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Réflexions sur la doctrine d'Antiphon, la révolution des Quatre Cents et la tyrannie des Trente

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Academic year: 2022

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Problèmes, Renaissances, Usages

 

8 | 2008

Les anciens sophistes

Réflexions sur la doctrine d'Antiphon, la révolution des Quatre Cents et la tyrannie des Trente

Jean-Marie Bertrand

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/philosant/4445 DOI : 10.4000/philosant.4445

ISSN : 2648-2789 Éditeur

Éditions Vrin Édition imprimée

Date de publication : 3 décembre 2008 Pagination : 7-22

ISBN : 978-2-7574-0076-0 ISSN : 1634-4561 Référence électronique

Jean-Marie Bertrand, « Réflexions sur la doctrine d'Antiphon, la révolution des Quatre Cents et la tyrannie des Trente », Philosophie antique [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 01 juillet 2021, consulté le 01 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/philosant/4445 ; DOI : https://doi.org/10.4000/

philosant.4445

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Philosophie antique, n° 8 (2008), 7-22

RÉFLEXIONS SUR LA DOCTRINE D’ANTIPHON, LA RÉVOLUTION DES QUATRE CENTS

ET LA TYRANNIE DES TRENTE Jean-Marie BERTRAND

Centre Gustave Glotz/Université Paris I Panthéon-Sorbonne

RÉSUMÉ. L’influence des théories philosophiques d’Antiphon, telles qu’on les connaît par le traité Sur la vérité, fut considérable durant la révolution oligar- chique des Quatre Cents, en 411. Son idée, selon laquelle il faut être caché de tout regard pour vivre « selon la nature », se traduisit par une politique systéma- tique d’obscurcissement de la cité, où personne ne savait plus qui se trouvait jouir de la pleine citoyenneté. Les Trente, au contraire, en 404, après qu’Anti- phon eut été mis à mort lors de l’intermède démocratique, choisirent de publier le catalogue de leurs partisans pour qu’ils ne pussent récuser leur responsabilité dans l’installation de la tyrannie et leur complicité dans ses crimes.

SUMMARY. Antiphon’s philosophical views, that are known to us from his treatise On Truth, had a major influence during the oligarchic revolution of the Four Hundred in 411 B.C. His idea that, in order to live « according to nature », one has to be out of every eye resulted in a systematic policy of darkening of the city, where no one knew any longer who was or not a full citizen. In 404 B.C., after that Antiphon was put to death at the time of the democratic interlude, the Thirty chose instead to publish the names of their supporters, in order that they couldn’t deny either their liability for setting up the tyranny or their complicity in its crimes.

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La bibliographie concernant Antiphon s’est beaucoup enrichie durant ces dernières années, deux livres1 étant parus concomitamment pour ana- lyser l’ensemble de son œuvre, celui d’Annie Hourcade2 et, surtout, celui de Michael Gagarin3. Les discours ont été édités de neuf avec un com- mentaire précis4, les fragments ont été de même repris et commentés en une édition utile, dont on doit néanmoins regretter qu’elle tente de per- pétuer la thèse désormais caduque de la distinction entre l’orateur et le sophiste5. Il me paraît qu’il est possible, sans trop d’outrecuidance, de continuer à réfléchir à la façon dont l’œuvre et la doctrine sont indisso- ciables de l’histoire de l’époque. L’influence des théories philosophiques d’Antiphon fut, plus qu’on ne le dit, importante durant les quelques mois de la révolution oligarchique de 411, dont il faut comprendre en quoi, par l’effet, peut-être, de son influence et de son activité, la pratique poli- tique et administrative est différente de celle des Trente tyrans.

Il n’est pas inutile de rappeler que la politique est une préoccupation récurrente du corpus des discours judiciaires (ou para-judiciaires) d’Anti- phon. Ainsi, pour s’en tenir à un seul exemple, est-il rappelé dans le Sur le meurtre d’Hérode (§ 68) que nul ne connaît à Athènes le meurtrier d’Éphialte6. Le propos du défendeur est polémique, comme l’ensemble du discours qui est une dénonciation des dérives judiciaires de l’impé- rialisme athénien, car il éclaire d’un jour sinistre les moments fondateurs de la démocratie fière de ses principes et de sa légitimité, comme en

1. Sans compter plusieurs contributions importantes sous d’autres formes, ainsi les articles de Narcy 1994 et 2002.

2. Hourcade 2001.

3. Gagarin 2002.

4. Gagarin 1997.

5. Pendrick, 2002.

6. Meurtre d’Hérode, 68. Diodore ne lui connaît pas non plus d’assassin (Bibl. 11.77.6).

Au contraire de Plutarque, Per. 10.8.1, instruit par Aristote, Ath. 25.4.7, qui rappelle que Périclès avait été accusé d’avoir commis lui-même le meurtre par jalousie de la réputation de celui qui passait pour un de ses mentors en politique (ibid. 10.7).

