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DIX-NEUF CENT DIX-SEPT

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Academic year: 2022

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DIX-NEUF CENT DIX-SEPT

quoi donc s'occupent les hommes lorsqu'ils ne font pas la

• guerre ?

J'ai tout juste l'âge de raison, par conséquent je raisonne. Pro- jetée hors d'un jardin clos, un jardin perdu sur les frontières d'Olténie, j'oublie que la paix a brillé sur ma petite enfance. Sans doute je porte en moi quelques images vives et insolites, je me souviens de soldats couchés parmi les herbes de la pelouse, de soldats aux visages noirs, aux dents blanches comme des paysans de mon village, d'officiers raides et corsetés, élégants, empruntés sans doute à ce théâtre de marionnettes que ma grand-mère ani- mait sous nos yeux éblouis grâce à des fils invisibles.

Une guerre peut-être, mais qui n'a rien bousculé dans ma vie, ni voilé de feu la ligne aérienne, bleutée, des montagnes bulgares.

Trois saisons ou quatre sous la neige ou le soleil. Les blés sont coupés, le grain ruisselle dans les chalands amarrés sous les sau- les, le maïs achève de mûrir, et, semblables à ce premier couple chassé du Paradis par une épée flamboyante, nous partons en grande escorte, soulevant des nuages de poussière. Peu de bagages d'ailleurs. A quoi bon ? Ma mère abandonne ses dentelles, ses meubles et ses bijoux, sa vaisselle et ses couverts d'argent, son linge et ses tapis de Bulgarie. On retrouvera à Noël les chers tré- sors, la maison de briques posée parmi les jeunes arbres, les haies d'acacias, les magasins remplis de maïs. Moi seule, petite femelle déjà inquiète, je serre sur mon cœur mon bien préféré : une pou- pée blonde au chapeau de velours rouge, à la robe perlée d'or. On me chapitre, on me circonvient : la mer Noire, Constantinople, les Dardanelles, étapes d'un voyage incertain, fatigueront de leurs paysages inattendus la chère enfant. Et puis, n'est-ce pas, à Noël...

J'ai la foi, je partage les yeux fermés l'abberration des grandes personnes, je dépose dans les bras de Mitza, une transylvaine coif- fée de grosses nattes, ma fille chérie. Le soleil brûle de son ardeur

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implacable le quai d'une petite gare valaque, il consumme des bon- heurs qui ne reviendront jamais. Je l'ai compris très vite : cet abandon maternel c'est une sorte de ligne de démarcation, un tor- rent infranchissable surgi sous la baguette d'un sourcier malfai- sant. Jusqu'alors je vivais au présent et le passé naît soudain un de ces premiers soirs o ù les hommes ont décidé de s'entretuer. Un passé irrémédiablement perdu. Au point que je n'ose l'évoquer de- vant mes propres enfants. Us me croiraient vomie par le monde fabuleux des caelacanthes.

En France bien des choses ont changé. Dans les salons de la ville provinciale o ù l'an passé de jeunes personnes à catogan ap- plaudissaient « les petites filles qui chantent en hongrois » les valses de Franz Lehar — ah ! Mitza j'ai oublié ce hongrois — il n'y a plus que des tantes et des cousines sollicitées par des obligations incongrues : préparer en hâte le diplôme de la Croix Rouge, trico- ter des passe-montagnes, des moufles, des genouillères, des cache- nez. Les cadettes réduites aux travaux d'aiguille, envient basse- ment leurs aînées. Celles-ci ont le droit de répandre de bonnes paroles dans les hôpitaux, d'assister à d'affreux spectacles, de faire et défaire des pansements, d'apaiser des souffrances qui ne sont pas sentimentales. Celles-là se vengent en adoptant des filleuls. Les plus romanesques font le v œ u x d'épouser un « grand blessé » lorsque la guerre sera finie. Des dames m û r e s vitupèrent à voix basse « cette folle qui a traîné son fiancé à l'autel à la faveur d'une brève permission », risquant ainsi de se retrouver veuve à vingt ans, dépréciée à jamais sur les bancs de la foire aux mariages. Car à cette époque étonnante et barbare — convenons-en ! — les vier- ges font encore prime et perdre sa candeur est pire, pense-t-on, que de perdre une jambe. Du moins les vieilles dames s'en persuadent.

