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à une sociologie des émotions : le cas de Giselle et de MayB
Fanny Fournie
To cite this version:
Fanny Fournie. Danse, émotions et pensée en mouvement : contribution à une sociologie des émotions : le cas de Giselle et de MayB. Musique, musicologie et arts de la scène. Université de Grenoble, 2012.
Français. �NNT : 2012GRENH032�. �tel-01174740�
THÈSE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE GRENOBLE
Spécialité : Sociologie
Arrêté ministériel : 7 août 2006
Présentée par
Fanny Fournié
Thèse dirigée par Florent GAUDEZ préparée au sein du EMC2
dans l'École Doctorale Sciences de l’Homme, du Politique et du Territoire
Danse, émotions et pensée en mouvement.
Contribution à une sociologie des émotions.
Les cas de Giselle et de MayB
Thèse soutenue publiquement le 12 décembre 2012, devant le jury composé de :
Madame Vinciane DESPRET,
Professeur à l’Université de Liège, Examinateur Monsieur Jean-Louis FABIANI
Directeur d’Etudes à l’EHESS, Paris, Président Monsieur Florent GAUDEZ
Professeur des Universités à l’UPMF, Grenoble, Directeur Monsieur Antoine HENNION
Professeur à l’Ecole des Mines, Paris, Rapporteur Madame Claudine VASSAS
Directrice de recherche au CNRS-LISST-CAS, Toulouse, Rapporteur
Laboratoire de Sociologie de Grenoble EMC -LSG Émotion - Médiation - Culture - Connaissance
DANSE, ÉMOTIONS ET PENS ! E EN MOUVEMENT Contribution à une sociologie des émotions
Les cas de Giselle et de MayB
Mots clés : émotion, confection, médiation, public, acteurs, danse, corps, mouvement, expérience
Ce travail propose une réflexion menée à la croisée d’une sociologie des émotions, objet principal de la recherche, et d’une sociologie de l’art. En effet, la représentation d’un ballet romantique, Giselle, de Jules Perrot et Jean Coralli et d’un ballet contemporain, MayB, de Maguy Marin, forme le terrain de l’enquête.
L’enjeu de l’analyse a consisté à rendre visibles les différents mouvements des émotions, à l’œuvre lors d’une soirée chorégraphique. D’un côté, le mouvement des danseurs sur la scène, qui, s’appuyant sur la technique corporelle, mais aussi la musique, le récit, les costumes et les décors, confectionnent les émotions. D’un autre côté, le mouvement des pensées, visibles chez les danseurs comme chez les spectateurs, à travers une sorte de dialogue intérieur participant à la fabrication des émotions individuelles. Enfin, le mouvement collectif des émotions échangées entre les danseurs et les spectateurs, dans un va-et-vient permanent, nécessaire à la construction de la matière chorégraphique.
La méthodologie, qualitative, a été constituée de manière à saisir les différents temps de cette confection émotionnelle. Les observations directes, réalisées durant les répétitions, permettent de saisir, en amont, comment une technique de danse fabrique les émotions. L’observation participante lors des spectacles offre l’illustration, intime, du vécu corporel et émotionnel d’un spectateur : le ballet devient expérience, les spectateurs, acteurs de la soirée en train de se faire. Enfin, les entretiens, réalisés auprès des danseurs et des spectateurs, fournissent une matière sensible à la réflexion, tournée vers une sociologie compréhensive.
Au final, la thèse présente les émotions comme « le corps » des relations sociales. Au travers elles, les individus se saisissent les uns des autres, soulignent leurs différences ou leurs similitudes, s’adaptent ou non au groupe, selon la « prise » ou la « déprise » des émotions du ballet sur eux.
THE FLOW OF DANCE, EMOTIONS AND THOUGHTS A Contribution to a Sociology of Emotions
Looking at Giselle and MayB
Key Words: Emotion, Mediation, Audience, Actors, Dance, Body, Movement,Flow, Experience
This study stands at a crossroads between a sociology of emotions – the main focus of our research – and a sociology of art. The survey here presented is grounded in two dance performances, the romantic ballet Giselle, by Jules Perrot and Jean Coralli on the one hand, and on the other hand, the contemporary dance performance MayB, by Maguy Marin
The point of this analysis was to bring out the various movements of emotion at play in the course of a choreographic performance. First, I have studied the dancers’ movements on stage, which, while resting on the body’s technique as well as the music, the story, the costumes and the decors, participate in the making of emotions. Second, I have delved into the movement of thoughts, perceptible in the dancers and in the audience, via a kind of interior dialogue which takes part in the making of various emotions. Last but not least, I have looked into the collective and continuous flow of emotions moving back and forth between the dancers and the audience, and which is necessary for the construction of choreographic material.
