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La syntaxe du temps chez Lucien Tesnière et ses prolongements chez Jean-Marie Zemb

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chez Jean-Marie Zemb

Il se trouve peu de réflexions sur la question du temps dans les Eléments de syntaxe structurale ainsi que dans les quatre articles que Lucien Tesnière consacre aux temps grammaticaux. Il s’en tient – dans son œuvre publiée tout au moins – à la conception d’un temps unidimensionnel, figuré par la ligne, en particulier dans ses analyses qui ont trait à l’aspect, envisagé quantitativement en termes de durée et de degré d’achèvement1. Le temps grammatical est conçu comme une catégorie verbale, le temps premier étant le présent, les autres temps étant obtenus à partir de ce présent par translation.

Tesnière échafaude sa syntaxe structurale dans le but de transcender les distinctions non pertinentes de la syntaxe morphologique, se réclamant, à la suite de Humboldt et de Bally, d’une linguistique de la « forme intérieure du langage » (1969 : 34-35, 382-383). Mais, malgré ce souci de soustraire la syntaxe à l’emprise de la morphologie, il ne se départ pas fondamentalement, en dépit de sa distinction entre « ordre statique » et « ordre dynamique » (1969 : 12, 50-51), d’une conception statique qui ne retient des phénomènes que les concrétions linguistiques qu’ils engendrent. Ainsi Tesnière ne rend-il pas compte de la « langue en travail » (Robert Lafont), en particulier dans le moment où la langue se dit dans l’acte d’énonciation2. Si, pour Charles Bally, la linguistique « est basée sur l’observation de ce qui se passe dans l’esprit du sujet parlant au moment où il exprime ce qu’il pense » (Tesnière, 1969 : 35), on voit combien éloignés de cette conception sont les stemmas tesniériens, tracés selon l’uniformité statique de la connexion.

En effet la connexion, avec son corollaire, la « dépendance », supporte à elle seule (avec la « jonction » et la « translation ») tout l’édifice de la syntaxe structurale et de la sémantique tesniériennes, puisque l’expression du sens emprunte les mêmes canaux connexionnels. Bien que Tesnière affirme qu’ « aux connexions structurales se superposent des connexions sémantiques », il semble qu’il reprenne le « point de vue théorique de l’esprit » pour qui structural et sémantique sont indépendants (1969 : 42), et qu’il rapporte leur

1 Tesnière (1927 : 49; 1929 : 274 et 1969 : 17-18).

2 On pense aussi à la théorie linguistique de Gustave Guillaume. Guillaume n’est pas mentionné dans les Eléments, bien que Temps et verbe soit paru en 1929.

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relation à celle d’une « superposition », sans véritable interaction. Les « plans » sont parallèles. Le plan sémantique peut être ignoré, puisqu’il « ne relève pas de la grammaire, à laquelle il est extrinsèque, mais seulement de la psychologie et de la logique » (1969 : 40).

Jean-Marie Zemb préfère reprendre les réflexions et les théories de la tradition grammaticale, en les soumettant à une critique constructive. Ne rejetant hors de son champ d’étude rien de ce qui fait la langue, il pratique une

« grammaire quantique, selon laquelle le ‘sens global’ s’obtient par la synthèse (inconsciente, mais non inanalysable) des divers sémantèmes (lexèmes, morphèmes et taxèmes) » (1978 : 18, 80, 90, 396, 402, 463). La méthode est dictée par une démarche s’attachant à redéfinir ce qui relève du logique, du grammatical et de l’informatif, et l’édifice de sa grammaire est construit sur les notions de fonction et de relation : la « fonction méréologique, laquelle découpe et désigne, nomme, thématise » ; la « fonction épistémologique, laquelle abstrait, conceptualise, organise et rhématise » ; la « fonction prédicative, phatique ou phématique, laquelle propose, selon divers degrés d’actualité, la convenance de tel rhème par rapport à tel thème » (1978 : 398, 404, 621). Ces fonctions sont prises en charge respectivement par le « thème », le « rhème » et le « phème » (1978 : 78, 394). Le temps n’est plus considéré comme l’unique affaire du verbe.