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témoignent les discours de Périclès transmis par Thucydide, et dénonce les tares d’une justice qui, sans respecter ses propres règles, poursuit des innocents sans être capable de résoudre les problèmes fondamentaux de la cité. Pour banaliser, néanmoins, cette incursion dans un domaine étranger à sa cause qui pourrait choquer le tribunal, l’orateur fait mine de présenter l’affaire de façon tout à fait neutre en tant que paradigme de l’habileté de criminels qui, ayant laissé le cadavre en évidence, n’ont pas été convaincus ni même soupçonnés, et il prolonge ce propos par un parallèle de type non politique7.

De façon plus directe encore, en un développement qui tranche avec le contexte immédiat, il est question dans la Première Tétralogie des raisons pour lesquelles un individu pourrait souhaiter une révolution :

c’est aux malheureux qu’une révolution peut profiter car il y a des chances pour que leur mauvaise situation s’en améliore : mais les heureux n’ont qu’à se tenir tranquilles et à garder leur félicité présente, car le changement ne peut que les faire passer du bonheur à l’infortune8. On voit mal comment les accusateurs, qui développent l’idée que le défendeur aurait eu peur de se voir déposséder de son confort s’il perdait un procès essentiel et aurait tué son adversaire pour éviter cette disgrâce, doivent se voir opposer ce type de réponse qui outrepasse les limites de la métaphore, notamment par l’emploi des mots spécifiques du politique (neoterizein, metabole)9 ou particulièrement connotés (eupragia)10. Il est assez évident que ce propos trouve son parallèle immédiat dans celui que l’ora- teur lui-même prononça lors du procès qui se termina par sa condamna- tion à mort11. Il insista sur le fait qu’il n’avait aucun problème, ni per- sonnel, ni de famille, qui l’eût incité à vouloir s’attaquer aux institutions12. Avec une certaine ironie, il signala qu’il gagnait sa vie confortablement en

7. Meurtre d’Hérode, 69.

8. I Tetr. 4, 9.

9. Le verbe neoterizein appartient très clairement au vocabulaire politique, de même que metabole (voir Bertelli 1989), et l’idée développée sera reprise par les analystes en des termes proches quand ils envisagent comment les pauvres, endurcis par leur vie de labeur, ne peuvent pas ne pas songer à se révolter contre les dirigeants qui sont riches et puissants mais affaiblis par la vie de délices qu’ils mènent du fait de leur richesse (Platon, Resp. VIII, 556c-556e ; Aristote, Pol. V, 1310a22-25).

10. L’emploi du mot eupragia n’est pas neutre si l’on considère l’emploi qu’en fait Thucydide : il désigne chez cet auteur l’état assez inquiétant d’une satisfaction qui est la plus sûre des marques que l’on est prêt à se gonfler d’une hybris potentiellement des- tructrice. L’utilisation de dyspragia, beaucoup plus rare, est un jeu de pure virtuosité rhétorique.

11. Thucydide, 8.68.

12. Sur la révolution, Fg. 1.

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Antiphon, les Quatre Cents, les Trente 11 tant que logographe alors que l’installation de l’oligarchie, censée désirer limiter l’influence des tribunaux dans la vie publique, l’aurait privé de son fonds de commerce13. S’il se vantait ainsi d’avoir profité des tares du système, son plaidoyer montre bien qu’il considérait le tribunal comme l’instrument d’une politique sectaire et non de la justice. Il désigna les juges comme des adversaires et il se plut, comme le ferait plus tard Socrate14, à les scandaliser par une argumentation qui renvoyait claire- ment aux attaques du Vieil Oligarque contre les tribunaux du peuple15 ou à celles, récurrentes, d’Aristophane.

Dans ses discours, les allusions ponctuelles aux insuffisances de la justice ne peuvent être sans signification, mais c’est surtout la position qu’il fait prendre au défendeur, celle de victime obligée de se présenter devant le tribunal sans être en rien concernée par l’affaire, qui, par sa récurrence, même si elle peut passer pour un passage obligé de la rhéto- rique judiciaire, ne peut pas ne pas être signifiante, d’autant qu’elle est développée par des biais originaux.

Il peut suffire d’analyser comment, dans la Deuxième et la Troisième Tétralogie, deux individus prétendus tranquilles et sans histoires sont con- duits à se défendre d’une accusation de meurtre et doivent le faire sans paraître pouvoir s’exonérer du soupçon qui les atteint, alors que leurs accusateurs doivent être considérés comme les véritables coupables. La justice ne trouvant pas son compte, notamment, à la dissociation mani- feste entre pratique judiciaire et sens commun. Dans la Deuxième, le père d’un jeune homme qui en a tué un autre sur un terrain d’exercice se présente devant le tribunal contraint et forcé16 puisqu’il est persuadé que son fils est la victime de la faute du mort qui n’aurait pas dû se trouver à l’endroit où il a reçu le coup17, que, donc, il ne l’a pas tué18 et qu’il est injustement inculpé. L’intérêt de l’argumentation n’est pas là seulement, car le père du mort qui proteste contre cette façon de présenter les faits19

13. Cette évocation d’un logographe qui n’aurait pu faire carrière sous l’oligarchie est valable pour l’époque de référence et elle peut être reprise lors d’un procès mené sous la démocratie revenue, mais elle avait perdu de sa pertinence durant la crise, notamment parce que les sycophantes, serviteurs controversés de la démocratie, s’étaient reconvertis dans le métier de dénonciateurs des opposants à l’oligarchie, comme en témoigne Ando- cide, Sur les mystères, 99.

