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Les chefs-d'œuvre de la littérature fantastique

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Les chefs-d'œuvre

de la littérature fantastique

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COLLECTION FONDÉE PAR JEAN FABRE ET DIRIGÉE PAR ROBERT MAUZI

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ISBN 2 1 3 0 3 6 0 4 3 2 I é d i t i o n : 3 t r i m e s t r e 1 9 7 9

© P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1 9 7 9 1 0 8 , B d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 P a r i s

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Introduction

Les livres sont faits pour être lus (c'est bien fâcheux, car ça prend beaucoup de temps) ; c'est le seul moyen de savoir ce qu'il y a dedans. Quelques tribus sauvages les mangent, mais la lecture est la seule technique d'assimilation connue en Occi- dent. Il faut que le lecteur s'isole et s'empoigne avec l'auteur. Voilà ce que le faux spécialiste ne veut pas faire.

E. M . FORSTER, Aspects of the Novel.

L e texte se venge toujours.

J. TRUCHET, L a tragédie classique en France.

Le titre de ce petit livre en précise l'objet et les limites.

Il n'est ni l'histoire générale de la littérature fantastique qui nous manque encore, ni l'un de ces essais pauvres de savoir et riches d'assurance comme nous en avons trop. Il se contente d'analyser quelques grandes œuvres.

Ayant décidé d'être précis, j'accepte d'être incomplet.

Mon choix est personnel et arbitraire : je confesse ma faute, mais refuse d'en être contrit. La littérature fantastique ne manque pas d'œuvres mineures, agréables ou saisissantes, parfois originales. Tout comme le detective novel, la ghost story a ses artisans. Le métier de H. R. Wakefield est aussi sûr dans son domaine que celui d'Agatha Christie dans le sien. Dans une histoire générale de la littérature fantas-

I. Pour compléter les références abrégées, consulter la Bibliographie sommaire, p. 221 à 230.

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tique, Erckmann-Chatrian, Blackwood, Lovecraft et Jean Ray occuperaient une place de choix. Mais les chefs- d'œuvre du fantastique sont rarement produits par les spécialistes du genre. S'il touche au fantastique, un grand écrivain l'emporte généralement sur les hommes du métier.

Pour m'en tenir à des œuvres classiques aux divers sens du mot, entendez des textes connus, dignes de servir de modèles, qui se recommandent par la pureté de la langue, l'aisance du style, l'économie des moyens et la rigueur de la construction, j'écarte les chefs-d'œuvre du fantastique baroque, remarquables par l'intelligence des écrivains, l'ori- ginalité de leur tournure d'esprit, la verve de leur langage et l'exubérance de leur imagination.

Une œuvre littéraire s'étudie dans le texte original. Pour cette raison je n'ai analysé que des textes rédigés dans les langues les plus usitées chez nous : la française, l'anglaise et l'allemande. Encore que les amateurs français disposent de quelques bonnes traductions d'ouvrages classiques la plupart des versions françaises de contes fantastiques étran- gers sont peu sûres. Les traducteurs sont souvent ignorants ou désinvoltes Plus désireux de présenter au grand public

2. Par exemple celle des Histoires extraordinaires de POE par BAUDE- LAIRE (L. LEMONNIER en a signalé les imperfections dans l'édition qu'il en a donnée (Classiques Garnier)), ou de contes d'HOFFMANN ('L'homme au sable', 'Le conseiller Krespel') par Geneviève BIANQUIS, Paris, Aubier- Flammarion, 1968).

3. Qu'un traducteur de BLACKWOOD vous métamorphose une loutre (otter) en otarie et la fasse nager dans le Danube, passe encore : l'histoire des 'Saules' n'en sera que plus étrange! Mais certains pratiquent sans retenue la traduction extravagante, cette parente pauvre de l'interpré- tation créatrice. Décidé à sacrifier un être humain, de préférence inutile, le protagoniste de 'L'anneau de Saturne' de MEYRINK pense d'abord aux professeurs de lycée ( Gymnasialprofessor en ), puis, se ravisant, aux femmes de pasteurs (Pastorenweibsen) qui tricotent des bas bien chauds pour les pauvres petits nègres heureux de vivre nus comme les dieux (die sich der göttlichen Nacktheit freuen ). La première qu'il capture étant enceinte (gesegneten Leibes), il l'épargne pour respecter l'antique loi de Moïse.

La seconde, la dixième, la centième l'étant aussi, il enlève l'une d'elles aussitôt après ses couches (direkt aus dem Wochenbett), et, craignant quelque parthénogenèse (eine Art jungfräulicher Vermehrung), il la tient captive neuf mois. Elle en profite pour écrire un livre pompier qu'il

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des récits agréables que de proposer aux spécialistes des transcriptions aussi fidèles que possible des textes originaux, les éditeurs donnent parfois pour des traductions des adap- tations libres. Au reste, une mauvaise édition de l'original est toujours préférable à une traduction soignée. Si j'ai cru devoir donner, à l'usage des spécialistes, quelques citations étrangères, de textes poétiques surtout, le profane pourra les négliger : elles ne sont pas nécessaires à l'intelligence du livre.

S'il reste prudent et modeste, le critique est digne d'es- time. En me révélant des beautés qui m'avaient échappé, il m'inspire une certaine reconnaissance et un peu d'envie.

Mais la superbe de certains adeptes de la métalittérature est aussi plaisante que puérile. Ils s'admirent, comme Phila- minte, d'inventer des merveilles inconnues de l'auteur du texte. Ils l'emportent sur les conteurs comme les maîtres d'école qui corrigent les devoirs, sur les écoliers qui les font ; ou comme les adolescents des grandes classes qui dissertent, sur les enfants des petites qui ne sont bons qu'à composer des histoires. Mais qu'ils glosent, qu'ils tranchent, et qu'ils se rengorgent à leur aise ! “Was bleibet aber,

s t i f t e n d i e D i c h t e r ”

N o t r e c o n n a i s s a n c e d e s œ u v r e s i r a s ' a m é l i o r a n t s i , a y a n t

détruit au chalumeau oxhydrique (im Knallgasgebläse). Le « traducteur » vous transforme gaillardement les professeurs de lycée en « professeurs

d e g y m n a s t i q u e » , l e s f e m m e s d e p a s t e u r s e n « d a m e s p a t r o n n e s s e s » ,

et les dames enceintes en « pucelles ». Les petits nègres « se réjouissent de la nudité de Dieu ». Une « pucelle » est capturée « au saut du lit ».

Le triste personnage la séquestre neuf mois parce qu'il redoute « un accroissement de la virginité », avant de détruire son bouquin « dans la cuisinière à gaz » (G. MEYRINK, 'L'anneau de Saturne', trad. par A. WALDSTEIN, Cahiers de l'Herne [1976]). Sur cette traduction, lire Helga ABRET, 'Frankreich entdeckt Meyrink', Sudetenland, Heft 2, 1977, S. 101-108. Comparez d'autre part le conte de M. R. JAMES commenté plus loin, 'Mr. Humphreys and His Inheritance', avec sa version française ('Le labyrinthe') publiée dans l'anthologie L'Angleterre fantastique de Defoe à Wells (Verviers, Gérard, Marabout) : vous vous rendrez compte que la traductrice est insensible à la saveur de l'histoire et au pittoresque des personnages.

4. HÖLDERLIN, 'Andenken'.

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su écarter les erreurs de nos devanciers et profiter de leurs trouvailles, nous relisons les livres dans un esprit ouvert avec une attention soutenue, en mettant à profit les données philologiques, biographiques et historiques propres à en éclairer le sens. Mais si le critique n'est pas assez humble pour se résigner à demeurer dans l'obscurité, assez coura- geux pour affronter l'erreur, assez désintéressé pour renoncer aux idées brillantes comme aux formules séduisantes mais fausses, assez indépendant pour échapper aux modes et aux préjugés, assez modeste pour s'incliner devant les objections fondées, la littérature critique ne sera qu'un amas d'essais donnés par des schizoïdes enfermés dans leur autisme ou des hâbleurs infatués des idées en vogue. Que les critiques appliquent à leurs travaux cette règle que Victor Delbos s'imposait naguère pour une autre discipline : se défier

« de ces jeux de réflexion qui, sous prétexte de découvrir la signification profonde d'une philosophie, commencent par en négliger la signification exacte » Un texte littéraire n'est pas une planche de test projectif, une chose indéter- minée dont le principal mérite serait de stimuler la fantaisie des esthètes ou de mettre en valeur l'originalité des critiques.

