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Les cercles du temps chez José Luis SAMPEDRO

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Academic year: 2021

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HAL Id: tel-00445864

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Submitted on 11 Jan 2010

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Les cercles du temps chez José Luis SAMPEDRO

Catherine Beyrie-Verdugo

To cite this version:

Catherine Beyrie-Verdugo. Les cercles du temps chez José Luis SAMPEDRO. Littératures. Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2008. Français. �tel-00445864�

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UNIVERSITE DE PAU ET DES PAYS DE L’ADOUR

ECOLE DOCTORALE

Sciences Sociales et Humanités (E.D. 481)

DOCTORAT HISPANOPHONE

Catherine BEYRIE-VERDUGO

Les cercles du temps chez José Luis SAMPEDRO

Thèse dirigée par Monsieur le Professeur Christian MANSO soutenue le 28 novembre 2008

Membres du jury :

Madame le Professeur Annick ALLAIGRE (Université de Paris 8) Madame le Professeur Danièle MIGLOS (Université de Lille 3) Monsieur le Professeur Christian BOIX (Université de Pau) Monsieur le Professeur Christian MANSO (Université de Pau)

Laboratoire de Recherches en Langues, Littératures et Civilisations de l’Arc Atlantique

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A Monsieur le Professeur Christian Manso, mon Directeur de Recherche, qui, tout au long de ces années, m’a aidée de ses corrections fermes et éclairées, tout en me laissant, toujours, une liberté totale. Malgré la distance géographique, il a été présent à mes côtés. Il m’a encouragée lorsque je caracolais au faîte des vagues comme un dauphin ; il m’a soutenue lorsque je gisais au fond de sombres abysses.

A Madame Podevin, ma « maîtresse » de CM1, qui crut en moi.

A Monsieur Julien, mon professeur d’Espagnol au lycée Montaigne, à Bordeaux. Sa passion pour la littérature espagnole fut communicative. Il est maintenant, je n’en doute pas, quelque part au Paradis, en grande conversation avec ses amis Francisco Quevedo et Antonio Machado.

A celle qui m’a guidée sur le chemin de la vie comme sur celui de la connaissance, avec amour et droiture, intelligence et humour. Merci, Maman !

A tous ceux que j’aime…

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SOMMAIRE

Introduction 5

1ère partie : La circularité du schéma narratif 13

Chapitre 1 : Temps et mémoire dans La vieja sirena 14

Chapitre 2 : Le schéma narratif du premier et du troisième romans 42 Chapitre 3 : Schéma narratif de la trilogie - Etude de son homogénéité au

sein du schéma temporel 108

2ème partie : Le tourbillon de la vie 203

Chapitre 1 : Les éléments récurrents intrinsèques à chacune des oeuvres 204 Chapitre 2 : Les éléments récurrents communs à deux romans, voire aux trois 270

Chapitre 3 : La ronde auteur / lecteur 317

3ème partie : L’éthique selon José Luis Sampedro 427

Chapitre 1 : Eros mène-t-il le monde ? 429

Chapitre 2 : Du royaume d’Hadès 625

Chapitre 3 : Quis sum ? 707

Conclusion 905

Bibliographie et filmographie 915

Index onomastique 924

Table des matières 929

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RESUME

En 1993, José Luis Sampedro, grand économiste et écrivain espagnol contemporain, achève Real Sitio (Résidence Royale). Dans une note finale, il déclare qu’il s’agit là du troisième volet d’une trilogie qu’il intitule « Los círculos del tiempo » (Les cercles du temps). Par là même, il réunit ce roman à Octubre, octubre et La vieja sirena (La vieille sirène). A première vue, rien ne lie ces trois œuvres, si ce n’est cette métaphore circulaire qui apparaît dans la structure narrative interne. Le présent du récit, entraîné par le travail de mémoire des personnages, dessine un cercle. Cette métaphore imprime sa forme dans la structure globale de l’œuvre : le premier volet de la trilogie et le troisième, aux chapitres binaires, entourent un axe simple, le roman central. Ce cercle, changeant et toujours en mouvement, devient spirale. Cependant, c’est dans les personnages vivant dans des lieux d’ancrage lourds de sens que cette métaphore s’incarne pleinement.

Vivant dans des époques-charnières où une civilisation s’efface devant une autre, entraînés par des objets, des événements, des rencontres, mus par les cercles du temps, ils sont en quête de l’amour et, dans cette recherche vitale, ils ne peuvent échapper à la confrontation avec la mort d’êtres chéris ou avec la leur. Leur cheminement les conduit à s’enquérir de la nature de leur propre identité. Entraîné dans la spirale, le lecteur est amené à se poser, alors, la question du sens de leur vie et à s’interroger sur le rôle du divin. De ce travail de réflexion essentielle, il retient la conviction de certains personnages et, derrière eux, celle de leur auteur : la foi en l’être humain.

Mots-clés : cercle – temps - récit - amour – mort – Dieu

In 1993, José Luis Sampedro, the great contemporary Spanish economist and writer, reaches the end of Real Sitio (Royal Residence). In a final note, he declares that it is the third part of a trilogy entitled « Los círculos del tiempo » (The circles of time). He thus unites this novel to Octubre, octubre, (October, october) and La vieja sirena (The old mermaid). Nothing links at first these three works save the circular metaphor which dawns on the internal narrative structure. The storytelling in the present tense, carried along by the memory work of the characters, draws a circle. This metaphor prints its form in the global structure of the work : the first and third parts of the trilogy with binary chapters, surrounding a simple axis, the central novel. This circle is moving and always changing and it turns into a spiral. Yet, the characters, who live in deeply rooted and meaningful places, fully embody this metaphor. They live at the turning point between two eras, at the time when a new civilization takes over another one. They are driven by objects, events, encounters and moved by the circles of time. They are looking for love. In the course of this vital search, they can’t help being confronted with the death of beloved ones or with their own death. Their mental line leads them to question the nature of their own identity.

The reader is spiralled upwards and led to wonder about the meaning of life or to question the part of the divine. And from essential thinking there emerges the firm belief of some characters and, behind them, that of their author : faith in the human being.

Keywords : circle - time - storytelling - love - death - God.

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Introduction

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En 1981, José Luis Sampedro, né à Barcelone en 1917, achève Octubre, Octubre. Sait-il déjà qu’il s’agit là du premier volet de la trilogie qu’il intitulera Les Cercles du Temps ? Il n’en est rien, comme il l’écrit dans sa Nota del autor (Note de l’auteur) à la fin de Real Sitio1 (Résidence Royale) :

“Cuando, hace treinta años, comencé a escribir mi novela Octubre, Octubre ignoraba que era sólo la primera de una trilogía. Tampoco me di cuenta mientras construía la segunda parte, titulada La vieja sirena, entre 1985 y 1990. Pero ya adentrado en este Real Sitio descubrí, sin premeditación ninguna, que después de haber presentado los oscuros laberintos de la iniciación y las asumidas certezas de la madurez, estaba aquí cerrando el tríptico con la vital aceptación del ocaso. Y en el mismo instante también se me apareció el título común para esas tres etapas : LOS CÍRCULOS DEL TIEMPO.”

