docilement sa ceinture, écrase sa Pall Mall.

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