14. Il gagna la mort de n’avoir pas voulu transiger. M. Gagarin compare la démarche d’Antiphon à celle de Socrate (Gagarin 1997, p. 249 ; 2002, p. 6).

15. Ps. Xénophon, Ath. 1.13.10.

16. II Tetr. 2, 1.

17. II Tetr. 2, 7-9.

18. II Tetr. 2, 9, ni volontaitement ni même involontairement (mhde; ajkousivw" ajpo- ktei'nai, mhvt a[kwn mhvte eJkwvn).

19. II Tetr. 3, 5.

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se trouve confronté à l’aporie de cette dénégation paraissant de bon sens et doit trouver un argument subtil de procédure pour essayer de replacer l’accusé sous le regard du tribunal. Contraint d’admettre que son fils puisse être qualifié de meurtrier de lui-même (authentes), il prétend main- tenir son droit à poursuivre son accusation en argumentant sur le fait que le lanceur de javelot doit être cité comme complice du meurtre devenant, en quelque sorte, un suicide assisté20. Nulle réponse ne peut lui être donnée sur ce point puisque, si l’argumentation crée la réalité juridique (ejk tw'n legomevnwn, ejk tw'n ejlevgcwn, aujqevnth" ejstiv), le débat est censé s’en tenir strictement à la façon dont se sont déroulés les faits (pra'xi" tw'n e[rgwn)21. Il n’est pas étonnant par conséquent qu’il se sente parfaitement désarmé et doive faire appel, alors qu’il est l’accusateur, à la pitié d’un tribunal dont il sent bien qu’il ne pourra pas, pour des raisons essentielles, lui rendre bonne justice22. Le procès oppose ainsi l’une à l’autre deux victimes du système. Plus sévère encore à l’égard de l’institu- tion judiciaire est l’accusation qui lui est faite de corrompre celui qui doit se confier à elle. Ainsi le second discours de l’accusateur témoigne de ce que son adversaire, qu’il connaît bien pour appartenir au même monde que lui et pour qui il avait de l’estime, s’est transformé, à l’occasion du procès, en un personnage tout à fait nouveau et déplaisant d’agréable qu’il était23, comme si l’obligation d’ester en justice conduisait à une modification radicale de la personnalité.

Dans la Première Tétralogie la dénonciation implicite du système est plus radicale encore. De façon insistante, le plaideur, qui a l’impérieux besoin de s’exonérer des charges qui pèsent sur lui, affirme, usant de mots tech- niques qui donnent son plein sens à sa position, ne pas vouloir dénoncer qui pourrait être inculpé du meurtre qu’il est accusé d’avoir commis ou contribuer à la recherche de la vérité même pour se disculper (ouj ga;r mhnuth;" oujd ejlegkth;r eijmiv). Poursuivi, il se défend, mais il ne va pas au-delà, comme si la justice était un service d’État qu’il faut laisser à sa responsabilité et non pas l’affaire de tous les citoyens24. Ce refus de

20. II Tetr. 3, 10 (oJ sullhvptwr kai; koinwnov").

21. II Tetr. 4, 9 (ejk tw'n legomevnwn ejpideivknutai, oujc hJmei'" aujtw'/ oiJ levgonte"

ai[tioiv ejsmen, ajll hJ pra'xi" tw'n e[rgwn).

22. II Tetr. 3, 3. Même s’il invoque la vérité des faits (ajlhvqeia tw'n pracqevntwn), il ne peut, de fait, la construire, car il est amené à poser trop de questions, là où son adversaire joue de certitudes assertoriques efficaces. Il évoque les scrupules qui l’ont conduit à choisir la qualification d’homicide involontaire, mais cela l’oblige à faire appel au sens commun (II Tetr. 3, 6), alors que celui-ci n’a pas de pertinence quand il s’agit d’interpréter le discours juridique. Son adversaire joue, pour sa part, de la valeur performative du jeu des qualifications tout en prétendant s’en tenir aux faits.

23. II Tetr. 3, 1.

24. I Tetr. 4, 3.

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Antiphon, les Quatre Cents, les Trente 13 collaboration, essentiel au plan de l’idéologie politique, est présenté comme tout à fait répandu, ainsi les témoins éventuels d’un crime mais étrangers à l’affaire ne se soucieraient guère d’accomplir leur devoir d’auxiliaires de justice et préféreraient s’éclipser le plus discrètement possible plutôt que de devoir se présenter devant un tribunal en tant que témoins25.