Et pourquoi tant se presser ? Les Pâques prochaines béniront le repos des guerriers.

E n attendant, o ù sont partis mes oncles, ce cousin à la mode de Bretagne, si jeune et si charmant dont je découvre aujourd'hui les traits dispersés sur le visage de ses neveux, mes cousins ger- mains ? Où et en quel pays ? Il en reste cette carte sous mes doigts, cette image mortuaire entre les feuillets d'un missel à tran- ches dorées. Poussière... Poussière la main qui écrivait sur l'envers de drapeaux tricolores entrecroisés : « J'ai encore changé de sec- teur et de régiment mais je n'y ai pas perdu. Je suis tombé au milieu de braves gens et de gens braves. Le secteur est pour le moment relativement tranquille. Tout est donc pour le mieux. J'es- père que tu es toujours digne de toi-même. C'est souvent que je me rappelle avec plaisir nos parties de l'an dernier. Espérons que

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l'an prochain nous rattraperons les mauvais jours... » Les mauvais jours ? E n effet on rencontre déjà quantité de femmes ensevelies sous des voiles noirs et la mort prend à mes yeux un aspect inso- lite. Je la connaissais, je l'avais vu passer sur les route de mon village, escortée de pleureuses, précédée d'une flûte au chant funè- bre, mais son cortège avait les couleurs violentes et les fichus blancs des jours quotidiens, des jours de fête. Ce noir dont j'ai gardé l'horreur morbide est-il nécessaire pour cacher les justes larmes ?

O

! magie, force indestructible des coïncidences ! Avec « la guerre de 14 » naissent toutes les contraintes, avec le tocsin sonne l'heure o ù je dois manger la pomme amère, sortir des livres d'images, des contes de fées, échanger les aventures de Buster Brown contre celles de Vercingétorix, négliger le merveilleux An- dersen au profit des « leçons de choses » apprises de mauvais cœur. Jouant sous la table avec mes pantoufles, je m è n e moi aussi une lutte à la mesure de mes cinq ans contre un ennemi n o m m é Paresse. Les femmes dont je dépens, ma mère, ma grand- mère, vivent en silence des transes mortelles, mais n'en poursui- vent pas moins inexorablement une éducation qui a donné ses preuves sous le Second Empire. Que les Prussiens soient devenus des Boches, voilà l'unique concession que mon aïeule accorde aux temps modernes. Pour le reste les vieux principes vont leur train.

La bataille de la Marne n'empêche pas d'imputer à crime une ta- che d'encre, un bulletin de victoire ne dispense jamais d'une leçon de piano. De mes fausses notes je martyrise les oreilles sensibles, un Rêve passe... en cauchemars mille fois répétés. A cette époque les dispositions comptent pour rien, mais l'effort, et le mot du phi- losophe : « Deviens ce que tu es », demeure lettre morte. Trop d'hommes d'ailleurs retournent à la terre pour que les caprices d'une petite fille qui regimbe soient pris en considération.

Dieu lui-même change de visage. Le Dieu paternel de ma petite enfance, familier et si proche qu'il me semblait frôler ma main, brandit au-dessus de ma tête un glaive terrifiant ou se cache der- rière des nuages impénétrables. Il ne hante plus, par le truchement des saints, l'église peinte de mon village natal, mais plane sous des coupoles démesurées. Nous habitons une ville de Guyenne or- gueilleuse de sa cathédrale byzantine o ù je me refuse à recon- naître les merveilles polychromes d'une Sainte-Sophie récemment visitée. Je hais les globes monstrueux étalés sur la lumière pâle, pluvieuse et mouvante d'un ciel français, les puissantes assises qui reposent sur les pavés glissants de ruelles moyenâgeuses. Je

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déteste ces confessionaux embusqués dans des recoins sombres où, poussée de force, j'invente des péchés impossibles. Car il faut pécher et avouer ses péchés pour atteindre enfin la récompense promise au terme d'un « petit catéchisme » et d'un « grand caté- chisme » : le corps du Christ. Se confesser pour communier, pé- cher pour se confesser, cercle infernal. Bien des années plus tard, rêvant à ce scandale et me reportant avec une certaine répugnance à cette période héroïque, j'ai tiré mon chapeau à Freud. Bien des complexes qui ont gâché beaucoup d'heures de ma vie ont pris racine, sans aucun doute entre les dalles grises et glacées d'une basilique périgourdine.