À refuser de considérer ce qui se trouve en amont de l’expression linguistique de la pensée, la pensée elle-même, et ce qui, depuis une haute tradition, tente d’éclairer le fonctionnement du langage considéré comme production raisonnable, comme logos, c’est-à-dire la logique, Tesnière prend le risque de s’en tenir à une grammaire de connexion (ce qui entraîne des erreurs de découpage ou de regroupement) et de ramener tout enchaînement de relations à une « cascade hypotaxique3 ».

Pourtant, Tesnière met en évidence ce « lien syntaxique » non marqué qu’est la connexion entre deux mots voisins. Mais il réduit aussitôt la richesse potentielle de cet acquis, en lui donnant comme équivalent le terme de

« dépendance ». C’est dire que Tesnière ne se départ pas d’une conception dyadique des faits syntaxiques, conception qui ne lui permet pas d’ouvrir de véritable espace troisième, comme le fait, chez Zemb, le phème ; le lien syntaxique n’est qu’un type de dépendance entre deux mots, qu’il s’agisse d’un sujet et d’un verbe, d’un nom et d’un déterminant, ou de deux éléments entrant

3 Bien qu’il s’en défende. Cf. 1969 : 17-18, 47-48 et Zemb (1978 : 577).

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dans la composition d’une forme verbale donnée (a pu avoir). Est ainsi posé un unique type de connexion – dont la « valeur », il est vrai, peut varier (1939 : 170) –, ce qui produit des hiérarchies de connexions de même nature, avec au sommet le « nœud des nœuds », souvent verbal. Il n’y a pas de syntaxe de la phrase qui transcenderait la connexion.

Le lien syntaxique entre un sujet et un prédicat n’étant doté d’aucune propriété spécifique ni d’aucun espace propre, sa « reconnaissance » n’entraîne chez Tesnière aucune refonte de son analyse propositionnelle. Zemb montre, en revanche, que la signification temporelle exprimée dans une proposition résulte d’un mécanisme d’ajustement et d’interaction faisant intervenir trois espèces de temps. La première est le tempus de re, le temps désigné, le temps de l’existence, celui de la temporalité irréversible et qui, malgré son incidence (et donc sa nature) thématique (1984 : 60, 61), s’affiche sur le déterminé ultime du rhème. Ainsi, dans Gestern hat er Wein gekauft, le rhème est Wein gekauft haben, et haben porte le morphème temporel du tempus de re, le présent. (Le choix du mode – ici l’indicatif – relève de l’acte phématique, comme nous le verrons plus bas.) Ce morphème est une donnée thématique à part entière (c’est même la seule qui soit indispensable pour asserter un rhème), coordonnée aux trois autres que sont er, gestern et le morphème de personne. De son côté, gekauft haben contient sa propre temporalité, de nature conceptuelle cette fois,

« abstraite des moments successifs et irréversibles de l’existence ». C’est le tempus de ratione, encore nommé « temps intérieur » ou « aspect ». Cette temporalité est pleinement autonome : haben déterminé par le morphème de participe (ge-[kauf]-t), véritable sémantème dont le sens est « résultat de », prend une valeur rétrospective4. La temporalité rhématique peut être plus complexe encore. Dans gekauft haben werden, « la rétrospectivité seconde de [gekauft haben] prend place au sein de la prospectivité ‘gouvernante’ de werden » (1984 : 71). Cet emboîtement d’une rétrospectivité dans une prospectivité sera ensuite employé, selon les besoins du locuteur, par exemple avec un tempus de re présent (gekauft haben wird). Le tempus de re assure ainsi le marquage (morphématique) du taxème verbal, lequel se greffe sur une temporalité conceptuelle. Zemb souligne le rôle du tempus de re dans la

« forme » revêtue par le taxème verbal : « l’intégration des significations

4 1984 : 63, 68, 71. Zemb remarque également que « les morphèmes I [infinitifs] et P [participes 2] sont des sémantèmes du plus haut intérêt : tandis que P est pour ainsi dire rétrospectif, I est prospectif. » (1978 : 451).

