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Traduire Revue française de la traduction

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Texte intégral

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218 | 2008

De traduction en retraduction

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/traduire/888 DOI : 10.4000/traduire.888

ISSN : 2272-9992 Éditeur

Société française des traducteurs Édition imprimée

Date de publication : 15 juin 2008 ISSN : 0395-773X

Référence électronique

Traduire, 218 | 2008, « De traduction en retraduction » [En ligne], mis en ligne le 15 juin 2008, consulté le 03 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/traduire/888 ; DOI : https://doi.org/10.4000/

traduire.888

Ce document a été généré automatiquement le 3 octobre 2020.

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SOMMAIRE

Éditorial

Vanessa De Pizzol

Retraduire

(propos décousu…) Jean-Pierre Lefebvre

Traduire et retraduire les textes de l’Antiquité gréco-latine

Anne-Marie Ozanam

Traduire Machiavel

Thierry Ménissier

Traduire et retraduire Sense and Sensibility ou comment faire aimer Austen en français

Valérie Cossy

Continuer à traduire la voix de Cortázar

Sylvie Protin

Le problème de la nuance en traduction pragmatique

Nicolas Froeliger

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Éditorial

Vanessa De Pizzol

1 La traduction peut-elle s’envisager comme un acte unique, que la publication rend immuable, indépendamment des évolutions culturelles, sociales et politiques que la marche de l’histoire entraîne inévitablement dans son sillage ? Le travail de traduction n’est qu’une étape, la réception par le public en est une autre, qui implique bien souvent la troisième : la retraduction. Au cours des années et des siècles, il semble effectivement que les œuvres, textes ou documents traduits, soumis à des lectures et des interprétations différentes, se façonnent de traduction en retraduction.

2 « Ainsi en va-t-il (…) de l’Odyssée, du Quichotte, de Shakespeare : les « retraductions » sont des relectures (…), des interprétations multiples d’une même partition », comme le souligne Jean-Pierre Lefebvre. On ne saurait mieux dire : la rentrée littéraire 2008 a été placée sous le signe de la retraduction avec la publication d’une nouvelle version française de Don Quichotte par Jean-Raymond Fanlo, venant encore gonfler l’impressionnant cortège de traductions qui entoure cette œuvre (quelque quatre-vingt traductions en quatre siècles)1. La question qui se pose alors est celle de la nécessité de la retraduction. De l’Antiquité à nos jours, en passant par le XVIe et le XIXe siècle, le questionnement reste inchangé : Qu’apporte-t-elle au lecteur, à l’utilisateur ? Quelle image du texte, de son auteur, inscrit-elle dans l’histoire ?

3 Si l’on écarte les écueils d’une telle pratique qui, comme les énumère Jean-Pierre Lefebvre, se nomment parfois opération commerciale, rewriting, tentation de

« distraduire » pour se démarquer du travail précédent et échapper aux accusations de plagiat, et si l’on fait abstraction du soupçon qui pèse sur la relation auteur –

« retraducteur » dans le cas des œuvres considérées comme des classiques, le second bénéficiant de l’aura du premier, la retraduction resterait salutaire pour le texte en tant que « diffusion en plusieurs temps ». On regrettera cependant le manque de considération dont souffre le travail de retraduction, tendance particulièrement visible dans le traitement financier minoré que proposent les éditeurs au motif que le travail du retraducteur serait moindre.

4 Les retraducteurs de l’Antiquité ne semblent guère mieux lotis et ce, en dépit de l’énorme travail de décryptage qu’il leur faut accomplir, à la lumière de notre

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« sensibilité de Modernes », avant même d’aborder les questions proprement stylistiques du texte ancien. Le retraducteur en langue ancienne opère littéralement sur le fil, dans la recherche permanente de l’équilibre entre la fidélité et la lisibilité, tout en évacuant l’« obscurité et les assimilations abusives ». La retraduction, selon Anne-Marie Ozanam, s’impose donc comme une « remise en question fondamentale de ce qui nous a été transmis comme une évidence et un dogme ». Dans cette perspective, le corpus de retraductions qui encadrent le texte original devient un objet épistémologique à part entière, au même titre pourrait-on dire que les écrits critiques produits par les spécialistes. La retraduction joue ici un rôle essentiel dans la mesure où « elle en dit sûrement plus long sur son auteur et sur l’époque à laquelle elle a été produite que sur l’objet dont elle prétend rendre compte », observe à juste titre Anne-Marie Ozanam.

5 Que dire alors quand le texte qui fait l’objet de retraductions se trouve également être la proie d’enjeux politiques majeurs, comme Le Prince de Machiavel ? Cet écrit qui traite de la bonne manière de gouverner a suscité de nombreuses controverses dont nous avons hérité le terme « machiavélisme », une caricature dont on a injustement affublé l’auteur. Les différentes fonctions occupées par Machiavel au sein des instances dirigeantes d’alors ont forgé une langue qui va lui permettre de développer une pensée politique tout en nuances, à visée pratique. Pensée qui, en fonction des périodes historiques, est plus ou moins infléchie, ce que les traductions successives accentuent encore. Thierry Ménissier observe finement cette évolution encore en acte aujourd’hui, et note la manière dont « les traductions de Machiavel accompagnent et stimulent notre histoire politique nationale ». Les difficultés du passage des notions clés de la pensée de l’auteur florentin en français sont loin d’être épuisées par les nombreuses retraductions et contribuent à faire de Machiavel un auteur bien vivant.

6 On comprend dès lors à quel point l’auteur est dépendant de l’image véhiculée par les traductions successives de son œuvre, allant parfois jusqu’à creuser une ornière au fil des siècles, dont il est très difficile de sortir. Valérie Cossy nous en donne une brillante illustration en étudiant la réception française du roman Sense and Sensibility de Jane Austen. Toute la relation entre cet écrivain et son lectorat français serait bâtie sur un quiproquo, au point qu’un lecteur de « langue culture » anglaise n’y reconnaîtrait plus sa romancière. Traductions successives et adaptations se font en l’espace de quelques années, au début du XIXe siècle, construisant ainsi une image figée, un « mythe victorien » dont Jane Austen souffre encore. La profondeur psycho-logique des personnages féminins, les ressorts discrets de l’ironie de l’auteur y auraient beaucoup perdu, enfermant le roman « dans l’univers de la littérature féminine, au sens étroit et édifiant du terme ». On suit avec enthousiasme cette défense passionnée de Jane Austen, cette demande de réhabilitation que seule la retraduction peut satisfaire, pour qu’enfin se produise « le dévoilement de l’œuvre originale dans la “ langue culture ” réceptrice ».

7 La traduction et la retraduction posent donc de manière cruciale le problème de l’identité de l’auteur, un problème d’autant plus sensible pour un écrivain se doublant d’un traducteur tel que l’a été Cortázar. Sylvie Protin nous guide pas à pas dans la naissance de cette « voix narrative » si caractéristique, nourrie d’oralité, de déconstruction, de transgression, Cortázar se revendiquant « ennemi bien réel de la langue ». Tâche très ardue que la traduction de ses écrits, difficilement réalisable sans les suggestions d’un auteur prônant par ailleurs le maintien de l’efficacité du style, de la tension narrative du récit, au détriment de l’exactitude linguistique. Les traductions

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et retraductions se doivent alors d’exister en courant le risque de l’acculturation, de la déstructuration, pour mieux faire apparaître la voix singulière de l’écrivain.