Et que nos herméneutes cessent de se prévaloir de l'exemple des mathématiciens. Certes, pour que je puisse décider de la vérité de la formule ~ Ex (Px & Qx) : nul x n'est à la fois P et Q, il est nécessaire que je sache de quels x il est question, et ce que signifient P et Q, en d'autres termes que je dispose d'une interprétation. Mais il se trouve que la formule mathématique est vide, en sorte qu'il m'est loisible de la remplir à ma guise, alors qu'une œuvre litté- raire est lourde d'un sens qu'il me faut saisir.

Les livres des romanciers auraient, comme ceux de l'Ecriture, un sens littéral et des sens cachés. N'en déplaise à certains, je tiens le sens littéral d'un ouvrage pour le plus important et le plus difficile à saisir. En explicitant le

5. V. DELBOS, La philosophie pratique de Kant, Paris, F. Alcan, 1926, Avant-propos.

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sens littéral comme en proposant une traduction, vous affrontez le risque du contresens et vous vous exposez à la risée des doctes. A prétendre découvrir le sens profond d'un livre, vous vous attirez une grande considération sans craindre qu'on vous contredise. Il en est des interprétations en profondeur comme des dogmes religieux : elles sont assez nébuleuses pour échapper à toute réfutation. Libre à vous de chercher l'origine de tel conte dans le complexe d'Œdipe ou la montée de la bourgeoisie : il est plus facile d'expliquer avec présomption que de décrire avec exactitude.

Si j'évite d'exposer et de discuter les théories du fantas- tique, c'est parce que les thèses qui les composent sont moins fortement liées que celles qui constituent les théories mathématiques, en sorte qu'il est souvent difficile d'y faire le départ de l'essentiel et de l'accessoire, ou d'apprécier la rigueur des inférences. Ajoutez que les théoriciens ne donnent pas toujours aux mêmes mots les mêmes sens, et qu'ils n'envisagent pas toujours les mêmes choses du même point de vue, en sorte qu'ils paraissent s'accorder alors qu'ils se contentent d'adopter les mêmes formules, ou se contredire quand ils sont en effet d'accord sur l'essen- tiel. D'autre part, s'il est souvent aisé de relever et de redresser une erreur historique ou un contresens, il est parfois nécessaire, pour réfuter une assertion psychana- lytique par exemple, de remonter à ses sources, c'est-à-dire aux principes de la théorie dont elle procède, ce qui entraîne

d e s d i g r e s s i o n s s a n s f i n P o u r c o n n a î t r e e t d i s c u t e r l e s

6. La littérature fantastique attire les psychanalystes parce que beau- coup de ses récits semblent relater des cauchemars plutôt que des aventures survenant à l'état de veille, parce qu'elle décrit des troubles névrotiques et psychotiques, parce qu'elle avait déjà retenu l'attention de Freud, et parce qu'elle développe des motifs — comme celui du vampirisme — qui symbolisent, dit-on, des fantasmes sexuels. S'il est indéniable que la sexualité est présente dans toute littérature romanesque, c'est vraisem- blablement dans les contes fantastiques qu'elle se manifeste le moins : on la décèle plus aisément dans les romans bleus. Dira-t-on que, dans la nouvelle de LE FANU analysée plus loin (p. 182 à 188), le saphisme se cache sous le vampirisme ? Ce serait inverser les faits : c'est pour dissimuler sa convoitise du sang que Carmilla emprunte le masque de

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théoriciens comme les conteurs, le plus sûr est de se reporter aux exposés originaux. Au demeurant, les controverses théoriques sont plus utiles à l'animation des colloques qu'à l'éducation du public.

Depuis Aristote, maints penseurs distinguent l' histoire, description des réalités singulières, et la philosophie, connais- sance des vérités générales C'est à l'histoire au sens premier du mot que ce livre ressortit. Les différences qui séparent deux tigres, a-t-on dit, sont moins marquées que celles qui distinguent deux livres. Idée juste, mais qu'il faut pousser plus loin : deux tigres semblables en tout point à cela près qu'ils ont vécu en des lieux différents ou à des moments

l'amour. Une grande figure sombre domine la littérature fantastique : ce n'est pas la Chair, mais la Mort.

Dans sa Scolastique freudienne (Paris, Fayard, 1972), P. DEBRAY-RITZEN décrit ainsi les vices de la méthode psychanalytique : elle attribue à l'activité intellectuelle, qui procède du cerveau nouveau, des conduites instinctives qui relèvent du cerveau ancien (hyperformulation) ; elle assigne en revanche une origine instinctive, surtout sexuelle, à des compor- tements intellectuels (hyperréduction) ; elle rend compte des faits en recourant à des symboles, au lieu de les expliquer de manière scientifique à partir de lois (hypersymbolisation) ; elle s'évertue à donner une signi- fication à des faits qui n'ont vraisemblablement que des causes mécaniques ou physiologiques (hypersémantisation) ; elle assigne une origine unique à un ensemble de faits dont chacun peut avoir une cause distincte (hyper- synthèse) ; elle se prolonge en philosophades, spéculations verbeuses et sans racines dans l'expérience qu'affectionnent, en France surtout, les philosophes à la mode et les psychiatres mondains.

Pour E. NAGEL ('Methodological Issues in Psychoanalytical Theory', in Psychoanalysis, Scientific Method, and Philosophy, ed. by S. HOOK, New York University Press, 1959), les concepts de la théorie freudienne sont si flous, ses formules sont si ambiguës, qu'elle échappe, comme les oracles, aux critères de confirmation et de réfutation qui caractérisent les théories scientifiques.

Mais il n'est pas toujours nécessaire de remonter aux principes. Dans son livre sur Edgar Poe, Marie Bonaparte donne trop souvent pour des preuves des conjectures hasardeuses fondées sur des données biographiques inexactes. C'est avec raison que R. FORCLAZ parle de « ce démentiel amas d'insanités et d'obscénités qu'est l'ouvrage de la psychanalyste » (Le monde d'Edgar Poe, p. 23).

7. Lire l'article 'Histoire' du Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'A. LALANDE (Paris, Presses Universitaires de France). A l'origine, histoire n'avait pas de connotations temporelles, et philosophie avait à peu près le sens que nous donnons à science. On a longtemps distingué histoire naturelle et philosophie naturelle.

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distincts ne laissent pas d'être deux aux yeux du vulgaire mais deux ouvrages que rien ne distingue ne sont que deux exemplaires du même livre. Les grandes œuvres se reconnais- sent à ce trait commun : chacune possède un caractère qui n'appartient à aucune autre. Le mépris qu'on voue aux épigones, aux démarqueurs et aux faussaires témoigne qu'une œuvre d'art n'existe qu'en vertu de son originalité. Or celle-ci n'apparaît qu'à la faveur d'une analyse approfondie Toute histoire fantastique classique est la relation d'une aventure vécue par un personnage dans un cadre donné.

Suivant que l'auteur s'attache surtout à l'action, aux carac- tères ou à l'atmosphère, je parle de fantastique traditionnel, intérieur ou poétique. Mais, plus désireux d'analyser des œuvres singulières que de construire des types i d é a u x je n'introduis ces distinctions que pour la commodité des lecteurs.

8. Selon le principe des indiscernables de Leibniz, au contraire, leur situation dans l'espace et le temps ne suffit pas à distinguer deux êtres.

Ils doivent différer par quelque caractère intrinsèque.

9. Quelle que soit ma circonspection à l'égard des idées générales, il me semble apercevoir le plus souvent dans le fantastique, non pas une hésitation de l'esprit entre le normal et le prodigieux, mais bien l'expérience de l'interpénétration de deux univers incompatibles : " T h e two worlds [précise un personnage de John Metcalfe], though interpenetrating were irreconcilable—and each was true" ('The Feasting Dead'). — Je songe aussi aux objets impossibles imaginés par M. C. Escher (E. S. RABKIN, The Fantastic in Literature, Princeton, Princeton University Press, 1977, p. 217-220. — Il ne faut toutefois pas perdre de vue que, dans ce livre surtout, l'adjectif fantastic est un faux ami, qui ne correspond que très imparfaitement au mot français de fantastique.)