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rhématiques dans l’expression générale de la temporalité n’empêche pas que formellement le ‘temps’ demeure le tempus de re » (1984 : 73).

Ainsi, que la forme a eu parlé se soit substituée à la forme eut parlé – ce qui constitue pour Tesnière une véritable antinomie (1939 : 169) – s’explique dès lors que l’expression du temps devient l’affaire de la proposition. Zemb écrit, semblant répondre à Tesnière : « Si gesagt gehabt hat correspond à gesagt hatte, ce n’est pas en raison d’une équivalence de prédicats, mais parce que... la

‘remontée du temps’ [...] se fait tantôt dans le rhème [gesagt gehabt haben] – qui implique plus de décalage intrinsèque – et tantôt dans le thème avec le décalage désigné par le morphème temporel de hatte » (1978 : 463).

Le calcul du temps thématique s’effectue à partir du tempus de dicto, le

« maintenant atemporel du dire pensant », l’acte phématique (qui attribue tel rhème à tel thème), qui « dure au moins jusqu’à ce que tous les éléments de la phrase soient parus ». Cependant, ce tempus de dicto « ne s’écoule pas à proprement parler », indivisible qu’il est du point de vue qualitatif (1984 : 66, 68). « Sans cette origine dans l’acte de penser et de parler, il n’y aurait pas de temps » ; ce temps de la parole « donne » le présent, présent qui « se rapporte à [l’acte phématique] et non à la coupure [de la ligne du temps] en un passé et un futur » (1978 : 466). C’est pourquoi est intimement mêlé à lui le mode du dire, le modus de dicto (1984 : 73).

De sorte que, si Tesnière reconnaît l’existence du tempus de dicto – le temps subjectif (1927 : 44) –, ainsi que sa fonction dans le calcul du temps objectif, il lui reste impossible d’attribuer quelque lieu à ce temps. Ce tempus de dicto est en quelque sorte vu comme extérieur à la structure de la proposition.

Le calcul des formes du présent, du passé et du futur étant effectué directement à partir du temps subjectif, Tesnière qualifie les temps qu’elles désignent d’ « absolus » (1927 : 44). Mais le locuteur peut aussi vouloir changer de repère et rapporter les événements (leurs « temps objectifs ») depuis un nouveau repère décalé par rapport au présent du repère d’origine. Ce repère second est le temps « projectif » de Tesnière, ce temps-relais rencontré « en allant du temps subjectif au temps objectif » (1927 : 45). Le calcul est effectué médiatement, les formes qualifiées de « relatives », et leur appellation même atteste du détour par le temps projectif : viendrait, forme relative, dans il m’assura qu’il viendrait est un « passé futur », tandis que viendra, forme absolue, dans il m’assure qu’il viendra est un « futur (présent) » ; de même comprenait dans j’ai cru qu’il comprenait est un « passé présent », par opposition au « présent » comprend de je crois qu’il comprend. Zemb remarque

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à son tour que, le repère d’origine étant doublé d’un autre repère et ce second repère n’effaçant nullement le premier, « l’origine du premier acte de calcul demeure présente ; c’est ainsi que le futur du passé est une information insuffisante » (1978 : 309).

Pour Tesnière, les temps « relatifs » à un temps « projectif » servent à rendre compte de l’occurrence des temps surgissant lors de la concordance des temps (1927 : 44). Ce repérage du parcours mental est rendu par une figure géométrique : un mètre pliant qu’on déplie. Tout cheminement dans la direction du futur ou du passé est matérialisé par un trait allant vers le haut ou vers le bas.

Zemb donne les règles du jeu de leur articulation : « Prospectivité et rétrospectivité se combinent facilement, mais non indifféremment » (1978 : 471, 473, 475, 477, 479).

Si le temps projectif n’est pas affiché sur un support verbal, temps projectif et temps objectif donnent lieu à une forme syncrétique. L’articulation des temps n’apparaît que lorsqu’on « rétablit artificiellement » le temps projectif grâce à une reconstruction du parcours propositionnel (Tesnière, 1927 : 45, 52).