8 En somme, tout est affaire de « nuance », peut-être plus encore s’agissant de traduction pragmatique. Sous-traduction et surtraduction, ou de l’art de manier la règle et le compas : Nicolas Froeliger, fort de sa solide expérience, nous dévoile les subtilités du métier de traducteur. Savoir user de l’un et de l’autre, « raisonner juste sur des figures fausses », le traducteur ne doit pas oublier que les textes pragmatiques s’ancrent dans la réalité, « sont référés au monde ». Il faut alors savoir garder une « forme résolue de prudence qui nous incite à la nuance ».

9 Traduction et retraduction sont deux étapes complémentaires, nécessaires à l’existence voire à la survie du texte dans une langue autre que celle qui l’a vue naître.

Découverte/reconquête, réussite/échec, association aux multiples facettes… à vous d’en juger et d’en découdre.

NOTES

1. Cf. Linda Lê, « Don Quichotte, hidalgo polyglotte », Magazine Littéraire, Octobre 2008, p. 48.

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Retraduire

(propos décousu…)

Jean-Pierre Lefebvre

1 J’espère bien ne jamais devoir traduire dans une autre langue le verbe français

« retraduire », que je trouve trop ambivalent, et pour tout dire fallacieux.

2 Car on ne retraduit jamais : on traduit un texte, quand bien même il a déjà été traduit par des dizaines de prédécesseurs.

3 Mais voilà, c’est le mot qu’on emploie spontanément…

4 Retraduire sonne donc comme une opération de correction, de rectification d’un travail qui serait là entre le texte et nous. On referait un travail déjà fait.

5 Le 1er janvier qui suit le soixante-dixième anniversaire de la mort d’un grand écrivain, on voit éclore au firmament de l’édition des « retraductions » de grands textes qui assurément se vendront. Les droits sont « libres »… La grande roue des ventes régulières a suffisamment tourné. C’est le cas évidemment des classiques plus anciens encore…

6 En attendant, les éditeurs et traducteurs ont préparé ces sorties avec des sentiments confus et l’angoisse d’être pris pour des plagiaires, ou de ne pas vendre la retraduction parce que le marché s’est saturé.

7 Certains se sont en conséquence appliqués à traduire « différemment », quitte à renoncer à nombre de solutions qui semblaient aller de soi. On appellera ça

« distraduire ». Ils souffrent beaucoup de ce que la place idiomatique soit prise…

8 D’autres ont carrément pris la plus fiable des traductions existantes, et la rewritent en français à leur sauce. C’est toujours ça de pris.

9 Quoi qu’on fasse, il y a du soupçon…

10 Car on ne retraduit pas n’importe quoi, mais uniquement ce qui a déjà acquis la notoriété, et parfois l’amour des lecteurs. Le retraducteur touche une œuvre déjà touchée par la grâce.

11 La situation idéale est évidemment celle où les traductions existantes sont si défectueuses que la nouvelle en tire un bénéfice contrastif quasi immédiat. En l’espèce,

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le verbe « retraduire » s’applique bien alors à un objet, qui n’est pas le texte original, mais ce qui en avait été fait. La société est reconnaissante du progrès constaté.

12 La situation confortable est celle des traductions dites « poétiques ». Un « poète » autodéclaré tel (en attendant le jugement des siècles, bien postérieur de toute façon au temps des vivants) remâche en son jargon poétisant les traductions déjà réalisées. Il vaudrait mieux parler d’adaptation, mais c’est moins gratifiant. Et parfois moins bien payé…

13 Cela étant, il vaut mieux prendre les choses par le bon côté.

14 Quand les éditeurs commandent des traductions d’ouvrages déjà traduits par la concurrence, cela donne du travail à la corporation, et une chance à l’œuvre déjà traduite : celle d’apparaître sous un autre jour, de « sonner » autrement et révéler ainsi une pluralité de résonances que la première traduction avait réduite.

15 Ainsi en va-t-il selon moi de l’Odyssée, du Quichotte, de Shakespeare : les

« retraductions » sont des relectures, leur pluralité un plaisir de plus. On peut les comparer aux interprétations multiples d’une même partition. Dernièrement est parue la dernière partie de la Divine comédie de Dante, par J.-C.Vegliante : outre la variation, il y a ici un progrès qu’on se dit aujourd’hui peu dépassable.

16 S’agissant de la philosophie et des grands textes théoriques, il s’ajoute au plaisir de la comparaison (comme travail mental intéressant pour soi), une tendance à l’amélioration potentialisée par le contrôle social des utilisateurs. Des générations d’étudiants en philosophie ont traqué la cohérence de la Critique de la Raison pratique de Kant. Une opinion commune s’est accumulée autour de certains passages, de certains choix, exprimée dans des articles. Un contre-sens ancien a enfin été levé par la nouvelle traduction (chez Garnier-Flammarion), qui datait de la première traduction dans les années 1830 et s’était invétéré : die reine praktische Vernunft est enfin devenue « la raison pratique pure », s’est défaite du manteau troublant « raison pure pratique » (qui se serait dit die praktische reine Vernunft…).

17 Et pourtant : gloire et honneur au premier traducteur qui s’aventure dans les arcanes d’une pensée nouvelle ! Il s’expose à la difficulté même et au courroux des utilisateurs.

Mais sans lui aucun processus ne commence.

18 D’une certaine façon, on peut faire de cette circonstance un critère intéressant : une grande œuvre théorique (ou même littéraire) force le corset même des erreurs et maladresses dont la première traduction peut être affligée. Non dans le détail des énoncés, mais dans la masse du travail.

19 Une grande œuvre finit ainsi par imposer d’elle-même à son nouveau public la nécessité de la nouvelle traduction qu’on appellera retraduction.

20 Rares sont de ce point de vue les exceptions, entendons, les grandes œuvres importantes qui n’aient pas imposé ce processus de diffusion en plusieurs temps. Des milliers de livres sont restés traduits une seule fois, n’ont pas lancé de dialectique. Ce qui ne signifiait pas un manque d’intérêt, et parfois même pouvait paradoxalement s’expliquer par la qualité de la traduction initiale.

21 Bref, est canonique une œuvre qui se retraduit.

22 Il faut rappeler ici un aspect général du problème : une œuvre destinée à devenir canonique (si l’on peut dire) est souvent en avance sur son temps, propose dans des

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énoncés originaux une pensée ou des représentations nouvelles, en rupture avec les

« canons » contemporains invétérés dans la langue moyenne. En sorte que bien souvent ces œuvres sont traduites une première fois de manière régressive, dans une langue déjà en retard. On traduit le poète Heinrich Heine dans le discours lamartino-quelque chose, alors qu’il faudra attendre Apollinaire, Laforgue ou d’autres pour disposer d’une langue « imitable », en phase avec le ton Heine. Une fois ce désaccord constaté (ça peut prendre du temps…), le processus de retraduction commence. Et c’est subsumées sous la demande manifestée que se prennent les décisions : ainsi en philosophie le recours aux néologismes, le bardage du texte par des pseudo gloses explicatives, la fabrication d’un brouet d’où sortiront mais plus tard les moyens de traduire l’œuvre canonique dans la simplicité canonique elle-même de la langue de départ.

23 Un philosophe crée ainsi dans la langue différente les conditions de possibilité de sa traduction correcte, un beau jour. Et s’il est tout de suite bien traduit, méfiance : il n’est peut-être pas très neuf, tant la nouveauté – comme disait Deleuze – éprouve la langue existante…

24 Il y a mille exemples de procédés de traduction mal reçus dans un premier temps, de néologismes affreux, de syntagmes indigestes. L’histoire, ensuite, fait le tri.