Cela justifie que l’on s’interroge sur le statut du témoignage dans l’œuvre d’Antiphon, auquel tous les discours consacrent de larges déve- loppements. Le témoin (oJ mavrtu", oJ paragenovmeno") n’est pas une créature spontanée, puisque le crime doit se commettre en secret et que le témoin est un intrus26 suscité par les parties et notamment par l’accusa- tion. En cela les degrés de la transmission de sa parole peuvent être complexes : le témoin sur lequel se fonde l’accusation dans la Première Tétralogie, comme dans le Sur le meurtre d’Hérode, est mort ; le jeu de la défense est de récuser la façon dont ses mots, prétendus définitivement garantis par la mort même de qui les a prononcés, pourraient être contre- dits par d’autres témoignages virtuels27. Pour l’essentiel l’orateur semble s’en tenir au fait qu’il n’existe pas de témoins d’innocence et que le témoignage n’est jamais que parole à charge. Le choreute se plaint de ce que ses témoins soient considérés comme non fiables alors que ceux de l’accusation pourraient l’être par nature (touvtoi" marturou'nte" pistoi;

h\san, ejmoi; marturou'nte" a[pistoi e[sontai)28. Ce n’est qu’en toute fin de son second discours que le défendeur de la Première Tétralogie propose le témoignage de ses esclaves pour garantir, par l’application de la torture qui donnerait à leur parole une valeur objective incontestable, un alibi qui deviendrait irréfutable29. S’il semble, en effet, qu’il ne puisse pas exister de témoins à décharge, c’est que celui qui plaide l’innocence prétend n’être pas apparu sur le théâtre où se sont déroulés les faits incriminés.

Euxithéos explique donc que nul innocent, lui-même en l’occurrence, ne

25. I Tetr. 4, 5.

26. Contre la belle-mère, 28 ; I Tetr. 4, 7 ; Choreute, 18.

27. I Tetr. 1, 9. Les paroles du témoin sont en fait celles de l’accusateur qui dit l’avoir interrogé sur le site même de la mort de son maître avant qu’il ne succombe à son tour (ajnakrinovmeno" uJf hJmw'n). L’accusé propose l’idée que d’autres personnes auraient pu intervenir (I Tetr. 2, 5) et l’accusateur lui répond en faisant de ceux-ci d’éventuels garants du témoignage qu’il attribue lui-même à l’esclave (I Tetr. 3, 2) et en proposant l’existence d’un éventuel autre personnage qui serait le complice de l’accusé et l’aurait dénoncé s’il avait été pris sur le fait (I Tetr. 3, 5). Le témoignage n’étant pas fiable, seule semble valoir, de fait, la construction rhétorique qui fait des vraisemblances l’essentiel de la preuve : Choreute, 29-31.

28. Sur le choreute, 29 (il oublie simplement que ses témoins ne témoignent pas sur la question de fond mais sur une circonstance accessoire).

29. 1, 4, 8.

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peut décrire ce qu’il ne connaît pas pour expliquer de quelle façon sa présence y serait impossible30. Le Palamède de Gorgias se trouve dans la même situation. Lui qui vit pourtant dans le monde panoptique d’un camp militaire, où nulle action, qu’elle soit légitime ou criminelle, ne peut échapper au regard, se trouve devoir se tourner vers des témoignages de moralité pour essayer de se disculper31, car de ce qui n’a pas eu lieu, il est impossible de trouver des témoins oculaires (ta; me;n ga;r ajgevnhtav pw"

ajduvnata marturhqh'nai)32. En réclamant des témoignages d’innocence, Ulysse semble avoir renversé la charge de la preuve, mais cela semble n’étonner personne car Palamède ne convainc pas, tant l’idée que le témoin sert d’abord à justifier une accusation est ancrée dans les esprits.

Antiphon théorise cette conception dans son traité Sur la vérité, où il montre comment l’on ne peut aspirer à ce qu’il appelle la « vie de nature » que si l’on réusit à se débarrasser de tout témoin (monouvmeno"

martuvrwn) et échapper ainsi à la vue de quiconque (lanqavnein)33 pour vivre tranquille en son privé. Pour lui le témoin ne peut qu’être hostile et illégitime puisqu’il s’occupe d’affaires qui sont censées ne pas le concer- ner. Il se révèle, paradoxalement, être potentiellement criminogène puis- qu’il fait naître la haine (misos) de celui dont il dénonce la vie libre et de la vengeance duquel il devra se protéger sa vie durant34. Il est surtout injuste en intervenant de façon agressive dans la vie de quelqu’un qui ne lui a jamais fait le moindre tort, puisque c’est agir injustement que de s’en prendre à qui ne nous a fait aucun mal35. Le plus grave est que l’institu- tion judiciaire dont il se fait l’instrument n’a pas la moindre capacité de réparer le tort qu’il cause à celui qu’il accuse (to; ejk tou' novmou divkaion oujc iJkano;n ejpikourei'n), car, devant le tribunal, les parties – l’innocent comme le coupable, l’accusateur de bonne foi et celui qui ne l’est pas, le criminel et sa victime – se trouvent placées dans la même situation de devoir convaincre du bien-fondé de leur discours de revendication ou de défense36, de telle sorte que le plaideur, même de bonne foi, doit en passer par une rhétorique qui lui impose d’user presque nécessairement

30. Sur le meurtre d’Hérode, 65-66. On appréciera, de même que le sentiment de la rela- tivité du témoignage, la remarque du paragraphe 51 où il est soutenu, en une sorte de prescience de l’adage selon lequel le doute doit profiter à l’accusé, que, dans le cas de contradiction entre les témoins, ceux qui seraient favorables à la défense devraient être les seuls à être reçus par le tribunal.