10. Sur les types idéaux, consulter M. WEBER, Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, 3. Aufl., Tübingen, J. C. B. Mohr (P. Siebeck), 1968.

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CHAPITRE PREMIER

La nature du fantastique

A) Fantastique et surnaturel

Compulsez les dictionnaires de la langue : ils vous apprendront que l'adjectif fantastique se prend en des sens divers : qu'un phénomène fantastique est un phénomène illusoire, un esprit fantastique un esprit extravagant. Soyez attentif à l'usage d'aujourd'hui : il vous dira que le qualifi- catif fantastique exprime l'étonnement ou l'admiration plus qu'il ne signifie une réalité précise, et qu'il a simplement supplanté formidable et sensationnel dans le parler vulgaire.

Consultez les historiens des lettres : ils vous révéleront que, employé comme épithète de conte, récit ou littérature, fantastique se prend dans une acception différente, qu'un conte n'est pas fantastique parce qu'il excite l'enthousiasme, mais parce que, fût-il médiocre, il développe un certain sujet d'une certaine manière, parce que c'est une histoire de sorcier, vampire ou loup-garou, un récit destiné à donner au lecteur un frisson particulier, une angoisse délicieuse.

Ainsi associés, le substantif et l'adjectif forment une sorte de vocable unique, de mot composé.

Interrogez des critiques : ils estimeront que les défini-

tions de cette sorte sont indignes d'une science de la litté-

rature, discipline exacte qui refuse les termes vagues et

néglige les impressions des lecteurs, subjectives et variant

selon les lieux, les milieux et les moments, pour ne retenir

que les caractères intrinsèques et distincts des ouvrages,

comme le surnaturel et l'ambiguïté. Un propos peut être

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qualifié d'ambigu, c'est-à-dire prêtant à double sens, sans relater quelque prodige, un conte de fées de surnaturel sans être ambigu.

Si la synthèse prétend construire une notion complexe en agençant des éléments de signification, l'analyse s'attache au concept qui paraît correspondre à l'emploi usuel du mot, puis s'efforce d'en démêler les composantes que l'esprit n'apercevait d'abord que confusément. Distinctes dans leurs principes, ces méthodes ne produisent pas les mêmes résultats. Qui s'en étonnerait ? Il est rare que la synthèse soit à même de faire à rebours le chemin parcouru par l'analyse. Etudiant une œuvre d'art ou une impression de l'esprit, l'analyste ne peut se flatter d'avoir découvert tous ses éléments et démonté le mécanisme de leur agen- cement. Si vous faites de l'ambiguïté et du surnaturel les traits caractéristiques du fantastique, vous excluez natu- rellement de la catégorie les ouvrages qui ne possèdent pas ces deux caractères ; si vous regardez comme fantastiques les œuvres communément tenues pour telles par l'historien, le compilateur et le profane, vous ne manquerez pas de retenir des ouvrages auxquels manque l'un ou l'autre de ces traits.

La première méthode se targue de construire une notion exempte d'équivoque. Qu'on ne lui reproche pas de pro- poser une définition contraire à l'usage ! Une définition scientifique n'est pas asservie à l'usage courant du mot : pour la physique contemporaine, atome a cessé de désigner une particule insécable. Face à cette synthèse réputée scientifique et claire, l'analyse ne paraît offrir d'autre choix que celui de la confusion ou du cercle vicieux. Si le corpus qu'elle se donne rassemble des ouvrages disparates, elle n'en saurait dégager des conclusions nettes et cohérentes.

Si le choix qu'elle fait des œuvres repose sur des critères

déterminés, elle ne trouvera guère à l'arrivée que les carac-

tères retenus au départ. Tels sont les vertus manifestes de

la synthèse et les défauts apparents de l'analyse. Mais la

première a ses vices cachés et la seconde ses qualités secrètes.

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Si la notion du fantastique suggère une impression affec- tive fuyante, celle du surnaturel paraît exprimer une idée intellectuelle assez claire. Or l'idée de surnaturel présuppose celle de nature. Et ce mot de nature est porteur de tant de significations parfois contradictoires que certains philo- sophes conseillent d'en proscrire l'usage Soyons moins intransigeants : le mot de nature, comme bien d'autres, précise son sens à la faveur d'oppositions. Depuis l'Antiquité, le naturel s'oppose à l'artificiel. Les sciences de la nature (Naturwissenschaften) opposent, selon Dilthey et Rickert, leurs objets et leurs principes à ceux des sciences humaines (Geisteswissenschaften)2. Enfin naturel est le contraire de surnaturel. C'est évidemment cette dernière opposition que nous retiendrons.

Pour Aristote et les scolastiques, chaque être possède une nature propre, qui détermine ses possibilités et ses limites. Il est de la nature du bœuf de se déplacer — ce qui le distingue de l'arbre — mais non de voler — ce qui le distingue de l'oiseau. Or certains philosophes, à l'époque de la Renaissance surtout, investissent la Nature — ensemble des choses tenues jusqu'alors pour créées — d'attributs divins. Ils la font éternelle, infinie et toute-puissante. Il est clair que le Moyen Age excluait les démons du surnaturel véritable, et que l'époque suivante a dépouillé de toute signification précise les notions de nature, de surnaturel et de miracle. Depuis Descartes, si les sciences de la nature n'ont cessé de progresser, la notion de nature n'a pas gagné en clarté. Faisant du mot un usage assez flou, nous répu- tons surnaturels un loup-garou, un vampire, une guérison

1. V o i r LALANDE, o p . c i t . , s . v . ' N a t u r e ' , O b s e r v a t i o n s .

2. W . D I L T H E Y , E i n l e i t u n g i n d i e G e i s t e s w i s s e n s c h a f t e n . . . , I . B d , L e i p z i g , D u n c k e r & H u m b l o t , 1 8 8 3 ; H . RICKERT, D i e G r e n z e n d e r N a t u r w i s s e n - s c h a f t l i c h e n B e g r i f f s b i l d u n g . E i n e L o g i s c h e E i n l e i t u n g i n d i e H i s t o r i s c h e n W i s s e n s c h a f t e n , 3. u . 4 . A u f l . , T ü b i n g e n , J. C . B . M o h r ( P . S i e b e c k ) , 1 9 2 1 . L . SAUZIN e t L . G O L D M A N N o n t t r a d u i t G e i s t e s w i s s e n s c h a f t e n p a r s c i e n c e s h u m a i n e s . M a i s c e t t e d e r n i è r e e x p r e s s i o n n e d é s i g n e p l u s a u j o u r d ' h u i l e s s c i e n c e s h i s t o r i q u e s . E l l e s i g n i f i e l e s d i s c i p l i n e s q u i a p p l i q u e n t à l ' é t u d e d e s f a i t s h u m a i n s l e s p r i n c i p e s e t l e s m é t h o d e s d e s s c i e n c e s d e l a n a t u r e .

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étonnante, une apparition de la Vierge ou du diable. D'autre part, nous tenons pour naturel ce qui passait jadis pour prodigieux, comme l'ascension des graves. Les théologiens avaient forgé le concept de préternaturel pour désigner ce qui paraissait échapper à la nature sans relever pour autant du surnaturel, comme les dons accordés par Dieu au premier homme avant la chute, ou par Satan aux sorciers

Naturel est en somme synonyme d'explicable. Nous qualifions un fait d'explicable si son existence résulte à notre sens de l'application à des données avérées d'une loi que nous tenons pour établie ou recevable, d'inexplicable dans le cas contraire. Mais quel critère nous permettra de décider qu'une éventualité est digne de respect ou de mépris, quand nous savons que les convictions intimes sont trom- peuses, et les généralisations empiriques aléatoires ? Et faut-il qualifier de surnaturelles l'existence du monde et celle du moi, dont aucune loi scientifique ne saurait rendre compte ? Déciderons-nous plutôt d'appeler naturel ce qui va de soi à telle époque, en tel milieu ? Mais en Bretagne, selon Anatole Le Braz, « tout mort, quel qu'il soit, est obligé de revenir trois fois » Un revenant sera-t-il naturel, partant incapable de participer du fantastique, pour un paysan breton d'autrefois, et surnaturel pour un intellectuel parisien d'aujourd'hui ? Un siècle durant, des savants renommés ont cru voir dans le magnétisme animal une

