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La place de Raimund et Nestroy dans l’œuvre de Max Reinhardt

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Reinhardt

Marc Lacheny

To cite this version:

Marc Lacheny. La place de Raimund et Nestroy dans l’œuvre de Max Reinhardt. Marielle Silhouette.

Max Reinhardt. L’Art et la technique à la conquête de l’espace / Kunst und Technik zur Eroberung des Raumes, Reihe A - Kongressberichte - Band 119, Peter Lang, pp.301-317, 2017, Jahrbuch für Internationale Germanistik, 978-3-0343-2644-5. �10.3726/978-3-0351-0824-8�. �hal-02306209�

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La place de Raimund et Nestroy dans l’œuvre de Reinhardt

Dans Vom heutigen Theater. Betrachtungen [Considérations sur le théâtre actuel, 1929], Max Reinhardt écrit : « Er [Der Regisseur] wird um so entbehrlicher, je theaternäher der Dichter ist. Shakespeare und Molière haben ebensowenig Regisseure gebraucht wie Nestroy und Raimund. Dieser Zustand scheint mir die höchste Erfüllung des Theaterspielens. » [Plus l’auteur est proche du théâtre, plus le metteur en scène devient superflu. Shakespeare et Molière n’avaient pas besoin de metteur en scène, pas plus que Nestroy et Raimund. C’est là que réside, à mon sens, l’accomplissement suprême du théâtre.

1

]

Si les acteurs et auteurs dramatiques autrichiens Ferdinand Raimund (1790-1836) et Johann Nestroy (1801-1862), les deux principaux représentants du théâtre populaire viennois au XIX

e

siècle, sont loin d’occuper la même place que Molière et surtout Shakespeare dans les écrits de Reinhardt et le répertoire du « Deutsches Theater », ils n’en occupent pas moins un rang significatif dans le panthéon esthétique du metteur en scène. Leur présence au répertoire des scènes de Reinhardt témoigne assurément du désir de ce dernier d’embrasser la totalité des formes d’expression dramatique et d’aborder le théâtre sous ses multiples facettes, des formes populaires, comme la commedia dell’arte,

2

le théâtre populaire viennois ou le cabaret, au classicisme allemand et à l’opéra, en passant par Shakespeare, Molière ou encore les auteurs contemporains.

Après avoir exposé les quelques remarques théoriques de Reinhardt sur Raimund et Nestroy et leur importance dans l’économie de ses écrits programmatiques, je me pencherai sur le versant pratique du travail de Reinhardt sur l’œuvre de ces comédiens dramaturges : de quelles pièces de Raimund et Nestroy a-t-il assuré la mise en scène, lesquelles a-t-il confié à ses collaborateurs, notamment à Ernst Stern, lesquelles a-t-il laissé de côté, quels projets de mise en scène n’ont pas abouti ? Il s’agira donc de déterminer la place échue à Raimund et Nestroy dans « le Deutsches Theater », mais aussi de s’interroger sur les causes de la présence de ces auteurs et leur fonction dans le canon théâtral de Reinhardt.

1. Raimund et Nestroy dans les écrits théoriques de Reinhardt

1 Max Reinhardt, Schriften. Briefe, Reden, Aufsätze, Interviews, Gespräche, Auszüge aus Regiebüchern [Écrits.

Lettres, discours, articles, interviews, entretiens, extraits des cahiers de mise en scène], éd. Hugo Fetting, Berlin 1974, p. 345. Considérations sur le théâtre actuel, in Max Reinhardt, introduction, choix de textes et traduction par Jean-Louis Besson, Arles 2010, p. 49–51, p. 49.

2 Sur Reinhardt et la commedia dell’arte, voir Max Reinhardt und die Welt der Commedia dell’arte [Max Reinhardt et l’univers de la commedia dell’arte], éd. Edda Fuhrich und Gisela Prossnitz, Salzburg 1970.

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À plusieurs endroits de ses écrits, Reinhardt se réfère à Raimund et Nestroy en les citant soit ensemble, soit séparément.

De façon récurrente, Reinhardt souligne sa foi dans le comédien et la place centrale que celui-ci doit, selon lui, occuper au théâtre entre l’auteur et le metteur en scène. Or, l’un des aspects dominants dans les références de Reinhardt à Raimund et Nestroy est précisément l’insistance sur l’absolue congruence ou coïncidence, chez ces dramaturges, entre le travail de l’acteur et celui de l’auteur, rendant pour ainsi dire inutile voire caduque, toujours selon Reinhardt, l’intervention du metteur en scène. L’autre aspect frappant de ses assertions sur Nestroy et Raimund tient au rapprochement de ces deux auteurs avec Shakespeare et Molière, ce qui en dit long sur la haute estime en laquelle Reinhardt tenait les deux comédiens dramaturges viennois et sur leur place dans le canon personnel du metteur en scène. Dans une lettre au comte Ledebour de juillet 1940, il écrit ainsi : « Shakespeare, Molière, Raimund, Nestroy und viele andere haben im engsten Umkreis ihrer Truppen gelebt und den Schauspielern die Rollen auf den Leib geschrieben. » [Shakespeare, Molière, Raimund, Nestroy et bien d’autres ont vécu au plus près de leurs troupes et écrit aux comédiens des rôles sur mesure.

3

] À la citation placée en exergue de ces réflexions (« Shakespeare und Molière haben ebensowenig Regisseure gebraucht wie Nestroy und Raimund. »), il faut ajouter un extrait tiré d’un entretien accordé par Reinhardt à Manfred Georg en 1932. À la question de savoir s’il faut revenir à des rôles taillés sur mesure pour les comédiens, Reinhardt répond :

Gewiß. Das ist ganz zu Unrecht verpönt. Liefert der Dichter wieder wirklich Material, hat er die schauspielerische Vision […] dann tritt das durchaus nicht wünschenswerte Übergewicht des Regisseurs von allein wieder zurück. Aber für griechische Klassiker oder moderne Stücke theaterfremder Autoren ist er eben notwendig. Es braucht gar kein Molière zu sein, geben Sie nur einen Nestroy und die Situation ist verwandelt.