25 J’ai « retraduit » pour ma part, seul ou en compagnie, le livre I du Capital de Marx, les Grundrisse du même, la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, les Cours d’Esthétique du même, les Elégies de Duino de Rilke, Hypérion de Hölderlin (et un très grand nombre de poèmes), le Golem de Meyrink, Lenz de Büchner, un grand nombre de textes de Paul Celan, et beaucoup de poèmes de l’Anthologie bilingue de la poésie allemande (dans la collection de la Pléiade). Soit, en quantité, davantage que les traductions originales que j’ai faites par ailleurs. Actuellement je traduis l’Interprétation du rêve de Freud, déjà traduit deux fois si je ne me trompe pas. À l’exception du Capital et de la Phénoménologie, je n’avais jamais lu de traduction française avant de commencer le travail.

26 Dans les passages très difficiles à comprendre, j’ai souvent consulté les traductions déjà faites, et constaté malheureusement que les premiers traducteurs avaient eux aussi connu des difficultés.

27 À partir du moment où ce qu’on appelle la « retraduction » est en fait une traduction comme les autres, la consultation des traductions précédentes est vraiment une perte de temps et de liberté.

28 S’agissant de la philosophie cependant, il est très utile de lire des articles sur l’auteur écrits par les traducteurs précédents. Bien souvent ils ont produit dans leurs gloses, sans oser y recourir dans la traduction, les tournures et expressions adéquates selon moi. C’est ainsi que pour le fameux couple ami de la glose infinie Aufhebung – aufheben (que j’ai traduit par « abolition – abolir »), j’ai constaté que certains adversaires de cette solution y succombaient parfois spontanément. Je fais de nouveau cette expérience actuellement avec Freud : dans les traductions existantes l’adjectif « onirique » est proscrit pour les composés avec Traum. Et dans le même temps toute la littérature sur le rêve y a recours, et à juste titre.

29 Ce genre de lecture contribue par ailleurs à l’acculturation nécessaire dans le domaine où l’on va traduire-retraduire.

30 Paradoxalement, l’opération de « retraduction » est parfois l’occasion d’une sorte de régression vers le « littéral » (avec l’apologie de l’étrangeté du texte français ainsi produit, plus ou moins théorisée). La théorisation de cette démarche ignore en général

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qu’elle est largement causée par la nécessité de « faire autrement » (de ne pas s’exposer au reproche de plagiat). Il y a évidemment un bénéfice non négligeable du côté de la fiabilité du détail, et un dommage du côté du confort de lecture. Là encore, le bénéfice véritable sera ultérieur.

31 Ce primat de la littéralité a un inconvénient majeur : il incline à toujours traduire le même mot de départ par le même mot d’arrivée, ce qui est rigoureusement contradictoire avec le fonctionnement du langage, y compris dans le domaine philosophique ou théorique, et entraîne pour le compte, sous les espèces d’un progrès dans la reproduction du texte apparent, une défiguration sévère du texte réel.

32 Siégeant dans des jurys de prix de traduction en Allemagne, il m’a été donné de voir des

« retraductions » extraordinaires, en particulier dans le domaine poétique (Rimbaud, Ronsard traduits en allemand) : elles sont le fruit d’un défi des humbles aux grands traducteurs canoniques (eux-mêmes auteurs le plus souvent). Les prédécesseurs célèbres et patentés ont joué un rôle abréactif, exhibé les contre-sens menaçants, pratiqué les solutions insatisfaisantes, abusivement projeté leurs tics d’écriture.

33 Mais encore une fois, on voit mieux les erreurs des autres que les siennes : merci donc à ceux qui les ont faites (c’est la ruse de la raison…).

34 D’un autre côté, il est vrai que les traductions « modernisantes », qui facilitent la lecture (sa vitesse, sa jouissance) se font par force aux détriments de la fiabilité (beaucoup de choses sautent en particulier), mais font exister une trame langagière qui, bien souvent, moyennant un peu plus de travail, pourrait intégrer une « fidélité » plus grande, comme on dit en hommage à la nature érotique du travail de traduction (étreindre l’Autre).

35 Car l’arrière-plan de tous ces problèmes est et demeure celui du temps passé à les résoudre, ou si l’on veut des conditions concrètes de l’emploi de l’énergie (autre nom du travail…). À partir du moment où retraduire requiert en définitive plus de temps que traduire tout court (contrairement à l’opinion commune), le commanditaire devrait payer plus, alors qu’il excipe parfois du statut de « retraduction » pour s’en tenir au minimum…

AUTEUR

JEAN-PIERRE LEFEBVRE

Jean-Pierre Lefebvre est professeur de littérature allemande à l’École Normale supérieure et responsable avec Bertrand Badiou de l’Unité de Recherche Paul Celan.

Auteur d’une thèse de doctorat sur Heine et Hegel (Der gute Trommler, Hamburg, 1986), d’un roman (La nuit du passeur, Denoël, Paris, 1989), de spectacles et émissions de radio, d’un ouvrage sur Hölderlin (Hölderlin. Journal de Bordeaux. Bordeaux, 1991), d’un livre sur Goethe (Goethe, modes d’emploi, Paris, Belin, 2000, Grand prix de l’essai de la Société des Gens de Lettres). Auteur de nombreuses traductions, parmi lesquelles : Christoph Ransmayr : Le dernier des mondes ; Hegel : La phénoménologie de l’esprit ; Rilke : Elégies de Duino ; Anthologie bilingue de la poésie allemande

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(Bibliothèque de la Pléiade, Prix Gérard de Nerval) ; Paul Celan, Choix de poèmes ; Paul Celan, Renverse du souffle ; Hölderlin, Hypérion ; Paul Celan, Partie de neige ; Georg Büchner : Lenz, suivi de Paul Celan, Dialogue dans la montagne.

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Traduire et retraduire les textes de l’Antiquité gréco-latine

Anne-Marie Ozanam

À la mémoire de Pierre Vidal-Naquet, avec gratitude

1 La tâche du traducteur de grec ancien ou de latin ne semble pas, à première vue, obéir à une nécessité pressante. Tout n’est-il pas déjà traduit ? Et dans ce cas, quel est l’intérêt de revenir sur des œuvres que l’on connaît depuis des siècles ? Pour paraphraser La Bruyère, tout est fait, et l’on vient trop tard… S’il s’agit seulement de dépoussiérer les versions précédentes en remettant au goût du jour les expressions qui ont vieilli, en remplaçant, par exemple, le terme de « piéton », qui ferait maintenant faux-sens, par celui de « fantassin », ou « se faire bien venir » par « se faire bien voir », le travail ne dépasse guère ce que l’on appelle actuellement le rewriting.

2 C’est sans doute ce que pensent la plupart des éditeurs qui montrent le peu d’estime en lequel ils tiennent l’antiquisant par le traitement financier qu’ils lui accordent. Alors que le traducteur de langues vivantes est payé au feuillet, et que le prix de ce feuillet augmente si la langue est dite « rare », hellénistes et latinistes sont en général rémunérés – s’ils le sont! – au forfait, et leur traduction « vaut » beaucoup moins par elle-même que par les outils qui l’accompagnent : introduction, commentaires, notes, index, bibliographie...

3 Du reste, l’antiquisant semble partager cette opinion : il se définit rarement comme traducteur, et participe encore plus rarement – par modestie ou par mépris ? – aux associations et aux rencontres de ses pairs spécialistes de langues modernes. Comme s’il ne faisait pas le même travail qu’eux. Comme si son activité de traduction n’était qu’une partie, bien secondaire, de ses travaux.

4 Or, contrairement à ce que l’on croit, les textes grecs et latins sont encore loin d’être tous traduits. L’immense naufrage qui a englouti tant d’écrits continue à rejeter, de

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temps en temps, quelques épaves : la redécouverte la plus éclatante a été, dans les années 1950, celle du texte entier du Dyscolos de Ménandre, qu’on croyait avoir à jamais perdu, et qui a pu être publié en 1959...