(Il y a trente ans, lorsque je commençai à écrire mon roman « Octobre, octobre », j’ignorais que ce n’était que le début d’une trilogie. Je ne le compris pas davantage en élaborant la deuxième partie, intitulée « La vieille sirène», entre 1985 et 1990. Cependant, alors que j’avais déjà avancé dans l’écriture de « Résidence royale », je découvris, sans aucune préméditation de ma part, qu’après avoir présenté les labyrinthes obscurs de l’initiation et les certitudes assumées de la maturité, je clôturais alors le tryptique avec l’acceptation vitale du déclin. C’est à ce même instant, également, que m’apparut le titre commun à ces trois étapes : LES CERCLES DU TEMPS)

Cette trilogie n’est pas le testament romanesque de l’auteur, puisqu’il écrira, par la suite, deux autres romans, El amante lesbiano2 (L’amant lesbien) et La senda del drago3 (La sente du dragonnier), ainsi que les textes d’une série de conférences réunies sous le titre de Escribir es vivir4 (Ecrire, c’est vivre). Toutefois, il est évident qu’elle constitue un moment-clé, voire le sommet, de son œuvre romanesque. C’est la problématique du temps qu’il a voulu aborder de manière subtile, sous le titre d’une métaphore géométrique, mais, derrière le temps, se cachent bien d’autres questions essentielles.

Une problématique d’ordre ontologique se dessine, d’ores et déjà, qui montre le caractère exceptionnel de la trilogie « Los círculos del tiempo » (Les

1 Real Sitio. Áncora y delfín. Barcelona. 1993. p. 585.

2 El amante lesbiano. Plaza y Janés. Barcelona. 2000.

3 La senda del drago. Areté. Plaza y Janés. Barcelona. 2006.

4 Escribir es vivir. Plaza y Janés. Areté. Barcelona. 2005.

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cercles du temps) à l’intérieur du corpus de l’œuvre romanesque de José Luis Sampedro. En effet, tous les romans précèdant les trois romans qui nous intéressent sont des calques temporels scrupuleusement ajustés au patron vital fourni par l’âge de l’écrivain. Projection évidente de leur auteur, ses personnages principaux vieillissent avec lui. Le cadre temporel de l’intrigue correspond au présent de l’auteur : jeune homme, il choisit pour personnages principaux des jeunes hommes, comme c’est le cas, par exemple, pour La estatua de Adolfo Espejo (La statue d’Adolfo Espejo) -dont la première édition date de 1939- ou La sombra de los días (L’ombre des jours), publié en 1945. Agé de vingt-deux ans pour le premier roman et de vingt-huit ans pour le deuxième, il ne se plonge pas encore dans un lointain cadre historique pour rechercher des axes échus en partage à l’humanité, quelle qu’en soit l’époque. Il dépeint les préoccupations d’un homme de son âge, même si une thématique « sampedrine » comme la quête de l’amour, la préoccupation que suscite la mort, le début d’une réflexion sur le temps, se dégage ici.

El río que nos lleva (Le fleuve qui nous emporte), paru en 1961, relate les aventures initiatiques de Shannon, un Irlandais idéaliste qui, après avoir combattu au sein des Brigades Internationales, choisit de ne pas rentrer dans son pays. Il est embauché par des « gancheros » (flotteurs de bois) pour transporter du bois sur le Tage. Cette œuvre analyse les rapports qu’il forge avec ces gens simples et retrace son histoire d’amour avec Paula, une jeune femme qui va faire irruption dans la vie de ces ouvriers. José Luis Sampedro est, alors, âgé de quarante-quatre ans. Comme son personnage, c’est un homme fait. Il publiera ensuite, en 1970, à l’âge de cinquante-trois ans, El caballo desnudo (Le cheval nu), dont, pour la première fois, le personnage principal est une femme.

Le temps poursuivant son œuvre, La sonrisa etrusca (Le sourire étrusque), publié en 1985, après le premier volet de la trilogie, évoque les relations d’un grand-père et de son petit-fils ainsi que le choc que produisit en ce vieil homme un amour tardif pour une femme. Un vieux Calabrais n’ayant jamais quitté sa terre natale se retrouve « à la ville » pour tenter de recouvrer une santé qui s’est profondément détériorée. C’est alors que, ému par la présence de son petit-fils, un petit garçon qu’il va aimer passionnément, il tente de lui inculquer l’éthique qu’il s’est forgée tout au long de sa vie. Une femme, cependant, viendra troubler ses certitudes quant à l’impossibilité d’aimer à son âge.

José Luis Sampedro écrit à propos de cette œuvre :

« [...] suelo decir que La sonrisa etrusca no la escribí yo, la escribió mi nieto que, a sus dos añitos, me la iba dictando al oído. »5

([…] je dis souvent que ce n’est pas moi qui écrivis le roman « Le sourire étrusque », mais qu’il fut écrit par mon petit-fils qui, alors qu’il avait à peine deux ans, me le dictait jour après

5 Escribir es vivir. Ibid. p.242.

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jour à l’oreille.)

Monte Sinaí, publié en 1995, après la trilogie , adopte, clairement, une forme d’autobiographie, puisque cette œuvre évoque le séjour d’un homme dans l’hôpital éponyme de New York où José Luis Sampedro lui–même a été soigné, à la suite d’un infarctus.

Même si tout au long de son œuvre, ses personnages principaux sont des hommes -à l’exception de El caballo desnudo-, à partir du moment où Ágata prend vie comme personnage essentiel de Octubre, octubre (1981), les femmes vont leur disputer une telle primauté : Glauka apparaît et triomphe dans La vieja sirena (1990), Julia, Marta et Malvina occupent une place prépondérante dans Real Sitio (1993). José Luis Sampedro élabore des personnages féminins qu’il élève au rang de protagonistes dans des textes de nature polyphonique. En effet, une véritable ronde de narrateurs investit le récit pour dévoiler les remous de leur vie intérieure et les aléas de leur existence quotidienne. Ces femmes essentielles sont, par exemple, Ágata dans Octubre, Octubre, Marta et Julia dans Real Sitio, accompagnées de leurs

« doubles » Malvina et Bettina, et surtout Glauka, l’inoubliable personnage féminin de La vieja sirena, qui donne son titre au roman et partage la vedette avec son bien-aimé Ahram. Nous pouvons, cependant, avancer que c’est elle qui est le personnage primordial dans cette œuvre. Quant à Krito ( in La vieja sirena) et Luis (in Octubre, octubre), ils s’épanouissent dans une forme d’amour virile, vivement teintée de féminité, qui va contribuer à effacer la distinction entre le personnage masculin et le personnage féminin.