[Assurément. À tort, cette pratique est vue d’un mauvais œil. Lorsque l’auteur fournit à nouveau vraiment de la matière et qu’il a cette vision d’acteur […], alors la prédominance tout sauf souhaitable du metteur en scène s’efface à nouveau d’elle-même. Mais pour les classiques grecs ou les pièces modernes d’auteurs étrangers au monde du théâtre, il est justement nécessaire. Nul besoin d’être Molière, prenez ne serait-ce qu’un Nestroy, et la situation s’en trouve métamorphosée.4]

Un bref passage tiré du début de Das Regiebuch [Le cahier de mise en scène] va strictement dans le même sens :

Manchmal muß der Schauspieler der Rolle angepaßt werden, wenn das möglich ist. Manchmal die Rolle dem Schauspieler. Das gelesene, das gespielte Stück. Niemals eine absolute Kongruenz. Idealfall,

3 Max Reinhardt, Schriften. Briefe, Reden, Aufsätze, Interviews, Gespräche, Auszüge aus Regiebüchern, op. cit., p. 237–248, p. 243.

4 Ibid., p. 348–350, p. 349.

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wenn der Dramatiker für seine Schauspieler schreibt, ihnen die Rollen auf den Leib schreibt.

Shakespeare, Molière (für sich selbst), Nestroy, Scholz. Der Dramatiker als Regisseur.

[

Parfois il faut adapter l’acteur au rôle, quand c’est possible. Parfois le rôle à l’acteur. La pièce lue et la pièce jouée. Il n’y a jamais de coïncidence parfaite. L’idéal c’est lorsque l’auteur dramatique écrit pour ses acteurs, leur écrit des rôles sur mesure. Shakespeare, Molière (pour lui-même), Nestroy, Scholz. L’auteur dramatique comme metteur en scène.5]

Le corpulent Wenzel Scholz (1787-1857) était un acteur autrichien qui formait un célèbre duo comique avec le longiligne Nestroy.

Comme Molière et Shakespeare, Nestroy incarne donc, aux yeux de Reinhardt,

« l’accomplissement suprême du théâtre », l’idéal d’une parfaite coïncidence entre l’auteur et l’acteur, tous trois parlant « die lebendige Sprache der Bühne » [le langage vivant de la scène

6

]. Pour Reinhardt, la représentation théâtrale repose avant tout sur le jeu de l’acteur.

Dans ce contexte, les mots suivants, qu’il applique à Shakespeare dans sa Rede über den Schauspieler [Discours sur l’acteur] de 1930, pourraient tout aussi bien s’appliquer à Nestroy : « Das Heil kann nur vom Schauspieler kommen, denn ihm und keinem anderen gehört das Theater. Alle großen Dramatiker waren geborene Schauspieler, gleichviel, ob sie diesen Beruf auch tatsächlich ausübten. » [Le salut ne peut venir que de l’acteur, car c’est à lui et à personne d’autre qu’appartient le théâtre. Tous les grands auteurs dramatiques ont été des acteurs-nés, peu importe qu’ils aient ou non exercé réellement cette profession.

7

] Nestroy peut, en outre, être considéré comme l’héritier naturel, en Autriche, du personnage comique universel et intemporel, tel qu’on le rencontre aussi bien dans la tradition italienne de la commedia dell’arte (Arlecchino), particulièrement appréciée de Reinhardt, que dans la tradition germanique dès le premier quart du XVIII

e

siècle avec les Haupt- und Staatsaktionen, tragédies à sujets historiques mêlées de passages comiques. On y retrouve précisément les caractéristiques que Reinhardt vante dans la commedia dell’arte, en particulier l’art du jeu improvisé hérité des maschere. Reinhardt reconnaît en effet, dans les formes du théâtre d’improvisation italien et du théâtre populaire viennois, les racines d’un théâtre éminemment vivant, laissant encore à l’acteur un espace fondamental de liberté créatrice. Dans Über ein Theater, wie es mir vorschwebt [Le théâtre tel que je l’imagine, 1901], texte dans lequel il précise notamment que « l’acteur est le centre naturel du théâtre », il affirme ainsi :

Ich kenne die spielerischen, die schöpferischen Kräfte im Schauspieler, und ich hätte manchmal nicht übel Lust, etwas von der alten Commedia dell’arte in unsere allzu disziplinierte Zeit zu retten, nur um

5 Ibid., p. 257–259, p. 257. Le cahier de mise en scène, in Max Reinhardt, op. cit., p. 72–77, p. 72 sq.

6 Ibid., p. 341–344, p. 342. Le théâtre idéal, in ibid., p. 65–72, p. 66.

7 Ibid., p. 324–327, p. 324. Discours sur l’acteur, in ibid., p. 90–97, p. 91.

(5)

dem Schauspieler wieder von Zeit zu Zeit die Gelegenheit zu geben, zu improvisieren und über die Stränge zu schlagen.

[

Je connais les possibilités que l’acteur a en lui en termes de jeu et de création, et j’aurais parfois envie de restaurer dans notre époque trop disciplinée quelque chose de l’ancienne commedia dell’arte, simplement pour redonner de temps en temps à l’acteur l’occasion d’improviser et d’aller au-delà de lui-même.8]

Il faut ajouter que Reinhardt assumera ponctuellement la direction de théâtres à l’italienne,

« la Komödie » et « le Theater am Schiffbauerdamm », pour monter des comédies et des pièces de répertoire. Et, en 1923, alors qu’il s’est éloigné de Berlin, il fait l’acquisition du

« Theater in der Josefstadt », l’un des trois principaux théâtres populaires des faubourgs de Vienne, qu’il fait rénover et inaugure le 1

er

avril 1924 avec Arlecchino servitore di due padroni [Arlequin serviteur de deux maîtres] de Goldoni. Cette acquisition, au même titre que ses mises en scène de Raimund et Nestroy, témoigne de la proximité de Reinhardt avec les lieux et formes d’expression historiques de la culture théâtrale populaire viennoise.

Dans le cadre d’une réflexion sur le programme du Festival de Salzbourg, Reinhardt oppose par ailleurs, dans une lettre à Gusti Adler datée du 13 octobre 1937, les grands espaces requis par la mise en scène d’œuvres telles que Die Jungfrau von Orleans [La Pucelle d’Orléans] de Schiller, la deuxième partie du Faust de Goethe et les pièces du classique autrichien Grillparzer aux espaces plus modestes destinés, selon lui, à la représentation des pièces de Raimund et Nestroy :

Aber z.B. Nestroy und Raimund, diese beiden urösterreichischen Dichter, die unbedingt zu den Festspielen gehören, verlangen entschieden nach einem kleineren, nach dem typischen Theaterraum, für den sie geschaffen wurden. Deshalb erscheint mir der Ausbau des Stadttheaters geradezu als ein Erfordernis und seine Erfüllung in hohem Maße wünschenswert.