Toute forme temporelle non absolue est ramenée à un emboîtement de calculs du temps projectif et du temps objectif, et donc conçue comme « dépendante » d’un temps projectif donné par un élément de phrase, « principal » ou

« subordonné », fût-il sous-entendu. Ainsi, la concordance des temps, avec le relais du temps projectif, sert de clef de voûte à la syntaxe temporelle de Tesnière.

Frappé par la « régularité du procédé de formation des temps composés », Tesnière entend établir « la loi profonde » qui préside à cette régularité (1939 : 153-154, 160). Selon lui, les formes composées sont obtenues à partir des formes simples par « translation », l’opération étant réalisée grâce au concours d’ « auxiliaires », ces « translatifs » qui permettent à un verbe de passer d’une sous-catégorie (le présent) à une autre sous-catégorie (le passé), tout en restant dans la même catégorie verbale (1969 : 397). Ce procédé translatif est à la base de la « conjugaison ». Le translatif est un « mot variable » ; mais Tesnière ajoute qu’il « est préposé », de sorte que l’auxiliaire figure « toujours à gauche et l’auxilié toujours à droite », cet ordre correspondant à l’ordre structural et nullement à l’ordre linéaire (1939 : 157 et 1969 : 397). Or, si Tesnière a raison de distinguer les deux ordres, il se trompe sur leur nature respective. Partant de ce principe, la forme gesprochen hat présenterait un ordre linéaire inversant l’ordre structural. Ainsi, pour rétablir l’ordre structural d’une forme composée à partir de l’ordre linéaire qui apparaît dans la proposition subordonnée introduite

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par un subordonnant (geschlagen worden sein kann), faut-il procéder à ce que Tesnière appelle un « relevé » intégral de la forme de droite à gauche : kann sein worden geschlagen (1939 : 174). Toute la lecture que fait Tesnière des formes composées est faussée par le fait qu’il reconnaît comme « ordre structural » l’ « ordre connexionnel ». Les remarques suivantes s’imposent:

1. Contrairement à ce que pense Tesnière, une forme telle que gesprochen hat est conforme à la structure profonde du groupe verbal ; c’est en effet l’ordre déterminant-déterminé qui est propre à l’allemand. Zemb écrit : « si l’ordre des taxèmes verbaux est identique [en français et en allemand], leur orientation suit les lois de la construction hypotaxique, centrifuge en français, centripète en allemand » (1978 : 475).

2. Il est simple, à partir de là, de comprendre ce qui se passe dans une proposition (principale assertive) : seule la forme finie du groupe verbal, portant les morphèmes des catégories verbales, se détache pour se placer à l’avant de la proposition, en deuxième position : er kann geschlagen worden sein. L’ordre des autres éléments du groupe verbal reste imperturbé. Il n’est ainsi nul besoin de changer le sens du relevé de l’ « ordre structural » selon qu’on veut obtenir, en « ordre linéaire », une forme verbale en subordonnée ou en principale.

3. La lecture de Tesnière ne rend pas compte de l’agencement hypotaxique complexe de la forme surcomposée. Zemb apporte deux rectifications fondamentales. Tout d’abord, la séquence entière, dans son organisation hypotaxique, est orientée d’un bout à l’autre dans le même sens, l’ « auxiliaire » de Tesnière figurant naturellement en dernière position à droite, en position de déterminé ultime. D’autre part, cette orientation unique n’est cependant pas portée par la même économie hypotaxique d’un bout à l’autre. La séquence se présente en effet sous la figure d’un centre ou sommet – le verbe principal – et de ses deux versants, lesquels ne sont pas symétriques, car, écrit Zemb (1978 : 481), « les deux économies hypotaxiques [de part et d’autre du sommet] sont différentes, à savoir A(BC) et (AB)C ». Ainsi, dans gern Wein getrunken haben werden, getrunken, le centre du complexe, est déterminé par l’élément immédiatement à sa gauche, soit Wein, l’ensemble Wein getrunken (BC) étant à son tour déterminé par gern (A). En revanche, de l’autre côté du sommet, sur le versant droit des « auxiliaires » – (getrunken) haben wird –, getrunken détermine dans un premier temps haben (AB), le tout déterminant alors wird (C). C’est ainsi que le verbe principal (getrunken) peut croître par les deux bouts : sur sa gauche, il est déterminé, et sur sa droite il détermine.