"T|ix-neuf cent dix-sept. La guerre comme un fleuve à sa cote maxi- mum semble étale, s'insinue dans les m œ u r s , devient une se- conde nature. Des femmes qui avaient entrepris de longs ouvrages à l'aiguille dont le point final serait mis le jour de la victoire, ra- lentissent leur zèle. Les prisonniers boches « empierrent mollement nos routes, » bien nourris, bien traités, tandis que les nôtres crè- vent de faim. Un de mes oncles blessé en plein ciel écrit : « Main- tenant ça va aussi bien que possible, la plaie commence à se cica- triser. Mais il y avait un sacré trou. Le médecin dit qu'il n'a ja- mais vu une plaie aussi jolie et d'aussi bon aspect... Au fond c'est une sacrée aventure qui m'est arrivée et je puis dire que j'ai eu une chance inouïe. Mon idée fixe était de tout faire plutôt que d'aller bouffer du pain K.K. Et puis dans des cas semblables on trouve des ressources d'énergie qu'on n'aurait certes pas en temps normal. C'est un vrai miracle que j'aie pu faire avec une patte en moins les soixante kilomètres qui me séparaient du terrain. Mon mécanicien m'a aidé, il a été merveilleux et va être décoré de la médaille militaire... »

A l'arrière on pourchasse l'embusqué, espèce zoologique mons- trueuse qui refuse de mourir, coupable de se présenter aux yeux des épouses et des mères veuves de leurs fils sous des apparences valides, parfois aimables. Oui, l'arrière, ignorante de ce qui se passe en première ligne et soigneusement entretenue dans l'igno- rance, cultive un patriotisme virulent. Dans les pâtisseries elles- m ê m e s les bonbons s'offrent enrubannés de tricolore, les boîtes affectent la forme d'obus. Horrible dulci miscere... Quant à la litté- rature enfantine, catholique ou autre, elle mériterait toute une étude. Bécassine, fille de Quimper-Corentin et du dessinateur Pichon, descend dans les tranchées. Sur les journaux que je lis je ne vois que « boches » embrochés proprement à la pointe des baïonnettes, à tout le moins moqués et ridiculisés. Pas de quartier

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pour l'ennemi. Un guerrier, d'accord pour cette fois avec les rédac- teurs de gazettes, affirme : « Tous ces jours-ci nous voyons défiler des prisonniers et des otages. Ils ont de sales têtes. Je ne puis te dire grand chose sur la marche des opérations mais je pense que nous viendrons à bout de cette sale race. Les gens d'Attila étaient de petits saints en comparaison de ces brutes sauvages... Ceux qui y resteront auront fait œuvre utile et sanitaire, ceux qui en re- viendront pourront lever la tête. »

Oui, le corps des femmes se voile encore de madapolam, de baptiste, de mousseline, mais nul manteau pudique n'est jeté sur les horreurs de la guerre. Les enfants contemplent nue cette mé- gère.

Sans doute nous gardons nos humbles droits, vieux comme le monde : jouer, se déguiser, pleurer la mort d'une bête familière, nous réfugier dans un univers o ù les grandes personnes n'ont pas accès, cultiver un pied de réséda, mais ces droits nous sont main- tenus, grâce, si j'ose écrire, à un fleuve de sang, au sacrifice de ces hommes jeunes et beaux que nous avons presque oubliés, qui reviennent parfois ou disparaissent sans retour. L'ambiance et nos mères vigilantes nous interdisent l'ingratitude. Sans doute des formes anciennes subsistent. E n été, au soleil, sur le coin d'un trot-