[

Mais par exemple Nestroy et Raimund, ces deux auteurs typiquement autrichiens, qui ont absolument leur place dans le Festival [de Salzbourg], réclament décidément un espace théâtral plus réduit, typique de ce pour quoi il a été conçu. C’est pourquoi l’aménagement du Stadttheater m’apparaît tout simplement comme une nécessité et sa réalisation dans une large mesure souhaitable.9]

De fait, la représentation des pièces de Raimund et de Nestroy fut longtemps réservée aux scènes « populaires » sises dans les faubourgs de Vienne, « le Theater in der Leopoldstadt » (fondé en 1781), « le Theater in der Josefstadt » (en 1788) et « le Theater an der Wien » (en 1801), et non au « Burgtheater ». Pour mémoire, la première pièce de Nestroy donnée au

« Burgtheater », Lumpacivagabundus (1833), ne le fut qu’en 1901.

Enfin, un bref passage, tiré de la Denkschrift zur Errichtung eines Festspielhauses in Hellbrunn (1917), nous renseigne sur l’estime en laquelle Reinhardt tenait Raimund et sur la place qu’il lui octroie dans son olympe esthétique. Il y évoque ainsi « […] alle dramatischen

8 Ibid., p. 64–67, p. 65. Le théâtre tel que je l’imagine, in ibid., p. 33–39, p. 35.

9 Ibid., p. 197–201, p. 200.

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Meisterwerke von der Antike an, von Calderon, Shakespeare und den deutschen Klassikern bis zu Grillparzer und Raimund » [[…] tous les chefs-d’œuvre dramatiques depuis l’Antiquité, de Calderón, Shakespeare et les classiques allemands à Grillparzer et Raimund

10

].

Il ressort de ce parcours ciblé à travers les écrits « théoriques » (notamment ses Considérations sur le théâtre actuel et son Cahier de mise en scène) et la correspondance de Reinhardt que Raimund et surtout Nestroy apparaissent comme des exemples de la coïncidence entre l’auteur et l’acteur que Reinhardt appelle de ses vœux. Ils y font également office de modèles théâtraux que Reinhardt n’hésite pas à rapprocher des plus grands noms, tels Shakespeare et Molière.

2. Raimund et Nestroy au répertoire des scènes reinhardtiennes

Qu’en est-il à présent de la place que Reinhardt accorde à ces auteurs au répertoire de ses diverses scènes ? Il s’agira ici d’en montrer l’évolution, d’en faire ressortir les fonctions et de retracer l’accueil que les pièces de Raimund et Nestroy ont pu recevoir sur les scènes allemandes et autrichiennes de Reinhardt. Ces mises en scène font donc également figure de médiation culturelle entre le répertoire allemand et le répertoire autrichien.

J’aimerais d’abord tâcher de retracer brièvement la genèse de l’intérêt de Reinhardt pour le théâtre populaire viennois, intérêt qu’il partage avec l’un de ses plus célèbres détracteurs en Autriche, le satiriste viennois Karl Kraus. Comme Kraus, Reinhardt a été marqué par ses années d’enfance et de jeunesse passées à Vienne, comme il le relate du reste amplement dans ses souvenirs. Les expériences qu’il a pu faire de cette ville, dotée d’une culture théâtrale particulièrement riche, ont laissé des traces profondes dans sa trajectoire artistique. Comme Kraus, Reinhardt est familier de la double tradition théâtrale viennoise : d’une part la tradition

« noble » du « Burgtheater », scène qu’il fréquente assidument lors de ses jeunes années, d’autre part la tradition « populaire », celle des faubourgs de Vienne, temple du théâtre populaire viennois, tradition peu à peu supplantée par l’opérette dans la seconde moitié du XIX

e

siècle. Ce double héritage du théâtre « d’en haut » et du théâtre « d’en bas » se reflétera par la suite dans le répertoire de Reinhardt.

Enthousiasmé par ses expériences théâtrales précoces, le jeune Reinhardt ne poursuivit plus, dès lors, qu’un but : devenir au plus vite comédien, comme ses modèles vénérés Josef Lewinsky (1835-1907) et Adolf [von] Sonnenthal (1834-1909), vedettes de l’« ancien »

« Burgtheater » (antérieur à 1888) semblablement adulées par Karl Kraus. Au « Fürstliches

10 Ibid., p. 176–182, p. 178 sq.

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Sulkowsky-Privattheater », petite scène sur laquelle il fit ses armes de comédien de 1890 à 1892 dans des farces, des pièces populaires et des œuvres classiques, Reinhardt joua en 1892, outre le rôle du comte Zdenko de Borotin dans L’Aïeule (Die Ahnfrau) de Grillparzer, celui d’Azur, esprit placé au service de la fée Cheristane dans la dernière pièce de Raimund, Der Verschwender [Le Prodigue, 1834). Quant aux planches du « Deutsches Theater », inaugurées en septembre 1883 avec Kabale und Liebe [Cabale et Amour] de Schiller,

11

Raimund et Nestroy n’y sont certes pas joués souvent, mais, en 1894 et 1896, on y donne Lumpacivagabundus (1833), le premier grand succès de Nestroy, avec le célèbre comédien Josef Kainz (1858-1910) dans le rôle du tailleur Zwirn. C’est également dans un rôle secondaire, celui du premier « compagnon » (Geselle) chez maître Zwirn, que se produisit un certain Max Reinhardt, alors âgé de 23 ans. Cette représentation du Lumpacivagabundus de Nestroy est mentionnée par Hermann Bahr (1863-1934) dans son ouvrage Wiener Theater [Le théâtre à Vienne], une compilation de recensions parues dans Die deutsche Zeitung et Die Zeit entre 1892 et 1898. À l’occasion d’une critique de la pièce Der Zerrissene [L’Homme déchiré, 1844) de Nestroy, donnée le 23 mai 1896 au « Raimundtheater » de Vienne, Bahr écrit : « Man denke doch, daß sogar das Berliner Deutsche Theater in dieser Saison keinen stärkeren Erfolg als mit dem “Lumpaci-Vagabundus” gehabt hat. » [Il faut bien se dire que même le Deutsches Theater de Berlin n’a, au cours de cette saison, pas connu de succès plus éclatant qu’avec Lumpacivagabundus.

