E N E G Y P T E
l-A R
H I L A I R E ŒA.3T
fiENÈVR
LA
GARDE EUROPÉENNE
EN E G Y P T E
PAR
ZEÏIXj-AIZRZE G-A3T
GENÈVE
L I B R A I R I E H . S T A P E L M O H R
PRÉFACE
L e m assacre d es E u ro p éen s à A lex a n d rie, d a n s le s sin is tr e s jo u r n é e s de ju in 1882, l ’in su rrectio n d’A rabi- P a ch a , l ’occu p a tio n de l ’E g y p te par l’arm ée a n g la ise , s o n t d es fa its co n n u s et a cq u is à l’h isto ire con tem p o raine. A p rès ces é v é n e m e n ts, le g o u v e r n e m e n t é g y p tien , pour rétab lir l ’ordre et la sécu rité à A lex a n d rie p articu lièrem en t, d élég u a M. le com te D e lla Sala- P a c lia et M. T h éod ore P ortier pour recruter u n corps d’h om m es d e stin é s à 1111 serv ice de p o lice. C es h o m m es, ap p arten an t a u x trois n a tio n a lité s : ita lie n n e , a u tr ic h ie n n e et su isse , fo rm èren t la garde eu rop éen n e q u i fu t casern ée à A lex a n d rie. L ’o r g a n isa tio n de ce corps, so n actio n et le s se r v ic e s q u ’il a ren d u s so n t p eu co n n u s et m ériten t cep en d a n t l ’a tte n tio n du p u b lic. D e s jo u r n a u x m a l r e n seig n és, fa isa n t so u v e n t u n e trop la rg e part à la critiq u e m a lv e illa n te , on t d én atu ré la m arch e de cette p olice.
C ’est pour éclairer l ’o p in io n p u b liq u e, par l ’ex p o sé d es fa its, q u e j’ai cru d evoir liv r e r à la p u b licité cette courte brochure.
G enève, le 22 m a r s 1581.
H ila ire GAY,
Depart ile Genève. — Gènes. — Livoiirne. — Naples. — Les ri ceroni. — Messine. — Arrivée à Alexandrie. — Le directeur de la police. — Le préfet. — La caserne de R as-el-Tin.
Le 8 octobre 1882, je re çu s de M. Théodore P o rtier, à Genève, m on brevet de capitaine du co rp s de police égyptienne ; arriv é à Gènes le len d em ain , je m 'em b arq u ai, à 9 heures du soir, à bord de Y A ssyria, p aquebot de la com pagnie R ubattino.
Ce b âtim ent tran sp o rta it égalem ent un corps <le 100 Suisses en v iro n , second détach em en t expédié à A lexandrie et un n om bre considérable
de p assagers d ’origine italienne qui re to u rn a ie n t h a b ite r l’Egypte, d ’où les d ern ie rs événem ents les avaient chassés.
Le n avire est en m arche ; Gênes et son p o rt d isp ara isse n t d ans la n u it. Les d ern iè res lu eu rs du rivage s’éteignent à nos yeux.
La m e r seule nous en to u re. Les reflets doux et lum ineux de la lu n e laissen t d e rriè re nous, s u r les eaux, u n im m e n se et scin tillan t sillage. La m er m ’offrit cette soirée, et p o u r la prem ière ibis, un spectacle m erveilleux que je ne saurais d éc rire. Le calm e de la nu it, la constellation du ciel, le m u rm u re des ilôts, l’allure m onotone et cadencée d u vaisseau, et, à l’avant, le ch a n t des S uisses, q u itta n t la p atrie, to u t cela im prég n ait d ’u n ch a rm e rê v eu r et m élancolique la pensée d u voyageur.
Le lendem ain n o u s arriv o n s à L ivourne ; il n o u s est laissé q uelques h eu res po u r visiter la ville neuve, d o n t les ru e s spacieuses, tirées au c o rd eau , so n t dignes d ’atten tio n . V A ssyria se re m e t en m arch e le m êm e soir à 9 heures.
Le jo u r suivant, i l o ctobre, nous nous d iri
geons s u r N aples; à m in u it, p a r une soirée sp len dide, n o u s e n tro n s d ans le port.
La ville est en co re plongée d an s u n m ystérieux som m eil ; au sud p arait le Vésuve d o n t le som m et déro u le un tra n s p a re n t pan ach e de fum ée.
On ne p eu t d é b a rq u e r de n u it ; il faut se rési g n e r et co u ch er à bord.
Le m atin illum ine de m ille feux cette cité et ces rives, si so u v en t eh antées p a r le poète.
Une m ultitu d e de petites em b arcatio n s en to u re n t n o tre p aq u eb o t ; su r la p lu p a rt, des m u si ciens jo u e n t des airs napolitains ; l’a ir co n n u de
Santa L ucia vien t frap p er m es oreilles. Les m a
rin ie rs in v iten t p a r gestes les p assagers à descen d re dan s leu rs nacelles.
Je ne choisis pas longtem ps et b ien tô t je puis m ettre le pied su r le sol de Naples.
Mais je ne suis pas enco re lib re de m es m ou vem ents. Une bande de ciceroni, en colonne ser ré e, fond s u r m oi, l'u n m ’in terp elle à droite, l'a u tre à gauche, un a u tre m e saisit p a r un b o u to n de m on paletot, un q u atriè m e m e crie dan s l ’oreille ; je m e déb ats v ain em e n t, d isa n t d ’une voix irritée que je n ’avais que faire de le u rs services, que je connaissais Naples (ce qui était, je l’avoue, p arfaitem en t inexact, m ais q u ’on m e p a rd o n n e ce léger m ensonge). Ce fut peine in u tile. Ces tro p obligeants perso n n ag es, co m p re n a n t à m on langage que j ’étais encore plus é tra n g e r q u ’il n e p araissait p a r m on costum e, se ru è re n t s u r m oi avec l ’énergie d 'u n nouvel es poir.
leu rs m ain s et de leu rs d isco u rs, p a r la parole e t la persu asio n , j'e u s reco u rs à u n m oyen su p rèm e, je détalai à g ran d es enjam bées. La b an d e , tou jo u rs en o rd re se rré , se m it s u r m es talons,
m ais, ay a n t aperçu u n nouveau d éb arq u é,
elle a b a n d o n n a m a p o u rsu ite, et se jeta s u r le voyageur. Je me h âtai de d isp ara ître, peu so u cieux de voir le d én o u em en t de cette nouvelle espèce d 'a rre sta tio n .
Ceci n ’est p o in t u n e anecdote faite à plaisir ; to u t é tra n g e r qui a visité Naples a dû faire c o n n aissance avec m essieurs les ciceroni.
N’ay a n t que quelques h eu res p o u r voir cette ville, je les m is à profit le m ieux possible. Après avoir trav ersé les rues qui avoisinent le port, re g a rd a n t et souvent ad m ira n t la population napo litaine, qui ce rtes, m algré quelques d é tra c te u rs, possède de fort beaux types, je suivis le rivage d ans la direction de Santa Lucia ; j'esp é rais d éc o u v rir quelque lazz aro n e , nonch alam m en t éten d u au soleil.
Mais m on esp o ir fut déçu ; cette race in so u ciante avait disp aru avec la civilisation m o d ern e.
Je ne re n co n trai que de vulgaires p êc h eu rs, m a rin ie rs, portefaix qui, sa u f le costum e, avaient les m êm es allures, com m unes et pro saïq u es, q u e celles des h ab itan ts de nos villes.
Je dînai dan s u n re sta u ra n t de Santa Lucia, au b o rd de la m er, où l ’on m e servit les m aca
roni trad itio n n els et les fru tta di mare, le tout
arro sé d’un g énéreux vin rouge d'Italie. J’allum ai u n cigare et réfléchissant que j ’avais encore q uelques h eu res d evant m oi, je m e dem andai d an s quelle d irection je devais d irig er m es pas. Mais l'effet de la chaleu r, qui était ce jo u r-là ac cab lan te, dirigea m es pas d ans un au tre sens ; je m ’endorm is p ro fondém ent su r le sopha où je fum ais m on cigare.
Il p arait q u ’on respecta m on som m eil ; je trouvai m êm e q u ’on l’avait trop re sp ecté, car, lorsq u e je me réveillai, il était q u atre h eu res et
Y A ssyria q u itta it Naples à cinq h eures. Je n ’eus
que le tem ps de m e re n d re à bord.