31. Gorgias, Fragment 11a, ll. 64-73, 95 (parevxomai to;n paroicovmenon bivon).

32. Gorgias, Fragment 11a, ll. 133 sqq.

33. Sur la vérité, CPF 1, Fg. A. l. 6 sqq. (Pendrick 2002, Fg. 44) 34. Ibid. Fg. A, I, 37-38, II, 1-8

35. Ibid. Fg. A, I, 10-15.

36. Ibid. Fg. B, VI, 6-25.

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Antiphon, les Quatre Cents, les Trente 15 de moyens trompeurs (apate) condamnables37 pour se faire entendre.

Ainsi, les mécanismes de la justice, dès qu’ils sont activés, loin de guérir les hommes de leur injustice, ne peuvent que les corrompre.

Échapper aux regards peut passer ainsi pour une préoccupation essentielle de la politique personnelle d’Antiphon qui prétendait ne pouvoir accomplir sa vie que dans le secret d’un privé. Il lui semblait qu’il n’était pas possible de le connaître dans une cité dont on a cru pouvoir montrer, de façon quelque peu exagérée, que nul ne s’y trouvait jamais hors du contrôle de ses voisins, de ses esclaves ou de n’importe qui d’autre38, ce qui eût vivement surpris Platon qui prétendait que même les condamnés à mort pouvaient y vivre et déambuler en public sans crainte d’être reconnus39. Il est évident, néanmoins, que l’activité des sycophantes40 dénonçant par sectarisme ou désir de lucre les fautes de certains citoyens parfois naïfs dans leur vie publique et s’en prenant sans doute aussi à certaines conduites contrevenant aux pratiques de la démo- cratie populiste, donna une mauvaise image des tribunaux, Aristophane en est témoin, et cela ne fut pas pour rien dans le désenchantement collectif à l’égard des institutions qui facilita, en 411, l’installation de l’oli- garchie.

La place d’Antiphon fut, dans cette révolution, considérable et l’on peut postuler que la pratique des Quatre Cents dut beaucoup aux prin- cipes d’organisation sociale qu’il avait envisagé de faire prévaloir. Il est manifeste que son souhait de ne pas se faire voir pour pouvoir vivre à sa guise est l’expression chez lui d’un refus de la cité ouverte. Au lieu de favoriser l’échange entre citoyens, il souhaite que se construise pour eux une vie protégée du regard des autres, sinon en vue de la jouissance per- sonnelle de chacun, car il est peu vraisemblable qu’il ait jugé, en son for intérieur, que cela fût possible, du moins au profit d’une caste de privi- légiés auxquels il aurait été permis de s’abstraire des contraintes sociétales pour vivre en son quant-à-soi. Il apparaît clairement que si les Quatre Cents ont fait en sorte de transformer la cité en une société de secret où régnait l’anonymat et l’obscurité, sans doute n’y fut-il pas étranger.

Le texte de Thucydide évoquant les prodromes de l’installation de la première oligarchie athénienne est très évocateur de l’obscurité qui a recouvert alors la ville. Des jeunes gens ont assassiné, « sans être recon- nus », un démagogue emblématique, ils ont fait disparaître « secrète-

37. Ibid. Fg. B, VI, 29.

38. Hunter 1994.

39. Platon, Resp. 558a8.

40. Osborne 1990, qui montre comment le sycophante est un bon serviteur de la démocratie, et la réponse de Harvey 1990 ; on peut lire, pour ses nombreuses références au théâtre d’Aristophane, Doganis 2007.

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ment » d’autres citoyens41. Le terme krypha qu’emploie l’historien, dans l’un puis dans l’autre passage, n’a pas la même signification dans les deux cas. Le meurtre du démagogue a dû être public et seuls les assassins sont restés dans l’ombre, la disparition de citoyens moins connus n’a pas donné lieu à publicité détaillée, mais une rumeur a fait état de l’existence d’un groupe de tueurs frappant à leur gré, suscitant un climat de terreur muette. Si l’assemblée continuait de se réunir ainsi que le conseil des Cinq Cents, personne hors les conjurés n’y prenait l’initiative de la parole, encore ces discours étaient-ils contrôlés par une instance incon- nue42, personne ne leur répondait43. Le peuple se taisait car personne ne savait si les conjurés n’étaient pas plus nombreux encore que ceux que l’on supposait complices ou que l’on connaissait pour l’être44. La cité avait trop grandi pour que les gens se connussent les uns les autres, de telle sorte que le silence s’étendait à l’ensemble de la vie sociale car on ne savait plus à qui parler, que l’interlocuteur éventuel fût un parfait in- connu dont il fallait se méfier par principe ou une connaissance dont on ne savait plus si elle restait proche de qui aurait voulu l’entretenir45. On entra ainsi dans la cité du mystère dont l’ombre profitait aux acteurs du coup d’État qui avaient intérêt à l’épaissir pour que nul opposant indivi- duel ne puisse envisager de regrouper publiquement des partisans. C’est dans cette atmosphère que Pisandre réunit le peuple à Colône pour mettre en œuvre, en une sorte de huis-clos, les réformes institutionnelles.