Le temps passant, José Luis Sampedro accepte-t-il la part féminine qui est déjà en lui et se sent-il, pour lors, capable de s’identifier à une femme ? La démarcation personnage masculin/personnage féminin, et par un glissement tentant, la différenciation cardinale homme/femme va-t-elle perdre tout intérêt, voire tout fondement ?

Un autre point exceptionnel de cette trilogie est qu’elle n’est pas constituée de trois livres formant une suite évidente. La sonrisa etrusca -1985- et El mercado y nosotros (Le marché et nous) -1986-, une œuvre d’économiste, s’intercalent entre les deux premiers livres. Deux recueils de contes, Mar al fondo (Fonds marins) et Mientras la tierra gira (Tant que la terre tourne), sont publiés en 1993, entre La vieja sirena et Real Sitio.

Les trois volets de la trilogie présentent des personnages, des lieux et des époques très différents. En outre, ce n’est qu’après les avoir écrits que l’auteur a découvert qu’il existait un lien entre eux, comme il l’a précisé dans sa Nota del autor (Notes de l’auteur)6. L’inspiration a, semble-t-il, pris les devants et la révélation n’est

6 Real Sitio. Ibid. p. 585.

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advenue qu’à la fin. De toute évidence, cette trilogie, porteuse d’un message profondément ontologique dans l’esprit de son créateur, ne peut manquer de nous interroger quant à sa transcription sous forme de métaphore temporelle circulaire.

Cette problématique sera au cœur de notre recherche.

Les cercles du temps marquent, assurément, un tournant dans l’œuvre de José Luis Sampedro. En effet, El amante lesbiano (2000) est consacré, en grande partie, à une préoccupation fondamentale, déjà abordée par l’écrivain, en particulier dans la personne de Krito, le philosophe de La vieja sirena. Cette œuvre n’a pas la complexité de la trilogie qui entraîne le lecteur dans une quête essentielle qu’entravent, en permanence, des embûches au caractère polymorphe. Il y dépeint un personnage, Mario, qui va triompher dans l’identité « d’amant lesbien » que recherchaient Luis, l’un des personnages fondamentaux de Octubre, octubre (1981), puis Krito, le sage apparemment homosexuel de La vieja sirena (1990), qui saura pourtant aimer à la fois les deux personnages principaux, Ahram l’armateur et Glauka, sa maîtresse, montrant ainsi son ambivalence sexuelle. Mario cherche et assume la part féminine qui est en lui, mais son épanouissement sexuel passe par un masochisme exacerbé, ce qui n’est peut-être pas encore la victoire totale de la réalisation des parts masculine et féminine que chaque être humain porte en soi.

Los mongoles en Bagdad (2003) est à mi-chemin entre le roman et le pamphlet politique dénonçant la guerre contre l’Irak menée par les Etats-Unis. Dans La senda del drago (2005), José Luis Sampedro plonge dans un autre genre romanesque, qui tient à la fois de la science-fiction, du conte et de la critique acerbe du libéralisme économique. Un homme, Martín Vega, se retrouve sur un paquebot nommé l’Occident, qui sillonne une mer symbolique. Fonctionnaire, il est nommé, ensuite, sur l’île de Tenerife. Mer, nature, amour, prise de conscience des problèmes de l’être humain : tels sont quelques ingrédients d’une œuvre singulière et passionnante, bien différente de ses œuvres passées.

A l’évidence, José Luis Sampedro change de ton, radicalement, dans ses œuvres postérieures, aussi avons-nous pris le parti de nous arrêter sur cette trilogie et d’affronter le problème récurrent de l’appréhension –et de la définition- du temps, indissolublement lié à la complexité de la condition humaine.

En effet, il apparaît bien vite que dans cette trilogie qui est la somme romanesque la plus dense et la plus chargée de sens de la production de José Luis Sampedro, la référence au cercle revêt un intérêt des plus prégnants. Aussi porterons-nous toute notre attention sur cette vision cinétique du temps circulaire, sur ces cercles en rien figés mais, au contraire, en perpétuel mouvement. Parfois, ces cercles sont sujets à une forte accélération, lorsque l’Histoire subit un soubresaut, que ce soit en 257 après J.C. comme dans La vieja sirena ou dans les quatre époques

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des deux autres œuvres. Ils vont même jusqu’à entrer en intersécance, permettant, ainsi, à un personnage comme Janos dans Real Sitio, de vivre à trois époques différentes : 1808, 1892 et 1930. Le temps, selon notre conception moderne, semble s’écouler linéairement, sereinement, comme « un fleuve qui nous emporte », ce qui nous rappelle le titre du roman de José Luis Sampedro : El río que nos lleva. Cependant, un tel rythme, placide et pacifique, s’emballe et, soudain, la ligne devient cercle et même spirale. D’où le titre qu’a souhaité donner l’auteur à sa trilogie : « Los círculos del tiempo » (Les cercles du temps), composée de Octubre, octubre7, La vieja sirena8 et Real Sitio9.

Cette circularité, métaphoriquement associée à une problématique philosophique du temps qui hante l’écrivain, ne manque pas de rejaillir sur la structure narrative de l’ensemble. Aussi nous a-t-il semblé évident que notre étude en épouse la stricte configuration.

Le schéma narratif du premier et du troisième romans est à peu près similaire, le deuxième est différent, d’où nous pouvons déduire, a priori, qu’après avoir expérimenté deux solutions, l’auteur a opté pour la première. Une réflexion plus approfondie ouvre, cependant, une autre voie qui est celle du choix symbolique de cette structure narrative. Autour de l’axe du roman central tournent les deux autres romans. Aussi examinerons-nous, dans un premier temps, le schéma de La vieja sirena, le moyeu de la roue, avant de nous intéresser à celui que l’auteur a choisi à deux reprises. Nous pourrons ainsi tenter de comprendre pourquoi l’auteur a adopté ce double schéma narratif, inséparable du cheminement des personnages dans leur mémoire.

Au schéma narratif simple de La vieja sirena qui suit l’intrigue principale et amène le lecteur d’une situation initiale à une résolution finale en suivant un ordre chronologique, s’ajoute le jeu des analepses. En effet, le personnage féminin, Glauka, face à certaines situations, se remémore son passé et le raconte, le plus souvent, dans des passages à la première personne du singulier, faisant ainsi du lecteur son unique interlocuteur. Ce jeu disparaîtra dès qu’elle se souviendra de sa condition première de sirène, avant son apparition/naissance sur la plage de Psyra.