A cinq h e u re s v ingt m in u tes, le nav ire levait l’an cre ; Naples et son beau ciel d isp a ra issa ie n t’ d an s des vap eu rs d ’o r et d ’azur.
J ’ai d it que n o tre paquebot tra n sp o rta it un g ra n d n o m b re de passagers italiens qui allaient ch e rc h e r une nouvelle fo rtune en Egypte. Tout ce m onde, éten d u , couché ou assis s u r des pail lasses ou des co u v e rtu res, était en tassé su r le p o n t, dan s le fau x -p o n t et ju sq u e d an s la cale. H om m es, fem m es et enfants m angeaient, b u v aien t, causaient, riaie n t, avec cette insouciance et ce la isse r-a lle r qui c a ra c té rise n t les races du
IO —
m idi. On eût d it u n p e tit peuple a b a n d o n n a n t gaiem ent ses laves po u r aller jhabiter une n o u velle te rre prom ise. Je fais des vœ ux p o u r que leu rs espéran ces ne soient p o in t d éçues !
Le 13 octobre, au m alin , nous passons d e v an t le S trom boli, d o n t les roch ers p re n n e n t la form e d ’une fantastique pyram ide.
A onze h eu res nous arriv o n s à M essine, où n o u s nous a rrê to n s ju s q u ’à trois h eu res. Notre n avire est im m éd iatem en t cern é p a r u n e q u a n tité de p etits bateaux, offrant chacun l’aspect d ’un m a rc h an d en plein v en t ; ici des o rangea des, des ra isin s d ’Italie, des fruits de toute es p èc e; là de petites cages c o n te n a n t des oiseaux; p lu s loin u n m arc h an d de vêtem ents, linge de corps, linge de toilette, etc. Tous ces individus, au tein t ja u n â tre , offrent leu rs m arc h an d ises de la voix et du geste.
U A ssyria re p re n d sa course. Les côtes de la
Sicile se fondent dan s la ligne bleue de l’h o ri zon. L’Italie a disparu et avec elle la d ern iè re borne de l’E urope s ’enfuit.
L es 14, -13 et 10 octobre nous naviguons en p leine m er ; quelquefois un bâtim en t, chargé de toile, coq u ettem en t incliné sous le v en t, passe d ev an t nos yeux. Je le suis dan s sa course ju s q u ’à ce que le som m et de ses m âts ait d isp aru d an s les eaux.
La m er, d’un calm e égal, voit to u r à to u r se- lever le soleil, éclatan t, jaillissan t d ’une m o n ta gne d ’eau et se co ucher le cro issa n t, co u leu r de feu.
C ependant le ciel devenait plus a rd e n t et un horizon de p o u rp re an n o n ç ait les rivages d e l’O rient.
Le 17 octobre, à sept h eu res du m atin , nous, achevons n o tre voyage.
A lexandrie ap p araît aux regards.
Un pilote arab e v in t p re n d re la directio n du n a v ire ; coiffé d ’un fez rouge, au to u r duquel s’en ro u lait un tu rb an ja u n e et blanc, vêtu d ’une longue robe à larges m an ch es, de couleur som b re , la taille se rrée p ar une ce in tu re rouge, le tein t b asané, les yeux no irs et b rilla n ts, le nez: légèrem ent épaté, les lèvres épaisses, et les pieds: n u s, tel m ’a p p a ru t p o u r la p rem ière fois un h a b ita n t de l ’Egypte.
Le p o rt est garni p a r une m ultitu d e de n a v i res de toutes form es, de to u s pays. A l’ouest de la langue de terre qui sépare les deux p o rts, se dresse le p h a re , hau t de 170 pieds et érigé en 1843. Les b âtim en ts de la d ouane, plus loin les. m in are ts, les m aisons aux to itu res horizo n tales, des édifices co n stru its à l’e u ro p éen n e , des p al m iers au grêle feuillage se profilent su r la rive.
Les form alités o rd in aire s remplies., le navire e s t assailli p ar une foule d ’A rabes qui invitent les voyageurs à d escendre dan s leu rs em b arca tio n s. Je dis adieu à Y A ssyria et je m e fis d éb a r q u e r s u r le port.
Je fus reçu à te rre p ar M. M ardi, d irec teu r de la police d ’A lexandrie. M. Marck est origi n aire du canton de F rib o u rg , en Suisse ; aussi, en qualité de com patriote, son accueil fut fort cordial. Engagé com m e garde dans l’ancien co rp s de police égyptienne, il a acquis p a r son énergie et ses seules capacités la position co n si d érable q u ’il occupait dan s l’ad m in istratio n égyp tien n e.
M. le d ire c te u r m ’offrit gracieu sem en t de p a r ta g e r son d în e r, p en d a n t lequel il voulut bien m e faire la n arratio n des terrib le s jo u rn ée s de ju in , qui virent couler le sang des E uropéens h ab itan t A lexandrie. Le 4 ju in , d ans l’après- m idi, 350 E uropéens fu ren t m assac rés ! A cette époque, M. Marck était co m m andant de la garde, et je pus co m p re n d re, m algré ses m odestes ré ticen ces, que grâce à son courage et à quelques g ardes qui lui re stè re n t fidèles 1, il sauva la vie et les biens de nom bre d ’E uropéens.
1. Parm i les hom m es de ce corps de police, les uns. E gyp tiens, se rallièrent aux émeutiers, d'autres, Européens, aban donnèrent le service.
A près m idi, je fus p ré sen té au préfet d ’Alexan d rie, S. E. Osm an-Bey. Sa récep tio n fut aim a ble et courtoise. Ce perso n n ag e p arla it fo rt bien la langue française et se m o n tra constam m en t en vers m es com patriotes en p artic u lier d ’u n e parfaite bienveillance.
Le p réfet d ’A lexandrie occupe un poste im p o r ta n t ; a d m in istra te u r de la police, il a sous sa d ép en d an ce im m édiate tout le p erso n n el civil et m ilitaire, co n c o u ran t au service in té rie u r et ex té rie u r de la police.
La p résen tatio n officielle term in ée, M. Marck m e cond u isit à la casern e de R as-el-T in, si tuée au bord de la m er, dans laquelle était casern ée la garde e u r o p é e n n e , com posée à cette époque d ’environ 400 hom m es.
Ce b âtim en t, form ant un rectangle, avec c o u r au m ilieu, se com pose d ’un seul étage, s u r toute son éten d u e, term in é p ar une te rra sse , se lon la m ode des co n stru ctio n s o rientales.
D ans la co u r de la casern e se p ro m en a ien t les gardes, qui n ’étaie n t pas de service, Italien s, Au trich ien s, Suisses ; leu rs costum es, quoique fort pitto resq u es chez q u elq u es-u n s, n ’avaient rien de la tenue m ilitaire. La coiffure seule était à l’o rd o n n a n ce, tous p o rtaie n t le tarb o u ch e ou fez en laine rouge, agrém enté d ’une houppe de fils de soie noire. C’e st u n e coiffure dém ocratique
p a r excellence, ca r elle couvre la tête de l’hom m e d u peuple le plus o bscur, com m e celle du vice- roi ; elle est égalem ent portée p ar l’arm ée et p ar les fon ctio n n aires civils.
Au m ilieu de la cour, des fem m es arabes, d o n t les robes, de couleurs vives et bigarrées, étaient d ’une p ro p reté d outeuse, lavaient le linge des gardes ; leurs en fan ts, d em i-v êtu s, se v a u traie n t à leurs pieds d ans la p oussière et d an s la boue.
Je visitai la salle d ’a rrê ts, où trois hom m es é ta ie n t aux fers. Dans une ch am b re servant d e corps de gard e, une dizaine de fusils Re m in g to n ro uillés étaien t accrochés au m ur. Une
sen tin elle, l’arm e au pied, en costum e civil, m o n tait la garde à l’en tré e de la p o rte de la ca sern e.
Le service était sous la direction d 'u n b rig a d ie r italien, qui re m p lissait des fonctions de ca p ita in e -co m m an d a n t ; m ais aucune com pagnie n ’était encore organisée et les hom m es ni arm és, n i équipés, accom plissaient un peu à leu r fantai sie leu rs devoirs de police.