The methodology here used is a qualitative one, aiming to grasp the various moments in the making of
emotions. Direct observations carried out during rehearsals allow for a prior understanding of how a dance
technique can create emotions. Participatory observation during the performances grants an intimate
illustration of the physical and emotional response of a spectator: the ballet becomes experience and the
spectators become actors of the evening in the making. Finally, the audience and dancers’ interviews offer food
for thought, building towards a comprehensive sociology. In the end, this thesis presents emotions as “the
body” of social relationships. Through them, individuals take hold of one another, underlining their differences
or similarities. They adapt to the group or they do not, depending on the hold the emotions of the ballet may
have on them.
Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /
À Quentin et Timothée
R R EMERCIEMENTS EMERCIEMENTS EMERCIEMENTS
Je suis heureuse de pouvoir ici signifier ma gratitude à tous ceux qui m’ont accompagnée durant ces années. La thèse est un travail solitaire, pourtant, sans la bienveillance de nombreuses personnes, je ne serais jamais arrivée au bout du chemin.
Je remercie tout d’abord chaleureusement mon directeur de thèse, Florent Gaudez, son enseignement m’a transmis le virus de la recherche et de la sociologie de l’art. Ses encouragements, ses nombreux conseils, son attention m’ont permis de poursuivre cette réflexion et de dissiper mes craintes. Je souhaite également remercier les membres du jury, Vinciane Despret, Jean-Louis Fabiani, Antoine Hennion, Claudine Vassas, pour l’attention accordée à mon travail.
Mes pensées se tournent vers le laboratoire de sociologie de Grenoble, les rencontres avec les enseignants et les doctorants y ont toujours été enrichissantes, motivantes, stimulantes. Je pense tout particulièrement à Marie, pour sa générosité, son travail de relecture, ses avis, ses conseils, nos liens amicaux qui se sont construits à travers la sociologie et qui se poursuivent au-delà. Ainsi qu’Elsie, avec qui j’ai partagé à de nombreuses reprises les bureaux des bibliothèques, compagne de route, elle fut souvent la première spectatrice de mes élucubrations…
Je profite de ce moment pour remercier les membres de ma (grande) famille, mes parents, mon frère, pour le réconfort et les discussions, mon grand-père, mon oncle et ma tante, mes cousins, mais aussi ma belle-famille. Chacun à leur manière, ont su apporter le soutien dont j’avais besoin, en assurant un équilibre émotionnel à cette aventure. Ces quelques mots vont spécialement à ma mère, qui a passé de longues heures à relire ces centaines de page à la recherche des fautes et des coquilles, et qui fut toujours d’un soutien indéfectible. Alain, Colette, Renato, Sophia, Sophie ont souhaité lire des passages de cette thèse, je les remercie ici de leur attention et de leurs commentaires. La compréhension, l’aide et l’exigence de mon amie d’enfance Marion ont été source de motivation : nos longues discussions me seront toujours nécessaires ! Bénédicte enfin, pour ses remarques et sa compétence concernant la traduction en anglais du résumé de cette thèse.
Cette recherche n’existerait pas sans la rencontre et le temps accordés par les danseurs et les spectateurs lors des entretiens. Leurs analyses, leurs questionnements, l’échange que nous avons eu, souvent intense, parfois intime, ont été à la base de mon enquête et de ma réflexion. Je remercie tout particulièrement Maguy Marin, pour sa disponibilité et sa gentillesse, ainsi que Nanette Glushak qui m’a ouvert le studio de répétition du ballet du capitole. Toutes ces personnes m’ont accordé leur confiance et je leur en suis reconnaissante.