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] Comme comédien, Reinhardt se sera produit à quatre reprises dans le Lumpacivagabundus de Nestroy : le 8 mars 1894 au « Stadttheater » de Salzbourg sous la direction d’Anton C. Lechner, ainsi que les 3 et 8 mai et le 3 juin 1896 au

« Deutsches Theater » de Berlin, sous la direction d’Otto Brahm, à chaque fois dans de

« petits » rôles (de commis ou de compagnons).

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Une fois devenu metteur en scène, Reinhardt ne se départira pas de son goût pour le théâtre populaire viennois, en particulier pour l’œuvre d’un Nestroy. Comme directeur du « Neues Theater am Schiffbauerdamm » de Berlin, Reinhardt monte notamment Lessing, Schiller et Shakespeare (obtenant en 1905 un succès considérable avec la mise en scène du Songe d’une nuit d’été), mais également des auteurs de théâtre populaire tels que Nestroy, Anzengruber, que Reinhardt a régulièrement joué lui-même, ou Thoma.

11 Voir Ruth Freydank, Theater in Berlin: Von den Anfängen bis 1945 [Le théâtre à Berlin : des origines à 1945], Berlin 1988, p. 319.

12 Hermann Bahr, Wiener Theater (1892-1898) [Le théâtre à Vienne de 1892 à 1898], Berlin 1899, p. 460.

13 Voir Max Reinhardt. « Ein Theater, das den Menschen wieder Freude gibt… ». Eine Dokumentation [Max Reinhardt. « Un théâtre qui redonne de la joie aux hommes… ». Une documentation], éd. Edda Fuhrich und Gisela Prossnitz, München, Wien 1987, p. 208 (annexe).

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De Nestroy, auteur qu’il monte bien plus souvent que Raimund, Reinhardt privilégie surtout les pièces les plus connues, considérées aujourd’hui comme « classiques » et relevant de ce que Sigurd Paul Scheichl a appelé, dans un article consacré au « canon » des pièces de Nestroy, les productions de catégorie A,

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c’est-à-dire les pièces les plus jouées et datant essentiellement des années 1835 à 1850 : Zu ebener Erde und erster Stock [Au rez-de- chaussée et au premier étage], Einen Jux will er sich machen [Une pinte de bon sang aux dépens d’autrui], Freiheit in Krähwinkel [Liberté à Krähwinkel], Judith und Holofernes [Judith et Holopherne]. Il s’agit de pièces dans lesquelles le caractère satirique et sociocritique des productions de Nestroy s’exprime dans toute son ampleur.

Du 18 mai 1904 au 4 janvier 1905, c’est d’abord la farce Une pinte de bon sang aux dépens d’autrui (1842) que Reinhardt met en scène à 80 reprises au « Neues Theater » de Berlin (décors : Karl Walser), après avoir monté début 1904 Minna von Barnhelm de Lessing, Sœur Béatrice de Maeterlinck et Cabale et Amour de Schiller.

15

Cette pièce sera de nouveau montée à 20 reprises, du 9 au 28 mai 1922, sous la direction de Karl Etlinger aux Kammerspiele du

« Deutsches Theater » et à 35 reprises, du 16 octobre au 26 décembre 1934, sous la direction d’Otto Ludwig Preminger au « Theater in der Josefstadt ».

Au « Deutsches Theater » de Berlin, qu’il dirigera de 1905 à 1930, Reinhardt monte ensuite 108 fois, du 14 novembre 1908 au 11 octobre 1909, la pièce « politique » de Nestroy Liberté à Krähwinkel (1848) sous le titre modifié de Révolution à Krähwinkel (décors : Ernst Stern).

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Reinhardt montera également la pièce le 24 mai 1909 aux Kammerspiele de Berlin, du 30 août au 22 septembre 1909 au « Deutsches Künstlertheater » de Munich (9 représentations) et du 17 au 20 septembre 1909 à « l’Ausstellungstheater » de Francfort (5 représentations), à l’occasion d’une tournée.

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La modification par Reinhardt du titre de Nestroy est tout sauf fortuite : en remplaçant le terme de « liberté » par celui de « révolution », Reinhardt fait basculer Nestroy du côté des défenseurs de la révolution contre les tenants du conservatisme.

Or, la pièce de Nestroy, dont la satire vise les deux camps même si ses sympathies semblent évidemment aller plutôt vers les révolutionnaires, se compose de deux parties qui se

14 Sigurd Paul Scheichl, « Der “Kanon” der Nestroy-Stücke », in Nestroyana 18 (1998), n° 1–2, p. 5–16, p. 9 et 13.

15 Voir Max Reinhardt. « Ein Theater, das den Menschen wieder Freude gibt… ». Eine Dokumentation, éd. Edda Fuhrich und Gisela Prossnitz, op. cit., p. 212 et Heinrich Huesmann, Welttheater Reinhardt. Bauten – Spielstätten – Inszenierungen [Théâtre du monde Reinhardt. Édifices – espaces de jeu – mises en scène], München 1983, n° 239, 1320 et 2303. Décors et costumes : Karl Walser, musique : Adolf Müller sen., couplets et textes de chansons : Rudolf Bernauer, composition : Leo Fall.

16 Heinrich Huesmann, Welttheater Reinhardt, op. cit., n° 393, 445 et 452.

17 Voir Max Reinhardt. « Ein Theater, das den Menschen wieder Freude gibt… ». Eine Dokumentation, éd. Edda Fuhrich und Gisela Prossnitz, op. cit., p. 213 ; Heinrich Huesmann, Welttheater Reinhardt, op. cit., n° 445, 452.

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répondent en écho : I. La révolution (les deux premiers actes), II. La réaction (le troisième et dernier acte).

Du 25 juin au 20 juillet 1909, Reinhardt confie ensuite la mise en scène de la pièce Au rez- de-chaussée et au premier étage à Woldemar Runge au « Deutsches Theater », pour une série de 26 représentations (Julius Haller dans le rôle de Herr von Goldfuchs, Max Zilzer dans celui de Schlucker).

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Après avoir mis en scène l’Othello de Shakespeare le 10 décembre 1910, c’est toujours au

« Deutsches Theater » que Reinhardt monte à 7 reprises, du 31 décembre 1910 au 31 janvier 1911, Lumpacivagabundus (décors : Ernst Stern), le plus grand succès de Nestroy et la pièce qui l’a véritablement fait accéder à la notoriété.