Il n ’existait a u c u n o rd re jo u rn a lie r et le s e r vice des ra p p o rts p araissait com plètem ent ignoré. T out contrôle d evenait donc im possible.
Je consid érai avec éto n n em e n t cette ca
défaut, et cette o rg anisation plus que prim itive. Mon éto n n em e n t ne devait pas être de longue d u ré e, car, d an s la su ite, l’in souciance, l’in c u rie et la négligence qui p ré sid è re n t à la fo rm a tio n du corps de police ne m e su rp rire n t plus. Je n ’étais plus en E u rope ; je d us faire co n naissance avec le tem p éram en t o rien tal et avec des étra n g ers plus besogneux qui exploitaient, com m e une m ine d ’o r, les faiblesses de l’Egypte déchue.
La jo u rn é e touchait à sa fin. P réoccupé p a r un p re m ie r jo u r d ’installation, je n ’eus guère le loisir d ’o b serv er l’an c ien n e capitale de l’Egypte ; ses ru e s, ses bazars, ses édifices, sa population a p p a ru re n t à m es yeux com m e un paysage in co n n u fuyant d ev an t la p o rtiè re d’un express.
Je m ’installai ta n t bien que m al d ans une c h a m b re de la casern e de Ras-el-Tin, d o n t l’un i que am eu b le m e n t se com posait d ’un lit de fer. Malgré la ch a le u r, je ferm ai m a fenêtre po u r ne pas ê tre incom m odé p a r ces affreux petits insec tes q u ’on nom m e m o ustiques, et qui se p la i sent à d év o rer le voyageur im p ru d e n t qui vient tro u b le r le u r q uiétude égyptienne.
C ependant la soirée était b ien belle ; les d o u ces et m olles clartés de la lune b lan ch issaien t m a ch am b re. Je m ’en d o rm is, rê v a n t à l’O rient et à ses n u its en c h an tées.
Le len d em ain m atin , je me levai de b o n n e h eu re, m ’habillai ra p id e m en t et so rtis curieux de v isiter la ville que j ’allais h ab iter.
Alexandrie. — Quartier turc. — Quartier européen.
— Place des Consuls. — Quartier arabe. —
Population.
A lexandrie est située su r la lan g u e de te rre qui sép are le lac M ariout de la M éd iterran ée, à
170 kilom ètres d u Caire.
F ondée p a r A lexandre-le-G rand, l’an 332 avant J.-C ., an cien n e capitale de l’Egypte sous les Ptolém ées et sous les R om ains, cette ville fut longtem ps l’en tre p ô t d u com m erce de l’O rient et de l’O ccident. Elle était célèbre p a r son école de philosophie et p a r sa fam euse bibliothèque qui ré u n issa it tou tes les conn aissan ces de l’e s
p rit h u m ain . Elle avait cinq lieues de
re n ce. De su p erb es palais, des tem ples, des c ir qu es, des th éâtres, des édifices de toute sorte s ’élevaient dan s ses m u rs. Elle possédait plus de 600,000 h ab itan ts.
Cette cité souffrit n o m b re de révolutions poli tiques et religieuses. Les S arrazin s, ou A rabes m aho m étan s, qui en v a h iren t l’E gypte au VIIme siècle, d é tru isire n t la b ibliothèque d’A lexandrie. Les M am elouks, m ilice étra n g ère com posée de je u n e s esclaves, d o m in ère n t dan s l’E gvpte d e puis l’an 1250 ju sq u ’au com m encem ent de ce siècle. L’an a rch ie et les g u erres in testin e s réd u i s ire n t, en 1778, au chiffre de 7000 la population d ’A lexandrie.
L’av é n em en t au pouvoir du vice-roi Méhémet- Ali, qui fit m assac rer, en 1811, les d ern ie rs Ma m elouks, in au g u ra une ère nouvelle de pro sp é rité . Ce p rin ce d o n n a à l’Egypte une m eilleure ad m in istratio n et protégea les arts et les scien ces.
A lexandrie re d ev in t une im p o rtan te place de com m erce et sa population ne ta rd a pas à au g m e n te r. E n 1880 elle avait plus de 170,000 h a b ita n ts, d o n t 60,000 E uropéens. Un chem in de fer la m et en com m unication avec le Caire.
P ro sp ère et h eu reu se, cette ville sem b lait à l’ab ri de nouvelles cata stro p h es, q u a n d , lo u t-à- coup, u n e rixe sanglante am ène le m assacre
d ’E uro p éen s. A rabi-Pacha lève le d rapeau de l’in su rre c tio n et la flotte anglaise, p ar un bom b a rd e m e n t terrib le et veng eu r, change en ruines fum antes l’infortunée cité. Le d estin , lassé de représailles et de sang, abandonnera-t-il enfin à un avenir plus h eu reu x l’an tiq u e cité des Ptolé- m é e s ? Il est p erm is d ’en d o u te r; car l’im p o r tan te position de cette place de com m erce a tti re ra toujours le re g ard du c o n q u é ra n t et la ■convoitise de l ’av e n tu rier.
S u r la p re sq u ’île de Ras-el-Tin (cap des Fi guiers) s’élèvent le palais d u khédive et des éd i fices affectés au service de l ’ad m in istratio n égyp tienne.
S ur l’isth m e qui relie Ras-el-Tin à la terre ferm e est bâti le q u a rtie r tu rc.
Les rues irrég u lières et étroites ne sont point pavées ; une poussière ou u n e boue épaisse en re n d e n t la circulation désagréable. Q uand il pleut, de p etits ru isseau x ro u len t au m ilieu de ces rues, e n tra în a n t avec eux une fange n o irâ tre , des im m ondices et des d é tritu s de toute espèce.
Les c o n stru c tio n s sont d ’aspect triste et m isé rable ; les p ortes b asse s, les fenêtres étroites et souvent grillées ; le p re m ie r étage avance p a r fois en saillie su r la partie du rez-d e-ch au ssée. Le toit est reco u v ert p ar une te rra sse h o rizo n tale, bordée d ’un parap et.
L’ex térieu r de ces m aisons n ’est pas fait p o u r a ttire r les convoitises d ’un rô d e u r en quête de fo rtu n e. C’est p e u t-ê tre dans ce b u t que les m u su lm an s, p ru d e n ts et prév o y an ts, affectent une pau v reté calculée dan s la co n stru c tio n de leu rs dem eu res.
L’in té rie u r de ces d e rn iè re s, chez les gens ai sés, possède cep en d an t des richesses d o n t le pas sa n t ne p eu t p o in t so u p ço n n er l’existence. Dans le m ilieu d ’une cour jaillissen t les eaux d ’une fon taine de m arb re ; la flore o rientale parfum e l’air de sen teu rs balsam iques ; des salles, m eublées de d ivans, reco u v erts de riches étoffes, offrent toute la sp le n d e u r du luxe o riental. Quelquefois des cad res, à fond d ’o r ou d ’arg en t, su r lesquels so n t in scrits en gros caractères arabes des m axi m es d u C oran, em bellissent les m u rs tapissés. D ans une p artie spéciale de la m aison, se trouve le harem, séjour des dam es égyptiennes ; m ais l’é tra n g e r ne p eu t y p é n é tre r, le m aître seul y a ses en tré es.
Dans les familles pauvres, la m isère, dans sa hideuse n u d ité, habite le logis ; hom m es, fem m es et enfants sont assis ou d o rm en t su r de sim ples n attes et souvent s u r la te rre ou su r la p ierre.
L’aspect des rues est trè s anim é. Une foule d ’hom m es et de fem m es de toutes couleurs et de
tous costum es p assen t et re p assen t sous vos yeux. Je re m arq u e le Cophte, d o n t la m arche calm e et fière rappelle le d esc en d an t des anciens E gyp tien s, l’A rabe, le Juif, le Grec, le S yrien, le Turc, le G éorgien, le C ircassien, l’A byssin, des Nè g res de toutes espèces, et parm i les E uropéens, le F ran ç ais, l’Italien, l’A llem and, le Maltais, l’A n glais, etc. ; population cosm opolite, étrange, b ig arrée qui se m êle, se coudoie, s’observe d a n s un profond silence.
Les fem m es m u su lm an es, couvertes de longs voiles som bres, le visage caché sous u n m orceau d ’étoffe noire ou blan ch e, à la dém arche m ajes
tueuse, qui ne m anque pas d ’élégance, ne lais sen t apercevoir que l’éclat de leurs g ran d s yeux no irs. Q uelques fem m es cep en d an t on t le visage découvert ; le précepte du Coran qui ordonne de cacher aux regards cette p artie du corps n ’est pas très relig ieu sem en t observé.