Enfin, l’aboutissement de ce travail doit énormément à Quentin, son écoute attentive, sa sensibilité,
son humour, sa patience, sa présence quotidienne m’ont été d’une aide précieuse, à la fois
intellectuellement et sentimentalement. Je tiens à le remercier aussi pour la réalisation des schémas
dans leur version numérique. Sans oublier le sourire de Timothée, accélérateur en puissance de cette
fin de thèse…
S S OMMAIRE OMMAIRE OMMAIRE
R EMERCIEMENTS p.5
O UVERTURE p.13
M OMENT I/ D U CORPS DES É MOTIONS ... p.25
Titre 1 : Le corps mobile des émotions p.27
Chapitre 1 / Éclairage orienté des différentes théories sur les émotions p.29 Chapitre 2 / Une sociologie des émotions est-elle possible ? p.59 Titre 2 : Les émotions mobilisées par le corps, le choix de la danse comme
approche des émotions p.93
Chapitre 1 / La corporeité des émotions p.95
Chapitre 2 / La nécessité d'imaginer et de construire une méthodologie souple p.137 Entracte I
M OMENT II/ … E N PASSANT PAR LA CONFECTION DES É MOTIONS CHOREGRAPHIQUES : UNE
PRODUCTION DES É MOTIONS EN MOUVEMENT … p.165
Titre 1 : L’atelier permanent des émotions p.167 Chapitre 1/ La matière première : la chorégraphie, une écriture du corps p.169 Chapitre 2/ Les matières « ajoutées » : les dispositifs mis en œuvre dans la
confection des émotions p.217
Titre 2 : Une confection des émotions « sur-mesure » p.243 Chapitre 1/ La confection du personnage : une expérience sensible p.247 Chapitre 2/ Le « sous-geste » : l’envers et l’endroit des émotions p.277 Entracte II
8
M OMENT III/… V ERS LE MOUVEMENT EMOTIONNEL LORS DE LA REPRESENTATION
CHOREGRAPHIQUE : LES É MOTIONS COMME MEDIATION p.305
Titre 1 : Le mouvement individuel, réseau intérieur des émotions p.307 Chapitre 1 / La mémoire, « boite à couture » des émotions p.309 Chapitre 2/ Les émotions, le corps et l’esprit : l’émoi p.327 Chapitre 3/ Le moment de la représentation chorégraphique : une expérience
émotionnelle p.343
Titre 2 : Le mouvement collectif, réseau extérieur des émotions p.365 Chapitre 1/ La propagation des émotions entre les corps : des groupes…
au groupe p.367
Chapitre 2/ Le mouvement collectif émotionnel modèle la danse p.393
RIDEAU p.431
BIBLIOGRAPHIE p.443
SOMMAIRE DES ANNEXES p.461
TABLE DES MATIERES p.463
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O UVERTURE UVERTURE UVERTURE
« The Mind is a muscle » Yvonne Rainer
!Tout s’articule autour de trois mots, trois petits mots qui s’entrelacent dans cette réflexion s’étirant au fil des pages : corps, mouvement, pensée 2 . Le mouvement, la pensée, le corps, sont bien au cœur de ce travail, car les émotions, objet de cette recherche, se construisent à travers une circulation intérieure et extérieure à l’individu, corporelle et intellectuelle. D’ailleurs, cette idée de circulation s’inscrit dans le terme en lui-même puisque « émotion » provient du latin emovere, qui signifie « mettre en mouvement » 3 . Les émotions se dispersent en effet dans un va-et-vient permanent entre sensations corporelles, analyse de la situation, actions ou réactions entrainant une modification de l’état antérieur dans lequel nous nous trouvions. Elles nous relient, nous excluent, nous ramènent tour à tour, vers les autres, le monde et la société ; ou nous plongent au contraire au cœur de nos réflexions et de nos souvenirs dans lesquels nous retrouvons un social réinventé. Le monde social est perçu, modifié, sculpté, traversé par la focale de nos émotions, car nous fabriquons les émotions comme elles nous fabriquent 4 , en créant un réseau invisible de ramifications multiples.