3. S u r l a c o n c e p t i o n c a t h o l i q u e d u s u r n a t u r e l , v o i r p a r e x e m p l e L . O T T , P r é c i s d e t h é o l o g i e d o g m a t i q u e , 3 é d . , M u l h o u s e , S a l v a t o r , [ 1 9 6 0 ] , p . 1 4 9 - 1 5 7 . P r e t e r n a t u r a l r e s t e u s i t é e n a n g l a i s , m a i s p r é t e r n a t u r e l , q u i n e f i g u r e n i d a n s L i t t r é n i d a n s le D i c t i o n n a i r e g é n é r a l , n ' e s t g u è r e e m p l o y é , e t d a n s u n s e n s p r é c i s , q u e p a r l e s t h é o l o g i e n s . A v a n t l a f a u t e o r i g i n e l l e , les p r e m i e r s h o m m e s p o s s é d a i e n t , o u t r e l e s d o n s n a t u r e l s q u e n o u s a v o n s c o n s e r v é s , e t l a g r â c e s a n c t i f i a n t e p r o p r e m e n t s u r n a t u r e l l e , l e s d o n s p r é t e r n a t u r e l s d e s c i e n c e , d ' e x e m p t i o n d e l a s o u f f r a n c e , d e l a c o n c u p i s - c e n c e e t d e l a m o r t . T o u t e f o i s COLERIDGE e t c e r t a i n s t h é o l o g i e n s p r e n n e n t l e m o t d e p r é t e r n a t u r e l d a n s u n s e n s p l u s l a r g e : il d é s i g n e a u s s i t o u t c e q u e les h o m m e s s o n t à m ê m e d e f a i r e g r â c e à d e s f a c u l t é s e x c e p t i o n - n e l l e s c o m m e l a c l a i r v o y a n c e , o u l ' a s s i s t a n c e d ' ê t r e s s u p é r i e u r s à l ' h u m a - n i t é c o m m e les a n g e s d é c h u s o u l e s ‘ d a i m o n s ’ ( v o i r p l u s l o i n p . 1 6 8 e t 1 7 8 s q q . ) .

4 . L E BRAZ, L a l é g e n d e d e l a m o r t , p . 3 8 5 .

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réalité naturelle Faut-il exclure de la littérature fantastique tant de contes d'Hoffmann, Poe et Maupassant qui lui appartiennent traditionnellement ?

Cette incursion dans l'histoire des idées n'a pas élucidé la question. Mais était-il nécessaire de reprendre les choses de si loin ? Bien éloigné d'être inféré par l'entendement, le fantastique est perçu par la sensibilité, au même titre que le gracieux, le tragique ou le comique. Dans chaque cas, l'expérience est aussi sûre que spontanée, la spéculation aussi aléatoire que tardive. Et c'est sur l'expérience que la théorie tente de se régler. Nous rions parce que nous sommes naturellement frappés par le comique d'une situation, et non parce que nous y découvrons à la réflexion du mécanique plaqué sur du vivant. Faute de l'expérience, la théorie n'aurait pas été concevable. Des scientistes prétendent exclure de la science des lettres les émotions que les œuvres provoquent. Comme si le sentiment n'était pas, au même titre que l'intellect, un mode de connaissance ! Un homme imperméable à l'humour sera-t-il à même d'analyser un recueil de bons mots ? Je gage que, faute d'en goûter le sel, il donnera dans l'humour involontaire. Et comment expliquera-t-il que les anecdotes ont été choisies et rassem- blées ? L'essence d'un être, c'est sa fin. La fin des recueils de bons mots est d'exciter l'hilarité, celle des anthologies de contes fantastiques, de donner un frisson délicieux.

Vouloir expliquer le fantastique par le surnaturel, c'est prétendre rendre compte d'une notion jugée d'emblée obscure par une autre qui ne l'est pas moins à la réflexion.

Si enclins que nous soyons à croire au diable plutôt qu'à la Vierge, nous ne laissons pas de sentir Satan plus fantas- tique que Marie, pour cette double raison que le mal est

5. Voir G. H. SCHUBERT, Ansichten von der Nachtseite der Natur- wissenschaften, Dresden, 1808 ; SUCHER, Les sources du merveilleux... ; HOFFMANN, ‘Der Magnetiseur’ ; POE, ‘M. Valdemar’ ; MAUPASSANT,

‘Magnétisme’, ‘Un fou ?’, etc.

6. N. GOODMAN, Languages of Art..., London, Oxford University Press, 1969, p. 245-252.

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plus troublant que le bien, et que le fantastique est lié à l'appréhension des valeurs négatives. L'art et la littérature fantastiques se nourrissent surtout de rebuts, affectionnant ce que rejettent la science, la morale, la religion et le bon goût : prodiges qui dérangent l'ordre du monde, vices monstrueux, messes noires, « phénomènes » de foire. Enfin, au surnaturel proprement dit, le fantastique préfère le préternaturel. Si Dieu ne l'intéresse guère, l'autre grande figure du merveilleux chrétien, Satan, trône dans les épopées de Dante, Milton et Hugo, mais ne fait en général dans les récits fantastiques que des apparitions douteuses ou furtives.

Les conteurs lui préfèrent les sorciers, les loups-garous, les vampires, et ces entités qui, dépourvues de corps matériel, ne sont pas non plus de purs esprits : le corps astral, les fantômes qui rôdent dans les forêts, les déserts, les ruines ou les carrefours. Le préternaturel, c'est ce qu'a voulu exclure de l'univers un Descartes qui ne connaît que la matière et la pensée, et n'admire, au sens ancien comme au sens moderne du mot, que la sagesse de Dieu et la liberté de l'homme. Et, plus qu'à la notion cérébrale du surnaturel, c'est aux notions affectives du numineux et du sacré que l'idée du fantastique s'apparente. C'est parce qu'un phéno- mène nous a frappé par son caractère mystérieux que nous l'avons jugé inexplicable, et non inversement. Il arrive que les hommes se sentent subjugués par une puissance bien- veillante ou perverse, qui les fascine et les fait trembler.

Ils la devinent dans un regard inquiétant, dans une figure

majestueuse, des effets de lumière et d'ombre, les rythmes

et les sonorités de certaines incantations. Fût-ce sous ses

formes inférieures, le sentiment du sacré est une expérience

spécifique qu'on ne saurait décrire à l'aide d'un vocabulaire

purement intellectuel ou profane.

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B) Fantastique et ambiguïté

Ambigu n'est pas synonyme de vague : une information vague cerne mal son objet, un propos ambigu prête à double sens. Une ambiguïté involontaire peut être fautrice de contresens, malentendu ou quiproquo ; elle peut aussi plonger dans l'embarras. Il existe deux sortes d'ambiguïtés voulues : si je vous récite une anecdote grivoise, je désire que vous en saisissiez le sens manifeste et en deviniez le sens caché. Mais si je profère un oracle, je prends soin d'avancer sur un ton péremptoire des propositions assez floues pour que n'importe quel événement à venir paraisse les justifier Il peut arriver que telle phrase d'une histoire fantastique laisse personnages ou lecteurs dans l'embarras. C'est ainsi que le narrateur et son hôte ont des avis partagés sur le sens du Cave Amantem gravé sur la statue de Vénus Mais aucun passage du récit ne prête à double sens. Quand le guide affirme que la statue n'a pas seulement l'air méchante, mais qu'elle l'est en effet, son propos n'a rien d'un oracle qui pourrait se prendre en des sens divers : ce qu'il avance est clair et sans équivoque. Un témoignage suspect est autre chose qu'une parole à double entente. Or, si La Vénus d'Ille passe pour le modèle achevé du récit ambigu, c'est parce qu'il est impossible au lecteur de bonne foi de décider entre le normal et le prodigieux. Son embarras est celui du juge qui n'a pas assez de preuves pour conclure à la culpabilité, mais dispose de trop de présomptions pour trancher en faveur de l'innocence. L'ambiguïté des contes fantastiques ne porte donc pas sur le sens des discours, mais sur la nature des choses.