Les cris des m arc h an d s am b u lan ts, vendant d e s oranges, des pastèques, des dattes, des b a n an e s, les avertissem ents des cochers, assis su r le siège de leu r vo itu re, co nduisant fort h abile m en t leu rs petits cheveaux arabes à trav e rs la foule, font un singulier co n tra ste avec l’allure calm e et réservée des p assa n ts.
De nom breux bazars étalent su r leu rs de v an tu re s, ouvertes au public, tous les
pro-duits de l’a rt, de-* l’in d u strie, du com m erce et du sol.
Si vous désirez faire une em plette quelconque chez un m arch an d égyptien, offrez-lui le tie rs du p rix q u ’il vous réclam e ; soyez sans crain te, vous lui aurez payé, et encore au-d elà, le p rix de l’objet acheté.
C’est u ne petite expérience, soit dit en p a ssa n t, que j ’ai acquise à m es dépens.
D ans une des rues p rincipales du q u a rtie r tu rc , qui conduit de Ras-el-Tin à la place des Consuls, où com m ence le q u a rtie r européen p ro p re m e n t d it, se tro u v en t la P réfecture et à peu p rès vis-à-vis la résidence du g o u v e rn e u r d ’A lexandrie.
Nous a u ro n s l'occasion de conduire p rochai n e m e n t le lecte u r dan s la p rem ière de ces deux ré sid e n ces gouvernem entales.
Nous q u itto n s la ville tu rq u e , dont les m ai sons n ’ont pas eu à souffrir des boulets anglais, et n o u s débouchons su r la place des Consuls.
Cette place form e u n rectangle d’environ 800 pas de long s u r 150 de largeur. Un tro tto ir de form e ovale e n se rre le cen tre de la place, au m ilieu de laquelle se dresse la statu e éq u e stre de Méhémet-Ali.
Les m aisons qui en to u ra ien t cette enceinte, b âties à la m ode europ éen n e, co n stru c tio n s sp a
cieuses et élégantes, n 'o ffren t plus q u ’un am as de décom bres. Les divers consulats des E tats de l’E urope, qui étaient fixés dan s cet en d ro it, o n t vu b rû le r et s’éc ro u ler les m u rs s u r lesquels flottaient le u rs pavillons. La vue de cette im m ense ru in e m ’a serré le cœ ur.
S ur la ligne du tro tto ir, s’élevait u n e suite de co n stru ctio n s en planches, occupées p a r des m arc h an d s de toutes espèces de p ro d u its.
Au fond de la place on rem arq u e le palais du T ribunal, gardé p a r un peloton d ’infan terie a n glaise.
De la place des Consuls ra y o n n e n t p lu sieu rs rues larges, de belle apparen ce, illum inées au gaz. Dans q u elq u es-u n es il ne reste guère que les tro tto irs et la ligne des rév erb ères ; les éd i fices se so n t effondrés sous les coups du b o m b ard em en t.
A l’ex trém ité de ces rues com m ence le q u a r tier arabe. Q uelques co n stru c tio n s, de style tu rc , se font re m a rq u e r, m ais la p lu p a rt des h ab itan ts vivent d an s des espèces de cabanes, co n stru ites en bois. Tout y est d ’u n e m alp ro p reté re p o u s sante. Une population sale, p u a n te , couverte de guenilles, grouille dan s la verm ine.
Une p articu larité frappe le voyageur qui p a r co u rt A lexandrie, c’est la q u an tité de fiacres qui circulent dan s les rues. Les cochers sont tous
des ind ig èn es qui ne co n n aissen t guère que la langue arabe. Q u elques-uns p a rle n t italien ; je n ’en ai co n n u qu ’un seul qui sû t quelques m ots de français.
La langue arabe est évidem m ent la langue na tionale et officielle. C ependant la langue italienne est très répan d u e ; elle vous fait presque com p re n d re de to u t le m onde. On la parle dans les b u reau x de l’ad m in istratio n et du g ouverne m ent.
Les re sta u ra n ts, les cafés, les b ra sse ries, les m arc h an d s de vins et de liqueurs ne faisaient pas défaut ; leu r nom bre était relativ em en t c o n sidérable. Le café du P arad is, situé au bord de la m er, près de la place des C onsuls, possédant u n e salle de dix-sep t b illa rd s et u n orch estre com posé d ’une vingtaine de dam es viennoises, offrait à l’é tra n g e r quelques soirées agréables.
Mis en ap p étit p a r m a course m atinale, je m ’installai dan s un re sta u ra n t grec. On m e se r v it de l’agneau et des pâtisseries. Je savourai au dessert, en fum ant des cigarettes tu rq u es, une petite tasse de véritable m oka.
J ’en tra i ensuite chez u n m arc h an d de ta rb o u ches ; j ’en achetai un et m ’en coiffai gravem ent. Je fus obligé de croire ré ellem en t que j ’étais in s tallé su r le sol égyptien.
avancer sa m o n tu re. J'en fo u rch ai ce p aisi ble coursier et je m ’achem inai en tro ttin a n t vers la caserne de Ras-el-Tin, m a nouvelle d em eu re. M. le d irec teu r devait m ’y rejo in d re dan s l’après- m idi, p o u r me co m m u n iq u er les o rd res de la P réfecture.
Service de la police. — Garde européenne; son organisation. — L a caserne de Moharem-Bey.
— Le général et le colonel de la garde.
Le service de la police de la ville d ’A lexandrie était fait p a r des sergents de ville européens, qui form aient d ans leu r ensem ble, com m e je l’ai d it, la garde eu ro p éen n e , et p a r un corps de sergents de ville égyptiens, fort d ’env iro n 1000 hom m es. Ce corps était ré g u liè rem en t organisé en com pagnies, a rm é , équipé et casern e ; il était sous les o rd res d ’un com m an d an t indigène.
Des T urcs et des A lbanais re m p lissaien t aussi des fonctions de gardes de police. Il était fort
curieux de voir su rto u t les A lbanais, vêtus de le u r costum e n ational, la cein tu re garnie de longs couteaux à m anche de co rn e, faire des patro u illes dans les rues d ’A lexandrie. La phy sionom ie de ces individus était plus p ro p re à in sp ire r la défiance que la confiance.
E nsuite d ’une rixe sanglante, qui éclata en tre ces hom m es et des gardes europ éen s, le gouver n e m e n t eu t l’heu reu se idée de ra p a trie r ces e n fants de l ’A lbanie.
A lexandrie possédait p lu sieu rs postes ou com m issariats de police, désignés sous le nom de
caracole, et d o n t les chefs, fo nctionnaires civils,
avaient le titre de sous-inspecteur ou de délégué. C haque poste avait, dan s un rayon d éterm in é , u n certain n o m b re de rues et de places à s u r veiller et à garder.
Toutes les q u atre h eures, u n peloton de g a r des v enait relever, dans chacun de ces postes, le peloton qui finissait son service. Les hom m es relevés re n tra ie n t d ans leu rs casernes re sp ecti ves et avaient q u atre h eu res de repos. E nsuite le service re p re n a it son to u r de rotation.
Le ch ef du poste plaçait les gardes deux à d eux d ans les différentes rues qui faisaient p a r tie de son rayon de surveillance ; les hom m es se p ro m en aien t dans le p arcours d éterm in é, veil lan t à la sécurité publique.
Q uand un individu était su rp ris co m m ettan t un délit, les gardes le co n d u isaie n t au poste, où il était écroué ju sq u ’à nouvel ord re. La p lu p a rt de ces d élin q u an ts étaien t en su ite dirigés su r la P réfecture de police, où ils étaien t jugés som m airem en t p ar le p réfet ou renvoyés d evant le trib u n al com pétent, selon la n a tu re du délit.
Les E uro p éen s, qui étaient sous la protection d ’un consulat, ne pouvaient être jugés que p ar les trib u n au x consulaires.
On d étachait aussi des gardes s u r des points désignés de la ville, aux p ortes, à la m a rin e ; un piquet de sergents de ville surveillait la p riso n a rab e, située près de la gare du Caire, où étaient p riso n n iers des officiers et des m agistrats p a rti sans d ’A rabi-Pacha. Trois de ces m alheureux, accom pagnés de l’ancien préfet d ’A lexandrie, fu ren t pen d u s d e rriè re la casern e de M oharem - Bey, au m ois de ja n v ie r 1883.