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C’est également, rappelons-le, dans cette pièce que Reinhardt avait fait ses armes de comédien entre 1894 et 1896.

Au « Großes Schauspielhaus » de Berlin enfin, inauguré en 1919 avec une mise en scène de L’Orestie d’Eschyle, Reinhardt ne tarda pas non plus à mettre au programme Hamlet, Jules César, Le Marchant de Venise et Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, Danton de Romain Rolland, Lysistrata d’Aristophane, La Mort de Danton de Büchner, Jedermann de Hofmannsthal, Orphée aux enfers et Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach, Cabale et Amour de Schiller, mais aussi, le 9 février et le 4 décembre 1920, la pièce Judith et Holopherne (1849) de Nestroy (décors : Ernst Stern),

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une démolition satirique exemplaire de la tragédie historique Judith (1840) du dramaturge allemand très hegelien Friedrich Hebbel. L’ensemble de ces pièces se prêtent admirablement au travail de Reinhardt sur de vastes espaces propices aux scènes de masse et aux effets de mise en scène : « elles supportent un vaste espace et des décors imposants et permettent d’impressionnants mouvements de foule.

21

» Parmi toutes les pièces de Nestroy montées par Reinhardt, seule Judith et Holopherne n’est plus jouée aujourd’hui, ce qui tient d’une part à la disparition progressive de l’auteur parodié, Friedrich Hebbel, du canon et d’autre part à la situation historique d’après 1945, qui a rendu la satire

18 Heinrich Huesmann, Welttheater Reinhardt, op. cit., n° 426.

19 Max Reinhardt. « Ein Theater, das den Menschen wieder Freude gibt… ». Eine Dokumentation, éd. Edda Fuhrich und Gisela Prossnitz, op. cit., p. 214 ; Heinrich Huesmann, Welttheater Reinhardt, op. cit., n° 529, 2372.

Un second projet de mise en scène de Lumpacivagabundus, annoncé pour le 29 août et le 21 novembre 1936 au Theater in der Josefstadt, n’a pas abouti.

20 Max Reinhardt. « Ein Theater, das den Menschen wieder Freude gibt… ». Eine Dokumentation, éd. Edda Fuhrich und Gisela Prossnitz, op. cit., p. 218. Max Pallenberg interpréta le rôle d’Holopherne, Paul Graetz celui de Judith (Joab). Reinhardt avait déjà mis en scène cette pièce de Nestroy le 2 mars 1909 sur la scène du Motiv- Haus de Berlin (décors : Ernst Stern) avec Max Osborn dans le rôle d’Holopherne et Wolfgang Goetz dans celui de Joab (Judith), et l’avait ensuite fait mettre en scène par Emil Geyer à 20 reprises, du 20 juin au 22 juillet 1910, au « Deutsches Theater » (décors : Walter Fürst, musique : Karl Binder, direction musicale : Karl Rockstroh) avec Alexander Ekart dans le rôle d’Holopherne et Paul Biensfeldt dans celui de Joab (Judith). Voir Heinrich Huesmann, Welttheater Reinhardt, op. cit., n° 410 et 491.

21 Jean-Louis Besson, « Introduction : Max Reinhardt ou la pleine présence du théâtre », in Max Reinhardt, op.

cit. p. 5–28, p. 20.

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par Nestroy du « jargon juif » inaudible, voire irreprésentable. Il ne manque toutefois pas d’ironie dans ce contexte que le « Juif » Reinhardt ait monté en grande pompe la pièce pour laquelle Nestroy est, encore de nos jours, régulièrement taxé d’antisémitisme.

22

Un certain nombre d’autres projets de mises en scène (Der Zerrissene en 1907, Die schlimmen Buben in der Schule [Les vilains garçons à l’école] en 1920, Das Haus der Temperamente [La maison des tempéraments] en 1925 et 1937) n’ont pas été réalisés. Et l’on peut s’étonner de l’absence, dans la liste des pièces de Nestroy montées par Reinhardt ou ses collaborateurs, de ce qui passe aujourd’hui pour sa pièce la plus aboutie : Der Talisman [Le Talisman, 1840].

Au total, Reinhardt aura donc monté Nestroy à quelque 200 reprises et l’aura fait monter par ses collaborateurs (Emil Geyer 20 fois, Woldemar Runge 26 fois, Karl Etlinger 20 fois, Stefan Hock 13 fois, Otto Ludwig Preminger 35 fois) à plus de 100 reprises.

Quant à Raimund, Reinhardt monte 46 fois au « Deutsches Theater », du 18 janvier au 26 avril 1915, Rappelkopf d’après la pièce Der Alpenkönig und der Menschenfeind [Le Roi des Alpes et le Misanthrope], Ernst Stern étant, comme pour la mise en scène de Révolution à Krähwinkel en 1908, chargé des décors.

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Comme base textuelle, Reinhardt utilisa l’édition alors accessible chez Reclam (Stuttgart), « nach dem Leopoldstädter Originalmanuskript » [d’après le manuscrit original du Leopoldstädter Theater]. Le cahier de mise en scène de Reinhardt s’ouvre le 11 novembre 1914, peu après que la Première Guerre mondiale a éclaté, sur les mots hautement significatifs d’Astragalus, le Roi des Alpes : « Und so wird der Krieg bedinget, der die Welt mit Leid umschlinget… doch ich liebe Geisterfrieden. » [C’est ainsi qu’on provoque la guerre, qui entoure le monde de souffrance… mais j’aime la paix des esprits.]. Reinhardt entend donc, manifestement, présenter la féerie, le merveilleux et l’idéalisme d’inspiration schillérienne caractéristiques de l’univers théâtral de Raimund comme l’exacte antithèse de la guerre venant d’éclater.

Cet aspect est corroboré par les pages qu’Arthur Kahane (1872-1932), poète, romancier et essayiste, directeur artistique du « Deutsches Theater » de 1905 à 1932, ami et proche collaborateur de Reinhardt, a consacrées à Rappelkopf dans l’ouvrage Reinhardt und seine Bühne. Bilder von der Arbeit des Deutschen Theaters [Reinhardt et sa scène. Images du

22 Sur cette question, voir le débat entre Colin Walker et Friedrich Walla : Colin Walker, « Nestroy’s Judith und Holofernes and Antisemitism in Vienna », in Oxford Germanic Studies 12 (1981), p. 85–110, et la « réponse » de Friedrich Walla, « Johann Nestroy und der Antisemitismus. Eine Bestandsaufnahme », in Österreich in Geschichte und Literatur 29 (1985), p. 37–51.