La danse, terrain de l’enquête, est elle aussi trajectoire, évolution des corps dans l’espace, flux d’une pensée en image, interprétée par des spectateurs à l’immobilité agitée. Très vite, j’ai souhaité interroger le monde en passant par la danse, car elle est affaire de compréhension : il faut en effet se connaître, comprendre ses partenaires, le chorégraphe avec qui l’on travaille, pour réaliser une chorégraphie. Il faut suivre ces corps dans l’espace, afin de les comprendre, les faire siens de différentes manières, lors d’une représentation chorégraphique. Mon mémoire de maîtrise portait sur le corps
1 Chorégraphe post-moderne américaine, danseuse, cinéaste, née en 1934 : « L’intelligence est un muscle »
2 BERGSON H., La pensée et le mouvant : essais et conférences Paris, PUF, coll. Quadrige, 2006 (1938)
3 BLOCH O., VON WARTBURG W., Dictionnaire étymologique de la langue Française, Paris, PUF, 1986, p.219
4 DESPRET V., Ces émotions qui nous fabriquent - ethnopsychologie des émotions, Paris, Synthélabo, Les
empêcheurs de penser en rond, 1999
14
vieillissant du danseur, le master II abordait déjà Giselle, à travers une comparaison de la représentation de la mort dans la version romantique et contemporaine du ballet 5 . Je me suis penchée peu à peu sur la question des émotions, curieuse de découvrir comment elles étaient produites et transformées par les corps-dansants, puis interprétées, investies par les spectateurs.
Parmi le corpus d’œuvres sélectionnées au début de l’aventure, j’ai choisi d’en garder deux : elles n’ont pour ainsi dire, rien en commun, nous le verrons tout au long de ces pages 6 . Le contexte historique dans lequel elles ont été créées, la technique du corps utilisée, l’atmosphère générale de la pièce, de ce qu’elle nous raconte, l’évolution des danseurs sur la scène, les musiques qui les accompagnent, les lumières, décors, costumes, maquillages, s’opposent totalement. D’un côté, Giselle, symbole du ballet romantique, créé en 1841 7 ; de l’autre MayB 8 , ballet contemporain, créé plus d’un siècle plus tard, en 1981, constituent les points d’ancrage du terrain d’enquête.
5 Intitulé : « Des figures de corps, une histoire dansée de Giselle ». Il existe de nombreuses lectures contemporaines de Giselle. Je m’étais intéressée à la version écrite par le chorégraphe Mats EK en 1982, pour le théâtre royal de Stockholm.
6 Quelques extraits de ces ballets sont visibles sur le CD fourni en annexes.
7 La chorégraphie est de Jules PERROT (qui règle toutes les parties de la danseuse principale, la jeune Carlotta GRISI, également sa femme à la ville) et Jean CORALLI alors maitre de ballet à l’Opéra.
L’argument fut imaginé par le romancier Théophile GAUTIER, qui souhaitait écrire un rôle sur mesure pour la danseuse Carlotta GRISI. La musique fut composée par Adolphe ADAM, « main dans la main » avec les chorégraphes comme nous le verrons au cours de cette thèse. Le récit raconte une histoire d’amour tragique, se développant sur deux actes. Le premier acte plonge le spectateur dans un village au bord d’une forêt, au moment de la fin des vendanges : Giselle, jeune villageoise rencontre un jeune homme dont elle tombe amoureuse. Celui-ci lui cache sa véritable identité, il s’agit du prince Albretch, déjà fiancé à la fille du duc de Courlande, qui se présente à elle comme un villageois se nommant Loys. Hilarion, le garde chasse du village, amoureux de Giselle également découvre la vérité et lui annonce. Cette dernière, bouleversée, est en état de choc, elle devient folle lors de la dernière scène et meurt dans les bras de sa mère. L’acte II se déroule dans un cimetière, Hilarion puis Albrecht viennent déposer des fleurs sur la tombe de Giselle. A minuit, les jeunes filles mortes par amour sortent de leur tombe, métamorphosée en Willis, blancs fantômes se livrant à la danse, sous le règne de Myrtha, rigide, autoritaire qui mène le rituel mortifère. Elles souhaitent venger Giselle en condamnant les deux hommes à danser jusqu’à leur dernier souffle. Hilarion meurt en premier, Giselle réclame le pardon et souhaite sauver Albrecht. Toute la nuit, elle vient l’aider, en l’entourant, en dansant auprès de lui… Au final, le jour se lève, Giselle a réussi, Albretch est vivant, mais les deux amants ne se rencontreront plus jamais. Le thème de l’amour salvateur entre les deux protagonistes se mêle à celui de la trahison, Giselle est trompée par le déguisement d’Albretch, par le fait qu’il appartienne à une autre classe sociale que la sienne, c’est un aristocrate, déjà promis à quelqu’un de son rang.