toir, des jeunes filles aux manches longues, chaussées de bottines à boutons, discutent gravement des pièges tendus au brevet simple ou vocalisent dans leur chambre les exercices de solfège imposés à l'oral, mais leurs seize ans rêvent aux noces compromises. NOUJ ne sortons pas sans gants ni chapeau et les dames se perdent en interminables conciliabules chez la modiste, la couturière, le coif- feur qui enfourne ses clientes dans des cabines bien closes, mais chaque table, chaque comptoir, s'orne d'une corbeille drapée de tricolore où nous glissons notre obole pour les hôpitaux. Cette année là je sacrifie bravement à l'intention des petits réfugiés mon livre préféré, celui que je relis sans relâche et mon jouet le plus neuf.

On a des vacances, pourtant. Mais sur les frontières, en l'absen- ce des dieux, des héros nous valent ces loisirs. Avant d'atteindre la plage, harnachés de laine comme s'il s'agissait de conquérir le Grand Nord, nous traversons des rangées de chaises-longues o ù gisent des blessés. Les plus habiles façonnent des tapis de fils noués aux vives couleurs. J'en p o s s è d e un encore sur la table de chevet d'une maison des champs et je m'endors parfois dans le souvenir de ces hommes qui se battaient pour que je vive.

Tandis que nous pataugeons dans les vagues, ma grand-mère, malgré ses transes, ou peut-être à cause d'elles, écrit, ô prodige, des vers légers :

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Les naïades de ma jeunesse, Avec pudeur

Dissimulaient sous la caresse Du flot berceur

Les charmes que la Providence A dévolus

A toute Eve avec indigence Ou superflus...

Mais à présent, ah ! mes amis Ah ! quel costume !

On a beau dire : c'est admis C'est la coutume

C'est vraiment pour les curieux La riche aubaine

Vénus se dévoile à leurs yeux Sans aucune gêne.

De costume à peine un soupçon Cela fait rire

Presque un timide caleçon Si j'ose dire

Les ondines qu'il faut mirer Dans ma vieillesse

Laissent voir, c'est à pleurer Même leur fesse...

Q

uelquefois la silhouette d'un aviateur à peine remis de ses blessures et prêt à l'envol — les pilotes sont rares — passe sur l'horizon marin et toutes les femmes se retournent sur lui, Lucifer échappé au ciel en feu. Les aviateurs exercent alors sur l'imagination féminine la fascination attribuée aujourd'hui aux idoles du cinéma. Ils sont jeunes et fringants, leur vie est une alternance de ripailles et de dangers mortels, piment supplémen- taire. Les admiratrices ne leur manquent pas, chargées d'offrandes.

Artilleurs et fantassins se battent au sol, face à d'autres diffi- cultés, beaucoup moins grisantes. Un de mes grands-oncles trace ces lignes : « Je ne puis te donner de renseignements sur nos opé- rations militaires, c'est défendu, mais je puis te dire que depuis trente-six jours ma situation est inchangée. Je couche dans mon manteau, sur une paillasse improvisée et j'y dors parfaitement.

Je puis d'ailleurs enlever mes chaussures, ce qui, pour dormir, est le comble du confortable! Une chose m'ennuie: les mouches. J'ai

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beau en tuer il en reste des légions, c'est pire que les Boches. Elles entrent par les fentes de ma baraque, très difficiles à boucher.

Quand j'aurai le temps j'aviserai. Comme nous sommes ici enga- gés à fond, ma besogne est considérable, non pas que je fournisse de ma personne énorme, mais je n'ai pas une minute dans la jour- née o ù je risque souvent d'être dérangé et souvent par des ba- vards qui vous font perdre le plus clair de votre temps.

On m'avait promis une belle lettre de Florica et j'ai appris depuis que la première édition avait besoin d'être revue et corri- gée... »

Un vieil ami qui « m'a vu naître » écrit de son côté, quelque part en France comme nous dirons plus tard : « Nous avons repris la dure vie du poilu depuis quelque temps déjà ; les effectifs des compagnies sont faibles et par suite le service très dur. Le secteur est agité et nous recevons tous les jours une distribution de fer- raille à faire trembler. Mais comme nous savons ce qui peut déter- miner les bombardements, en observant les taquineries réciproques

des deux côtés du front, nous devinons ce qui va arriver et nous glissons dans nos trous souvent avant que les rafales d'obus ne puissent nous surprendre. Nos tranchées seules sont démolies ça et là. La nuit nous reprenons nos outils et remettons tout en état.