5 Et surtout, pendant des siècles le corpus est resté obstinément réduit, particulièrement en France, à de sacro-saints classiques, loin desquels il semblait impie, ou du moins peu sérieux, de s’aventurer. Il suffit de regarder les programmes officiels et les anthologies scolaires pour constater que ce sont presque toujours les mêmes auteurs qui sont sollicités1 et qui ont très vite constitué une sorte de « canon » profane. En grec, les orateurs attiques, Platon, Xénophon, Sophocle, Euripide… En latin, Cicéron, César, Tite- Live, Virgile, Horace, Suétone, Tacite... Il est intéressant en ce sens de consulter le catalogue des « petits classiques » Hachette (établi en 1904, mais la collection a commencé vers 1880), et de comparer le Programme des Lycées et Collèges du 7 mai 1931 avec l’Arrêté du 8 juin 1966. On s’aperçoit que le choix de textes n’offre guère de différence significative. La littérature dite tardive est presque totalement absente.

Quant aux écrivains du Moyen Âge et de la Renaissance – ces derniers ont un style pourtant si pur, si proche des classiques ! –, on n’en trouve pas trace. Dans la préface de février 1934 de son dictionnaire, qui sert encore de référence, notamment pour tous les concours, Félix Gaffiot n’évoque-t-il pas « la latinité au sens vrai du terme, c’est-à-dire celle qui s’étend de Plaute à Tacite».

6 Dans le même esprit, les outils dont disposent les étudiants sont bien désuets. À l’époque d’Internet2, le grand événement éditorial de ces dix dernières années a été, en France3, la réédition, presque à l’identique, de deux dictionnaires, dus chacun à un seul homme – donc malgré l’érudition de celui-ci, forcément limités : «le » Gaffiot, que nous venons d’évoquer, et « le » Bailly. Or ces dictionnaires s’adressaient explicitement à de jeunes élèves. Dans la préface de son ouvrage (qui date de 1894), Anatole Bailly précise qu’il a supprimé les mots qui « ne sont d’aucune utilité pour les élèves de lycées et de collèges ».

7 Or ces manuels ne sont qu’un reflet du conservatisme qui étouffe trop souvent le petit monde des antiquisants français. En dépit des travaux des chercheurs, la majorité des enseignants, des étudiants et du public cultivé continue à ignorer la période hellénistique, le « Bas »-Empire, le monde byzantin et les prétendues ténèbres médiévales. Certains s’attachent à combler ces lacunes, mais il y a fort à faire, et nombreux sont les écrits qui restent à traduire. Comme le suggère le titre d’une collection des Belles Lettres, la « Roue à livres4 » doit encore tourner pour que sortent enfin de l’oubli des textes injustement méconnus.

8 Tous n’appartiennent d’ailleurs pas aux époques dites obscures. Même le « siècle de Périclès », que l’on croit si bien connaître, s’est longtemps résumé à l’image lumineuse que suggère la Prière sur l’Acropole de Renan : celle d’une cité raffinée, cultivée, vouée à la « déesse dont le culte signifie raison et sagesse », une cité libre et fière, fortement idéalisée, où philosophes et orateurs dissertent gravement en déambulant entre des colonnes de marbre blanc… Or ces colonnes étaient peintes, en des couleurs qui peut- être froisseraient le goût que nous croyons avoir hérité des Antiques. Et Athènes avait sa face irrationnelle, sa face d’ombre, qu’on a trop occultée : sa cruauté, ses superstitions, ses sectes étranges, ses totems et ses tabous, ses mauvais lieux « hors les murs », peuplés de sorcières, de prostituées, de nécromants et d’aventuriers, moins décoratifs sans doute, mais plus vrais que les bergers d’Arcadie5. Il en va de même pour la Rome républicaine ou impériale, beaucoup plus violente et sauvage qu’on ne le dit. Il

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est donc très important, même pour la compréhension des grandes œuvres classiques, lesquelles ne sont pas forcément si étrangères qu’on l’imagine à ces activités marginales6, que des traducteurs portent à la connaissance du public les documents qui en témoignent.

9 Quant aux textes qui nous sont connus depuis des siècles, les retraduire périodiquement est une nécessité. Et il s’agit de beaucoup plus que de moderniser des traductions dont seule la langue aurait vieilli. Nous avons éprouvé personnellement qu’il est incomparablement plus difficile de travailler sur une œuvre qui a déjà été – et parfois à de nombreuses reprises – traduite que de la déchiffrer pour la première fois.

10 La véritable retraduction (qui s’oppose en tous points au rewriting) implique en effet une remise en question fondamentale de ce qui nous a été transmis comme une évidence et un dogme. Elle nous impose de nous libérer d’idées toutes faites et de terminologies que nous avons héritées, sans nous en apercevoir, des traductions précédentes, et plus largement, de toute une tradition scolaire : chargées de leur propre idéologie et de celle de leur époque, elles font écran entre nous et le texte que nous devons faire entendre.

11 C’est surtout avec les Vies parallèles de Plutarque que nous avons pris conscience de ces difficultés. L’ouvrage a en effet été très vite considéré par les Modernes comme une somme privilégiée de connaissances sur le monde grec et latin. C’est pourquoi, très vite aussi, la traduction de certains termes, notamment tous ceux qui ont trait aux institutions, s’est transmise à travers les siècles, de traducteurs en lecteurs, avec une autorité particulièrement contraignante.

12 La première traduction, sans doute la plus célèbre, celle de Jacques Amyot, date de 1559. Plus de deux siècles auparavant, en traduisant Tite-Live, Pierre Bercheure avait choisi de « naturaliser », sans les transposer, beaucoup de mots romains, pour en conserver le caractère étranger : auspices, augure, cirque, faction… Amyot adopte le parti inverse. Afin de rendre compréhensibles les coutumes de l’Antiquité gréco-latine à un public du XVIe siècle, il les rapproche le plus possible des réalités familières à ses contemporains. Ainsi fait-il de l’hipparchos le « capitaine général de la gendarmerie », de la chlamyde un « manteau ducal », tandis que Romulus se trouve entouré de

« gentilshommes ». Comme l’écrit Pascal Payen, il « recrée Plutarque en l’enlevant à son temps7 ».

13 Du coup, dans un mouvement symétrique et complémentaire, les lecteurs des XVIe-XVIIe

siècles s’approprient le Plutarque d’Amyot et celui des traducteurs suivants qui œuvrent dans le même sens8. Ils s’identifient à ses héros qu’ils érigent en modèles.

Brantôme puise dans les Vies parallèles la matière de sa Vie des hommes illustres. Le Grand Condé les emporte dans ses bagages. Shakespeare et Corneille leur empruntent la matière de plusieurs pièces… Au XVIIIe siècle encore, la projection affective reste très forte. Rousseau lit avec son père la traduction d’Amyot : il en retire un fervent enthousiasme pour l’Antiquité. « Que ne suis-je né Romain ! » s’écrie-t-il. Et les Vies restent le modèle auquel se réfèrent les révolutionnaires, soucieux d’imiter les héros de Plutarque, et de faire de « belles morts ». Belles comme l’antique…

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14 Or, si stimulantes qu’elles aient pu être pour l’imaginaire et pour l’affectivité, ces assimilations, qui provenaient d’anachronismes voulus par le premier traducteur afin de faciliter la lecture, ont fini par fabriquer une Antiquité à l’image des rêves des Modernes : un beau miroir conforme à leurs convenances, à leur morale, à leur esthétique, qui n’a plus grand-chose à voir avec la réalité historique.