Furent d’abord supprimées les procédures pour illégalité, non pour permettre la liberté de parole, ce qui eût été paradoxal en la circonstance, mais pour fournir, en une fiction de légalité, la possibilité de toute forme d’innovation et ôter aux sycophantes, rendus responsables du manque de liberté d’initiative procurée par la démocratie avancée, et surtout à tout opposant légitime et courageux, la possibilité de saisir le tribunal46. Il fallut ensuite, selon le programme avoué des conjurés, construire une cité réduite à cinq mille membres47.

41. Thucydide, 8.65.2.

42. Thucydide, 8.66.1.5.

43. Thucydide, 8.66.2.1.

44. Thucydide, 8.66.3.

45. Thucydide, 8.66.3-4, dia; th;n ajllhvlwn ajgnwsivan.

46. Aristote, Ath. 29, 2, donne quelques précisions sur le décret de Pythodôros qui semble ouvrir le droit de proposition à tout Athénien qui le souhaiterait ; il ne mentionne pas la tenue de l’assemblée du peuple (sinon peut-être par allusion en 32, 4) que Thucy- dide (8.67.2) considère comme fondatrice du nouveau régime et qui se tint à Colône, déplacement de la session qui s’accompagna de la fermeture étroite du site.On verra que je me situe dans une perspective très différente de celle que proposent Harris 1990 ou Ruzé 1993.

47. Thucydide, 8.67.3.

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Antiphon, les Quatre Cents, les Trente 17 Thucydide est expéditif en indiquant que la désignation des Cinq Mille devait se faire au seul gré des nouveaux dirigeants (xullevgein oJpovtan auJtoi'" dokh'/), Aristote est plus précis dans le détail puisqu’il indique comment devait être assurée l’inscription sur la liste des ayants droit, tout en sachant que celle-ci ne fut pas effectivement établie48. On apprend d’un discours de Lysias que les katalogeis, désignés pour ce faire dans chaque dème, auraient été libéraux et auraient proposé à l’inscrip- tion jusqu’à neuf mille noms49, ce qui signifie que les Quatre Cents avaient tout loisir de faire leur choix parmi ceux-ci et que, ne publiant pas la liste définitive des citoyens, ils tenaient dans l’incertitude de leur statut la moitié de ceux qui avaient réussi à profiter de la largesse inef- ficace de l’administration locale. Cela permit, aussi, de tenir à l’intention des sécessionnistes légitimistes de la flotte de Samos des discours contra- dictoires sur le nombre réel des citoyens actifs au sens de la nouvelle constitution50.

Cette obscurité voulue dura jusqu’au moment où la situation politique devint quelque peu difficile. Au retour de l’ambassade envoyée à Samos, certains membres de l’oligarchie demandèrent que les Cinq Mille existassent « de fait et non seulement de nom » (ergoi kai me onomati)51. Les difficultésau plan militaire devinrent telles que certains conçurent le sen- timent que l’on se préparait à recevoir au Pirée des troupes spartiates en leur donnant le contrôle des fortifications qui venaient d’y être construites. Un mouvement de troupes demanda la destruction de ces ouvrages. L’insurrection parut d’abord entravée par le fait que nul ne connaissait vraiment qui étaient ceux qui y participaient, parce que s’étaient mêlés aux hoplites des habitants du Pirée et que nul ne savait quel était le statut politique des manifestants. On se trouvait dans une situation de méfiance réciproque qui prévalait entre les mécontents, semblable à celle qui avait favorisé l’installation de l’oligarchie, car on se demandait si les Cinq Mille n’existaient pas de fait (tw'/ o[nti), cachés dans le peuple. Les dirigeants continuèrent, néanmoins, de refuser que les noms des Cinq Mille fussent connus (dh'lou" ei\nai), la question se posant, à nouveau, de savoir alors si leur assemblée avait, à proprement

48. Aristote, Ath. 29.5.11, indique que l’on devait désigner dix katalogeis, un par tribu ; c’est en 32.3 qu’il écrit que les Cinq Mille ne furent désignés « qu’en parole » et que les Quatre Cents, et surtout une commission des Dix dotés de tout pouvoir (autokratores), prirent en main les affaires.