II y a aussi d'énormes « bouteilles » qui nous tombent dessus ver- ticalement avec un éclatement formidable. C'est aussi mauvais que la Champagne après les attaques. Heureusement nous n'avons pas les m ê m e s difficultés de ravitaillement et la corvée de soupe peut se faire deux fois par jour : nous avons soupe, rata et café pres- que chauds. C'est déjà un grand avantage car je n'oublierai jamais ces difficultés inouïes qu'il fallait vaincre en Champagne pour arri- ver à manger une fois en 24 heures, au milieu de la nuit. On tient donc... par habitude de tenir, on en arrive à supposer qu'on ne fera jamais plus autre chose que de défendre, aménager, occuper des tranchées, brûler des cartouches, lancer des grenades.

Nous n'aurions plus grand peur maintenant des anarchistes qui ont des bombes dans leurs poches ! Nous jouons avec les explo- sifs. Nous restons facilement quinze jours sans nous déchausser ni laver nos mains. Nous sommes crottés juqu'au cou. Pourtant nous arrivons à être presque à notre aise dans notre saleté et notre vermine. Au repos on demandera au vin un moment d'oubli d'où sortiront des chansons. Telle est la vie du poilu sur tout le front, vie abrutissante motivée par les misères de toutes sortes endu- rées.

Quelquefois je me demande quels hommes nous allons être une fois les hostilités terminées. Il faudra un réel effort pour réagir et

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je crois que cette vie de tranchées laissera malgré tout une trace indélébile chez tous ceux qui l'auront vécue. Les permissisons cou- pent nos misères de temps à autre et je vous remercie infiniment de votre invitation mais quand je pense à ma pauvre mère dont toute la pensée n'est que pour moi en ces temps o ù je suis journel- lement exposé à la mort, je suis obligé de me rendre compte que je ne puis rien accorder à personne, pas m ê m e à moi. De la pre- mière heure à la dernière heure de ma permission, tous mes ins- tants seront pour elle. Je l'aiderai comme quand j'étais petit, je lui scierai du bois pour son feu, l'aiderai dans sa cuisine, lui soi- gnerai ses lapins... On attrape les journaux pour tâcher de voir un indice de fin plus ou moins prochain. Ruine économique ?.Pas en- core. La banqueroute m ê m e n'empêcherait pas les Boches de fa- briquer des obus. Effort général sur tous les fronts ? Pas possible, les Alliés n'ayant pas encore une fabrication de munitions assez supérieure pour cela. Les Anglais ? Discutent beaucoup, votent beaucoup, proposent beaucoup, font et défont et n'ont guère envie d'aller dans les tranchées où d'ailleurs ils ne valent pas grand- chose. Une percée en un point ? L'expérience nous a montré qu'après avoir enlevé les premières lignes, nous en trouverions d'au- tres encore mieux organisées o ù les troupes se feraient hacher. Et les sacrifices déjà consentis sont trop grands pour prétendre en- core faire couler tant de sang. Alors quoi ? »

Dix neuf-cent-dix-sept. Alors quoi ? E h bien oui, la guerre semble éternelle et tout un folklore bientôt légendaire est en place. Il distrait les personnes mûres et réjouit les enfants. C'est le règne du Tigre, d'Hindenburg, de Ludendorff, noms sauvages, du pain K.K. en Allemagne, du pain mesuré en France, du sucre rare, de la saccharine douceâtre, du lait rationné. La soupe de légumes apparaît sur les tables matinales, pénitence allégée par l'arrivée des Tommies aux uniformes « caca d'oie ». Ils traversent la ville à des allures terrifiantes, envahissent les boutiques en coassant, avides de dénicher un « souvenir » pour le sweet heart demeuré en Amérique. Pourquoi pas un Guillaume transformé en Père la Colique ? Signe de relâchement : sur les lèvres des petites filles bien élevées « la Madelon » lancée en 1916, remplace les romances Belle Epoque. De la cuisine o ù la servante griffonne sur un coin de table d'innombrables lettres à d'innombrables filleuls, cette canti- nière accorte a pénétré dans les pièces d'apparat « au son de son jupon », grisant l'arrière de sa musique facile et ranimant, paraît- il, les courages en première ligne. Qui donc a fêté le cinquante- naire de cette héroïne capable de faire rêver le poilu crasseux, boueux, admirable ? Mince rayon de soleil. C'est l'heure des lassi-