8 MayB est une chorégraphie de Maguy MARIN, présentée pour la première fois en novembre 1981 au théâtre municipal d’Angers, par le Ballet théâtre de l’Arche. Dans cette pièce, la chorégraphe s’est inspirée de l’œuvre de Samuel BECKETT, elle met en scène dix danseurs, évoluant en chœur la plupart du temps. Elle travaille l’écriture du corps en se rapprochant de l’univers de l’écrivain, elle questionne les gestes intimes, quotidiens, elle nous montre l’inutile, le rien, l’attente, les hésitations, les failles, la fragilité des corps, l’absurdité humaine. Le ballet ne nous raconte pas une histoire précisément, je parlerai plutôt de bribes narratives, c’est-à-dire de courtes séquences évoquant des situations étrangement reliées à notre quotidien.
MayB a été donnée plus de cinq cent fois depuis sa création, elle est considérée par les critiques de danse
comme la pièce majeure de la chorégraphe, son chef d’œuvre.
Le halo autour de ces ballets m’a portée sur ce choix. En effet, les danseurs comme les spectateurs sont censés vivre une expérience émotionnelle intense. Les commentaires, écrits par des historiens ou critiques de la danse, diffusent l’idée qu’ils transmettent des émotions paroxystiques. C’est « le ballet à voir », ils sont conseillés par les professeurs de danse et les amis, amateurs de ballets : une sorte de réputation émotionnelle semble leur préexister. Je voulais m’en approcher afin d’interroger les émotions, en répondant aux questions suivantes : comment les émotions sont-elles représentées à travers les corps-dansants ? Comment sont-elles « décodées » par les spectateurs ? Quel est le rôle joué par les émotions dans la construction de la danse ? Comment la chorégraphie vient
« toucher » (ou pas) les spectateurs ? Comment ces derniers, par l’entremise des émotions, agissent-ils sur la manière dont la danse sera effectuée ce soir-là ?
La danse m’est apparue au cours de l’enquête comme un formidable terrain pour une sociologie des émotions ; car le corps, de par sa visibilité et sa présence, engendre toute une série de signes, gestes et mimiques qui permettent d’entrevoir l’émotion d’un individu au cours de l’interaction. Ce corps et ce visage deviennent alors le lieu de formation des sentiments où s’inscrit l’émotion, comme manière de se dévoiler et de se dérober tour à tour à travers cette mise en jeu des signes. Le geste accompagne la parole, le corps donne du sens aux mots, et cette corporéité-là renvoie à tout un système de communication modelé par une société. De nombreux chercheurs en sciences humaines ont montré combien le corps, loin d’être seulement naturel et physiologique, s’inscrit et se forme à travers une construction sociale, une culture, une société. Penser le corps comme objet de connaissance permet de l’approcher en tant qu’enjeu et produit de socialisation. La manière de bouger, les postures, les proxémies, la morphologie, les interactions entre les individus, les émotions et les sentiments qu’il transmet furent étudiés par des sociologues, ethnologues et anthropologues tel que Marcel Mauss 9 , Erwing Goffman 10 , Christine Detrez 11 , David Le Breton 12 … En travaillant notamment sur la dimension culturelle des émotions, ces chercheurs ont mis au jour l’influence
9 MAUSS M., « Les techniques du corps », dans Sociologie Anthropologie, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2006 (1950)
10 GOFFMAN E., « Le dialecte corporel » dans WINKIN Y (dir.) Engagement, la Nouvelle communication, Paris, Seuil, 2000
Les rites d’intéraction, Paris, Minuit, 1974
11 DETREZ C., La construction sociale du corps, Paris, Seuil, coll. points, 2002, p.95.
12 LE BRETON D., Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, coll.Quadriges, 1990
16
d’une société sur le fonctionnement physiologique même de l’organisme. Nous ne
« répondons » pas tous aux mêmes déclencheurs psychologiques, de même, les manifestations des émotions sont divergentes d’une société à une autre : « comme le langage, où la parole permise par le fonctionnement physique des cordes vocales ne prend sens que par le code de la langue, les émotions humaines sont le résultat de l’incorporation d’un processus inné et appris » 13 .
La danse m’a permis d’articuler l’ensemble des processus sociaux, psychiques, biologiques à l’œuvre dans cette confection des émotions. J’ai pu observer en détail les dispositifs mis en scène pour les provoquer lors d’une représentation chorégraphique : costumes, lumières, maquillages, techniques du corps, décors, musiques. Autant d’artifices construits pour engendrer la « magie » du spectacle. Toutefois, « un monde imaginaire s’interpose entre les mimiques et les mouvements du corps, et donne son épaisseur à la vie sociale, comme elle remplit aussi la scène des significations propres au spectateur » 14 souligne David Le Breton. En effet, le corps-dansant transmet une émotion réinvestie et réappropriée par celui qui la reçoit. D’où la fragilité de cette matière et la nécessité de l’approcher de manière sensible.