4. Au rapport de force qu’institue entre les deux éléments d’une forme

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verbale composée la conception de la dérivation – avec la théorie du chassé- croisé exprimée dans la loi générale –, Zemb oppose le rapport de détermination significative, porté par une relation hypotaxique, relation elle-même doublée d’une relation prédicative ou attributive5. Or le découpage qu’opère Tesnière de a frappé Bernard en a frappé / Bernard, ne rend pas compte de l’attribution (indirecte) de frappé sur Bernard : a / frappé Bernard. La théorie de la complémentarité émise dans la loi générale, qui analyse la forme composée en termes de « nucleus » et la rapporte, dans une stratégie de repli, à une forme simple, laisse d’une part à la forme composée toute son opacité structurale, en ne permettant pas de déceler dans celle-ci la structure attributive qui la constitue, et l’isole d’autre part de toutes ses semblables attributives de base avoir ou être.

5. Pour Zemb, chacun des éléments garde ses pleins droits à l’intérieur de la relation engagée : chacun d’eux est porteur d’une signification (assurée par le lexème) et de marques morphologiques. Zemb détaille le calcul de la

« symbiose morphologique » dont parle Tesnière et qui, chez ce dernier reste, en dépit de cette proclamation, la simple réunion de deux mots considérés comme strictement complémentaires (1939 : 161 et 1969 : 47, 398). Dans a parlé, a n’est pas un mot simple ; il est composé du lexème avoir et d’un morphème qui affiche synthétiquement le temps, le mode, la personne, le nombre et l’aspect. Il en est de même pour parlé, composé d’un lexème parl-, porteur de signification, et d’un morphème -é, également porteur de signification. Dès lors que ce dernier se trouve engagé dans un taxème verbal du type a parlé, il prend la signification générique de « résultat de », et c’est cette signification qui est le déterminant immédiat de a (Zemb, 1989-1990 : 735). La différence spécifique est alors apportée par parl-, qui vient à son tour déterminer -é. Ainsi, le présent a déterminé par le sens « résultat de » du morphème -é assure l’expression de la valeur authentique du parfait, pour ensuite glisser vers sa valeur actuelle de passé. La forme présente ainsi les articulations hypotaxiques suivantes : lexème avoir + morphème présent // morphème -é / lexème parl-. Il est dommage que la théorie du « mot composite » que Tesnière applique aux formes simples telles que soul-ait ou mang-èrent n’ait pas été étendue au participe.

5 La forme P2avoir n’est apparue à l’origine que comme une variante de P2être. Cette dernière n’étant possible que pour les verbes « résultatifs » (tels que trouver), on comprend que P2avoir n’ait pu apparaître que dans la structure attributive « indirecte » où le P2 était attribué sur l’objet : S-O-P2avoir. En vieux-haut-allemand, cette attribution indirecte était marquée par une congruence morphologique entre l’objet et le P2. Cf. Daviet : 1986 et 1990.

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6. La théorie de la complémentarité ne rend pas compte de la fonction temporelle dévolue aux formes composées du temps. Les coupures installées à chacun des interstices entre les deux termes d’une forme composée font que les indices grammaticaux (de temps) portés sur les auxiliaires fonctionnent pour leur seul compte : « C’est le verbe a qui indique, bien qu’il soit lui-même au présent, que le verbe parler doit être entendu au passé » (1969 : 397). Du -é ou du -er greffés sur parl-, Tesnière n’en dit rien. Notons que par ailleurs la forme a parlé est nommée aussi bien « présent antérieur » que « passé parlé » (1927 : 40). Dans sa syntaxe de dépendance, Tesnière ne conçoit pas que la portée d’un morphème puisse aller au-delà du lexème qui le porte ; son incidence ne franchit pas l’unité du mot.