En outre, à ce premier fil narratif, va bientôt s’unir celui d’Ahram, le personnage masculin. Il est plus ténu et complexe, ce qui permettra de montrer en quoi les deux personnages sont fondamentalement dissemblables, surtout au début : la divergence entre les deux narrations, celle qui est opérée par Glauka et celle d’Ahram, montre la différence de caractère entre ces deux personnages. L’homme, bien longtemps, ne s’intéressera qu’à ses ambitions « terrestres », liées à sa

7 Octubre, octubre. Plaza y Janés. Barcelona. 1981.

8 La vieja sirena. Plaza y Janés. Barcelona. 1990.

9 Real Sitio.Op.cit.

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conception du monde : il étalera son goût du pouvoir et manifestera son profond désir qu’Alexandrie supplante une Rome haïe. Nous pourrons, enfin, parvenir à une vision globale de la structure de cette œuvre et voir ainsi émerger un premier cercle, une première unité de temps qu’il faudra tenter d’articuler à celle des deux autres œuvres.

Il conviendra, ensuite, d’étudier Octubre, octubre, le premier roman par ordre chronologique, en suivant deux axes. Chaque chapitre étant divisé en deux parties, l’une intitulée « Octubre, octubre », qui se situe en 1962 et l’autre « Papeles de Miguel », qui se situe en 1975, nous nous pencherons, dans un premier temps, sur le jeu des analepses dans la construction du récit concernant la première partie, puis la seconde, avant d’en entreprendre la comparaison. Nous aurons soin de scruter si la construction de la deuxième partie est parallèle à celle de la première, afin d’y déceler une englobante et nécessaire harmonie interne. Nous opèrerons, enfin, de la même manière pour Real Sitio, dernier volet de cette trilogie, dont tous les chapitres se composent également de deux parties bien distinctes, la première qui se déroule en 1930-1931 et la seconde en 1807-1808.

Après avoir mis à jour la circularité du schéma narratif, en parfaite adéquation, par conséquent, avec les desseins ontologiques de l’auteur, nous observerons que s’ébauche, sous ce premier cercle formel, un autre cercle, tout aussi discret mais néanmoins fondamental : il s’agit du rôle récurrent de quelques éléments, comme le chat ou l’éventail, par exemple. Il en ressortira que, parfois, certains d’entre eux, vivants ou non, n’apparaissent que dans l’une des œuvres, tandis que d’autres, sans aucun doute plus marqués narratologiquement ou symboliquement, sont récurrents tout au long de la trilogie. Ce deuxième cercle se complexifie encore, devient spirale, entraînant à son tour deux facteurs essentiels à l’acte même de la lecture : le lecteur et l’auteur. Celui-ci, par le biais du narrateur extérieur, projette le lecteur dans un ballet infernal de personnages, d’événements, d’intrigues qui affluent, se nouent, se dénouent selon des périodicités propres.

Fort heureusement, un axe stable permet d’éviter l’effondrement total du lecteur dû à ce vertige incessant : il s’agit de l’immanence du lieu. Que les situations soient tragiques, érotiques ou de toute autre nature, elles s’enchaînent sur un rythme impétueux et la stabilité du lieu apporte l’apaisement aux personnages comme au lecteur. Aranjuez, Madrid, Alexandrie, terre et eau s’assemblent pour freiner la spirale temporelle.

La spirale va s’élargir alors : au-delà de la circularité du schéma narratif répondant à une logique bien définie, au-delà de la ronde des objets et des personnages qui semblent se bousculer, s’esquisse l’éthique de José Luis Sampedro.

Cette étude minutieuse et scrupuleuse de la trilogie de José Luis

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Sampedro révèle, en effet, une problématique qui sourd, s’étend et finit par jaillir irrévocablement : la conceptualisation du temps chez cet écrivain obsédé par les trois thèmes éternels que sont la vie, l’amour, la mort − Βιως, Ερως ετ Φανατος−.

En s’attachant à dresser le portrait de ses personnages, José Luis Sampedro ne donne aucune clé lénifiante sur l’essence de l’homme ou sur l’utilité de celui-ci en ce monde. Cependant, il invite le lecteur à réfléchir, voire à méditer sur le sort de ses personnages et à en tirer un enseignement, si humble soit-il. Dans Octubre, octubre, le lecteur observe tous ces personnages, souvent tortueux, torturés, égocentriques, entravés par leurs complexes et traumatismes qui, à force d’efforts, de retours sur soi, de souffrances et d’erreurs, parviennent à donner un sens à leur vie. Dans le deuxième volet de la trilogie, Glauka, la sirène, a déjà une conscience aiguë, intuitive, de ce que les personnages de Octubre, octubre ont eu tant de mal à trouver et que ceux de Real Sitio, à leur tour, découvriront : le rôle de l’amour dans la construction de soi.

Aucun des personnages sur lesquels s’attarde José Luis Sampedro, qu’il soit primordial ou tout à fait secondaire, n’échappe à l’emprise de l’amour. L’âge, le sexe, la catégorie sociale, l’éducation, rien n’est un frein à ce sentiment dévorant. Le temps cède même à ses instances et permet à Janos, dans Real Sitio, de ne mourir que pour aimer à nouveau sa Bettina.

Cependant, les cercles continuent de tourner ; l’amour, ancré dans le temps, mène nécessairement à la mort, mais une mort certainement polymorphe. Les personnages sont condamnés à l’affronter et réagissent de manière très diverse devant elle. La peur n’est pourtant pas le sentiment qui domine.

Au terme d’une méditation guidée par l’auteur, une réflexion sur le temps et ses cercles conduit le lecteur à se demander comment les personnages de cette trilogie en sont venus à s’interroger sur leur identité et sur le sens de leur vie sur terre. A ce propos, surgit la question de la religion, avec laquelle José Luis Sampedro ne cesse de débattre depuis le début, puisqu’elle apparaît dès les exergues. Il se veut athée, mais les références au divin sont partout et justifient l’existence de certains personnages comme Miguel, dans Octubre, octubre, mystique païen par excellence.

Les cercles du temps nous entraînent sur la voie de la recherche de l’identité de l’être humain, qui, très vite, lors de sa quête, se trouve confronté au sacré. Poursuivant encore son chemin, le personnage, mais aussi le lecteur, poussé par l’écrivain, se demande quelle est la finalité d’une telle quête, ou plutôt vers qui elle va le conduire. L’homme trouve-t-il une fin, non en soi-même, mais en un autre à qui il lègue ce qu’il est ?

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Première partie

LA CIRCULARITE DU SCHEMA NARRATIF

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CHAPITRE 1 : TEMPS ET MEMOIRE DANS LA VIEJA SIRENA.