15 Un exemple, apparemment anecdotique, concerne le mot grec aulos. Cet instrument à anche double avait un mordant aigre et produisait un son strident9. Traduire aulos par

« flûte », comme on le fait communément, semble bien inoffensif. Et pourtant, ce rapprochement a suggéré à des générations de lecteurs une image édulcorée de la musique antique, faite d’harmonies et de grâces un peu mièvres, gommant tout ce qu’elle pouvait avoir d’oriental et de violent.

16 C’est surtout dans le domaine des institutions que les traductions françaises ont longtemps suivi la route frayée par Amyot. Ainsi l’éphèbe est-il resté pendant des générations un « jeune homme », voire un « beau jeune homme », et il a fallu attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que l’on découvre la spécificité de cette institution athénienne qu’était l’éphébie : l’inscription de l’éphèbe se faisait à la majorité légale (18 ans) et l’éphèbe devait accomplir deux années de service10. On pourrait multiplier les exemples : le stratège athénien était vu comme un simple

« général », alors qu’il s’agit d’abord d’un magistrat ; l’hétairie comme une

« camaraderie » alors que la solidarité qu’elle implique ne repose pas seulement sur l’amitié ; l’agora ou le forum comme des « places publiques », sans tenir compte de leur rôle social, commercial et politique.

17 On le voit, à force de ramener l’autre au même, l’étranger au familier, l’inconnu au connu, traducteurs et lecteurs de Plutarque ont fini par créer un objet imaginaire, assez semblable à ce que les péplums ont longtemps proposé aux spectateurs : des toges ou des tuniques, des bijoux anciens, des lampes à huile, des colonnes, des gradins, quelques invocations à Zeus ou à Jupiter, mais pour le reste, un monde qui ressemble en tous points au nôtre.

18 Le déni de l’étrangeté du monde gréco-romain a été parfois si fort qu’il y a même eu des hellénistes pour refuser obstinément de se rendre en Grèce, de peur d’être « déçus »…

Ils préféraient s’en tenir à leur rêve personnel, imaginer un pays poétique que les réalités matérielles ne risqueraient pas de gâter. Or une telle démarche, apparemment bien innocente, peut se teinter d’arrière-pensées plus inquiétantes…

19 La tentation a en effet toujours été grande de s’annexer l’Antiquité afin d’y retrouver non seulement des modèles, mais aussi d’imaginaires « racines » – et l’on sait à quel point ce mot peut avoir des connotations dangereuses…

20 La réception de la Germania de Tacite en fournit un exemple particulièrement éclairant.

Cet opuscule n’était peut-être à l’origine qu’une conférence mondaine : Alain Michel imagine que Tacite a « loué une salle… envoyé des invitations et, vêtu d’une toge d’apparat, a lu son œuvre de sa plus belle voix devant l’élite mondaine de la cité11 ». Ce texte propose aux Romains du Ier siècle un voyage exotique dans un monde « barbare », inquiétant, aux frontières de l’Empire. Si sa valeur documentaire est indéniable12, celle- ci est subordonnée à la leçon que le moraliste entend délivrer. Conformément à une

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tradition ethnographique qui remonte à Hérodote13, les Barbares sont présentés comme des êtres purs, sains, proches de la nature, exempts des vices de la « décadence » : chez eux, pas d’adultère, pas de goût immodéré du luxe, une vie rude et vertueuse… Cette peinture de « bons sauvages » n’a sans doute que de lointains rapports avec ce qu’étaient vraiment les Germains : elle vise avant tout à l’édification morale.

21 Or, si peu réaliste qu’elle puisse être, elle a joué un rôle exceptionnel dans la formation des mentalités modernes. Sa redécouverte au milieu du XVe siècle14, au moment où le Saint Empire romain germanique est en train de se disloquer, fournit aux Allemands un idéal qu’ils peuvent opposer à l’héritage de Rome dont se prévalent les Italiens. Dans la deuxième moitié du XVIe siècle les Protestants français y puisent eux aussi une image de leur résistance à Rome15. Aux siècles suivants, les différents peuples européens, qui cherchent à se forger une identité nationale, cherchent un passé mythique auquel la rattacher : ils font souvent appel aux Germains de Tacite. Les Français leur relient étroitement les Francs dont ils se disent descendants. Ainsi le « temple des Druides » du parc d’Ermenonville, rendant hommage à « nos aïeux… ces braves Gaulois », reprend presque textuellement Germania16. L’éloge que fait Rousseau dans l’Émile de l’allaitement maternel provient de la même source. Quant à Montesquieu, il n’avait pas classé l’ouvrage sous la rubrique Romanorum rerum scriptores, comme les autres œuvres de Tacite, mais sous l’intitulé Gallicarum rerum scriptores ; il y voit le « fil d’Ariane » qui permet de comprendre les institutions des Francs et même le régime parlementaire de l’Angleterre : « Si l’on veut lire l’admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs des Germains, on verra que c’est d’eux que les Anglais ont tiré l’idée de leur gouvernement politique. Ce beau système a été trouvé dans les bois17. »

22 C’est avec le nationalisme allemand que la Germania trouve ses lecteurs les plus fervents. L’ouvrage de Tacite joue le rôle de « nouvel Évangile » : c’est « plus que de l’histoire, c’est de l’histoire sacrée18 ». Mommsen lui-même s’écrie : « Toujours, nous autres Allemands, nous nous trouverons unis dans la joie et la fierté de constater qu’un des meilleurs Romains, lorsqu’il vit décliner le soleil de sa nation, a ébauché de la nôtre un tableau qui a su réunir ses forces, des millénaires plus tard, dans le nouvel Empire allemand, mieux qu’au temps du Saint Empire romain germanique, en une grande œuvre : notre nation, dont l’avenir déterminera longtemps encore le destin du monde, plus même qu’elle ne l’a fait deux mille ans durant19. »

23 Cette lecture affective, fondée sur l’identification, devait conduire aux égarements que l’on sait20… Dépassant de loin les intentions de Tacite et les réalités germaniques du Ier

siècle, traducteurs, commentateurs et lecteurs ont donc fini par fabriquer une

« germanité » de pure fiction. On voit, par ce cas extrême, combien il peut être dangereux de solliciter l’Antiquité comme un modèle, de chercher en elle un miroir, voire une légitimité, bref de se l’annexer.

24 À l’inverse d’une telle attitude, et ce dès la fin du XVIIIe siècle, des traducteurs ont souhaité lui rendre sa voix propre et la découvrir véritablement, dans sa spécificité.

Ainsi Goethe21 écrit-il au Chancelier von Müller : « Dans la traduction, on ne doit pas s’engager dans une lutte immédiate avec la langue étrangère. On doit parvenir jusqu’à l’intraduisible et respecter celui-ci, car c’est là que résident la valeur et le caractère de chaque langue22. » Un regard nouveau est posé sur le monde gréco-latin. Au lieu de le

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rapprocher du nôtre, on s’efforce au contraire de dégager ce qui l’en sépare, ce qu’il a de différent, voire d’incompréhensible23.

25 Le danger de l’entreprise, bien sûr, est de sacrifier l’intelligibilité. La fidélité scrupuleuse à la lettre, voire au mot à mot, peut déboucher sur un charabia pseudo- mallarméen, ce qui serait une forme de trahison aussi nuisible que les ornements des belles infidèles, surtout pour un auteur aussi soucieux d’être clair et convaincant que Plutarque24. Il faut donc raison garder. Le plus important, à notre sens, est de conserver l’ordre d’apparition des idées, souvent malmené dans les traductions anciennes.