Quand ils ne donnent pas la notion comme allant de soi, les critiques l'explicitent à l'aide d'images spatiales : un

7. FONTENELLE, Histoire des oracles (1687), chap. XVI : « Ambiguïté des oracles ».

8. Voir plus loin, p. 76.

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récit fantastique serait la relation d'un prodige tenu pour douteux parce qu'entrevu par un lecteur condamné à rester soit sur le seuil d'une porte entrebâillée, soit à l'entrée d'un isthme trop étroit Or ces images tendent à faire d'ambigu un synonyme d'incertain ou d'indécidable. Il est aisé de montrer que cette interprétation s'appuie sur des conjectures historiques discutables et des analyses super- ficielles de l'expérience vécue.

Candides et crédules, les hommes d'autrefois auraient été disposés à recevoir sans critique les fables les plus étonnantes. Car les ancêtres de jadis et les primitifs de naguère auraient été de grands enfants acceptant sans dis- cernement les inventions qui justifient des craintes folles et des espoirs insensés. L'ontogenèse répétant la phylo- genèse, l'homme éduqué par une science sûre de ses lois et par une raison qui ne s'en laisse pas conter rejetterait leurs billevesées. Pourtant, incapable de séduire sa croyance, le merveilleux continuerait de captiver son imagination et de troubler son cœur. Les amateurs des romans gothiques de naguère et des romans policiers d'aujourd'hui goûtent le double plaisir du mystère et de la clarté. Après s'être émerveillés de la croissance du prodige, ils assistent avec plaisir à son évanouissement. Ils ressemblent à certains historiens des religions, esthètes sceptiques attirés par des dogmes dont ils goûtent le charme et démontrent la vanité.

Leurs ancêtres, pour parler comme Schiller, étaient naïfs, ils sont devenus sentimentaux

Vous étiez friand de mystère ? Après avoir excité votre appétit qu'aucun aliment solide n'était propre à satisfaire, on vous présente un merveilleux enveloppé d'incertitude.

Les raisons de l'admettre équilibreront les arguments qui le condamnent. Entretenue jusqu'à la dernière ligne, l'incer- titude qui se prolonge en point d'orgue vous évitera de

9. L a p r e m i è r e image est de M . R. JAMES, la s e c o n d e d e W . de LA MARE.

10. SCHILLER, Ober N a i v e und Sentimentale Dichtung, 1795 ;

J. VOLKELT, System der Ästhetik, B d I I I , M ü n c h e n , C. H . Beck, O s k a r Beck, 1914, S. 313-323. — Voir plus loin p. 72.

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cuteurs habituels, que Mrs. Thripps, la vieille femme de ménage engagée par les exécuteurs testamentaires, et les fantômes de son enfance suscités par la fièvre, le sentiment de la mort prochaine, l'irruption de souvenirs abhorrés, et le silence d'une maison vide où les spectres des morts prennent naturellement la place des vivants.

Loin de manifester regret ou désir d'oubli à l'occasion de son retour, le neveu prodigue se sent soulevé par la rage et l'horreur.

Sans y être autorisé, il entreprend de dilapider l'héritage dont il a l'usufruit. Non seulement parce que, n'ayant pas un sou, il lui faut bien se procurer quelque nourriture, mais parce qu'il est animé du désir de vengeance. Il n'acceptera que la moitié de la somme dérisoire que lui offre en échange d'objets d'art un anti- quaire véreux : l'oncle Timothy s'en retournerait dans sa tombe.

Et il usera de cet argent pour satisfaire des fantaisies baroques.

Puisqu'on l'avait obligé à dormir dans l'obscurité en proie aux insomnies et aux terreurs suscitées par les formes monstrueuses qui s'échappaient du placard pour se pencher sur le lit, il achètera à la grosse des bougies de la meilleure cire, parcourra la maison de la cave au grenier en quête de bougeoirs et de chandeliers, et s'allongera dans le grand lit de son oncle comme dans un cata- falque de prince entre six douzaines de bougies allumées. Habituée qu'elle est à l'obscurité du tombeau, sa tante Charlotte n'en croirait pas ses yeux. Mais ces facéties ont un arrière-goût funèbre.

Derrière la soif de vengeance et les manifestations d'un tempéra- ment de joueur porté au défi, on devine l'angoisse. Sachant ses jours comptés, Jimmie veut échapper, autant qu'il est en lui, aux affres de la solitude et du désœuvrement. Il s'enivre de porto en songeant que le vin de l'oncle ne sera pas dégusté à l'occasion de l'enterrement du neveu. Il se plaît à faire la nique aux tableaux et aux objets d'art. S'il ne craignait que leurs lèvres n'eussent une saveur de poussière et de plâtre, il envisagerait de baiser les nymphes qui décorent la respectable chambre à coucher.

Au cours d'une nuit d'insomnie, le jeune homme se décide à suivre un conseil que sa tante Charlotte avait donné à l'enfant : s'il avait vraiment besoin de quelque chose, qu'il appelle Soames.

Certes, le cordon majestueux qui pend dans la chambre à coucher de l'oncle est plus imposant que la cordelette râpée de la mansarde.

Mais il n'a pas d'autre usage. Enfant, il n'aurait pu se décider à exécuter le geste, parce que Soames lui inspirait une horreur plus grande que les monstres issus des froides étoiles et des hurlements du vent dans la cheminée. Jimmie tire donc la corde, il perçoit dans les profondeurs de la maison le faible tintement d'une clo- chette, et détourne sa tête vers l'armoire. Le présent s'est dérobé au profit du passé. Le jeune homme facétieux établi dans la maison

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vide redevient l'enfant craintif recueilli dans une demeure bour- geoise servie par un nombreux domestique. C'est alors qu'il aperçoit brusquement un jeune homme dont la physionomie parti- cipe à la fois de celle de Soames et de celle de Jimmie lui-même.

Surpris, hébété, il se contente de déclarer à « Soames Junior » qu'il ne l'avait appelé que pour lui faire savoir qu'il n'aurait pas besoin de lui cette nuit. Le visiteur disparaît.

Jimmie enfant apercevait dans la glace du buffet de son oncle le reflet de Soames senior occupé à découper le rôti ; Jimmie jeune homme a-t-il vu dans la glace de son armoire son propre reflet ? La surprise a paralysé son sens critique. Certes, il n'a entendu ni ouvrir ni se refermer la porte ; mais les domestiques bien stylés savent se déplacer sans bruit. Certes, il flotte sur le visage de son visiteur un léger air de ressemblance avec Jimmie, mais jamais ce dernier n'aurait su se tenir avec autant de dignité, attendre les ordres avec une attention polie qui ne fût pas servile.

Certes, il y a dans le regard de l'intrus cette lueur de connivence ironique qu'on lit dans les yeux de ceux qui connaissent des secrets que nous n'oserions pas avouer à nous-mêmes ; mais Jimmie a-t-il pu s'aventurer sans danger dans une demeure tout imprégnée de souvenirs humiliants ? Jimmie a-t-il vu un fantôme véritable ou a-t-il été abusé par son reflet ? Dans la surprise de la nuit, il est transporté dans les confins où le mer- veilleux s'amalgame au quotidien ; dans la lucidité du réveil matinal, il décide d'en avoir le cœur net. Et de scruter les murs au risque d'alerter les voisins, et de faire tinter les clochettes de l'office. Surpris dans cette attitude ridicule par Mrs. Thripps, il se tire d'affaire à la faveur d'une conversation brillante et décou- sue dont la femme de ménage est incapable de saisir les fils : qui sait si les cloches des églises ne sont pas destinées à appeler Dieu plutôt que les paroissiens, et les clochettes de l'office à convoquer des serviteurs fantômes à défaut de serviteurs en chair et en os ? Abandonnant la vieille dame effarée et perplexe — Jim- mie perdrait-il la tête ? La maison serait-elle hantée en effet ? — le jeune homme court renouveler sa provision de bougies.