49. Lysias, Pour Polystratos, 13-14. Voir la remarque quelque peu surprenante de L. Gernet, dans son édition de la CUF (p. 56, n. 1) : « les katalogei'" furent d’autant plus larges qu’on entendait bien que le régime ne fonctionnât point […]. Plus tard on put se prévaloir de ce libéralisme […] »

50. Thucydide, 8.72 et 8.86.

51. Thucydide, 8.89.2.

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parler, une quelconque forme d’existence52. C’est finalement une assem- blée des hoplites qui obtint la promesse qu’elle fût rendue publique (apo- phainein)53. Mais il était évidemment trop tard pour que cela sauvât le gouvernement des Quatre Cents contraint de se dissoudre. Les Athé- niens modérés reprirent le contrôle de leurs affaires, les confiant à l’as- semblée des hoplites capables de s’équiper à leurs frais, qui furent répu- tés se compter cinq mille pour assurer, avant le retour de la flotte, une certaine continuité institutionnelle54.

Il paraît évident que cette première oligarchie comptait sur le fait que tout devait rester obscur dans la cité pour que ses membres dirigeants pussent agir à leur guise, leur liberté ne tenant pas tant à ce qu’ils étaient eux-mêmes cachés aux yeux de leurs concitoyens que, surtout, au fait que ces derniers ne connaissaient plus leur statut personnel ni celui de leurs proches ou voisins. Le masque que le philosophe prétendait vouloir revêtir pour se protéger des regards était, en un renversement efficace, imposé à autrui pour lui faire perdre tout repère et l’empêcher de donner sens à ce qu’il voyait, puisqu’il ne savait pas où il se situait. Il peut sembler ainsi que la revendication au droit à une vie privée protégée, faite par Antiphon au nom de la liberté de l’individu, ait trouvé dans la pratique du pouvoir une application telle qu’elle imposait la sujétion par la crainte où chacun était de perdre un statut illusoire par l’effet d’une parole ou d’une action publique imprudente. Comme le tyran, qu’il fût Calliclès ou Antiphon lui-même, est, par nature, moins puissant que la foule, que l’homme adamantin de l’Anonyme est, par nature encore, promis à périr s’il s’oppose à elle, Antiphon mourut, presque seul, comme de règle, puisqu’il était, en tant que philosophe et théoricien, l’un des plus fragiles, peut-être, des oligarques, à moins qu’il n’eût été le plus exposé d’entre eux.

Que ce jeu sur l’obscur ait été une spécificité de la pratique des Quatre Cents apparaît comme une originalité signifiante si on la compare à ce que fut, dans la même cité et la même décennie, avec certains des mêmes hommes, celle des Trente. À l’inverse, ces tyrans choisirent de faire connaître de façon très évidente l’identité de qui les soutenait ; on peut supposer que l’échec de la première révolution y fut pour quelque chose.

Ils établissent dès leur prise de pouvoir une liste (katavlogo") de trois mille partisans à qui confier l’apparence du pouvoir. Cette liste existait si

52. Thucydide, 8.92.10-11.

53. Thucydide, 8.93.

54. Thucydide, 8.97, fait bien comprendre que le chiffre n’a guère de sens en lui- même : l’assemblée de la Pnyx étant spontanée, tout Athénien apte à s’équiper en guerre à ses frais peut opiner.

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Antiphon, les Quatre Cents, les Trente 19 bien que les trente tyrans qui tenaient la cité pouvaient effacer (ejxaleivfein) le nom de qui cessait de mériter d’y être inscrit, le rem- placer par un autre (ajntigravfein)55. Théramène fut l’une des victimes de ce type d’épuration : exclu de la liste des Trois Mille et susceptible, de ce fait, d’être passible de la peine de mort en cas de trahison avérée, il fut condamné et contraint de boire la ciguë56. Quand on décida de désarmer les citoyens non retenus dans le catalogue, on était, parce qu’il existait des documents clairs, en mesure de procéder à la revue préalable (ejxevta- si") des hoplites en distinguant ceux qui appartenaient au corps des Trois Mille et ceux qui allaient devoir rendre leurs armes57. Plus tard les non-inscrits (oiJ e[xw tou' katalovgou) furent bannis, sans doute ceux au moins des propriétaires dont on voulait confisquer les biens58. Quand les affaires prirent réellement mauvaise tournure pour la tyrannie, Critias vint à Éleusis, où il avait choisi de s’installer en cas de retour des démo- crates dans la ville, et il y procéda à une sorte de recensement (ajpografhv) des hommes de la place. Cette liste fut établie publiquement pour, sans doute, donner confiance à ceux qui s’y voyaient mentionnés, mais tous, au sortir du lieu où se déroulaient les opérations, furent suc- cessivement et discrètement entravés pour être conduits à la mort59. Quand la situation tourna plus mal encore, pour être sûr de la fidélité de ses partisans, ce fut en public (fanera; yh'fo") qu’il leur fit voter les dernières mesures de son gouvernement60.