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tudes, des files d'attente, des grèves provoquées par la vie chère.

En Dordogne, pays de Cocagne o ù l'on se gavait naguère de truf- fes et de champignons « pour rien », les prix ont doublé. On vitu- père durement les femmes « qui touchent des allocations » et choisissent sans marchander le poulet le plus dodu, le melon le mieux épanoui. C'est la guerre et ma sœur et moi nous nous inter- rogeons avec gravité : « A quoi donc s'occupent les hommes lors- qu'ils ne font pas la guerre ?

Cur l'Europe Centrale un grand silence s'étend, brisé parfois

* ^ par un revenant inattendu. E n l'espace de douze mois, ma mère ne recevra de son époux bloqué à « lâche » capitale de la Moldavie que trois lettres censurées. Neutre jusqu'en août 1916, la Roumanie, notre sœur latine, veuve de son roi, Carol 1er, qui a peut-être choisi de mourir pour s'épargner la douleur d'un re- niement, intervient aux côtés des Alliés. Jadis les Parisiens criaient :

« Le Roi est mort, vive le Roi ! » A Bucarest les Roumains se sont écrié : Le Roi est mort, vive la France ! » Daté de septembre 1916 je trouve ce passage dans une correspondance familiale : « Heu- reusement l'entrée en ligne de cette chère Roumanie est venue jeter une note gaie dans le concert des événements. On n'osait plus guère y compter et on restait convaincu que ce pays n'entrerait en ligne que lorsque tout serait fini. Si les Roumains se sont déci- dé c'est qu'ils sont bien renseignés et jugent que nous serons les plus forts. »

D'ailleurs dès le mois de juin mon père a été sollicité par le colonel D., attaché militaire à la Haye, de le suivre en Roumanie.

Le colonel D. a rempli les m ê m e s fonctions délicates à Bucarest, avant le déluge. Je garde de cet officier qui venait à l'automne chasser sur les terres et les étangs du prince B. un souvenir très vif et mélangé. S'il arrive les bras chargés de livres et de douceurs signées Capsa, il étale sur la table de la cuisine des nuées de gre- nouilles qu'il tranche vives en trois morceaux au milieu de cla- meurs épouvantables. Les cris de ces bêtes innocentes, flouées par un bout de chiffon rouge, traversent l'épaisseur du temps et par- viennent encore à mes oreilles.

La chasse ressemble à la guerre... Cet homme aimable au salon, bourreau sous l'œil réprobateur des cuisinières, disparaît et res- surgit pour troubler le bonheur d'un ménage. Ce n'est pas sa fau- te. Au sacrifice probable de la Roumanie comment ne pas répon- dre ? : « Aujourd'hui il s'agit d'une question qui vous intéresse personnellement. Je quitte la Haye pour retourner à Bucarest. Je cherche quelqu'un qui connaisse la Roumanie et le roumain, lan-

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gue et gens et dans lequel je puisse avoir toute confiance. Dans cette occurrence j'ai pensé à vous et je viens vous demander si vous consentiriez à venir avec nous ? Nous réglerions cette question en- semble à mon prochain voyage à Paris o ù je dois passer quelques jours avant de rejoindre mon nouveau poste... »

Mon père aime son pays d'adoption à l'égal de sa terre natale et selon le v œ u déjà lointain du jeune soldat disparu, se montre digne de lui-même. Il part — Angleterre, Suède, Norvège, Russie

— et ne reviendra qu'en 1919.