23 Voir Max Reinhardt. « Ein Theater, das den Menschen wieder Freude gibt… ». Eine Dokumentation, éd. Edda Fuhrich und Gisela Prossnitz, op. cit., p. 216 ; Heinrich Huesmann, Welttheater Reinhardt, op. cit., n° 789, 980, 2328.

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travail du Deutsches Theater, 1918] coédité par Ernst Stern et Heinz Herald.

24

Agrémenté de nombreuses illustrations qui sont autant de dessins, croquis et esquisses de Stern, ce chapitre documente de l’intérieur les procédés qui ont été mis en œuvre pour montrer, selon Kahane, l’essentiel de l’apport de Raimund au théâtre, la valeur éternelle, intemporelle, de son propos :

« Das Ewige an ihm, das Einmalige, das Genial-Raimundische, das Unzeitgemäße, das Menschliche, sein Verhältnis zur Welt, dieses Verhältnis eines unsäglich gütigen, liebevollen, traurigen, einsamen, wundgestoßenen Herzens zu einer lächerlich bösen, feindlichen, komischen Welt […] » [La valeur éternelle de son œuvre, l’unique, le génie de Raimund, l’inactuel, l’humain, son rapport au monde, ce rapport d’un cœur indiciblement bon, tendre, triste, solitaire et écorché à un monde ridiculement mauvais, hostile et comique […].

25

].

Kahane insiste d’un côté sur la mise en avant de l’humain, mais aussi, de l’autre, sur la nécessité d’une « Befreiung von den zeitlichen Gebundenheiten und Beschränkungen, zu denen Raimund durch den damaligen Stand des Theaters und seine technische Unzulänglichkeit gezwungen war. » [libération des assujettissements et des restrictions temporels auxquels Raimund était contraint par l’état du théâtre à cette époque et son insuffisance technique.

26

]. Pour parvenir à cette actualisation, les textes chantés ont été

« schärfer pointiert » [aiguisés], les scènes d’amour « von jeder Sentimentalität befreit und ganz auf einen Ton naiver Heiterkeit gestimmt » [libérées de toute sentimentalité et tout entières bâties sur un ton de gaieté naïve], enfin, le personnage de Habakuk, héritier des divers personnages comiques qui peuplent le théâtre populaire viennois depuis Hanswurst, a été, toujours selon Kahane, « in eine persönlichere und menschlichere Sphäre der Eitelkeit, ewigen Gekränktheit und Verständnislosigkeit gehoben, aus der sich eine neue Folie für das Rappelkopf-Schicksal ergab » [élevé dans une sphère plus personnelle et humaine de vanité, de vexation et d’incompréhension éternelles, dont a découlé une nouvelle dimension pour le destin de Rappelkopf]

27

. Au total, Reinhardt aura donc, à l’évidence, proposé une actualisation modérée de la pièce de Raimund et privilégié son côté Biedermeier, sur le plan tant des costumes et des décors que de l’attitude et du ton utilisés par les personnages. Enfin, le choix de transformer le titre de la pièce de Raimund se justifie certes par le caractère effectivement central du personnage du misanthrope Rappelkopf, joué par le célèbre acteur comique autrichien Max Pallenberg (1877-1934), mais il a pour inconvénient de faire passer au second plan l’antithèse inscrite dans la structure de l’original entre la maison et l’univers

24 Arthur Kahane, Rappelkopf, in Reinhardt und seine Bühne. Bilder von der Arbeit des Deutschen Theaters, éd.

Ernst Stern und Heinz Herald, Berlin 1918, p. 92–105.

25 Ibid., p. 99.

26 Ibid.

27 Ibid., p. 100 sq.

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bourgeois de Rappelkopf d’une part et l’univers alpin merveilleux où se meut le roi des Alpes Astragalus d’autre part. Par ce choix, Reinhardt fait converger la réflexion sur la sphère humaine (la misanthropie de Rappelkopf) et la dimension alpine et merveilleuse ressortant des décors, qui évoquent un « Wintermärchen » [conte d’hiver] : « Schneebedeckte Berggipfel, Gletscher, vereiste Bäume bilden die Szenerie, deren Stimmung mit dem Thema des Menschenhasses und der Einsamkeit harmoniert. » [Des sommets montagneux recouverts de neige, des glaciers, des arbres givrés constituent le cadre dont l’atmosphère s’accorde avec le thème principal de la misanthropie et de la solitude.

28

]

Reinhardt montera à nouveau Rappelkopf à 12 reprises, du 31 décembre 1917 au 7 avril 1918, à la « Volksbühne » de Berlin avec, en grande partie, la même distribution qu’au

« Deutsches Theater » deux ans plus tôt : Max Pallenberg dans le rôle de Rappelkopf et Wilhelm Degelmann dans celui de Habakuk.

29

Reinhardt mettra également en scène le fameux Hobellied [chanson du rabot] tiré du Verschwender de Raimund les 9 février et 4 décembre 1920 au « Großes Schauspielhaus » de Berlin, chanson interprétée par le célèbre comédien austro-albanais Alexander Moissi (1879- 1935).

30

En revanche, plusieurs autres projets de mise en scène de Raimund n’ont pas abouti, comme Der Verschwender (en 1922, 1925 et 1933) ou Der Barometermacher auf der Zauberinsel [Le fabricant de baromètres sur l’île enchantée] (en 1936).

Au total, Reinhardt aura donc monté Raimund près de 60 fois.

3. Réactions de la critique : l’exemple de Révolution à Krähwinkel (1808)

Au-delà des remarques théoriques et des chiffres bruts, reste la question de l’accueil reçu par les mises en scène de Nestroy et Raimund par Reinhardt.