On voit que ce service de police n ’exigeait pas une g ra n d e dépense de forces, m ais seulem ent de la rég u larité et un peu d ’esp rit d 'observation.
Le 22 octobre 1882, je reçu s le co m m an d e m en t provisoire de la garde eu ro p éen n e.
Les lettres qui me nom m aien t à ces fonctions m e d o n n aien t les bases su r lesquelles je devais p ro céd er à l’organisation de ce corps, d o n t l’ef-
devaien t être ré p artis en com pagnies de 100 hom m es, co m p re n an t les élém ents d ’unè m êm e nationalité.
Je divisai la garde en six com pagnies, réguliè re m e n t en cadrées. J’établis un ordre jo u rn a lie r et un service de rondes. Les officiers, chargés de ce d e rn ie r service, d evaient s’a ssu re r si les g ardes exécutaient leu rs consignes.
Ce contrôle était devenu fort nécessaire. Car il était aisé de voir que ces hom m es qui, à leu r en tré e dan s ce corps de police, n ’avaient reçu ni in stru ctio n préalable su r le service q u ’ils é taien t appelés à faire, ni arm e m en t, ni équ ip e m en t, qui ne se croyaient pas soum is à une d iscipline m ilitaire, avaient pris des habitudes de relâchem ent dan s l’accom plissem ent de leurs devoirs.
Cette absence d 'o rg an isatio n prem ière fut la p ierre d ’achop p em en t con tre laquelle v in re n t se h e u rte r tous les efforts ten tés p o u r d o n n e r à la garde u n e v éritable allure m ilitaire.
M. le com te Deila Sala-Pacha fut nom m é g é néral de la garde. M. le d irec teu r Marck, sous ses o rd res, s ’occupait tou jo u rs du corps de police.
A R as-el-T in, l’effectif de la troupe avait a t tein t son plus h au t chiffre et les hom m es, trop serrés dan s leurs cham brées, n e p ouvaient plus y vivre d ’une m anière tolérable.
La casern e de Moharem-Bey, p rè s de la gare d u Caire, et à quelque pas du fort Napoléon, v enait d 'e tre évacuée p a r la tro u p e anglaise. M. le d ire c te u r m e la proposa p o u r y ca sern e r les g ardes suisses ; j ’acceptai avec em p ressem en t et la fis im m édiatem ent o ccuper p a r une co m pagnie. Q uelques jo u rs après les Suisses q u it taien t Ras-el-Tin et s ’in stallaien t à Moharem-Bey. J ’y rejoignis m es com patrio tes. Je quittai Ras-el- Tin au com m encem ent du m ois de novem bre
188-2.
Malgré la dislocation de la garde, le service o rd in a ire s ’accom plissait ré g u lièrem en t ; m ais u n e chose avançait bien len tem en t : l’équipe m en t des hom m es.
Les com pagnies ne p u re n t jam ais être c o rre c te m e n t habillées ; les uniform es que le gouver n e m e n t avait com m andés, je crois, en A utriche, a rriv a ie n t à A lexandrie p a r envois insignifiants.
Cette tenue consistait en u n e tu n iq u e, couleur m a rro n foncé, col, passepoil et revers de m an che rouge, un rang de b o u to n s, m étal jau n e, p o rta n t le cro issan t et l’étoile ; p an talo n bleu foncé, avec passepoil rouge ; cein tu ro n de cuir, p o rta n t le yatagan du fusil R em ington, qui était l’arm e adoptée p o u r la garde ; veston et p a n ta lon en toile, et m an teau avec cap u ch o n , en drap n o ir. La garde indigène avait le m êm e uniform e.
Les officiers étaient arm és du sab re, de form e au tric h ie n n e, cein tu ro n et drag o n n e en o r, ornée des initiales du khédive, T. P. (Tew fik-Pacha). Comme m arq u es distinctives des grades, le com m a n d a n t avait tro is galons en o r, dessinés en form e de trèfle s u r les m anches de la tu n iq u e, le capitaine trois, deux en o r, un en arg en t, le lie u te n a n t deux en o r et le sous-lieutenant un seul. Le passepoil d u pantalon était rem placé, chez les officiers, p a r une ban d e de p o u rp re , large de deux doigts. Le b rig ad ie r se d istinguait p a r un galon d ’argent, placé su r le re v e rs de la m an ch e ; le v ice-b rig ad ier p o rtait ce galon plus étroit.
La com pagnie avait p o u r effectif : u n capi tain e, un lieu ten an t, un so u s-lieu ten a n t, deux b rig ad ie rs, six ou hu it sous-brigadiers, un four rie r, et u ne cen tain e d ’hom m es. — C’était l’effec tif o rd in aire des com pagnies suisses, q u an d elles fu re n t casern ées à Moharem-Bey. P o u r a rriv e r à cette sim ple organisation, com bien d ’états nom i natifs n ’ont-ils pas été discutés et changés !
L’a rm e m en t ne fut jam ais com plété. La garde ne p o ssédait q u ’u n p etit no m b re de fusils, d o n t on n e fit usage que dan s quelques cas de tro u b les qui e u re n t lieu à A lexandrie. Les hom m es de la g arde de police de la c a se rn e étaien t seuls arm és du fusil ; les au tre s ne p o rtaie n t que le yatagan.
Depuis le d ép art des Suisses de Ras-el-Tin, la
garde europ éen n e n ’eut plus u n e vie com
m une.
Les Italiens et les A utrichiens, d o n t les co m pagnies étaien t organisées s u r le m êm e pied que les n ô tres, essay èren t de leu r côté d ’am éliorer le u r so rt ; je sais q u ’ils y ré u ssiren t.
Quelque tem ps après m on arrivée à Moha- rem -Bey, j ’écrivis à M. le d irec teu r de bien vou loir m e relever de m on com m andem ent p ro v i soire ; n ’ay an t ni le grade ni les avantages d ’un co m m andant effectif, je n ’en avais que la lo u rd e responsabilité. Je p ris ensu ite le com m andem ent de la prem ière com pagnie des gardes suisses, qui étaient form és en q uatre com pagnies.
La vie de ces d ern ie rs d evint plus intim e et, si je puis m ’ex p rim er ainsi, plus suisse. Les sal les de la nouvelle caserne étaient assez vastes p o u r que les hom m es p u ssen t y vivre d’u n e m a nière p resq u e su pportable. La literie cep en d an t laissait beaucoup à d ésire r ; les g ardes d o rm aien t su r des paillasses et des m atelas d ’un âge b ea u coup tro p resp ectab le. M. le d irec teu r m ’avait bien assu ré que le go u v ern em en t avait com m andé en E urope 600 lits de fer ; m ais les jo u rs se passaien t et les lits ne v en aien t pas.
C ependant M. P o rtier nous avait envoyé e n core deux détach em en ts ; avec le d e rn ie r arriv a
M. P ie rre B auer, de Genève, qui p rit le com m an d em e n t des com pagnies suisses. M. le c o m m a n d a n t Bauer, hom m e affable et sym pathique, su t a c q u é rir l’estim e de ses com patriotes.
M. le com te Della S ala-P acha, d ’origine ita lie n n e , était, com m e je l’ai d it, général de la garde. Cet officier su p érie u r, qui avait été chargé de l’organisation de la police et de la g en d arm e rie égyptiennes, ne p u t, je crois, que re m p lir u n e faible p artie de son p rogram m e. Eut-il à lu tte r co n tre la force d ’in ertie o rientale ou co n tre d ’a u tre s élém ents ? Je l’ignore.
M. M œ keln-Bey, ex-officier de cavalerie a u tri c h ien n e, rem plissait les fonctions de colonel de la garde.
A la nom ination de cet officier à la charge de colonel, M. le d ire c te u r Marck ab a n d o n n a toute re la tio n avec le corps de police m ilitaire.
Il avait esp éré u n in sta n t, s u r la prom esse d ’un gén éral, o b ten ir ce com m andem ent. Mais M. Mœkeln-Bey, plus heureu x , l'em p o rta su r l ’ancien co m m an d a n t des gardes, qui s’était dis tingué p a r sa b ravoure et son énergie d an s les san g lan tes jo u rn ée s de ju in .