Petit à petit, j’ai pensé les émotions en les envisageant comme une étoffe, assemblage de matières tissées par l’ensemble des individus présents le soir de la représentation.
Penser les émotions comme étant confectionnées m’a permis de préserver le caractère principal, commun à la danse et aux émotions : le mouvement. Jamais identiques, jamais figés, toujours instables, précaires, éphémères, en transformation, les gestes et les émotions nous permettent de passer d’un état à un autre, d’un point vers un autre, à travers des sensations corporelles et des ramifications intellectuelles. Quand je marche, mon poids du corps passe par un ensemble de points me permettant de conserver l’équilibre général. Les émotions confectionnées puis échangées par les danseurs et les spectateurs au cours d’une soirée chorégraphique constituent bien une sorte de marche, elles permettent aux uns et aux autres de se sentir, de se percevoir, de se comprendre et de s’adapter (ou pas). De maintenir un équilibre, de rendre visible la danse. Elles sont passages…
13 DETREZ C., op.cit., p.95.
14 LE BRETON D., Les passions ordinaires, Anthropologie des émotions, Paris, Payot, éditions poche, 2004,
p.50.
La difficulté principale de ce travail fut de « protéger » ce mouvement, en tentant de ne pas le figer, sous peine de le détruire, d’en perdre toute la saveur et la richesse. Je ne me suis pas focalisée sur les émotions ressenties par les individus selon le ballet, romantique ou contemporain, mais davantage sur les mécanismes mettant en route la confection des émotions. J’ai ainsi découvert des « manières de faire » les émotions, des manières d’être avec ou contre les émotions des autres. Au fond, les émotions constituent « le corps » des relations sociales, dans le sens où elles peuvent être considérées comme la matière de toutes relations humaines. Aussi, je les envisage comme médiations, entremises, au même titre que la technique, les personnages, les décors, la musique, elles constituent un outil dont les danseurs comme les spectateurs se servent pour construire l’œuvre. En effet, nous verrons combien les émotions sont confectionnées par les uns et les autres, de chaque côté de la scène, et comment elles modèlent la danse. Elles sont produites par la chorégraphie tout en la modifiant sensiblement chaque soir, car les ballets choisis se répètent et s’inventent lors de chacune des représentations. Au cours de cette réflexion, je parlerai d’ailleurs davantage de « versions », que d’œuvre chorégraphique 15 .
Danseurs et spectateurs se réunissent le temps d’une soirée chorégraphique. Ce qui m’intéresse, c’est comment le ballet se construit dans cet entre-deux. Antoine Hennion écrit en introduction de La passion musicale : « non pas la musique d’un côté, le public de l’autre, et entre eux des moyens asservis : tout se joue au milieu, chaque fois, dans un face-à-face précis avec des interprètes, à travers des médiateurs matériels particuliers, instrument, partition, rampe de la scène ou lecteur de disque, séparant selon les cas des vedettes et un public, des « morceaux » et des amateurs, des œuvres et des interprètes, un répertoire et des mélomanes, des émissions et des auditeurs, un catalogue et un marché » 16 .
Ensemble, les danseurs, les spectateurs, les musiciens, les techniciens, partagent un moment, qui peut être vécu de différentes façons. En effet, chaque individu est traversé par des émotions pouvant être reprises ou non par les autres en co-présence. Au final, certains passent une soirée « réussie », « magique », « exceptionnelle », quand d’autres s’ennuient, se mettent en colère, ou quittent prématurément la salle. Certains ont la sensation de « faire corps » harmonieusement avec les danseurs, les spectateurs et les
15 Je m’explique à ce propos p. 222
16 HENNION A., La passion musicale, Paris, Métailié, coll. Sciences humaines, 2007 (1993), p. 19
18
musiciens… quand d’autres passent leur temps à se détacher, à souhaiter « décrocher » de la masse, du groupe. Cette dyade constitue le cœur de ce travail : fascination/dégoût, plaisir/déplaisir, enthousiasme/ennui… Chaque individu vit de manière différente le déroulement de la chorégraphie, les émotions évoluent au cours des scènes, pourtant, c’est bien ensemble qu’ils vont construire cette unique soirée en façonnant la danse à travers les émotions échangées. Cette thèse envisage donc les émotions comme matière du social. Matière souple dans laquelle elles s’entrelacent et se renforcent en formant des liens quand elles sont partagées ; ou se distendent, éloignant les individus les uns des autres quand elles ne le sont pas. Cette problématique se développe au cours de trois moments, trois temps de la réflexion, trois regards portés sur l’objet.