Durant la guerre civile ouverte, les Trente réfugiés à Éleusis et les inscrits du catalogue des Trois Mille restés dans la ville (oiJ ejn tw'/

katalovgw/ ejx a[stew") affrontèrent les démocrates, attendant en vain que Sparte les aidât61. La guerre civile se termina de façon brutale par un traité de réconciliation assurant l’amnistie à la plupart des factieux, l’obscurité devenant pour un temps constructive62. Il fut, néanmoins, décidé de dresser une liste des citoyens réfugiés à Éleusis et désirant y rester ; ceux-ci étaient astreints à résidence et ne pouvaient revenir en

55. Aristote, Ath. 36.1-2. La signification du mot, qui est ordinairement « copier », est ici particulière puisqu’il faut comprendre « écrire à la place de… ». Pour une bonne appréciation de la période, il faut lire les Helléniques de Xénophon. En 2.3.18-20, il évoque le catalogue des Trois Mille qui « ont part aux affaires (meqevconte" tw'n pragmavtwn) ».

56. Aristote, Ath. 37.1.

57. Sur le statut privilégié des inscrits au catalogue, tant qu’ils n’ont pas été radiés, Xénophon, Hell. 2.3.51.

58. Xénophon, Hell. 2.4.1.

59. Xénophon, Hell. 2.4.8.

60. Xénophon, Hell. 2.4.9-10.

61. Xénophon, Hell. 2.4.28.

62. Lire les articles essentiels de Loraux 1997 : « L’oubli dans la cité » (p. 11-40), « De l’amnistie et de son contraire » (p. 146-172).

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ville63 même s’il était implicitement envisagé qu’ils pussent, à terme, le faire. Une liste des habitants de la ville désireux de s’installer à Éleusis fut établie et l’inscription (ajpografhv) valait autorisation à sortir64. Il était prévu qu’elle resterait ouverte durant dix jours, mais elle fut fermée de façon anticipée pour tenir compte de ce que ceux qui avaient hésité à ac- complir cette démarche pouvaient, en fait, désirer rester sur place, atten- dant simplement qu’il fût évident que la réconciliation était accomplie65.

Par la publicité faite aux engagements des personnes dans la com- plicité avec leur tyrannie, le gouvernement des Trente, à la différence de celui des Quatre Cents, réhabilitait le politique, si l’on entend par là la pu- blicité donnée à la prise de parole publique ou la participation à l’action collective. En cela, les tyrans, soucieux de ne pas paraître isolés et fragiles, prétendaient assurer la domination d’un groupe de militants res- ponsabilisés dans le soutien qu’ils leur apportaient. Les partisans désireux de profiter sans vergogne des profits de l’exercice de la tyrannie devaient sacrifier à l’action immédiate leur vie privée car, se montrant à découvert, ils mettaient en danger leur vie. On est bien loin du repli sur soi prôné par Antiphon qui, pour sa part, n’avait pas su s’y tenir.

C’est dans les périodes de crises aiguës que se révèlent les vérités des systèmes, le politique n’échappant pas à cette règle. C’est par l’usage de ses capacités de publier l’archive de ses membres qu’Athènes donnait l’image de son corps au temps de sa puissance, permettant durant la démocratie que fussent bien connus les droits de tous ses membres et que fût préparé l’exercice de leurs devoirs, militaires ou financiers, pour le plus grand bénéfice de la collectivité66. L’oligarchie de 411 puis la tyrannie de 404 ne pouvaient imaginer s’établir et durer sans avoir dû réfléchir à l’usage qu’il fallait faire des nombreuses listes identifiant, en divers contextes et depuis des décennies sans doute, les ayants droit au politique, sans parler des divers textes gravés dans la ville pour assurer le respect des lois et des traités. La première semble avoir voulu s’affranchir des évidences contraignantes de la publicité de l’état-civil, peut-être sous l’influence d’Antiphon qui privilégiait la loi de nature par rapport au positivisme relativiste de la loi écrite et publiée. L’échec des Quatre Cents, permettant d’envisager l’emploi de la force la plus brutale, permit à la tyrannie des Trente de s’avouer pour telle et elle voulut, par la pleine clarté du catalogue de ses affidés, rendre leur complicité évidente et, partant, leur trahison improbable, la publication du nom des Trois Mille allant de pair avec la destruction des stèles anciennes dont le texte ne

63. Aristote, Ath. 39.1.

64. Aristote, Ath. 39.3.

65. Aristote, Ath. 40.

66. Sur les archives dans la cité athénienne, voir désormais Pébarthe 2006.

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Antiphon, les Quatre Cents, les Trente 21 convenait pas à leur programme. Les deux équipes reconnaissaient ainsi à l’écrit sa considérable importance. Dans l’usage divergent qu’elles en firent, elles démontraient qu’elles le considéraient, l’une et l’autre, comme un instrument qui lie celui qui s’y confie ; les uns voulurent s’en dégager pour agir à leur guise, les autres s’en servir pour attacher à leur aventure ceux qui se ralliaient à eux. Il n’est pas de politique d’établissement de l’état-civil qui soit neutre dans ses effets, les Athéniens en étaient parfai- tement conscients.

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