7. La même défaillance se fait jour dans l’analyse des formes à trois termes, dites « surcomposées ». Une forme telle que a eu parlé se compose « de trois éléments et de deux coupures (aa / eub / parlé) » (1939 : 169). Tesnière poursuit : « Il semble indubitable que le sujet parlant sent une coupure plus forte en b qu’en a, et qu’il faut par conséquent couper a / eu // parlé, et non a // eu / parlé. Le groupe a eu forme un tout qui s’oppose à parlé. C’est évidemment parce que a eu procède d’un dédoublement plus immédiat ». Tesnière rejette le découpage a / eu parlé, qui enfreindrait sa loi générale, laquelle ne prévoit pas de dédoublement avec « deux participes passés, donc deux auxiliés ». En revanche, avec a eu / parlé, « nous sommes bien en présence d’un auxiliaire (a) et d’un auxilié (eu) ». La même logique défectueuse vaut pour a pu parler : dédoubler parlé en pu parlé est « chose impossible », car « c’est là dédoubler l’auxilié, alors que nous devrions dédoubler l’auxiliaire » (1939 : 175).

Au lieu d’avoir deux auxiliés comme le croit Tesnière – eu parlé –, il n’y a qu’un auxilié, à savoir avoir-parlé, le morphème de participe provenant du dédoublement étant installé sur avoir, mais portant sur l’ensemble. Dans l’analyse de a pu parlé, Tesnière reconnaît le caractère plus originel du dédoublement de parle en peut parler, le seul conforme à la loi générale du dédoublement en auxiliaire-auxilié (pouvoir étant un auxiliaire de mode pour Tesnière) ; peut se dédouble à son tour en a pu (1939 : 175). Il ne voit pas que c’est pouvoir parler qui passe dans son ensemble à la forme composée, laquelle est à découper ainsi : a / « résultat de » / pouvoir parler. Parl- a donc subi dans l’opération deux rétrogradations : la première dans a parlé ; la seconde a lieu lorsque parlé est rétrogradé en eu parlé.

8. Enfin, bien que Tesnière établisse un ordre structural des auxiliaires,

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l’auxiliaire apparaît chez lui vide de sens. Ainsi, dans a parlé, a est devenu « un simple indice grammatical du passé » (1969 : 398). De même, va dans va parler est un auxiliaire du futur. Le dédoublement de la forme simple s’accompagne d’un dédoublement des fonctions, puisque le temps composé, exemple type de

« nucleus dissocié », est une « symbiose de deux mots, dont l’un, appelé auxiliaire, est le morphème qui assure la fonction structurale, tandis que l’autre, appelé auxilié, est le sémantème qui assure la fonction sémantique » (1969 : 47).

On lit par ailleurs que « l’incidence sémantique s’exerce en sens inverse de la connexion structurale » (1969 : 43).

Pour conclure, de même qu’il n’y a pas de sémantique transconnexionnelle, il n’y a pas de sémantique transmorphémique. Une réflexion sur l’incidence des morphèmes et de la connexion fait défaut. Si Tesnière voit bien que « l’étude des temps surcomposés n’est pas sans intérêt pour la linguistique générale » (1939 : 177), le cadre même de sa syntaxe lui ôte la possibilité d’aller au bout de ce qu’il a entr’aperçu.

Françoise Daviet-Taylor CIRPALL, EA 7457, Université d’Angers, SFR Confluences, 5bis bd Lavoisier, 49045 ANGERS cedex 01 France

Bibliographie :

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Daviet-Françoise (1990) : « Sein et Haben dans le groupe verbal allemand : le cas du parfait actif », La question de l’auxiliaire, l’auxiliaire en question, J.- L. Duchet (dir.), Travaux linguistiques du CER.LI.CO, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1990, 39-55.

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Lafont, Robert (1978) : Le travail et la langue, Paris, Flammarion.

Tesnière, Lucien (1927) : « L’emploi des temps en français », Bulletin de la Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg, numéro hors série, cours de vacances, 39-60.

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Tesnière, Lucien (1935) : « À propos des temps surcomposés », Bulletin de la Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg, 14e année, n°2, décembre 1935, 56-60.

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Zemb, Jean-Marie (1978) : Vergleichende Grammatik Französisch-Deutsch, t.

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Zemb, Jean-Marie (1984) : Vergleichende Grammatik Französisch-Deutsch, t.

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