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Ruralité-Urbanité: deux soeurs pas si jumelles
DEBARBIEUX, Bernard
DEBARBIEUX, Bernard. Ruralité-Urbanité: deux soeurs pas si jumelles. Ruralités.com, 2010
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http://archive-ouverte.unige.ch/unige:34201
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BERNARD DEBARBIEUX (Les Ruralités, 07.09.2009) Ruralité et Urbanité, deux sœurs pas si jumelles
Il est fréquent d’entendre dire que Ruralité et Urbanité furent, en d’autres temps, des sœurs jumelles liées par un attachement réciproque mêlé d’un fier souci d’indépendance. Il est vrai que l’une et l’autre avaient été engendrées dans les mêmes temps troublées de la révolution néolithique: si l’on en croit les préhistoriens et les archéologues, la ville et l’agriculture seraient nés de concert ou presque. Il est aussi vrai que leur alliance avait su incarner le triomphe de l’humanité sur la sauvagerie de sa condition. On raconte que leurs relations, pourtant dissymétriques, s’apparentaient à un modèle d’équilibre; l’une nourrissait l’autre et lui procurait de surcroît un peu d’agrément, quand l’autre lui donnait en retour ressources et parfois protection. Ce faisant, chacune veillait à ne pas empiéter sur le domaine de l’autre. A l’époque de cet état de grâce que notre imaginaire cultive à souhait, urbanité se faisait appeler «ville», et ruralité répondait au doux nom de «campagne».
Pourtant les historiens, ces esprits maussades briseurs de légende, ont régulièrement appelé à davantage de réalisme : depuis des siècles, en Espagne et dans les colonies espagnoles, en Angleterre comme en Ecosse et dans quantité d’autres pays du monde, des citadins ont fait main basse sur la propriété foncière de bien des campagnes; depuis des siècles la pression croissante des négociants, des distributeurs et des financiers sur les producteurs donne le beau rôle à ceux qui ont plutôt élu domicile dans nos cités. Mais la circulation de l’argent et des titres de propriété et les relations entre acteurs économiques se voient à peine pour celui qui n’a pas l’œil aiguisé. Elles n’altèrent pas l’image de paisible harmonie qui se dégage du doux contraste entre la ville et la campagne, entre citadins et paysans, que le paysage classique et une littérature bien intentionnée nous ont renvoyé pendant des siècles.
Aujourd’hui, on a peine à se convaincre de croire encore à la légende. Les activités, les formes, les personnes et les valeurs associées à la ville se sont très largement déployées dans les campagnes. Au point qu’on se sait plus très bien où sont les limites entre ville et campagne, ni quelles sont les différences entre ruraux et campagnards.
Curieusement, c’est l’atténuation de leurs différences et l’incertitude croissante relative à la place qui est la leur qui fait douter des relations harmonieuses entre Urbanité et Ruralité. Certes, rien ne donne à penser qu’elles sont désormais en mauvais termes, victimes d’une de ces obscures fâcheries qui brise les fratries les plus unies. Non, c’est plutôt un sentiment diffus et inconfortable qui prévaut:
Urbanité aurait pris l’ascendant sur Ruralité. On sait la chose fréquente chez les jumeaux, chez les
«vrais» jumeaux en particulier. A la connivence égalitaire, pleine d’empathie, qui prévaut dans les premières années, succède une relation souvent dissymétrique où l’un des jumeaux tend à constituer la référence dominante de l’autre.
La façon même que l’on a parfois d’invoquer l’une et l’autre est révélatrice à cet égard. Si certains auteurs et commentateurs voient volontiers Urbanité être partout chez elle, des centres anciens aux villages les plus pittoresques et aux sites les plus sauvages, qui pourrait dire que Ruralité a conquis, dans le même temps, le cœur de nos cités ou les cimes de nos montagnes? Est-‐ce que finalement Urbanité n’aurait pas tout simplement abattu les murs de son espace propre et envahi le territoire de Ruralité? Tel est le sentiment qui prévaut ici et là. Pourtant on peut douter de sa justesse.