Les Suisses su b ire n t, sans p e u t-ê tre s ’en dou te r, le contre-coup de l’espèce de disgrâce dans laquelle to m b ait M. Marck. D’un a u tre côté, Ras- el-Tin fut l’objet des faveurs du nouveau colonel;
les prom otions et les avancem ents s’v succédè re n t rapid em en t.
Il n ’y a dan s ce fait rien qui soit con traire aux tendances de l’ap p étit hum ain. En effet, su r un sol étra n g er, et p articu lièrem en t en Egypte, on aim e à être en to u ré de com patriotes dévoués et sû rs. Aussi longtem ps que les Suisses fu ren t sous les ordres du d irecteu r de la police, ils p u re n t être assu rés d’une protection bienveil lante, m ais toujours im partiale ; cette p rotection ay a n t d isp aru , les Italiens et les A utrichiens de vaient n atu re lle m e n t re tire r un bénéfice à leu r to u r du nouvel o rd re de choses.
P en d an t que ces petites révolutions in térieu res s’accom plissaient, les sergents de ville co n ti n u aien t p aisiblem ent à faire leurs patrouilles d ans les rues, les carrefo u rs et s u r les places de l’an cienne capitale de l’Egypte.
D evant la casern e de Moharem-Bey s’étendait, en form e de triangle, un ja rd in avec kiosque et rafraîch issem en ts. Les officiers suisses, installés sous ces om brages, y fum aient m élancolique
m en t le narg u ilé, en d ég u stan t le m oka.
A m idi, dan s une salle de la casern e, les offi ciers p re n aien t le d în e r en com m un. C’était une des m eilleures h eu res de la jo u rn ée : — on cau sait de la p atrie ab sente.
im e sieste est de rig u eu r ; sou v en t elle se p ro longe ju sq u ’à q u atre h eures. E nsuite l’on fait une prom enade en ville ou dans ses environs. On visite, p a r exem ple, les m agnifiques ja rd in s de Moharem-Bey, résidence et palais du vice-roi, d o n t l’en trée est ouverte au p ro m en e u r. A l’a p p roche de la nu it, on en tre d ans un re sta u ra n t quelconque faire le repas du soir. Vous pouvez à votre guise go û ter la cuisine française, ita lien n e, grecque ou égyptienne.
Après avoir p ris le café et fum é quelques ciga re ttes, il est de bon ton d ’aller au P aradis y p asse r une ou deux h eu res. Nous y e n ten d ro n s quelques m orceaux de m usique d’opéra assez bien exécutés p a r l’o rch estre des charm an tes dam es viennoises. Ce café du P arad is n ’a pas com plè tem en t usu rp é son nom ; je ne sais si c’est l’at tra it de la m élodie des in stru m e n ts ou des c h a r m es des m usiciennes, m ais il est plus de onze h eu res et je reste cloué su r m a chaise. Il est ce p e n d a n t le m o m en t de regagner son logem ent.
Je m ’achem ine paisiblem ent vers m a dem eure, re n c o n tra n t s u r m on passage de silencieux s e r gents de ville, qui veillent consciencieusem ent à la tran q u illité et à la sécurité de la ville.
Vìsite d’un commandant arabe. — La Préfecture de police. — S. E . Osman-Bey. — Le supplice. —
Une jolie Egyptienne. — Service intérieur.
P e n d a n t m on séjour à R as-el-T in, où je tr a vaillais à l’organisation provisoire de la garde europ éen n e, je fus honoré de la visite d u com m a n d a n t de la garde égyptienne.
Monté su r un su p erb e cheval b lanc, à la tète de sa troupe, m a rc h a n t en colonne p a r files et précédée de q u atre clairons qui so n n aien t une m arche m ilitaire khédiviale, le chef arab e fit u n e en tré e b ru y a n te dan s la paisible caserne de R as-el-Tin.
Il form a ses hom m es en cercle au m ilieu de la co u r, puis il leu r adressa, en langue arabe, une véhém ente h aran g u e ; p e n d a n t ce tem ps les clairo n s faisaient éclater avec une nouvelle a r d e u r les sons p erçan ts de lem 1 cuivre.
A yant achevé son allocution, le com m an d an t plongea ses deux m ains dan s ses poches et les re tira pleines de m en u e m onnaie qu ’il je ta au m ilieu de sa garde ; les A rabes se ru è re n t sui tes piastres égyptiennes. Les clairons m êm es in te rro m p ire n t im m édiatem ent leu r so n n erie et se h â tè re n t d ’a rra c h e r leu r p a rt de ce bak
chich L
P e n d a n t ce tem ps le ch ef arabe, au trip le ga lop de son cheval, d isp araissait de la cour de la casern e au m ilieu d ’un nuage de poussière.
A près la cu rée, les Arabes s’éloignèrent à leu r to u r.
J’en ten d is de nouveau dans le lointain les accents de la m arche khédiviale.
Les hom m es de Ras-el-Tin avaient considéré avec éto n n em e n t la représen tatio n de cette fan
tasia orientale.
Quelques jo u rs ap rès, le préfet d ’A lexandrie, accom pagné du d ire c te u r de la police et de l’in s p ec te u r, M. A bdallah, vint passer la revue de la
garde eu ropéenne. Je pus lui p ré se n te r les ser gents de ville divisés en six com pagnies, for m ées selon les p re scrip tio n s de l’office du 22 octobre précité. 11 p a ru t satisfait de la m arche du service et de ce com m encem ent d ’organisation.
A cette époque, les obligations du service de m an d aie n t m a présence à la P réfecture, po u r y recevoir la com m unication de divers o rd res de la p a rt du préfet et du directeu r de la police.
La m aison de la P réfecture est située, com m e je l’ai dit, dan s une des ru e s p rincipales qui se dirig en t de Ras-el-Tin à la place des Consuls.
Elle com prend un rez-d e-ch au ssée et deux étages. Un garde arabe, l’arm e au pied, veille à la porte d ’en trée ; un gran d vestibule occupe cette p artie du rez-de-chaussée ; il sert de corps de garde au peloton de service 1.
Au fond, v is-à-vis de l’en tré e, se trouve une salle d ’a rrê ts, d o n t la p orte h au te et large, est ferm ée p ar d ’épais treillis de bois, à travers les quels on aperçoit les visages basanés et les g ran d s yeux n o irs des m alh eu reu x qui atte n d e n t le supplice.
Un escalier assez large, b o rd é p a r une b a r rière de bois, conduit au p re m ie r étage où se tro u v en t les b ureaux de la P réfecture.
i . Le service de la Préfecture était fait par les hommes de la
La p rem ière salle, dont l’en trée est ferm ée p a r une portière de dam as vert, est la résid en ce o rd in aire du préfet ; elle com m unique avec un p etit salon plus rich em en t disposé que la p re m ière pièce. Cette d ern iè re, spacieuse, aux m u rs élevés, est garnie d ’un large divan ; le sol est reco u v ert de dalles. Elle reçoit la lum ière de h au tes fenêtres s’o u v ra n t su r la rue.
L’aspect de cette salle est triste et froid. Le second étage, c o n stru it à peu p rè s s u r les m êm es dispositions que le p rem ier, possède les b u reau x du d irec teu r de la police.
La deuxièm e fois que je m e p résen tai à la P réfecture, je d us assister, m algré moi, au su p plice de la b asto n n ad e, infligé à trois m a lh e u re u x A rabes. Dans la suite, je fus encore obligé de su p p o rte r p lu sieu rs fois la vue de ce b a r b are spectacle.
J ’hésite d evant la description de ces to u rm en ts qui n o u s rappellent, à nous E uropéens, les plus som bres jo u rs du m oyen-âge.
Mais je crois cep en d an t qu ’il est nécessaire de faire p a rt au lecteur des faits les plus saillants, qui o n t attiré m on atten tio n , p e n d a n t m on s é jo u r à A lexandrie ; q u ’il veuille donc, po u r un in sta n t, su rm o n te r sa rép u g n an ce et m e suivre d an s la cham bre de to rtu re.
salle d o n t je viens de p arle r, les jam bes cro i sées à la m anière orientale.
Il est vêtu d ’une redingote noire, à petit col let m on tan t, c’est la strambouline ou habit offi ciel. d ’un gilet blanc et d ’un p antalon en drap n o ir ; une cravate en soie noire est nouée de v a n t le col d ro it de la chem ise.