C'est en sortant d'un sommeil fiévreux, la main agrippée au cordon, que Jimmie va connaître sa grande expérience fantas- tique marquée par les visites successives du valet, de la fillette et du monstre. Ce n'est pas qu'il ait vu le premier : il n'eut que le sentiment de sa présence. Cette fois, il n'est plus saisi par la surprise, mais animé par la rancune. Et de lancer ce défi insolite : que le valet si sûr de soi lui procure, malgré la saison, un bouquet de primevères. Or, Jimmie est sur le point de retrouver le sommeil quand il aperçoit une fillette au physique ingrat — poitrine étroite, visage allongé, mains rougies par la soude, maigres tresses d'un

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blond très p â l e Elle avance avec précaution tenant dans ses mains un bol à bande bleue, trop rempli d'eau, dans lequel flottent des primevères. Jimmie est partagé entre la surprise et la colère : son défi a été relevé. Et l'étrange enfant lui paraît aussi réelle que les choses matérielles, encore que le domaine des réalités paraisse s'être élargi depuis qu'il s'est établi dans la maison. Ressemble- t-elle à Soames junior ou à Mrs. Thripps ? Mais l'existence de cette dernière n'est pas douteuse. Si au moins les primevères étaient odorantes : le témoignage d'un sens viendrait confirmer celui d'un autre ! Et brusquement, à reculons sans doute parce que Jimmie ne l'a pas aperçue de dos, l'enfant a dû se retirer. Une sorte d'enveloppe de vide paraît dessiner la place qu'elle vient d'abandonner. Nouvelle bouffée de colère du jeune homme. Non contre l'enfant, qui est sans malice, mais contre le sacripant qui l'a pris au mot en lui envoyant cette gamine renifleuse. Et Jimmie de lancer un nouveau défi : qu'on lui envoie maintenant une compagne qui lui convienne mieux! Mais cette fois la colère fait place à la peur, car une sorte d'animal lourdaud paraît monter du sous-sol. Où fuir ? La vaste chambre à coucher d'aujourd'hui ne recèle pas plus de cachettes que la petite mansarde d'autrefois.

Une bête blanchâtre et porcine, monstre grotesque issu d'un illustré pour enfants, atteint le palier. Et Jimmie a dû sortir du lit, chandelier à la main, saisir le bol et le lancer avec son contenu en direction du monstre.

Après la grande scène de la visitation des fantômes, l'abatte- ment succédera à la fièvre, l'apaisement à la colère, la résignation à la crainte, le désir de solitude au besoin de divertissement.

Jimmie sent approcher le moment où, ayant pris congé du per- sonnel de nuit de son oncle, sa propre visite touchera à sa fin.

Il ne voudrait avoir causé ni frayeur ni crainte à la fillette, fût-elle dépourvue de réalité propre. Il envisage, dernière facétie, de troquer en sa faveur un objet d'art contre une bonbonnière ou un collier de fausses perles. Il souhaite revoir l'enfant. Elle apparaît en effet, plus blonde que jamais, toute souriante. Jimmie la renvoie, parce qu'il est bien convaincu de son irréalité, mais après lui avoir adressé un sourire d'affection et d'espoir. Désormais la maison est incroyablement vide et le restera. Le jeune homme s'endort devant le feu. Les braises s'écroulent avec un bruit de piétinement. Il s'éveillera à l'aube, prêt pour sa dernière tâche.

Avec une peine infinie, il entreprend la montée de l'escalier, il 39. " A plain child, but extraordinarily fair " (p. 253). En traduisant :

" Ein schlichtes Kind, aber ungewöhnlich schön T. DIENEL commet un double contresens (W. de LA MARE, A us der Tiefe..., Frankfurt am Main, Insel Verlag, S. 22).

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salue au passage la chambre à coucher de l'oncle, résiste à l'invite du vaste lit et au sourire des nymphes, et poursuit son chemin.

C'est quelques heures plus tard que, le visage empreint de pitié, d'horreur, d'étonnement et de curiosité, Mrs. Thripps découvrira Jimmie encore vêtu étendu sur le lit de sa mansarde.

Au-dessus du cadavre, le cordon de la sonnette, hors d'atteinte, a été noué en boucle.

L e valet, la fillette et le monstre jouissent-ils d ' u n e existence propre ? Jimmie lui-même n ' e n est jamais pleine- m e n t persuadé. Aux m o m e n t s les plus propices aux appa- ritions, lorsqu'il subit l'emprise de la nuit, de la fièvre et d u passé, il ne p e r d pas tout sens critique. Ainsi, lors de la première apparition de l'enfant : “ Frock, pigtail, red hands

— she seemed to be as ‛creai’ a fellow creature as you might wish to see. But Jimmie stared quizzically on. U n f o r t u n a - tely primroses have no scent " (p. 255). A la faveur de la fatigue et de la fièvre, la frontière s'estompe entre percep- tions sensibles et images mentales, entre sens propre et sens m é t a p h o r i q u e des mots. Ainsi le cordon de sonnette oscille c o m m e u n serpent, le gland de l'objet figure la tête de l'animal, et Jimmie est sur le point d ' y voir apparaître des crochets venimeux. Les minutes qui suivent le réveil sont propices aux hallucinations. E t Walter de La M a r e rapporte qu'il lui fut donné d'apercevoir au réveil u n petit h o m m e qui se tenait devant une armoire en acajou : « Il se trouvait bien là. Je fus surpris de sa présence, moins surpris, je pense, que si j'avais été certain qu'il fût réel. » Le person- nage recule lentement, et ses traits se résorbent progressi- v e m e n t dans les motifs sculptés : « J u s q u ' à quel point était-il formé de l'étoffe des rêves, simple illusion, pure hallucination, ou... autre chose » ?

L ' a u t e u r pose le problème avec u n certain détachement, son personnage est plus troublé. Le jeune h o m m e se m o n t r e t o u r à tour frémissant de curiosité et saisi par l'in- quiétude. Et de sonder les murs à la recherche de quelque valet hypothétique appartenant à l'ordre des migrateurs.

40. Behold, This Dreamer !, p. 63.

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Et de faire remarquer à sa femme de ménage que personne ne répond à l'appel de la sonnette, du moins le jour. Mais Jimmie n'a rien d'un métapsychiste amateur. Il cède à son goût des occupations incongrues capables de le distraire de son état comme au besoin de mystifier un peu Mrs. Thripps.

Mais le voici bientôt tourmenté par le sort d'une fillette à l'existence douteuse qu'il aura pu livrer au monstre porcin. Le joueur dominait la situation, le malade n'est plus clairement conscient des limites du réel et de l'onirique.

On a voulu voir dans les apparitions des symboles psy- chiques : la bête figurerait la haine et la peur, la fillette serait l'anima que le jeune homme aurait repoussée jusqu'au

m o m e n t o ù , r é c o n c i l i é a v e c e l l e , i l p o u r r a i t m o u r i r e n p a i x

Outre qu'elle est hasardeuse, cette interprétation estompe au profit du symbolisme la description d'une expérience vécue et lui retire une partie de son pathétique.

En effet la nouvelle a un accent de vérité qui fait défaut à la plupart des histoires merveilleuses. Sans attendrisse- ment ni lourdeur, Walter de La Mare brosse un portrait aussi précis que navrant de son héros. L'activité intellec- tuelle de Jimmie est gouvernée par des associations verbales tyranniques et des enchaînements arbitraires d'idées. Le Jimmie fiévreux est une sorte de caricature du Jimmie lucide.

Causeur brillant et désinvolte, il sait se tirer par des pirouettes verbales de situations embarrassantes. Surpris par Mrs. Thripps à faire tinter des clochettes, il se livre à des remarques humoristiques sur l'art du carillon. Le tinte- ment d'une clochette l'amène à songer au tocsin, partant au feu d'un incendie, puis de l'enfer. A sa femme de ménage qui ne passerait pas la nuit dans cette inquiétante maison pour une assiette pleine de pièces d'or, Jimmie en propose tout un plat, avec une louche pour la sauce. Enten- dant Mrs. Thripps parler de son fils marin, Jimmie enchaîne : et supposez que nous soyons tous à la mer (at sea), ce qui

41. PENZOLDT, op. cit., P a r t II, chap. VI.

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signifie ensemble voguer sur un bateau et perdre le nord.