Surtout pas, bien sûr, l’ordre des mots – les systèmes de langue n’étant pas identiques –, mais les unités de sens : un élément qui était au début ne doit pas se retrouver après celui qui le suit. Il faut, dans la mesure du possible, respecter la sémantique des positions.

26 Quant au souci de préserver systématiquement les termes originels, il risque de conduire à une traduction qui restera illisible si elle n’est accompagnée d’un imposant appareil de notes. En ce qui concerne Plutarque, nous avons tenté de trouver un équilibre souvent délicat, en évitant à la fois l’obscurité et les assimilations abusives.

Nous avons veillé, grâce aux conseils de Pierre Vidal-Naquet et de Claude Mossé, si attentifs à ces questions, à maintenir avec rigueur les termes institutionnels, à ne pas parler de « soldats » mais d’« hoplites », de « jeux », mais de « concours » olympiques, de « courtisanes », mais d’« hétaïres », de « mignons » mais d’« éromènes »…

27 Un problème assez piquant se posait cependant. Plutarque lui-même (et c’est l’idée fondatrice des Parallèles), quand il passe du monde latin au monde grec, pratique précisément cette technique du rapprochement, à laquelle notre équipe et nous-même tentions de résister. Ainsi le consul romain devient chez lui un archonte, le préteur un stratège, le tribun militaire un chiliarque ; il traduit le Sénat par la Boulé, le forum par l’agora, l’Afrique par la Libye, Jupiter par Zeus…

28 Que devions-nous faire ? Notre désir était grand de préserver ces assimilations, qui donnent aux Parallèles une saveur particulière, un peu exotique, en mêlant les deux cultures. D’autant que c’est un choix délibéré de notre auteur qui, lorsqu’il le souhaite, sait tout à fait employer les termes romains précis25.

29 Pour finir, nous nous sommes rendue aux arguments de l’équipe : le public risquerait d’être déconcerté par « Zeus Capitolin », le « Champ d’Arès » et les « deux archontes » de Rome… Nous avons donc rejoint sur ce point la tradition, tout en ayant conscience (et en regrettant) de perdre ainsi le « grain » du texte. Du reste, dans leur traduction des Questions romaines, questions grecques, Michèle Nouilhan, Jean-Marie Pailler et Pascal Payen ont choisi de garder les termes grecs26.

30 Une autre difficulté, plus profonde, tenait à certains termes qui mêlent politique et morale et qui peuvent être chargés d’une idéologie bien différente, selon la traduction qu’on adopte. Ainsi en est-il du mot démos, si important dans la langue grecque.

Plutarque l’emploie le plus souvent de manière positive, au sens du populus latin, et il lui donne ainsi une légitimité forte. Mais c’est parfois la plebs, les gens de basse extraction opposés aux aristocrates. Enfin, il peut s’agir du vulgus ou de la multitudo, la populace aux instincts redoutables, prompte à se déchaîner, si facile à flatter et à manipuler...

31 Dans le même esprit, comment traduire démagogos ? Le problème se pose avec particulièrement d’acuité dans la Vie de Périclès où le mot revient très souvent. S’agit-il,

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au bon sens du terme, de celui qui « sait conduire le peuple » ? Ou, au sens politique, du

« chef du parti populaire » ? Ou enfin, selon l’acception moderne et péjorative, déjà largement attestée à l’époque, du « démagogue » ? Quant aux aristoi ce pluriel désigne- t-il les aristocrates ? Les partisans de la noblesse, les optimates du monde romain ? Ou les meilleurs au sens moral, les boni viri dont rêvait Cicéron ?

32 On le voit, traduire ici, c’est interpréter, prendre parti et déjà commenter. En effet adopter une traduction unique et mécanique pour chacun de ces termes nous paraît une solution de facilité qui n’aurait aucun sens, dans la mesure où la polysémie de la

« langue source » et de la « langue cible » ne sont pas superposables. Et il nous semble nécessaire d’éviter tout esprit de système, si rassurant qu’il puisse être.

33 Nous nous sommes donc décidée au cas par cas, en tâtonnant. À nos yeux, il est très important de garder en mémoire que le mot « texte » signifie étymologiquement

« tissu ». Chaque texte, chaque tissu, a ses lois propres, et un vocable peut changer de signification selon le contexte dans lequel il apparaît… Dans l’idéal, il faudrait rendre

« ce que les mots ne disent pas, mais ce qu’ils font27 » : leurs retours, leurs altérations et leurs allitérations, leurs assonances, leurs jeux d’échos et d’opposition…

34 Dans l’idéal… nous sommes bien consciente que nous n’atteindrons jamais cet idéal, et qu’il n’y aura jamais « la » bonne traduction. Aucune d’elles n’est définitive. Chacune en dit sûrement plus long sur son auteur et sur l’époque à laquelle elle a été produite que sur l’objet dont elle prétend rendre compte. D’où l’intérêt historique des retraductions successives et la nécessité de les étudier en tant que telles, dans une perspective proprement épistémologique.

35 « Étrangère, désespérément étrangère », écrit Moses Finley à la suite de Jones, à propos de la tragédie grecque28. Après avoir consacré des années à l’enseignement et à la traduction des langues anciennes, nous sommes convaincue que notre sensibilité de Modernes ne sera jamais celle d’un Athénien du Ve siècle ou d’un Romain de l’époque d’Auguste. L’Antiquité nous échappera toujours, et il serait non seulement illusoire, mais très dangereux moralement de chercher en elle une autorité, un miroir, des

« racines ».

36 Cette restriction fondamentale étant posée, il ne faut pas renoncer à lire, à traduire et à retraduire les textes anciens. Bien au contraire. Comme l’écrit Moses I. Finley, « plus notre écoute du passé est précise, plus nous sommes conscients de son caractère passé ou même de sa quasi-inaccessibilité, plus le dialogue prend de sens. Il n’y aura jamais de dialogue qu’au présent, sur le présent29. »

37 Chaque traducteur tente à sa manière de dialoguer avec le texte. Il essaie de l’apprivoiser, de lui donner une « auberge » pour reprendre la belle image d’Antoine Berman30, ou, pour citer Plutarque lui-même, de lui « offrir l’hospitalité », de lui permettre « d’habiter et de vivre avec nous31. » Savoir que cette « auberge » est fragile et n’offre qu’un abri provisoire, ne fait-il pas de nous des « hôtes » (et l’on sait combien ce mot est riche et complexe dans le monde antique !) moins autoritaires et donc plus respectueux ?

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BIBLIOGRAPHIE

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Volpilhac-Auger, Catherine, Tacite en France de Montesquieu à Chateaubriand, Oxford, 1993.

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NOTES

1. Voir Chervel : 1986 ; Carré : 1887.

2. Signalons cependant la parution récente, en 2007, du Dicolatin, dictionnaire français-latin en ligne (www.dicolatin.com).

3. À la différence notamment de l’Angleterre où les éditions d’Oxford University Press ont publié en 1982 un dictionnaire latin-anglais très moderne, rédigé par une nombreuse équipe.

4. Nous y avons nous-même publié la première traduction française complète d’Alciphron (Ozanam : 1999).

5. Nous avons tenté, à la suite de Bernand : 1991, et de Ginzburg :1989, d’en donner une idée (Charvet et Ozanam : 1994).

6. Voir notamment Dodds : 1951 ; Vidal-Naquet : 1981 ; Lloyd : 1990.

7. Payen : 2001.

8. Voir notamment la traduction du pasteur Simon Goulart, 1585, évoquée par Payen : 2001.

9. Voir Schaeffner : 1936, et Bélis : 1999.

10. Voir Aristote, Constitution d’Athènes, 41 et Vidal-Naquet : 1981.

11. Michel : 1966.

12. Voir Perret : 1949 ; Dumézil : 1959. Cependant, Grimal : 1990 voit dans l’ouvrage « une semi- fiction où… les ignorances sont voilées, où les connaissances certaines sont généralisées de manière abusive. »

13. Voir Hartog : 1991.

14. La première édition paraît à Bologne en 1472, mais le texte semble connu depuis 1458 (voir notre préface dans Ozanam : 2002).