1.1 Comment les souvenirs du personage féminin, Glauka, s’imbriquent dans l’intrigue romanesque.

1.1.1. Présentation du roman

257 après J.C., Alexandrie. Une jeune femme, désignée tout d’abord sous le simple terme de « la esclava » (l’esclave), puis par un premier nom : Irenia, et enfin Glauka, est achetée comme esclave par Amoptis. Ce dernier est le Grand Majordome de la villa Tanuris d’Ahram le Navigateur, habitée par son gendre Neferhotep. Attiré par la splendeur de la chevelure de la jeune esclave, Amoptis l’achète, sans doute pour s’attirer, indirectement, les grâces de son maître Ahram. Il suppose que la fille d’Ahram, Sinuit, mère d’un petit garçon nommé Malki, souhaitera se faire confectionner une perruque avec ses cheveux extraordinaires. Le dessein réel d’Amoptis est que Sinuit, reconnaissante, propose à Ahram la propre fille du majordome comme gouvernante pour Malki.

La jeune femme -que l’on appellera par commodité Glauka, car tel est son dernier prénom- occupe une place de plus en plus importante dans la maison d’Ahram, grâce à son intelligence, son dévouement et ce que d’aucuns considèrent comme des pouvoirs magiques. Elle peut, par exemple, rester sous l’eau très longtemps sans se noyer, les traces de coups de fouet disparaissent de son corps presque immédiatement.

Tout en suivant le récit qui oscille entre la première personne –monologue intérieur de Glauka- et la troisième personne du singulier –le narrateur extérieur observe et dépeint les faits et gestes de la jeune femme-, le lecteur assiste au

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désarroi de la jeune femme qui fouille désespérément dans sa mémoire à la recherche de ses souvenirs les plus enfouis. Ils reviendront soudain lors d’un choc affectif, à savoir le moment où elle se donne à celui qu’elle aime, dans une grotte au bord de la mer. Son passé primitif revient brutalement : elle fut sirène. Elle supplia la déesse Aphrodite de lui donner la condition de femme pour connaître l’amour. Elle perdit ainsi l’immortalité, caractéristique de la condition divine. Dans un second temps, apaisée, la jeune femme poursuivra son chemin avec l’homme qu’elle aime, son maître, Ahram lui-même. En vivant avec lui, tout simplement, elle s’efforcera de lui montrer que ses ambitions de se défaire de l’emprise économique de Rome pour redonner à Alexandrie la suprématie sur les mondes oriental et occidental sont vaines, que les valeurs morales sont bien plus importantes que ses dérisoires désirs de puissance politique. Il finira par le comprendre, après bien des combats extérieurs, contre Rome notamment, et surtout après une lutte acharnée contre lui-même. La situation va se complexifier encore lorsque Glauka va nouer une relation amoureuse pleinement assumée avec Krito, le philosophe ami d’Ahram.

Le roman s’achève avec la mort d’Ahram, suivie de celle, librement choisie, de celle qu’il a tant aimée. En effet, Glauka supplie la même déesse de la retransformer en sirène. Celle-ci refuse tout d’abord : c’est déjà miraculeux qu’elle ait consenti une fois à la faire changer de nature. Emue par la détresse de Glauka, elle va finalement la transformer en un être qui n’a pas existé jusqu’alors, puisque les sirènes sont des divinités insensibles au temps : une vieille sirène. Le titre s’éclaire…

Elle va, par conséquent, accompagner son amant mort, jeté à la mer comme le veut la tradition pour les marins, dans son dernier voyage. C’est ainsi que s’achève La vieja sirena. Le lecteur sait qu’elle va mourir, heureuse, d’une mort souhaitée.

1.1.2. Apparition, dans le récit, des souvenirs de Glauka : construction du schéma narratif

Une question essentielle taraude l’esprit d’Irenia/Glauka :

« ¿Qué me ocurre? ¿Qué me trastorna? 10

(Que m’arrive-t-il ? Pourquoi suis-je bouleversée ?)

Il s’agit là de l’inquiétude bien normale d’une jeune femme devant la nouvelle existence qui s’ouvre à elle, puisqu’elle vient d’être achetée. Cependant, c’est également la question qu’elle se pose sans cesse à propos du mystère qu’elle est à ses propres yeux. Ne connaissant pas son passé lointain, ses origines, elle ne parvient pas

10 La vieja sirena. Ibid. p. 23.

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à déchiffrer les événements présents ni leur incidence sur elle-même.

Elle vit profondément « hic et nunc », comme le montre l’adjectif démonstratif « esta » de « esta tierra, Egipto », et elle s’inscrit aussi dans le temps que l’on n’appréhende qu’en le mesurant : « apenas tres semanas que llegué » (trois semaines à peine après mon arrivée).

La jeune femme se rappelle les événements qu’elle a vécus avec Domicia, la chrétienne. Le lecteur apprend ensuite que Glauka a aimé un homme, Uruk - dont nous parlerons plus loin - et qu’il est mort entre temps, puisqu’elle écrit :

« Yo gemía por Uruk »11

(Je gémissais en pensant à Uruk),

et, quelques lignes plus bas,

« asesinado ante mis ojos »12 (assassiné sous mes yeux).

Le narrateur ébauche une intrigue -comme il le fera tout au long de la première partie de l’oeuvre- dont la résolution ne se fait pas longtemps attendre.

Pour l’instant, il manque le complément d’agent, élément crucial, pourtant. Uruk a été assassiné, certes, mais par qui ? Le lecteur sait que le passé amoureux de Glauka est foisonnant, qu’elle a aimé cet homme, comme quelques autres, mais que le chemin de sa vie est tout autant marqué par la violence, puisque celui qu’elle aimait est mort sous ses yeux. Nous verrons, au cours de la lecture, que la mort des êtres aimés la poursuit : elle assiste au cours de sa vie à l’assassinat de son mari, Narso, de sa fille, Nira, de son amante, Domicia, ou de son maître, Astafernes, pour n’en citer que quelques-uns.

C’est ainsi que, peu à peu, le lecteur tisse la trame chronologique de la vie de l’héroïne, du mystère de son origine :

« la nacida sin nadie, la inexplicablemente aparecida en una playa. »13

(celle qui n’était née de personne, celle qui était apparue sur une plage d’une façon inexplicable) .