L'auteur lui-même semble entrer dans le jeu de son per- sonnage. Le titre de la nouvelle signifie à la fois les profon- deurs de la maison où se tiennent les domestiques, celles de la mémoire d'où remontent des souvenirs, et celles de la détresse du malheureux qui appelle à l'aide : Out of the Deep est la traduction que le Book of Common Prayer a donnée du début du psaume De Profundis : du fond de

l ' a b î m e j ' a i c r i é v e r s v o u s , S e i g n e u r

M a i s l e J i m m i e q u i s ' é v e i l l e e n p r o i e à l a f i è v r e n ' a p l u s l e s r e s s o u r c e s d u J i m m i e l u c i d e . P o u r f a i r e s e n t i r s a s u p é - r i o r i t é a u v a l e t , i l l u i r é c l a m e u n b o u q u e t d e p r i m e v è r e s h o r s d e s a i s o n ; l e d é f i n ' e s t p a s p l u s o p p o r t u n q u e s u b t i l , p a r c e q u e n o u s s o m m e s a u p r i n t e m p s L o r s q u ' à l ' é t a t d e v e i l l e J i m m i e o f f r e d e s é t r e n n e s e n a v r i l , i l j o u e p l u s q u ' i l n e d i v a g u e , c é d a n t à s o n d é s i r d ' é t o n n e r e t à s o n g o û t d e l ' h u m o u r n o i r ( i l s e d o u t e q u ' i l n e s e r a p l u s e n d e m e u r e d e l e s d o n n e r à l a d a t e n o r m a l e ) .

E t p o u r t a n t i l e x p r i m e à p l u s i e u r s r e p r i s e s l a c r a i n t e q u e l e s f a c é t i e s d u j o u e u r , l e s m y s t i f i c a t i o n s d e l ' e s p i è g l e e t l e s f a n t a i s i e s d e l ' i m a g i n a t i f l u i f a s s e n t p e r d r e p i e d :

" The truth is, my dear ", he had assured himself, as he once more ascended into the dingy porch, “ the truth is when once you begin to tamper, you won't know where you are. You won't, really " (p. 250).

Il tiendra des propos semblables à la fillette lors de leur dernière rencontre :

“ All that I have to say ”, he muttered, “ is just this : — I have Mrs. Thripps. I haven't absolutely cut the wire. I wish to be alone. But if I ring, I'm not asking, do you see ? In time I may be able to know what I want. But what is important now is that no more than that accursed Pig were your primroses 'real', my dear. You see things must be real " (p. 270).

42. ‛De Profundis’ est aussi le titre d'un poème de W. de LA MARE.

43. Je ne comprends pas la remarque de PENZOLDT : " Primroses in November ! Jimmie had asked to see what his nightly visitors could not do " (op. cit., p. 215). La scène se déroule bien en avril.

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La fièvre et la nuit lui font revivre des épisodes humi- liants de son enfance. Garçon peureux et parent pauvre, il souffre du sadisme cauteleux de Soames et des farces cruelles de la valetaille. Des idées chaotiques qui se forment dans sa tête égarée par la fièvre, nous pouvons conclure que la vision de la fillette aux primevères est liée à un épisode de son enfance. Au moment où le jeune homme s'entretient avec l'enfant, il se rappelle l'interdiction qui lui fut faite d'adresser la parole aux domestiques. Le gamin ne s'était-il pas avisé de tirer les nattes de la petite employée ?(“... you might pull real bells : to pull dubiously genuine pigtails seemed now a feeble jest ”) (p. 268). Le mot de natte (pigtail) a pu induire celui de cochon (pig) qui convient à la bête apparue dans l'escalier. Le geste de tirer sur une corde s'apparente à celui de tirer sur une natte. Le mot de pri- mevère (primrose) entraîne naturellement la citation d'un vers connu de Wordsworth : ‛A primrose by a river's b r i m ’ Jimmie associe le jaune pâle des fleurs à la blondeur de la fillette et aux cheveux de lin des nymphes peintes au plafond :

“ She was fairer than ever, fairer than the flaxenest of nymphs on his uncle's ceiling... " (p. 268). La pensée des primevères a pu faire songer à Lord Beaconsfield, à qui Jimmie fera allusion, et dont les primevères étaient les fleurs préférées. Les mots de cloche et de bougie amènent le jeune homme à répéter la formule rituelle de l'excom- munication :

" Do to the Book; quench the candles;

R i n g t h e b e l l . A m e n , A m e n ”

Stimulé par la fièvre, le flux des pensées s'épuise avec l'abattement. Le médiocre dormeur qu'était Jimmie s'assou- pit devant le foyer. Sentant la mort venir, il congédie les fantômes qui piquaient sa curiosité, réveillaient sa peur et déchaînaient sa colère. Désormais seul dans la maison vide,

44. WORDSWORTH, ‛Peter Bell’.

45. The Oxford Dictionary of English Proverbs, s.v. ‛Bell’.

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il n'a plus qu'à regagner la mansarde de son enfance pour y rendre son dernier soupir. Rien ne permet d'affirmer que sa fin fut paisible. En mettant le cordon de sonnette hors d'atteinte, le malheureux a voulu sans doute se prémunir contre la tentation d'appeler à l'aide une dernière fois.

Plus simple par l'architecture, mais plus complexe dans les détails, All Hallows rappelle Seaton's Aunt : même explo- ration d'une demeure hantée, mêmes scènes nocturnes faisant songer aux toiles de Georges de La Tour. Deux hommes mûrs revivent les émotions de l'enfance. Nulle architecture n'était plus propre que la gothique à nourrir des craintes superstitieuses. Non pas dans les époques loin- taines où les cathédrales neuves se dressaient toutes blanches dans leur robe de pierre, mais quand le temps eut noirci les murs, rendu les gargouilles plus menaçantes, les galeries plus sombres, les cryptes plus humides. Aux amants de la solitude, les bâtisses à l'abandon inspiraient des rêveries délicieuses, germant dans la mélancolie pour s'épanouir dans

l a p e u r Q u i s ' é t o n n e r a i t q u e d e s s e n t i m e n t s é l é m e n t a i r e s a i e n t i n s p i r é d e s œ u v r e s c o n v e n t i o n n e l l e s ? M a i s W a l t e r d e L a M a r e d é d a i g n e l e s p o n c i f s : u n v o y a g e u r e n t r e d a n s u n e é g l i s e u n a p r è s - m i d i d ' é t é , u n v i e u x s a c r i s t a i n l u i f a i t p a r t d e s e s o b s e r v a t i o n s e t d e s e s c r a i n t e s , i l n e p e r c e v r a r i e n , s i n o n d e s b r u i t s d o n t l ' o r i g i n e p e u t ê t r e b a n a l e , e t d e s s c u l p t u r e s q u i p a r a i s s e n t e x p r i m e r l e d é f i p l u t ô t q u e l a p i é t é .

I l n ' e s t d ' i l l u m i n a t i o n q u ' a u t e r m e d ' u n c h e m i n e m e n t , a u s e n s m a t é r i e l a u t a n t q u ' a u s e n s m o r a l d u m o t . E n p e i n a n t s o u s l e s o l e i l p o u r s e r e n d r e a u b u t d e s o n v o y a g e , l e n a r r a t e u r n ' a p a s s e u l e m e n t r e c o u r s à u n m o d e p r i m i t i f d e d é p l a c e m e n t : s a m a r c h e s o l i t a i r e l ' a r r a c h a i t a u m o n d e p r o f a n e , s e s f a t i g u e s e t s e s s o u f - f r a n c e s l e d i s p o s e n t à r e c e v o i r u n e r é v é l a t i o n . L e v o i c i d o n c s ' a v a n ç a n t s o u s l a c h a l e u r , e n v e l o p p é d e p o u s s i è r e , h a r c e l é p a r l e s m o u c h e s , e s c a l a d a n t u n e s é r i e d e c o l l i n e s d o n t c h a c u n e s e m b l e p r o m e t t r e d ' ê t r e l a d e r n i è r e . N ' é t a i e n t l ' o r t i e e t l e s é n e ç o n , l a v e r g e r e t t e e t l e l i s e r o n , p o i n t d e f l e u r s . O r , a p r è s l e d é c o u r a g e m e n t ,

46. Voir LÉVY, Le roman « gothique »...

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voici enfin la terre promise, la cathédrale solitaire au b o r d de la mer. T a n t de s p l e n d e u r et t a n t d ' a b a n d o n ! E t cela p e n d a n t l ' u n e de ces journées mystérieuses où sous l'été resplendissant perce déjà l ' a u t o m n e : la moisson est proche, les moyettes vont couvrir les champs, les rouges-gorges vont p r é l u d e r à leur complainte automnale. N o u s avions beau savoir que le ver impérissable poursuit sans trêve son ouvrage, cette vérité a p u nous é c h a p p e r l'espace d ' u n m o m e n t , q u a n d u n après-midi immobile de l'été nous d o n n e u n e impression fugace de l'éternel. Mais nous e n reprenons une conscience plus vive q u a n d l ' e n c h a n t e m e n t p r e n d fin. E t nous sommes à m ê m e de méditer sur la trahison d u t e m p s , que les h o m m e s ont cru conjurer en réalisant dans la pierre leur désir d'éternité. Or, pas plus que les auteurs, l'injure d u t e m p s n ' é p a r g n e leurs ouvrages. C e p e n d a n t que l'esprit attentif fait voir à l'œil distrait des traces de restauration, les jeux de la lumière et de l'ombre insinuent le m o u v e m e n t dans l'immobilité des pierres.