15. Voir Dubois : 1972.

16. Voir Volpilhac-Auger : 1993.

17. Esprit des Lois, XI, 6.

18. Ridé : 1980.

19. Discours prononcé le 21 janvier 1886 à l’Académie de Prusse.

20. Voir notamment Canfora : 1979.

21. Voir ses analyses dans Le Divan occidental-oriental.

22. Cité par Berman : 1984.

23. Sur ce mouvement, voir notamment Berman : 1984 ; Meschonnic : 1999 ; les travaux de George Steiner…

24. Il fait l’éloge de la clarté dans Sur les oracles de la Pythie, 406, e.

25. Voir notamment la Vie de Numa.

26. Nouilhan, Pailler et Payen : 1999.

27. Meschonnic : 1999.

28. Finley : 1999.

29. Op. cit., p. 12.

30. Berman : 1999.

31. Vie de Timoléon, 2.

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AUTEUR

ANNE-MARIE OZANAM

Anne-Marie Ozanam est professeur de lettres supérieures au lycée Henri IV de Paris. Elle y enseigne le latin et le grec ancien. Elle a publié plusieurs traductions, commentées ou non, de textes latins ou grecs, notamment La Guerre, Trois tacticiens grecs : Énée, Asclépiodote, Onasandre (traduction avec Pascal Charvet de textes présentés par Olivier Battistini) Paris, 1994 ; La Magie, voix secrètes de l’Antiquité (traduction et présentation des textes avec Pascal Charvet) Paris, 1994 ; Tacite, Agricola et Germania (introduction, notes et traduction de l’Agricola ; introduction et notes de la Germania) Paris, 1997 ; César, Guerre des Gaules, I-II (traduction), Paris, 1997 ; Alciphron, Lettres de pêcheurs, de paysans, de parasites et d’hétaïres (introduction, traduction et notes), Paris 1999 ; Plutarque, Vies parallèles (traduction), Paris, 2001.

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Traduire Machiavel

Thierry Ménissier

« Quant aux mensonges des habitants de Carpi, je peux leur en revendre à tous, car il y a beau temps que je suis devenu docteur en ce domaine, au point que je ne voudrais pas de Francesco Martelli pour commis. Depuis longtemps, en effet, je ne dis pas ce que je pense, ni ne pense ce que je dis, et, si je dis parfois la vérité, je la cache parmi tant de mensonges qu’il est difficile de la découvrir »1.

1 L’œuvre de Machiavel (1469-1527) se trouve souvent précédée par la réputation de l’auteur, et plus souvent encore interprétée ou déformée à la lumière du terme en

« isme » dérivé de son nom : la réaction du lecteur au machiavélisme (à savoir le tour d’esprit de celui qui voulant la fin, se moque de la nature et surtout de la qualité morale des moyens) tend à se substituer à la lecture attentive des textes originaux, même chez un public savant. Non que Machiavel, dans ses ouvrages, ne se montre pas machiavélique, au contraire, de nombreux passages de l’œuvre incitent le lecteur à adopter le point de vue machiavélique, et cela jusqu’au blasphème2. Mieux encore, le fameux précepte énoncé dans le chapitre XV du Prince, celui de s’en tenir à la verità effettuale della cosa, « la vérité des faits et des effets de la chose [politique] », dont on sait qu’il conditionne aussi bien l’écriture machiavélienne de la politique que la description de ce que l’auteur estime être la meilleure forme de psychologie pour l’homme d’action, accouche du tour d’esprit machiavélique :

Beaucoup se sont imaginé des républiques et des principautés que jamais on n’a véritablement ni vues ni connues, car il y a un tel écart entre la façon dont on vit et celle dont on devrait vivre, que celui qui délaisse ce qui se fait pour ce qui devrait se faire apprend plutôt à se perdre qu’à se sauver. En effet, l’homme qui en toutes choses veut faire profession de bonté se ruine inéluctablement parmi tant d’hommes qui n’ont aucune bonté. De là il est nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir au pouvoir, d’apprendre à pouvoir n’être pas bon, et d’en user et n’en pas user selon la nécessité3.

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2 Pourtant il est aisé de montrer qu’en dépit de sa réputation bien méritée, l’œuvre ne se laisse pas réduire à une seule interprétation, et qu’elle recèle au contraire des significations multiples : notamment, l’auteur républicain favorable à la liberté des peuples opposés à toute domination arbitraire vient contrebalancer la réputation de machiavélisme – quand bien même s’agit-il pour lui de théoriser les conditions d’une

« république en armes » (repubblica armata). Dans les pages qui suivent je voudrais brièvement et à partir de mon expérience personnelle donner une idée de ce que signifie la traduction d’un tel auteur – à vrai dire, la traduction d’un auteur exceptionnel tant par son style (il pratique un italien fait de fulgurante sobriété), que par le caractère incroyablement pénétrant de ses vues et par sa très grande postérité dans la tradition de pensée politique occidentale. Mais j’invite le lecteur de ce témoignage à prendre au sérieux l’avis qu’il rendait sur lui-même dans sa correspondance privée à son ami Guichardin (voir l’exergue de cet article), et à le considérer comme un salutaire avertissement pour chacun de ses traducteurs : malgré la tendance qu’avait Machiavel à s’affubler de défauts qu’il n’avait pas, comment traduire les œuvres d’un homme qui confie ne jamais dire ce qu’il pense ni ne jamais penser ce qu’il dit ?

Les origines de la langue de Machiavel : la rencontre d’idiomes variés dans une expérience unique

3 Il y a quelques années, j’ai rédigé pour une collection universitaire un « vocabulaire de Machiavel », dans lequel je me suis moins penché sur la langue de départ de l’auteur que sur la possibilité de traduire intellectuellement les notions dont il se sert dans un lexique de philosophie politique usuel4. C’est cependant à cette occasion que j’ai achevé de prendre conscience du caractère profondément étonnant de la langue dans laquelle s’exprime Machiavel ; il compose une langue originale à partir de traditions linguistiques variées n’ayant que peu de rapport les unes avec les autres, mais qui se sont en quelque sorte rencontrées dans la carrière de l’auteur, haut fonctionnaire de la République florentine, dite du Grand Conseil (Consiglio maggiore), de 1498 à 1512. Une fois limogé de son poste par le retour au pouvoir des Médicis, à l’issue d’une crise qui a désarçonné acteurs et observateurs et démontré le caractère caduc des matrices traditionnelles d’intelligence du fait politique, Machiavel écrit à son ami Francesco Vettori que pendant les quatorze années passées aux affaires, il a appris « l’arte dello stato »5, ce qu’on pourrait traduire par « le métier public ». Cette affirmation me suggère deux remarques.