La tète est couverte du tarbouche. Le visage d ’une légère teinte olivâtre est en cad ré p ar un collier de b arb e noire, peu fournie ; le nez est fort, la lèvre épaisse, les yeux sont no irs et bien fendus. Un certain em bo n p o in t recouvre le co rp s bien ch arp en té aux p ro p o rtio n s au-dessus de la m oyenne. L orsque ce m agistrat sourit, un air de bienveillance se ré p a n d su r sa p h ysiono m ie, m ais q u an d le so u rire d isparait, le regard dev ien t froid et fixe.
D evant lui, assis au p rès d ’une petite table, recouverte d ’un tapis vert, un sec rétaire s’a p p rê te à écrire.
Il e st deux heures. Je m ’avance vers le préfet qu i m e salue de la m ain et m ’invite à m ’asseoir à ses côtés.
Un nègre, revêtu d ’une longue robe blanche, la tète enfouie sous un énorm e tu rb a n jau n e, p o rta n t aux b ra s et aux pieds des an n eau x d ’a r gent, m e p ré sen te une petite tasse de café et des cigarettes.
P e n d a n t que je savoure le molta, le n o ir de m eu re debout devant moi, la m ain gauche p la cée su r la poitrin e ; je lui rem ets m a tasse et il s’éloigne.
Quelques m inutes après, trois A rabes, conduits p a r deux gardes, sont am enés devant le préfet.
Ces hom m es d evaient a p p a rte n ir à la classe la plus pauvre du peuple ; les pieds nu s, couverts de ro b es d ’une couleur passée et to m b an t en lo ques, les m ains agitées p a r un trem b lem en t con vulsif, les yeux hagards, ces m alheureux qui con naissaient le so rt qui les atten d a it, écoutaient dans un m orne silence les p aroles que le préfet le u r ad ressait en langue arabe.
Ce d e rn ie r les interrogea l’un après l’au tre ; ils rép o n d aien t avec une fiévreuse vivacité. Le m ag istrat ajouta encore quelques m ots et deux de ces in d iv id u s fu ren t en tra în és hors de la salle.
Cinq hom m es e n trè re n t ; c’était l’escouade des exécuteurs de la ju stice. La m ine p atibulaire de ces to u rm en teu rs était saisissante.
Q uatre de ces hom m es saisiren t l’Arabe qui devait le prem ier su b ir le supplice ; le pauvre diable, dan s la tentative d ’un d e rn ie r espoir, jeta au préfet u n reg ard égaré p a r la fray eu r et d o n t la n av ran te éloquence dem an d ait grâce ; m ais le visage du m ag istrat d em eu rait froid et im passible.
A ussitôt le patien t fut éten d u su r la dalle, la poitrin e s u r la pierre ; deux hom m es le m a in te n aien t dan s cette posture.
Deux autres lui re le v ère n t les jam b es de m a nière à ce que les plan tes des pieds p risse n t une position horizontale ; une corde fixée aux deux bouts d ’un b âton fut passée au to u r des pieds po u r les c o n tra in d re à l’im m obilité. Deux hom m es ten aie n t d ’une m ain l’ex trém ité du b â ton et co n ten a ien t de l’au tre la jam b e d u m al heureux.
Le cinquièm e exécuteur, qui ju sq u 'à cet in s tan t était dem euré à l’écart, s’avance, te n a n t à la m ain une espèce de to rtis tressé de fines co r delettes à boyaux.
La figure de cet hom m e est p artic u lièrem en t frappante ; le teint ja u n e et b asa n é, le front bas et déprim é, l’œil ro n d , au regard fixe et sans éclat, ac cen tu an t fortem ent la co u rb u re des sourcils noirs et épais, le m enton im berbe fuyant sous une lèvre lippue, les lignes creusées et plissées des traits, d o n n en t à l’ensem ble de cette physionom ie un air de farouche et de bestiale stupidité.
C’était le type du b o u rreau dan s sa plus laide expression.
L’ex écu teu r avait levé la m ain et l’in stru m en t de supplice frappait to u r à to u r, avec la
régula-rite d ’une cadence désespérante, les pieds de l’A rabe.
Au quatrièm e coup le p atien t jeta un cri de douleu r, et, après chaque nouvelle flagellation, ce cri se répétait.
Les plaintes du m alheureux se ch a n g ère n t bientôt en h u rlem e n ts ; sa ch air frém issa n t, pal p itan t sous les coups du b o u rreau , se m arb rait de rouges sillons.
Silencieux à m a place, m âch an t m achinalem ent le tabac de m a cigarette éteinte, je ne pus m ’em p êc h er de frisso n n e r en présen ce de ce spectacle. Je m e cru s un m om ent sous l’effet d ’un h o r rible cauchem ar. Les figures im passibles du m ag istrat, du secrétaire et des ex écuteurs m e p a ru re n t frappés d ’une sin istre inan im atio n , au m ilieu de cette grande salle sévère et froide ; m ais le b ru it so u rd des coups et les h u rle m en ts, que la souffrance arrac h ait au patient, m e ra p p elère n t à la triste réalité.
C ependant le supplice avait cessé.
L’A rabe, debout, plus pâle sous son tein t b a san é , le corps secoué p a r u n trem b lem en t fébrile, d u t s ’in c lin e r d evant le préfet.
Soutenu p ar un garde, ca r il ne pouvait à peine se te n ir su r ses pieds m eu rtris et sai g n a n ts, il so rtit de cette salle do to rtu re, étouf fant encore des plaintes de douleur.
Ce m alheureux., p ris en co n trav en tio n de p o lice, avait reçu cinquante coups de b asto n nade.
Les deux au tres A rabes souffrirent ensuite à le u r to u r le m ôm e supplice.
Enfin les cris de ces in fo rtu n és avaient cessé de re te n tir. 11 était plus de trois heures.
S. E. Osman-Bey se to u rn a vers moi et, avec sa bienveillance o rd in aire, il voulut bien m e com m u n iq u er scs o rd res c o n c ern a n t la m arche du service de police.
Je le saluai et me hâtai de q u itte r ces lieux, où je venais de voir se ren ouveler l’application d ’une ju risp ru d e n c e d ’un au tre âge.
D evant m ettre à exécution les ordres que je venais de recevoir, je me dirigeai d ans la direc tion de Ras-el-Tin.
Chem in faisant, et toujours obsédé p a r la vi sion de la sin istre salle de la P réfecture, je m e d em andais si ces exécutions som m aires et b a r bares, p re scrites p a r les lois de l’Egypte, et qui n ’o n t pas p o u r les m ag istrats et p o u r les h ab itan ts de ce pays le privilège de la nouveauté, étaient réellem en t in dispensables p o u r m ain te n ir le peuple égyptien d an s le devoir et d an s l’observation des p re scrip tio n s civiles et religieu ses.
ces m oyens de rép ressio n étaien t de toute néces sité.
— Voyez, m e disaient-ils, les indigènes livrés lib rem en t à leurs in stin cts et à leu rs passio n s : les jo u rs lu g u b res de juin on t été les tém oins de leu rs excès et de leu r férocité ; n o n , ce peuple n ’est pas encore assez civilisé p o u r pouvoir jo u ir d ’une législation plus douce.
Cette rép o n se m ’a toujours su rp ris et, m algré la gravité de l’e n tre tie n , n ’a pas m an q u é que de me faire sourire. S ingulier pays, m e disais-je en m oi-m êm e, où l’on p ré te n d civiliser les gens à coups de corde !
P o u r ém ettre une opinion valable su r une q u estio n si im po rtan te, dont, la discussion du reste ne re n tre pas dans le cadre de cette b ro c h u re, il fau d rait posséd er une connaissance suffisante des lois civiles et religieuses, des m œ u rs, des usages et des caractères des diffé re n ts h ab itan ts de l’Egypte.
C ependant q u ’on m e perm ette une sim ple ob serv atio n .
Il est avéré que la civilisation de l’Egypte ac tuelle laisse fort à d ésire r ; m ais po u r p arv en ir à éten d re cette civilisation et à en au g m en te r les bienfaits, la p rescrip tio n des pein es corpo relles, com m e on en fait ac tu ellem en t l’applica tio n , constitue-t-elle un élém ent de progrès
capable d ’ad o u cir et de policer l’esp rit et les m œ u rs du peuple égyptien ?— Je n e le crois pas.