Comment, en effet, peut-on n’être né de personne ? Cela signifie–t-il seulement qu’ayant été trouvée sur la plage, elle ignorait tout de sa famille biologique et qu’elle était seule au monde ? Cela ne cache-t-il pas également une identité surhumaine ? Puisque le temps n’a pas de prise sur elle, qu’elle n’a ni avenir, ni présent, ni passé, puisqu’elle a toujours été là, sa naissance est enfouie dans les limbes du passé à tel point qu’elle semble n’être jamais née. L’adverbe « inexplicablemente » montre l’opinion commune des villageois et de ses proches, qui ne comprennent pas comment elle est arrivée là, mais personne, si ce n’est le lecteur, ne peut imaginer qu’elle était sirène et que c’est en cet endroit là que commence sa vie de mortelle. Le

11 La vieja sirena. Ibid. p. 25.

12 La vieja sirena. Ibid. p. 25.

13 La vieja sirena. Ibid. p. 25.

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narrateur interpelle ainsi le lecteur.

Elle pose les divers jalons qui ont marqué son existence sans, pour l’instant, s’appesantir sur l’un ou l’autre de ces événements. Nous savons seulement qu’une femme qui deviendra pour elle sa mère la découvre un jour sur une plage alors qu’elle est une petite fille et la nomme Kilia. Dans le même récit de la jeune femme, nous apprenons que ses diverses amours se sont toujours terminées tragiquement et que chaque étape de sa vie correspond à un lieu différent. Elle commence sa vie humaine sur l’île de Psyra, dont nous savons quelques détails par Strabon d'Amasia en Cappadoce qui vécut aux Iers siècles avant et après JC. Il écrivit en grec une Histoire de Rome, aujourd'hui perdue, qui continuait celle de Polybe, et une Géographie universelle en dix-sept livres, qui nous sont parvenus. Il indique la situation de Psyra, en Ionie, dans Géographie14 :

Quand on exécute le périple de l'île de Chio en longeant de près la côte, on trouve que cette île peut avoir 900 stades de circuit. Elle possède une ville [de même nom] pourvue d'un bon port et un naustathme ou arsenal maritime pouvant abriter jusqu'à quatre-vingts vaisseaux.

Supposons que, dans ce périple, on parte de la ville de Chio en ayant la côte de l'île à droite, on relèvera successivement le Posidium, le port profond de Pliante, un temple dédié à Apollon et un grand bois sacré planté de palmiers ; puis vient la plage de Notium, mouillage excellent, immédiatement suivie d'une autre plage, dite de Laiûs, dont l'abri n'est pas moins sûr. Entre cette dernière plage et la ville de Chio, l'île forme un isthme qui ne mesure que 60 stades ; mais le périple entre ces deux points est de 360 stades : nous avons, dans un de nos voyages, fait nous-même cette traversée. La pointe Mélaene, qui se présente ensuite, a juste en face d'elle, à 50 stades de distance, l'île Psyra, île très haute qui renferme une ville de même nom et mesure 40 stades de tour.

Pour échapper aux pirates qui ont tué son mari et sa fille, à Psyra, avant de l’enlever elle-même, la jeune femme se jette à l’eau pour être dévorée par un requin qui, cependant, l’épargne. Repêchée par les pirates persuadés qu’elle n’a pu échapper à la mort que par un maléfice, elle est vendue comme prostituée à Byzance puis rachetée pour le compte du sultan Astafernes et menée sur ses terres, à Artaxata (au sud de l'actuelle Erivan, Arménie). Le sultan l’appellera Falkis. Le pirate goth Vesterico l’enlève, navigue sur l’Hellespont - nom antique de l'actuel détroit des Dardanelles - et la mer thracienne, l’une des cinq mers qui bordent le territoire grec, devant Mysia. Elle est recueillie, ensuite, par Uruk qui la nomme Nur. Il boîte à la suite d’un accident de cheval et dirige maintenant une sorte de cirque. Avec lui, elle sillonnera l’Asie Mineure jusqu’à la mort violente d’Uruk. Elle est recueillie sur la côte syrienne par des pêcheurs alors qu’elle s’était enfuie, craignant les assassins d’Uruk.

Lors de troubles qui se sont produits dans les rues de Leptis Magna, elle est secourue par Domicia, la chrétienne, qui la nomme Irenia. Elle va se joindre au groupe itinérant de Domicia et de ses compagnons chrétiens avant d’être arrêtée avec eux et emprisonnée à Cyrène, ancienne colonie grecque sur la côte libyenne, occupée alors, comme une grande partie du monde connu, par Rome. Des Romains vicieux, lui évitant

14 STRABON. Géographie. XIV. 1 in traduction française en quatre volumes d'Amédée Tardieu. Hachette. Paris. 1867.

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de finir dans l’arène avec les autres chrétiens, veulent la voir dévorée par des murènes. Ces dernières l’épargnent et même la caressent de leur corps. Epouvantés par ce prodige, ces dignitaires romains la vendent à un marchand d’esclaves de Canope, ville célèbre de l'ancienne Égypte, maintenant en ruines, où elle va être rachetée pour Ahram. Cette ville était située à l'embouchure d'une des branches du Nil qui en recevait son nom et s'appelait branche canopique, non loin du rivage de la mer et sur la rive occidentale du Nil. On ignore à quelle époque elle fut fondée, mais elle est vraisemblablement très ancienne. Elle n'eut pas une très grande importance sous les diverses époques de l'empire pharaonique; elle dut sa grande célébrité au temple que les Ptolémées y construisirent en l'honneur de Sérapis. Les Grecs y affluèrent bientôt et les Égyptiens firent de même, autant sans doute pour le besoin du commerce que par l'envie de prendre part au culte du dieu.

Chaque épisode de sa vie est donc lié à un lieu particulier, et certains d’entre eux, récurrents, feront partie d’une étude plus exhaustive.

Dans cette partie à la première personne, elle évoque, pêle-mêle, Uruk, accompagné de Fakomir, une femme qui le suit dans son périple artistique car elle danse et chante divinement, puis Domicia, la chrétienne et enfin sa propre fille Nira, qu’elle avait eue de Narso, son mari, fils de sa mère adoptive :

« mi pequeña Nira, acuchillada por los piratas. » 15 (ma petite Nira, poignardée par les pirates).

Le lecteur apprend ainsi, au détour d’une phrase, des éléments qui ont marqué la vie de la jeune femme. Ces quelques mots induisent la douleur incommensurable d’une mère non seulement dont l’enfant est mort mais encore à cause de la violence et sous ses yeux, alors que Nira était “pequeña”, c’est-à-dire sans défense et innocente. L’adjectif qualificatif montre à la fois la frogilité de l’enfant et, joint à l’adjectif possessif “mi” , la tendresse maternelle.

Nous pensons, alors, à la phrase de V. Jankelevitch : « La violence s’oppose si peu à la faiblesse que la faiblesse n’a souvent pas d’autre symptôme que la violence ; faible et brutale parce que faible précisément. »16 Les agresseurs étaient, peut-être, tout aussi faibles que Nira, mais leur faiblesse spirituelle se croyait compensée par la force physique et la facilité à donner la mort.