4 Elle me permet d’abord de rappeler un fait bien connu, qui permet d’évaluer la difficulté du traducteur. Ce « métier » se trouve tout à fait lié à une pratique d’écriture – dans les différentes fonctions qu’il a occupées, Machiavel était astreint à dicter plusieurs dizaines de lettres par jour –, si bien que « l’arte dello stato » peut s’entendre également comme « la pratique de la langue administrative ». La variété de ses emplois a permis à l’auteur de fréquenter et d’employer plusieurs idiomes techniques différents tous inscrits dans la langue toscane, qui de son côté devait tant à l’expression des marchands florentins6 : l’idiome des diplomates obligés à la relation des affaires de la grande politique, celui des hauts fonctionnaires devant composer des rapports techniques, celui des historiens en langue vulgaire de l’humanisme civil du Quattrocento, attachés à célébrer la supériorité du régime républicain sur ses rivaux

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milanais ou pontifical, et tout simplement aussi celui des artisans, puisqu’il fournit un matériau de premier ordre à un auteur dont la visée est avant tout pratique et jamais purement théorique. Tout cela est bien connu des spécialistes de l’étude de la langue de Machiavel7. J’ajouterai pour ma part une dimension, importante quoique rarement interprétée au niveau où elle devrait l’être : dramaturge qui connut un certain succès, Machiavel ne se coupe jamais de la tradition théâtrale, surtout pas en ce qui concerne sa langue construite à partir de la notion de personnage, sinon en fonction de la matrice dialogique qui lui est implicitement liée – j’ai insisté ailleurs sur ces deux aspects, notamment sur « le système des personnages » (son œuvre en comprend plus de 1 500) et sur la nécessité d’une approche méthodologique distinguant les « dialogues avec des amis » (les Discours sur la première décade de Tite-Live me paraissent relever de ce cas de figure) des « dialogues avec des adversaires » (tels Le Prince et les Histoires florentines)8. On pourrait même ajouter que le genre de théâtre qui a influencé le Secrétaire, c’est avant tout la beffa florentine, cette farce méchante destinée à une mise à mort symbolique d’un adversaire dans la joute sociale9. La forme, mais aussi le contenu même de l’œuvre en sont affectés, puisque la recommandation d’user de la ruse entretient des liens subtils avec l’inganno, la tromperie véritable ressort de la beffa.

Qu’on apprécie à cette lumière la sentence que voici : « les hommes sont si naïfs, et ils obéissent tellement aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper »10.

5 Forgée sous la contrainte des temps, liée à la crise profonde issue de la nouvelle donne de la politique italienne et internationale à partir de 1494, la langue machiavélienne ne consiste pas pour autant en un patchwork d’idiomes assemblés dans l’urgence.

Véritablement personnelle, inimitable et fascinante – « sèche et subtile comme l’air de Florence », comme a écrit Nietzsche – elle reflète l’acuité d’une pensée de la politique qui se confond avec un style. Une fois limogé et exilé dans sa ferme de Sant’Andrea in Percussina, à quelques dizaines de kilomètres de Florence, le Secrétaire réfléchit sur son expérience et médite les classiques latins de la pensée politique (entre lesquels Tite-Live, Tacite, César et, parmi les Grecs, lus en traduction, Xénophon) ; c’est à cette occasion, loin du pouvoir et totalement frustré, qu’il écrit ses œuvres majeures. Or, on s’accorde à reconnaître l’importance décisive de cette retraite forcée sur la constitution de la langue qui a fait la réputation de l’auteur. Plusieurs faits attestent d’ailleurs que l’auteur a eu conscience de l’effort nécessaire pour l’unifier, et il l’a sans cesse polie, au point que, dans de véritables exercices, il a entrepris de réécrire plusieurs fois les mêmes événements politiques ou épisodes historiques : conçue dynamiquement, telle une œuvre musicale vivante, elle comprend donc des motifs fondamentaux sans cesse repris et réinterprétés.

L’invention de la philosophie politique moderne à partir de la langue machiavélienne

6 Il faut d’autre part souligner l’importance du dessein machiavélien de composition d’une langue qu’il veut, selon l’impératif de la verità effettuale della cosa, la plus adaptée possible à la nouvelle donne de la politique. Ce faisant, le Secrétaire florentin contribue à forger des notions, ou mieux encore un style de conceptualisation du pouvoir, qui se confond avec la naissance de la philosophie politique moderne. En ce sens, tous les penseurs modernes de la politique sont les héritiers de Machiavel. Ici la réflexion sur la

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langue est également décisive : je vais envisager un seul cas de figure, mais cardinal, celui qui concerne la constitution de véritables synthèses conceptuelles, ainsi qu’on le voit premièrement avec les termes principato et repubblica, et deuxièmement avec le terme stato.

7 Le premier chapitre du Prince débute par cette déclaration :

Tous les États, toutes les puissances qui ont eu et ont pouvoir sur les hommes ont été et sont ou bien des républiques ou bien des principautés [Tutti gli stati tutti e dominii che hanno avuto et hanno imperio sopra gli uomini, sono stati e sono o republiche o principati].

8 Cette déclaration contient en germe l’intégralité du programme que Machiavel s’est fixé : Le Prince théorise les usages typiques des « principautés », tandis que les Discours sur la première décade de Tite-Live (vraisemblablement composés entre 1513 et 1518) et les Histoires florentines (1525) examinent la vie des républiques. Or, si cette formulation lapidaire doit retenir l’attention, c’est que les deux formes ultimes d’institutions politiques identifiées par le Florentin sur le ton de l’évidence, « principautés » et

« républiques » n’ont aucune existence empirique ! Les formes d’institutions sont multiples, chacun le sait, à commencer par Machiavel dont toute la carrière s’est déroulée au sein des divers duchés (par exemple Milan), monarchies (France), républiques constitutionnelles dont la base électorale était plus ou moins large (Florence sous ses différents régimes), oligarchie (Venise), etc. L’enjeu recouvert par un mot tel que « principato » doit être recherché ailleurs, c’est-à-dire dans un autre ordre de faits : il se distingue notoirement de « monarchia », lequel désigne le pouvoir féodal, conçu par le Florentin dans toute sa complexité (soit en apparence un pouvoir personnalisé par le roi, mais qui s’appuie sur la tradition d’une dynastie, sur le prestige d’une maison, sur la puissance – notamment financière – d’un domaine, et sur la réalité d’un territoire)11 ; et il vise à rendre compte de la situation d’un homme seul réussissant à prendre et à conserver le pouvoir grâce à une combinaison de chance et de talents.

Autrement dit – et sur ce point se fait sentir l’étrange travail que Machiavel fait subir à sa langue – « principauté » est un terme voué à capter les différentes possibilités au sein desquelles évolue l’homme qui prend le pouvoir et qui entend le garder.

Constitutionnel en apparence, le terme vise en réalité une phénoménologie de la prise du pouvoir, comprenant une psychologie, une stratégie, une théorie de la chance, sinon une métaphysique. De son côté, le terme « repubblica », tel qu’on le voit à l’œuvre dans les Discours, embrasse toutes les formes institutionnelles dans lesquelles le pouvoir est partagé d’une manière ou d’une autre. Aussi, une monarchie constitutionnelle telle que l’Angleterre en connaît une depuis le XVIIe siècle serait-elle décrite en termes machiavéliens comme une... république !

9 On peut se livrer à une analyse comparable à propos d’un terme encore plus important pour la postérité intellectuelle de l’Europe, le terme « stato » : son usage n’est pas fixé au moment où Machiavel entreprend de lui donner une signification précise pour la pensée politique12. Tandis qu’il désigne littéralement « l’établissement » de quelqu’un – particulièrement, le patrimoine privé comme dans l’expression « lo stato dei Medici », qu’on pourrait rendre par « la maison Médicis » –, le Florentin met l’accent sur la nature du pouvoir permettant de fonder une autorité de type public. Pour le traducteur, la difficulté consiste à prendre acte de la diversité initiale du terme – diversité qui rend compte aussi bien du foisonnement de la langue que de l’acuité des Toscans en matière de situations sociales –, tout en comprenant la tâche auquel s’astreint l’auteur, mais sans pour autant « écraser » ou « saturer » la signification du

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