On peut aussi douter, de façon plus radicale encore, qu’Urbanité et Ruralité aient jamais été sœurs, et moins encore sœurs jumelles. Car si on réfléchit bien, qui peut dire avoir jamais vu Urbanité mettre le pied dans le jardin de Ruralité? Certes on voit des personnes domiciliées en ville acheter et restaurer des maisons de village; on voit des entrepôts ou des boîtes de nuit, longtemps contenues dans l’espace dense de nos villes, venir se nicher aux carrefours de nos campagnes; on voit aussi monter en puissance, partout à la fois, l’indifférence polie qui prévaut entre les citadins qui se côtoient par milliers au détriment d’une sociabilité dense, pesante pour certains, qui a longtemps prévalu dans les campagnes. Mais qui peut être certain de voir derrière une maison rénovée, une boîte de nuit flamboyante ou l’absence de salut courtois entre deux personnes qui se croisent dans la rue, la main d’Urbanité et son triomphe sur Ruralité, désormais soumise?
Oublions un instant que Ruralité et Urbanité aient jamais pu être sœurs, a fortiori jumelles. Oublions aussi qu’elles aient jamais pu être des personnes. Regardons-‐les plutôt comme des images simplifiées d’aspirations différentes et parfois contradictoires de nos sociétés. Nos sociétés reposent sur des formes différenciées de production, sur des façons différentes de satisfaire nos besoins et des aspirations diverses relatives à l’individualité de chacun et son souci de participer à des communautés diverses.
Longtemps cette diversité de nos besoins, de nos aspirations et de nos pratiques a trouvé dans une claire différence entre villes et campagnes un principe d’ordre aussi efficace que visible. La ville rassemblait plutôt les institutions sociales complexes, les conditions d’émancipation sociale des individus demandeurs, les lieux de production nécessitant un très grand nombre de travailleurs (des usines) ou de partenaires (des fournisseurs, des clients, etc.). La campagne cultivait un modèle social différent et les plantes nécessaires à la nourriture pour tous.
Est-‐ce que nos sociétés ont encore besoin de cette assignation des rôles dans l’espace? Il faut croire que non, si on en juge par la propension croissante des activités autrefois proprement urbaines à choisir tantôt une localisation considérée comme urbaine, tantôt une localisation considérée comme rurale, la qualité et la densité des infrastructures de transport primant sur tout autre critère. Si l’on en juge aussi par la propension croissante des individus à hésiter entre une résidence urbaine ou une résidence rurale, quand bien même ils n’auraient pas le choix de leur lieu de travail, sans parler de ceux qui par résidence secondaire interposée mettent un pied de chaque côté. Si l’on en juge enfin par la floraison de projets d’immeubles agricoles, sorte de serres immenses élevées aux hormones, qui rendraient possible une agriculture urbaine intensive.
Nos sociétés contemporaines ont une propension étonnante à remettre en cause dans les faits ce qui faisait l’identité profonde, la raison d’être même, d’Urbanité et de Ruralité. Cette remise en cause trouble au plus haut point ceux qui avaient construit leur vision du monde et leur territorialité avec le portrait des sœurs jumelles en toile de fond, et ceux-‐là sont autant des résidents de nos quartiers les plus denses que des habitants des villages les plus modestes. Pourtant, dans le même temps, nos sociétés, qui décidément aiment le paradoxe, sont plus attachées que jamais aux différences entre villes et campagnes.
On continue d’invoquer ces deux mondes sur un mode différencié; on continue de parler d’«aller en ville» et d’«aller à la campagne» alors que les différences objectives sont de plus en plus difficiles à établir; on continue d’aménager nos communes et nos cantons avec le clair souci d’opposer ces deux univers que tout lie par ailleurs. Tout donne à penser que même en niant la singularité profonde d’Urbanité et de Ruralité, et a fortiori leur gémellité, nous sommes soucieux de continuer d’y croire et de mettre en scène cette élégante fiction.
Alors oui, dans ces conditions, Urbanité et Ruralité sont bel(les) et bien jumelles. Mais pas en tant que personnes, ni même en tant qu’entités sociales ou spatiales. Urbanité et Ruralité sont les images jumelles, aussi antagonistes que complémentaires, de nos imaginaires sociaux et géographiques.
Nous en avons besoin autant pour penser les territoires de notre quotidien que pour raconter la trajectoire de notre civilisation, quitte à ce que l’histoire racontée prenne la forme du récit tragique où l’amour entre sœurs jumelles devient cannibale.