A la fin de ce premier chapitre, le narrateur omniscient extérieur au récit prend la parole pour évoquer de manière détaillée une étape de la vie de Glauka.

Pourquoi précisément celle-là ? Il l’explique dès les premières lignes. Ce qui justifie cette première analepse, c’est le prénom. Pour l’instant, l’héroïne est désignée comme

« la esclava », mais elle a déclaré :

15 La vieja sirena. Ibid. p. 26.

16 JANKELEVITCH Vladimir. Le pur et l’impur. Flammarion. Paris. 1978.

(20)

« Ahora me llamaban Irenia » 17 (On m’appelait maintenant Irenia).

L’emploi de la troisième personne du pluriel, impersonnelle, montre de toute évidence que la jeune femme ne se sent pas impliquée dans son prénom. C’est celui qui a été choisi pour elle, mais pas par elle alors que, adulte, elle aurait pu donner son avis.

Il lui reste étranger. Cela dénote également une certaine résignation. L’adverbe de temps “ahora”, semble montrer, en effet, qu’elle savait que, lors d’une autre période transitoire, elle changerait de nom, comme cela s’était passé jusqu’alors. En outre, le choc causé par un adverbe exprimant le présent dans un récit au passé donne plus de force à la vision de Glauka concernant l’instant. “Ahora” est un point dans le temps et elle sait bien, en le disant, qu’il est déjà rejeté dans le passé et que, changeant de maître, elle va, une fois de plus, changer de nom.

Dans cette partie, le narrateur remonte à l’époque où elle ne s’appelait pas encore « Irenia », mais « Nur », et plus précisément à la fin de cette époque, c'est-à-dire lorsque Uruk est mort et qu’elle est recueillie par des pêcheurs de corail.

Arrêtée un jour où elle est allée à terre pour faire quelques achats, elle est secourue par Domicia et devient Irenia. Ce premier pas en arrière consiste donc à remonter le temps jusqu’à la fin de sa période « Nur », avant de poursuivre chronologiquement vers le présent du récit, la période « Irenia », qui est celle qui précède l’actuelle.

Dans le chapitre 2 , le récit se centre encore sur le point de vue de la jeune femme et c’est à travers son regard que l’on découvre celui qui donne le titre au chapitre : Ahram le navigateur. Elle s’interpose entre son petit-fils Malki et un mâtin appartenant à l’armateur, qui s’est libéré de sa chaîne. L’homme l’interroge sur ses origines ; elle déclare sobrement qu’elle ignore où elle est née. Cela s’enchaîne logiquement avec la partie suivante, qui termine le chapitre, dans laquelle, à la première personne, elle évoque la première partie de sa vie, remontant le plus loin possible dans ses souvenirs, au moment où elle a été découverte, petite fille, sur une plage de Psyra.

La structure narrative se construit, par conséquent, de deux manières : d’une part, Glauka remonte dans son passé en suivant l’ordre chronologique et tente de revenir vers le présent. D’autre part, lorsqu’un événement de sa vie actuelle l’invite à se remémorer le passé, elle revit cette période dans un récit à la première personne du singulier et nul narrateur ne semble s’interposer entre elle et le lecteur, puisque celui-ci pénètre dans la pensée de Glauka.

Sur ce cheminement initiatique, la jeune femme perçoit que le présent s’appréhende grâce à la connaissance du passé, et que le mystère qui pèse sur son origine l’empêche de trouver sa place parmi les hommes ainsi que d’affirmer sa dignité

17 La vieja sirena. Ibid. p. 21.

(21)

de femme. En effet, elle est hantée par un manque, le mystère de sa naissance, depuis tout petite, depuis qu’elle a été découverte par celle qu’elle a appelée « la Madre », la mère avec une majuscule car la femme qui l’a adoptée a choisi cette fonction fondamentale, celle de s’occuper de cette petite fille et de la chérir. Sans doute a-t-elle déjà pensé qu’il faudrait une épouse à son fils et que, prêtresse elle-même d’une déesse, elle aurait besoin d’une femme qui puisse lui succéder après sa mort.

Quelles que fussent les motivations de la femme, elle prit Glauka sous sa protection.

Néanmoins, elle ne put lui donner, l’ignorant elle-même, ce qui manquait à cet être en devenir : le secret de son origine. Dans tous les cercles de sa vie, pleinement heureuse ou en proie à la douleur, Glauka s’est toujours sentie incomplète et vivant une étape intermédiaire. Il lui manquait quelque chose d’essentiel : savoir pourquoi elle était là. Lorsqu’elle est entrée dans la demeure d’Ahram et que son petit-fils Malki lui a été confié, elle a cru, dans un premier temps, que sa mission sur terre était de s’occuper de ce petit garçon comme elle l’aurait fait pour sa propre fille si elle avait vécu. Amoureuse d’Ahram, elle a pensé, alors, que c’était pour vivre cet amour qu’elle était là. Elle n’était pas loin de la vérité. Au moment de l’extase amoureuse qu’elle a ressentie avec cet homme le jour où elle s’est donnée à lui, sa mémoire est revenue : elle connaissait enfin son identité de sirène, elle savait qu’elle avait renoncé à l’immortalité, à la vie sous l’eau qui lui semblait bien morne, pour aimer. Cela résolu, tous ses problèmes douloureux quant à son identité et sa raison d’être sur terre ont disparu. Plus que la plupart des autres humains, elle a su jouir pleinement de la vie, sans jamais perdre le fil de ce qu’elle voulait : vivre dans l’amour et la dignité, respectant amis comme ennemis.

Il semblerait bien que l’on devienne ce que l’on est. José Luis Sampedro évoque ce problème dans Escribir es vivir18, une série de conférences qu’il a données à la Universidad Internacional Menéndez Pelayo de Santander et qui ont été fidèlement transcrites par sa deuxième épouse, Olga Lucas :

« Tuve también un excelente profesor de literatura franciscano cuyas enseñanzas, sin darme cuenta, fueron guiando mis pasos hacia la literatura y hacia mi proyecto vital, mi concepción de la vida como una obligación de hacerse lo que se es. La vida es, o debe ser, un esfuerzo encaminado a hacernos lo que somos, lo cual entraña no pocas dificultades porque ¿cómo sabe uno quién es ?[…]Más que saber lo que se es y lo que se debe ser, uno va sabiendo lo que no es, lo que no debe o quiere ser. »19

(J’eus également un excellent professeur franciscain de littérature dont l’enseignement, à mon insu, guida peu à peu mes pas vers la littérature et vers mon projet de vie, ma conception de la vie comme une obligation de devenir ce que l’on est. La vie est, ou doit être, un effort destiné à devenir ce que nous sommes, ce qui suppose bien des difficultés car comment sait-on qui l’on est ? […]Plutôt que savoir ce que l’on est et ce que l’on doit être, on sait petit à petit ce que l’on n’est pas, ce que l’on ne doit pas être ou ce que l’on ne veut pas être.)