Il existe plusieurs témoignages documentant à la fois la genèse et la réception de Révolution à Krähwinkel, montée par Reinhardt en 1908 au « Deutsches Theater »

31

. Le document le plus complet sur la genèse de la mise en scène est à mettre à l’actif d’Ernst Stern (1876-1954), le principal décorateur de Reinhardt :

[…] In diesem Stück werden die grotesken Bestrebungen einer Kleinstadt gegeißelt, sich eine eigene Revolution zu leisten. 1848 hatte die Gemüter heftig erregt, und die braven Spießbürger von Krähwinkel revoltieren nun auch gegen ihre Obrigkeit, den Bürgermeister. <Sie als Zeichner und Karikaturist werden sicherlich bei diesem Anlaß tausend Gelegenheiten finden, Originelles zu

28 Ibid., p. 104.

29 Voir Heinrich Huesmann, Welttheater Reinhardt, op. cit., n° 980.

30 Ibid., n° 1128.

31 Voir aussi Jürgen Hein, « Revolution in Krähwinkel in Berlin (1908) », in Nestroyana 29 (2009), n° 3–4, p.

214–218.

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schaffen>, hatte mir Reinhardt gesagt. Und als Karikaturist vor allem habe ich meine Aufgabe aufgefaßt.

[[…] Cette pièce fustige les aspirations grotesques d’une petite ville à s’offrir sa propre révolution.

1848 avait fortement agité les esprits, et les bons petits bourgeois de Krähwinkel se révoltent à présent même contre leur autorité, le bourgmestre. <Vous, dessinateur et caricaturiste, trouverez sûrement à cette occasion 1 000 opportunités de créer quelque chose d’original>, m’avait dit Reinhardt. Et c’est surtout comme caricaturiste que j’ai conçu ma tâche.32]

Stern précise ensuite qu’il a utilisé ce procédé de l’exagération caractéristique de la caricature non seulement pour les personnages philistins, du bourgmestre aux commères qui peuplent Krähwinkel, mais encore pour les lieux, les espaces intérieurs, les maisons et les rues. Il justifie ce choix par une volonté d’éloignement des « plastische Dekorationen » [décorations plastiques] utilisées par Reinhardt et des ressources offertes par la scène tournante au profit d’un retour partiel aux décors peints, afin d’éviter de créer « das Vortäuschen einer soliden Wirklichkeit » [l’illusion d’une réalité solide]. En d’autres termes, à l’illusion de la réalité voulue par Reinhardt à l’aide de moyens techniques modernes, Stern oppose, par ses décors peints (fenêtres, tableaux, meubles etc.) délibérément obsolètes, la réalité de l’illusion :

Die Gesamtwirkung war die eines lustig-bunten Kindertheaters, und die Schauspieler ließen sich durch die Umwelt instinktiv beeinflussen; sie übertrieben, ließen sich gehen, waren ganz und gar Komödianten, Kulissenreißer, wie man zu sagen pflegt. – Obwohl Reinhardt sich über meinen Dekorationsstil amüsierte, fühlte er recht gut, daß meine übertrieben altmodische Kulissenbühne ein witziger Protest war. Ein Malerprotest gegen das Baukastensystem der Drehbühne, deren Technik ich mir zwar zu eigen gemacht hatte (und als loyaler Mitarbeiter anwandte), die ich im Grunde aber nicht völlig guthieß.

[L’effet global fut celui d’un théâtre pour enfants gai et multicolore, et les acteurs se laissèrent influencer instinctivement par l’environnement ; ils exagéraient, se laissaient aller, étaient tout entiers comédiens, des bêtes de scène, comme on dit. – Bien qu’il s’amusât de mon style décoratif, Reinhardt sentit très bien que ma scène aux décors exagérément démodés était une forme de protestation humoristique. Une protestation de peintre contre le système modulaire de la scène tournante, dont je m’étais certes approprié la technique (et que j’appliquais en loyal collaborateur), mais qu’au fond, je n’approuvais pas totalement.33]

En décembre 1908, le Comte Harry Kessler (1868-1937), diplomate et homme de lettres, assista à une représentation de la pièce de Nestroy. Dans son Journal, il insiste, le 11 décembre 1908, sur les qualités satiriques et le tranchant de la pièce de Nestroy, avant d’évoquer la mise en scène proprement dite, sur laquelle il ne tarit pas d’éloges : « Die Inszenierung und das Tempo der Aufführung ersten Ranges, und wie mir Nichts in Paris oder London Ähnliches einfällt. Das ist wirklich ein Stück deutscher Kultur. » [La mise en scène et la cadence de la représentation sont de premier ordre, et rien de tel ne me vient à l’esprit

32 Ernst Stern, Bühnenbildner bei Max Reinhardt [Décorateur aux cotés de Max Reinhardt], Berlin 1955, p. 56 sq.

33 Ibid.

(14)

lorsque je pense à Paris ou Londres. C’est vraiment un morceau de culture allemande.

34

] Peu après, le 17 février 1909, il ajoute en revanche, toujours dans son Journal : « Abends in Krähwinkel, um Harry Walden zu sehen, der mir misfiel. Später mit Hofmannsthal und Reinhardt soupiert » [Le soir, ai assisté à Krähwinkel pour voir Harry Walden, qui m’a déplu.

Ai soupé plus tard avec Hofmannsthal et Reinhardt

35

].

Le critique de la revue Bühne und Welt rend, lui aussi, un hommage appuyé à la mise en scène de Reinhardt, documentée également par des photos de scène de Victor Arnold en uniforme, en robe de chambre et dans le rôle de Napoléon :

Harry Walden als redender, singender und tanzender Ultra machte sich mit unübertrefflicher Verve und Gewandtheit zum Sprachrohr aller derer, die in dieser Komödie ihren Herzen Luft zu machen wünschen. Victor Arnold, Paul Biensfeldt, Alfred Abel und Hans Pagay, um nur ein paar Namen zu nennen, repräsentieren Krähwinkels Obrigkeit mit zwerchfellerschütternder Grimmasse, Max Reinhardt hatte mit Hilfe des Malers Stern eine entzückend bunte und stilechte Biedermeierwelt auf den Brettern erstehen lassen. So übertraf dieser Nestroy-Abend alle früheren an Stärke seines verdienten Heiterkeitserfolges.

[Avec une verve et une habileté indépassables, Harry Walden, en Ultra orateur, chanteur et danseur, s’est fait l’interprète de tous ceux qui, dans cette comédie, souhaitent épancher leur cœur. Victor Arnold, Paul Biensfeldt, Alfred Abel et Hans Pagay, pour ne citer que quelques noms, représentent, d’une grimace désopilante, l’autorité de Krähwinkel ; avec l’aide du peintre Stern, Max Reinhardt avait ressuscité sur les planches un univers Biedermeier d’une ravissante variété et conforme au style de l’époque. C’est ainsi que cette soirée Nestroy surpassa toutes les précédentes en termes de succès mérité.36]

L’influent journaliste et critique de théâtre allemand Siegfried Jacobsohn (1881-1926) se montre, lui, autrement plus mesuré que le Comte Kessler et le critique de Bühne und Welt.