J’allais attein d re l’ex trém ité de la rue, lo rs q u ’u n e fem m e arabe s’appro ch a de m oi, la m ain ten d u e, m u rm u ra n t quelques m ots que je ne pouvais com p ren d re ; elle d em an d ait sans doute la charité.
Je m ’arrêtai et, en m ettan t la m ain au gousset, je fus frappé de la to u rn u re de cette p erso n n e. Je m ’éto n n ai q u ’elle im p lo rât le secours des pas sa n ts, ca r son ex té rie u r n ’an n o n çait pas la m i sère.
La robe, le long voile, co u v ran t la tète et re to m b an t ju s q u ’aux pieds, l’étoffe qui cachait le visage, étaien t d ’une b lan ch e u r et d ’une p ro preté parfaites, ce qui est fort ra re chez les fem m es du peuple.
Le tein t lég èrem en t b asané in d iq u ait q u ’elle était née d an s la B asse-E gvpte. Sous de longs cils bien dessinés, étincelaient de grands yeux noirs veloutés. La m ain , aux ongles tein ts en rouge, était petite et potelée. Le pied n u était rem a rq u ab le p a r sa finesse. Aux b ra s et aux pieds b rillaien t des b racelets de m étal blanc. Un b u ste et une poitrin e, auxquels les artifices d u co rset étaien t in co n n u s, la issaien t deviner, sous la légère étoffe qui les recou v rait, la ri ch esse et l’élégante p u reté de leu rs form es.
Jeu n e et d ’une taille m oyenne, cette fem m e ré u n issa it dan s sa p erso n n e tous les charm es de la race égyptienne.
Je lui donnai une pièce de m onnaie. Elle p a ru t m e re m e rcier d ’une voix d o n t je rem arq u ai la dou ceu r, puis elle s’éloigna.
Je la suivis un m om ent des yeux, ad m ira n t sa d ém arche à la fois souple et m ajestueuse.
Quelques m inutes après, au p re m ie r d éto u r de la rue, la robe blanche d isp aru t.
Je repassai souvent d an s ce m êm e e n d ro it, m ais je ne revis plus m on inco n n u e.
E n tré d an s la caserne de Ras-el-Tin, je m ’assis à m on b u reau et, en com pagnie de m on secrétaire, je m ’occupai de la confection des états n om ina tifs et de situation du service de la garde.
C haque jo u r des officiers et des serg en ts d e ville étaien t incorporés. A près chaque au g m en tation un peu forte, je recevais de nouveaux o r d re s, souvent contrad icto ires, co n c e rn a n t l’éta blissem en t et l’en c ad re m e n t de l’effectif et la ré p artitio n du service.
Ce travail, qui m e rap p elait la toile de P é n é lope, était m a bête noire.
Les fo u rriers de Ras-el-Tin, qui étaie n t c h a r gés de relev er, de copier, de recopier ces rôles, doivent en co n serv er la m ém oire.
tra n sm e ttre au d irec teu r, avec lequel je co rres pondais d irectem en t, l ’état de situation du se r vice de police des vingt-quatre h eures écoulées, accom pagné de ra p p o rts divers, c o n c ern a n t des dem andes et des réclam ations.
Ces d ern iè res, à quelques exceptions près, com p ren aien t p resq u e toujours l’équ ip em en t, qui ne fut jam ais au com plet, — q u an t à l’a r m em en t il est inutile d ’en p a rle r, — l’am eu b le m ent et la literie des cham brées et les ré p ara tions u rgentes à faire aux b âtim en ts de la caserne ; choses de prem ière nécessité et qui o n t toujours laissé fo rt à d ésirer.
La solde, qui devait être payée à la fin de chaque m ois, fut tou jo u rs égalem ent en re ta rd d ’une m an ière rem arq u ab le.
Je sais que M. Marck s’occupa avec beaucoup de sollicitude de l’objet de ces ju stes réclam a tions ; m ais, hélas ! il ne pouvait pas d o n n e r ce q u ’il n ’avait pas.
P ar contre on exigeait de la p a rt de la garde une rigoureuse p o nctualité dan s l’exécution du service. Les a rrê ts, la re ten u e de solde et le r a p atriem en t p u n issaien t les infractions au service. Les hom m es étaient ten u s de p re n d re leu rs repas à la caserne où une can tin e avait été é ta blie. Ils devaient n atu re lle m e n t co u ch er au q uartier.
Les officiers avaient la faculté d ’avoir le u r lo g em en t en ville.
Des chevaux étaient à la disposition de ces d e rn ie rs p o u r les services de ro n d es et de s u r veillance, qui exigeaient un long p arco u rs à tra vers les différents postes de police d ’Alexan drie.
Je quittai Ras-el-Tin, com m e je l’ai dit, au co m m en cem en t du m ois de novem bre, et pris, avec les S uisses, possession de la caserne de Molia- rem -B ev.
M. te docteur V. — Mœurs égyptiennes.
Je fis la connaissance, à A lexandrie, d ’un doc te u r en m édecine égyptien, M. V., qui avait fait ses études en F ran c e. Il avait conservé p o u r ce pays, où il avait passé u n e partie de sa je u n esse, un profond attac h em en t et il aim ait, d an s le tê te -à -tè te , cau ser de cette con trée ai m ée.
Un soir de décem bre, vers les six h eu res, m e tro u v an t su r le tro tto ir de la place des C onsuls d ’où je regardais défiler, su r la ch aussée, u n bataillon d ’infan terie anglaise, il v in t à m oi et m e p re n a n t le b ra s :
— Je veux, fit-il en so u rian t, vous faire une su rp rise .
Et com m e je sem blais l’in terro g e r du re g ard , il ajouta :
— Je vous invite ce soir à d in er.
— C’est une agréable su rp rise , rép o n d is-je, et elle vient à point. Comme je me sens d ans l’e s tom ac un creux im m ense et un p re ssa n t besoin de com bler ce vide, je puis vous a ssu re r que vous aurez en moi un convive qui fera h o n n e u r au m enu. Dans quel re sta u ra n t allo n s-n o u s faire ce festin ?
— Nous n ’allons pas au re sta u ra n t, dit-il. — Mais où allons-nous? re p artis-je. — Chez moi.
A cette ré p o n se m on éto n n em e n t d u t se p ein d re su r m on visage ; c’était la p re m iè re fois, su r le sol de l’O rient, q u ’un m usulm an m ’invitait à aller chez lui p arta g er son repas.
Je savais que les observateurs du Coran n ’a vaient pas l’usage de p ro d ig u er aux ch rétien s l’en tré e de leu rs habitatio n s.
— Voilà la su rp rise , dit en ria n t le d o cteu r. A cceptez-vous ?
— C ertainem ent, répliquai-je, et avec en th o u siasm e.
Nous nous dirigeâm es aussitôt vers le q u a r tie r tu rc, dan s lequel se trouvait la d em eure de m on am phytrion.
bazars co m m ençaient à se ferm er, je m e trouvai devant la m aison de M. Y.
C onstruite, com m e ses voisines, su r le style o riental, cette d e rn iè re p ré se n ta it une façade droite, d ’une stru c tu re correcte. La porte d ’e n trée, assise su r un p etit p erro n , et les fenêtres de deux étages, étaient d ’une h a u te u r et d ’une la r geur convenables. A u-dessous de celles-ci, des o u v ertu res, plus petites et de forme c a rré e , étaie n t percées à cinq ou six pieds du sol ; elles éclairaien t u n e p artie des ap p a rtem en ts du rez- de-chaussée.
Le d o cteu r ouvrit la p orte avec une petite clef et la referm a en su ite soigneusem ent d errière lui.
D ans la p én o m b re du vestibule, je crus a p e r cevoir, sous un tu rb an blanc, de g ran d s yeux fixés su r m oi ; c’était en effet le boab, serv iteu r chargé de su rv eiller co n stam m en t l’en tré e de la d em eu re de ses m aîtres ; la nu it, il se couche d e rriè re la porte.
On m ’in tro d u isit dans une salle du rez-de- chaussée.
— C’est ici, me d it M. V., q u e je reçois m es am is.
Il m e co n d u isit près du divan, su r lequel je m ’assis, et lui-m êm e p rit place à m es côtés à la m ode orientale.