18 Escribir es vivir. Op. cit.

19 Escribir es vivir. Ibid. p.62.

(22)

Glauka, pendant toute la période obscure de sa vie qui correspond à la première partie de l’œuvre et s’achève par le choc brutal du retour de la mémoire, lutte et se bat pour conserver une totale intégrité intérieure, quelles que soient les violences extérieures qu’elle ait à subir. Elle maintient fermement un cap, devenant, même dans l’obscurité de l’adversité, celle qu’elle est, une sirène devenue librement femme, une immortelle devenue librement mortelle. Elle rejette, como José Luis Sampedro, tout ce qui n’est pas, dans son existence, conforme à son essence qu’intuitivement elle appréhende. Elle est, comme Luis dans Octubre, octubre, hantée par les « savoirs oubliés » qu’analyse Jacqueline de Romilly :

« Même là où ne paraît aucun souvenir conscient, il en existe qui ont été conscients et ont cessé de l’être, qui vivent en nous, qui inspirent nos actes et qui font partie, par conséquent, de ce trésor des savoir oubliés, dont peu à peu vont se révéler les richesses.[…] Un souvenir […] fait signe, qu’on le veuille ou non, à bien d’autres connaissances […] ; et tout cela forme un halo autour de l’image gravée à jamais. »20

Ces deux personnages sont précisément hantés par ce halo qui va jusqu’à empêcher Glauka de vivre pleinement. La lumière apparaîtra effectivement de manière tout à fait brutale lors de ses premiers rapports amoureux avec Ahram. Le choc érotique va effacer toute ombre.

L’intérêt du lecteur est maintenu par une stratégie discursive, celle d’un effet d’atermoiement des différentes intrigues, plus que par le problème qui intéresse le personnage au premier chef et dont nous avons percé le mystère depuis le début, vu le titre de l’œuvre : son identité réelle. L’important n’est pas ce qui va se passer mais comment José Luis Sampedro va démêler son fil romanesque et quel dénouement il se propose. Le lecteur ne peut pas le deviner et c’est donc dans les dernières pages que l’effet de surprise concernant le dénouement est total. Ce qui est original, c’est que le lecteur croyait que le mystère de la double identité de Glauka, femme et sirène, avait été résolu entièrement, mais il n’en est rien. En outre, la vie de Glauka apparaît à travers ses récits, elle émaille ses souvenirs de noms ou d’incidents brièvement cités, comme Uruk ou Astafernes, comme la mort de sa fille ou celle de Domicia, mais c’est peu à peu que le lecteur reconstruit les diverses étapes de sa vie et parvient à suivre ses changements de prénoms et de vie.

De la même manière, le lecteur constate les liens entre Ahram et Bashir, le vieux chamelier, ou Ahram et Krito, mais c’est au hasard d’un récit que nous apprenons comment ils se sont connus : Krito a sauvé la vie d’Ahram, comme nous l’apprenons au chapitre 13 « Proceso en Samos » (Procès à Samos) lorsque, à l’âge de trente –cinq ans, celui-ci, piètre cavalier, a heurté, lors d’une procession, un bouclier symbolisant la protection exercée par la déesse Héra sur le peuple de Samos. Grâce au verbe, à sa connaissance de la rhétorique, Krito est parvenu à commuer l’exécution d’Ahram par

20 ROMILLY (de) Jacqueline. Le Trésor des savoirs oubliés. Ed. de Fallois. Paris. 1998.

(23)

lapidation en celle de son cheval. Il a réussi à prouver que c’était la monture qui était coupable, non son cavalier. En signe de reconnaissance et pensant que l’éloquence de son nouvel ami pouvait lui être utile, Ahram lui propose de venir avec lui à Alexandrie, où il est déjà installé avec sa femme, Damira, qui mourra peu après, et sa petite fille, Sinuit. Tout au long de l’œuvre, des allusions sont faites concernant le passé commun des personnages ou les liens qui les unissent. Cela contribue à créer une intrigue secondaire, dont la genèse nous est présentée au milieu du livre, créant ainsi un effet dilatoire suscitant et maintenant l’intérêt du lecteur.

Pour ce qui est de Bashir, envers qui Ahram éprouve une grande admiration, nous n’apprenons comment les deux hommes se sont connus qu’au chapitre 18, « Adiós a Bashir » (Adieu à Bashir), c’est-à-dire juste après la mort du vieil homme.

Après s’être enfui de l’île dans laquelle il avait vécu avec une prêtresse, à quinze ans, Ahram partagea l’existence de pirates. Arrêté par les Romains, il se retrouva au fond d’une cale à ramer avec d’autres galériens. Un homme, condamné comme lui, l’épaula, le soutint depuis le premier jour : Bashir. Ils s’évadèrent et Bashir lui sauva la vie : bravant la mort, il retint les Romains qui les poursuivaient. Ahram crut qu’il était mort. Quelle ne fut sa joie lorsqu’il le retrouva, par hasard, six ans plus tard, alors que lui–même avait commencé à travailler pour le riche armateur Belgaddar, dont il épousa la fille quelque temps après. Ils ne se quittèrent plus.

Des anecdotes sur Bashir, sur Krito, des rencontres et des conversations avec eux sont incessantes, mais l’écrivain ne suit pas un récit chronologique de leur histoire. Il se permet même le luxe narratif de narrer la rencontre des deux hommes, Ahram et Bashir, après la mort de celui-ci en même temps que celle de l’esclave Tenuset.

Toutes ces intrigues s’entremêlent sans fin. La principale, celle qui concerne l’identité de Glauka, est résolue à la fin de la première partie. Là, le lecteur croit tout savoir, depuis qu’il a appris que la jeune femme avait été une sirène. Si l’intrigue ne l’étonne pas, c’est le dénouement qui le laisse pantois. Glauka supplie à nouveau la déesse Aphrodite qui accepte de lui redonner une forme de sirène, vieille et mortelle, pour qu’elle puisse conduire son amant, mort, jusqu’au fond des mers. La surprise vient là où le lecteur ne l’attendait pas. L’intérêt de ce dernier est maintenu ainsi jusqu’à la dernière ligne.

Glauka se remémore son passé, étape par étape, et reconstitue les maillons de la chaîne de sa vie. Il lui manque pourtant le premier : son origine. C’est seulement lorsqu’elle vivra son amour pour la première fois avec Ahram que le voile se déchirera brusquement : elle fut sirène. Ainsi que le fait remarquer Roland Barthes21, nous constatons tout d’abord un refus du leurre, de l’équivoque, de la double entente. Le

21 BARTHES Roland. S/Z. Editions du Seuil. 1970.

Références

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