Comme le photographe tournant la focale de son appareil pour faire « la mise au point », le premier moment permet d’y voir plus clair face à la diversité des disciplines traitant la question des émotions, car elles intéressent à la fois le biologiste, le philosophe, le psychologue, l’anthropologue, l’ethnologue, le sociologue. Parmi ces derniers, c’est essentiellement Marcel Mauss, Maurice Halbwachs qui ont été abordés.
Au milieu de ce foisonnement de perspectives, j’ai tenté de construire une approche socio-anthropologique, en m’appuyant sur une démarche compréhensive d’une part, en choisissant de nourrir la réflexion à la croisée de nombreuses disciplines d’autre part : l’histoire de la danse, l’esthétique, la philosophie, avec Bergson, Deleuze et Guattari, Dewey, mais aussi des disciplines plus « quotidiennes » comme la couture ou l’électricité qui m’ont aidée à travers des métaphores à conceptualiser les idées.
J’ai choisi clairement la subjectivité. À double égard. D’abord, je connais la danse pour l’avoir pratiquée 17 , il m’aurait été impossible de faire comme si ce n’était pas le cas.
Ensuite, en tant que spectatrice, j’ai vécu parmi les autres l’expérience du spectacle. Je me suis laissée envahir par le plaisir, la tristesse, l’énervement, ou la fascination que peut susciter l’image en mouvement des corps-dansants sur la scène.
17 J’ai débuté l’apprentissage de la danse classique petite fille, j’ai poursuivi cette pratique tout au long de ma
scolarité. En 2002, j’ai suivi une formation professionnelle au centre chorégraphique de Toulouse, pendant
deux ans, afin de préparer le diplôme d’État de professeur de danse contemporaine. J’ai participé à des
créations chorégraphiques dans des compagnies contemporaines semi-professionnelles, j’ai également
enseigné la danse classique et contemporaine entre 2003 et 2010, dans deux écoles de danse de la banlieue
Toulousaine.
D’autre part, je ne me situe pas dans une perspective de dévoilement 18 , le sens donné des émotions ressenties est toujours construit, par moi autant que les spectateurs et les danseurs rencontrés. Cette construction du sens, palpable dans les entretiens, se réalise également dans un mouvement, dans un processus d’interaction entre nous à ce moment-là. Chaque entretien a constitué une sorte de récit, les danseurs comme les spectateurs cherchant à objectiver les émotions ressenties, à révéler devant moi les mécanismes du surgissement des émotions. Chacun de ces récits est singulier, introspectif, affectif, fragile. Ils ont constitué l’argile de cette analyse.
Le deuxième moment pourrait se définir comme une succession de « gros plan ». Je reviens sur la production des émotions par la danse, en interrogeant la technique classique et contemporaine tour à tour. Il s’agit d’observer en détail les dispositifs mis en œuvre participant à la fabrication des émotions : technique du corps en premier lieu, mais aussi musiques, décors, costumes, maquillages, sont dénoués afin de tenter d’établir les relations entre eux, nécessaires à cette confection des émotions. J’aborde alors l’idée d’une confection « sur mesure » où chaque individu, danseur comme spectateur colore à sa façon les émotions produites, notamment à travers le concept du
« sous-geste » étiré à partir du travail réalisé par Jean Duvignaud sur le théâtre 19 .