Mais à ces impressions de paix et de mélancolie se m ê l e n t des sensations plus troubles. L a cathédrale assoupie semble u n monstre engourdi qui pourrait à t o u t m o m e n t révéler sa n a t u r e secrète. Curieusement, cette masse de pierre paraît parfois irréelle, c o m m e si le granit n'avait pas plus de consistance q u e la flamme ou la cendre incandescente. L e n a r r a t e u r se s u r p r e n d à c o m p t e r et r e c o m p t e r des statues : il lui semble parfois e n apercevoir sept alors qu'il ne saurait e n voir plus de six. Illusion des sens ? t r o u b l e d u j u g e m e n t ? N i l ' u n ni l'autre sans doute. Car, différent e n cela d ' u n esprit positif qui ne retiendrait que des sensations stables, indices d ' u n e réalité constante, Walter de L a M a r e s'attache aux impressions fugitives que les réalités offrent e n p e r m a n e n c e à l'observation.

L e n a r r a t e u r gagne l'église, y p é n è t r e par u n e porte latérale, salué p a r le regard ironique et quelque p e u pervers d ' u n e figure de pierre. S u c c o m b a n t u n m o m e n t à la somnolence, il vit u n rêve de clameur dans le havre d u silence, puis s'aperçoit qu'il n'est pas seul : u n vieux sacristain se tient immobile dans la nef, inspectant d u regard les parties supérieures d u transept nord. Il ressemble à ces vieillards que R e m b r a n d t aimait à dessiner : mains noueuses, sourcils broussailleux, lèvres minces, paupières plissées. Les deux h o m m e s a u r o n t deux entretiens : le p r e m i e r dans la nef, le second dans le réduit d u sacristain à la lueur d ' u n e chandelle, avant d ' e n t r e p r e n d r e l'inspection d u b â t i m e n t dans la lumière d u couchant filtrée p a r les hautes fenêtres.

L e vieil h o m m e confie ses t o u r m e n t s a u visiteur q u i semble lui avoir été envoyé en réponse à u n e prière. Déserté des pèlerins, isolé du m o n d e p a r les intempéries de l'hiver, m e n a c é p a r la mer qui ronge inexorablement le rivage, All Hallows, qui est sa

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patrie terrestre, subit aussi les assauts de l'enfer. Dernière victime des forces du mal, le doyen Pomfrey fut retrouvé hébété, amné- sique, retombé en enfance avant de mourir. Son emploi est resté vacant. Des experts se réunissent, tiennent d'interminables conci- liabules et se séparent, préférant nier plutôt que de se rendre à l'évidence. All Hallows n'est pas menacé par l'usure, mais par la restauration. Des blocs rongés comme la pierre ponce ou poreux comme l'éponge sont remplacés subrepticement la nuit par des pierres massives apportées par des puissances inconnues. Les meilleurs experts constatent, médusés, discutent secrètement et se taisent. Faute d'avoir pris garde aux êtres qui hantent l'église aux heures sombres, faute de s'être montré vigilant et d'avoir ouvert les yeux, après avoir laissé mourir un saint, on se prépare à de nouvelles catastrophes : « Et voici ce que je dis : nulle puissance ou principauté d'ici ou d'en bas n'est en mesure de prendre possession d'une place, aussi longtemps que ceux qui l'occupent ont assez de foi pour la tenir au-dehors. Mais, dès que la foi fléchit, le barrage se rompt. Et quand je dis « nulle puissance », je veux dire, avec toute la déférence que je vous dois, celle de Satan lui- même. »

Divagations d'un vieil homme confiné dans un lieu propice aux rêveries morbides ? Le narrateur est circonspect : si son juge- ment n'est pas sûr, le sacristain n'est pas un malade mental.

Encore qu'il en vienne parfois à douter du témoignage de ses sens, il prétend avoir vu de ses yeux et entendu de ses oreilles des choses prouvant ce qu'il avance. Il n'est pas un paranoïaque illuminé, mais un vieillard troublé cherchant un peu d'apaisement auprès d'un étranger bienveillant et discret. Au reste, encore que l'entreprise ne soit pas exempte de danger, le visiteur pourra vérifier ses dires. Les deux hommes décident donc d'explorer l'église à pas de loup à la nuit tombante. L'entreprise exigeant le silence, le voyageur retire ses chaussures, les lie ensemble et les dispose autour de son cou. Le sacristain ouvre la marche ; empoignant l'habit de son compagnon, le narrateur le suit. Dans un moment d'émotion, les deux hommes se tiendront par la main.

L'âge mûr revit les émotions de l'enfance, et l'humour pénètre la peur, comme le doute fait la crédulité.

Mais l'attention la plus vigilante ne révélera rien de décisif.

Le vaste bâtiment a beau s'emplir d'une rumeur semblable au grincement d'une meule gigantesque ou au bourdonnement d'un immense insecte, le narrateur aura beau avoir l'impression fugitive qu'une main gigantesque vient de déplacer un échafaudage sur- monté d'une toile, énorme tricot inachevé qui aurait pour aiguilles des écoperches : rien n'est plus trompeur que l'oreille, si ce n'est l'œil.

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Dans la galerie où il faillit être victime des puissances des ténèbres, le sacristain raconte son aventure. Il a perçu un courant d'air si violent que le souffle lui a manqué, un bruit métallique accompagnant le déplacement d'un objet, de vagues paroles proférées dans un baragouin qui n'était pas humain. Mais il ne connaît plus la peur. Fidèle à son devoir, en paix avec sa conscience, il ne redoute pas des êtres qui semblent, à l'instar de ses supérieurs humains, le tenir pour négligeable.

Sur le toit du bâtiment se dressent d'immenses statues dont le regard paraît défier le ciel. Alors que certaines pierres sont rongées comme pierre ponce, d'autres ont des faces aussi nettes que la trace d'un couteau sur une entame de fromage. Brusquement, un immense grondement emplit la nef, se répercute à travers le bâtiment et paraît faire trembler le sol sous les pieds des deux hommes. Il semble qu'un bloc de pierre vienne d'être encastré de force dans le mur. Puis, plus rien : c'est le silence, le calme et la fraîcheur d'une nuit d'été. Les deux hommes descendent, aban- donnant la pierre aride pour la terre végétale où fleurissent l'eupatoire, la vipérine et le fuchsia. Ils atteignent la maison du vieux sacristain. Sa fille veuve est penchée sur le berceau de son petit-fils. Les enchantements de la terre ont remplacé l'horreur

sacrée.

U n réseau serré d'allusions et de correspondances, d'affinités et de contrastes enserre mille détails. U n caprice de la mémoire évoque dans l'esprit d u narrateur u n e soirée pluvieuse de l'hiver dans une grande ville, p e n d a n t qu'il vit u n après-midi d'été à la campagne. Au prédicateur qui développait le thème d u ver r o n g e u r va succéder le sacris- tain convaincu que le mal est capable d'édifier autant que de détruire. Chez le voyageur fatigué, des rêves terrifiants alternent avec des moments de paix. La cathédrale est tour à tour chose morte et monstre engourdi, demeure consola- trice et léviathan de pierre. La visite nocturne de l'église fait tour à tour figure d'enfantillage et d ' œ u v r e de charité.

Le sacristain ne peut regarder les petits enfants sans éprouver une sorte de crainte sacrée, parce qu'il leur est donné de contempler des visions célestes d o n t les adultes n ' o n t gardé q u ' u n souvenir confus. Et le conte se termine sur une vision

47. Marc, IX, 44, 46, 48 ; Isaïe, LXVI, 24.

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