Insistant notamment sur le caractère ennuyeux de la mise en scène (« lähmenden Langeweile »), il s’en prend surtout au traitement « infligé » par Reinhardt à la pièce de Nestroy : « Die Gleichgültigkeit gegen Nestroy ging so weit, daß sein bester Witz gar nicht bemerkt, geschweige denn belacht wurde. » [L’indifférence envers Nestroy alla si loin que le meilleur de ses traits d’esprit ne suscita ni l’attention ni le rire.

37

] Accentuant encore sa critique, Jacobsohn ajoute un peu plus loin : « Man hatte den Eindruck, als habe Reinhardt rechtzeitig ein Stück für den Totensonntag herausstellen wollen, und der Beifall klang traurig.

» [On avait l’impression que Reinhardt avait voulu, à temps, monter une pièce pour le jour des morts, et il y eut de tristes applaudissements.

38

] Il fustige enfin la « unorganischen

34 Harry Graf Kessler, Das Tagebuch [Journal], 4e vol. : 1906-1914, éd. Jörg Schuster et al., Stuttgart 2005, p.

525.

35 Ibid., p. 565.

36 Bühne und Welt, Zeitschrift für Theaterwesen, Literatur und Musik, 11e année (oct. 1908 à mars 1909), vol. 21 de la série, Berlin, Leipzig 1908/09, p. 255.

37 Die Schaubühne, 4e année, 1er vol., Berlin 1908, p. 485 sq.

38 Ibid.

(15)

Mischung von Wien und Berlin » [mélange anorganique entre Vienne et Berlin], avant de rendre néanmoins hommage au jeu de certains comédiens (Else Kupfer, Harry Walden).

On peut déduire des rapprochements opérés par Reinhardt dans ses écrits entre Raimund et

Nestroy et des auteurs tels que Shakespeare et Molière que le metteur en scène range presque les deux acteurs et auteurs viennois dans la catégorie des classiques du théâtre européen, voire universel. Par de tels rapprochements, Reinhardt ne souligne pas d’abord la dimension locale du théâtre populaire viennois, autrement dit l’« austriacité » de Raimund et Nestroy, même s’il les considère probablement comme des symboles de l’identité culturelle autrichienne, mais la valeur exemplaire de leur théâtre, dont il fait l’emblème de la fusion qu’il recherche entre l’auteur et l’acteur. À l’aide des moyens modernes dont il dispose, Reinhardt aspire à redonner vie à ce théâtre du passé qu’il considère comme l’illustration d’un théâtre à la fois total, vivant et imaginatif. C’est qu’il trouve dans les pièces de Raimund et Nestroy une expression privilégiée de ce théâtre « festif » et de cette « œuvre d’art totale » auxquels il aspire et dans lesquels viendraient se fondre tous les éléments d’un théâtre vivant : jeu scénique, virtuosité linguistique, musique, danse, improvisation partielle (dans la forme ouverte du Couplet). Se reflète également dans ce goût pour le théâtre populaire viennois un intérêt plus général pour le genre comique, envisagé sous ses diverses formes d’expression : française (Molière), italienne (commedia dell’arte, Goldoni, Gozzi) ou autrichienne.

La réception par Reinhardt de Raimund et Nestroy témoigne par ailleurs de la volonté affichée par le metteur en scène d’embrasser la totalité du répertoire, dans lequel aucun genre théâtral ne fait défaut : les deux dramaturges viennois y côtoient les grandes tragédies antiques, la commedia dell’arte, Shakespeare, Molière ou encore les classiques allemands.

Les références à Nestroy et Raimund nourrissent également un certain nombre de notes théoriques dans lesquelles Reinhardt précise sa conception du travail avec l’acteur et s’interroge sur l’interface entre auteur, acteur et metteur en scène. Une pièce comme Judith et Holopherne a, enfin, donné à Reinhardt l’occasion d’éprouver l’adéquation du théâtre populaire viennois avec les nouveaux espaces scéniques qu’il entend conquérir pour le théâtre.

Il faut, enfin, rappeler que la pièce de Nestroy Einen Jux will er sich machen [Une pinte de

bon sang aux dépens d’autrui], elle-même adaptation de The day well spent de John Oxenford,

a fourni la matière de The Merchant of Yonkers de Thornton Wilder (1897-1975). C’est à

Berlin en 1933 que le dramaturge américain avait été sensibilisé par Reinhardt à la pièce de

Nestroy, dont il utilisa la trame pour une adaptation par ses soins, dans laquelle il transpose

(16)

l’action viennoise dans le New York des années 1880. La première new-yorkaise, sous la direction de Reinhardt, eut lieu au « Guild Theatre » le 28 décembre 1938 (après une « pré- première » à Boston le 12 décembre de cette même année), représentation bientôt suivie de 38 autres.

39

Des années plus tard, Wilder remania sa comédie qui, sous le titre The Matchmaker, fut représentée avec succès en 1954 au Festival d’Édimbourg, avant de s’imposer à Londres et aux États-Unis. Impressionné par une telle réussite auprès du public, David Merrick, producteur de Broadway, chargea en 1963 l’auteur Michael Stewart et le compositeur Jerry Herman d’adapter la pièce pour en faire une comédie musicale à succès. C’est sous le titre Hello Dolly ! que celle-ci connut, le 16 janvier 1964, une première triomphale à Broadway et ne tarde pas à devenir un succès mondial. Dans son exil américain, Reinhardt contribua donc aussi, pour finir, à l’« américanisation » et, ainsi, à l’internationalisation du comicus austriacissimus Nestroy.

40

Marc LACHENY

39 Cette version parut en 1939 aux éditions Harper, à New York.

40 Sur le rôle de Nestroy pour les exilés, voir Horst Jarka, « Nestroy im Exil », in Nestroyana 21 (2001), n° 1–2, p. 42–71. Sur le travail de Reinhardt aux États-Unis, voir Max Reinhardt in Amerika [Max Reinhardt en Amérique], éd. Edda Fuhrich-Leisler und Gisela Prossnitz, Salzburg 1976 (sur The Merchant of Yonkers : p.

328–349).

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