Enfin, le dernier moment constitue davantage une sorte de « plan d’ensemble », car il permet de prendre du recul afin de visualiser les émotions comme médiation. Les émotions sont alors envisagées à la manière d’un réseau, à la fois intérieur et extérieur à l’individu. Réseau intérieur d’un côté, la mémoire jouant le rôle de « boite à couture » des émotions, elle constitue une sorte de transit : les images observées sur le plateau scénique peuvent déclencher le souvenir d’images ressurgissant du passé. Ces souvenirs, eux-mêmes « chargés » émotionnellement, viennent étendre, transformer les émotions perçues et décodées depuis la scène. La matière des émotions se tisse, prenant une nouvelle forme, adaptée à la situation présente. Réseau extérieur aussi, quand les indices des corps captés dans le groupe révèlent les émotions sous-jacentes des uns et
18 BOLTANSKI L. & THEVENOT L., De la justification, les Economies de la grandeur, Gallimard, Paris, 1987/1991. Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont pris pour objet les disputes ordinaires activant la critique et la justification des personnes dans des espaces publics, c’est-à-dire potentiellement sous le regard et les demandes d’explication des autres membres de la collectivité. L’analyse de la justification souligne la nécessité de prendre « la clé des champs » pour comprendre le monde social, c’est-à-dire que le sociologue doit être capable d’abandonner la capacité critique qu’il se réservait jusqu’alors, et la rendre aux acteurs, car l’individu possède une capacité critique et un libre arbitre lui permettant de se justifier.
19 DUVIGNAUD J., L’acteur, esquisse d’une sociologie du comédien, Paris, Gallimard, 1965
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des autres. Une émotion peut alors se propager, s’amplifier au fur et à mesure de son partage dans le groupe, ou elle peut au contraire ne pas trouver de réciprocité, ne susciter qu’un faible voire aucun écho. Enfin, l’émotion fabriquée sur la scène peut être transformée en bifurquant vers une émotion opposée à celle représentée par les danseurs ou transmise par les spectateurs.
Ainsi, les émotions se propagent des danseurs vers les spectateurs, puis inversement, dans un aller-retour permanent durant le temps de la représentation. Cette relation modèle subtilement la danse : les danseurs forment, puis transmettent des émotions, les spectateurs les reçoivent puis les transforment, en les amplifiant, les déglinguant, avant de les renvoyer à leur tour, à travers des indices corporels, perçus et attendus des danseurs. La danse prend forme dans cet échange. Ce jeu des émotions passe par les corps, corps-dansants, corps-spectateurs, qui, comme le souligne Maurice Merleau- Ponty, est l’outil de connaissance : « L’épaisseur du corps, loin de rivaliser avec celle du monde, est au contraire le seul moyen que j’ai d’aller au cœur des choses, en me faisant monde et en les faisant chair » 20
20 MERLEAU PONTY M., Le visible et l’invisible, Gallimard, coll.Tel, Paris, 1964, p.176
MayB,de Maguy Marin, interprétée par Ulises Alvarez, Nadia Dumas, Isaïas Jauregui, Preciosa Gil, Sylvie Pabiot, Thierry Partaud, Cathy Polo, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulveda, Brigitte Valverde.
Photographie de Laurent Philippe
M
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« Tout ce que les individus, le lieu immédiatement concret de toute réalité historique, recèlent comme pulsions, intérêts, buts, tendances, états et mouvements psychiques, pouvant engendrer un effet sur les autres ou recevoir un effet venant des autres – voilà ce que je définis comme le contenu, en quelque sorte comme la matière de la socialisation ».
Georg Simmel, Sociologie
21Les émotions sont bien au cœur du monde social, comme le souligne si bien Simmel, dans la citation mise en exergue ci-dessus, elles constituent la matière de la socialisation. Les émotions sont en effet comme nous le verrons au fil de ces pages, à la fois un apprentissage, mais aussi une adaptation culturelle, une intériorisation, une incorporation.
Elles nous permettent d'interagir les uns avec les autres, de réagir les uns aux autres, de construire ensemble un tissu social 22 . Je prendrai comme prétexte à cette démonstration le déroulement d'une représentation chorégraphique. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, je vais m'attacher lors de ce premier moment du travail, à tracer une ligne, une ligne de départ en quelque sorte. Il s'agit pour moi de revenir sur les différentes approches théoriques du mécanisme des émotions, avant de me concentrer peu à peu davantage sur mon terrain : celui de la danse, du corps, de la production et de la médiation des émotions lors d'une représentation chorégraphique. En effet, de multiples théories ont été élaborées au cours du temps sur les émotions, théories participant à la construction petit à petit d'un véritable « corps » des émotions. Corps mouvant, aux multiples facettes, aux nombreuses formes possibles, qui laissera place dans le deuxième temps de ce premier moment, aux émotions mobilisées par le corps, perceptibles dans la danse, objet de mon attention.
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SIMMEL G., Sociologie, Paris, PUF, 1999, p. 43-44
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