On le sait : rapidement écrasée sous le poids des attaques de Falkenhayn et de Mackensen, l'armée roumaine se replie en Mol- davie o ù elle doit cesser la lutte. La reine Marie a raconté dans ses Mémoires les souffrances inouïes de « son peuple » la misère des paysans, les ravages du typhus, l'héroïsme et la résignation des blessés qu'elle visite chaque jour et qui gémissent pour toute plain- te : « Mère, pourquoi m'as-tu fait ? » Du moins le roi Ferdinand a promis à ses troupes le partage des terres, en mars 1917. Réfu- giés à Iassy o ù s'entassent Français, Russes, Roumains, Anglais, les boyards et les princes que la victoire dépossédera, discutent des perspectives ouvertes par cet acte de justice.

Quelques militaires libérés par la paix de Bucarest regagnent la France et s'empressent de donner des nouvelles de leurs cama- rades cloués en Moldavie : « Madame, je vous jure que j'ai laissé votre mari en bonne santé... Ce n'est pas sans émotion que l'on évoque le souvenir de la vie en commun dans ce Iassy boueux et froid, loin de tous ceux qui vous tiennent au cœur avec les grif- fes d'une nostalgie poignante. Nos meilleurs moments là-bas, étaient ceux qui nous réunissaient pour les heures des repas car ils nous permettaient de longues incursions dans le reposoir tiède et cal- me des joies du foyer pour lesquelles nous avions, votre mari et moi une prédilection marquée. Combien de fois, par ces belles nuits d'Orient que vous connaissez d'ailleurs, avons-nous causé longuement des nôtres, puisant une certaine volupté dans notre douleur même... »

La beauté des nuits d'Orient ! Leit-motiv que je retrouve à cha- que page de cette correspondance, seuls mots que les ciseaux de la censure n'ont pas coupé sur l'une des trois lettres paternelles :

« La beauté des nuits... des nuits d'autrefois au bord du Danube, les nuits de mon village.

Plus loquace un rescapé précise : « Notre situation en Rouma- nie n'était guère amusante. Le dernier courrier de France est arri- vé à Iassy dans les premiers jours de janvier mais ces lettres da- taient du dix décembre au plus tard. Depuis ce temps rien ne nous

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est parvenu. Nous ne pouvions rien envoyer. La lettre de votre mari du 8 mars a é t é apportée en France par la Mission qui ren- trait. Vous voyez donc que nous étions aussi inquiets que vous pouviez l'être. Du reste vous voyez que nous ne recevions rien puisque votre mari ignore votre nouvelle adresse. Je vous affirme qu'il était en excellente santé le 28 juin, date à laquelle nous avons quitté Iassy. Certes il aurait été très heureux de me remettre un mot, mais il m'aurait été impossible de le garder car je ne sais si je vous ai dit que nous avons été rapatriés par la Roumanie occupée, l'Autriche et la Suisse. Les Boches ont visé nos papiers militaires que seuls nous pouvions emporter. Là bas les Français sont en civil puisque maintenant les Boches sont en uniforme à Iassy o ù quelques amusements existent mais peu fréquentés. Le prix de la vie est fantastique, à un point que vous ne pouvez pas imaginer. Un complet se vend entre 1 000 et 1 200 F. Un kilo de chocolat entre 100 et 150. Un litre de vin 25 F, un chapeau de paille de 3,50 F, en France entre 100 et 150. Et malgré ces prix on ne trouve pas souvent ce que l'on désire. Il y a encore à Iassy une cinquantaine de Français qui ont des occupations. Votre mari pour l'instant travaille au chiffre à la Légation. Bien entendu les Boches font une propagande effrénée, mais dans ce pays où ils se sont rendus odieux — comme partout ailleurs — ils n'arriveront pas à enlever aux Roumains l'amour de la France. Les Roumains n'ont d'espoir qu'en nous pour la révision de l'odieux traité de paix de Bucarest... »

Auparavant l'année s'est achevée, lourde d'incertitudes et de malheurs en attendant la grippe espagnole qui tuera des permis- sionnaires au foyer, ô macabre ironie.

Dix-neuf-cent-dix-sept. Cinquante ans. Une vie. La vie pose des questions... La plupart demeurent sans réponse mais aujourd'hui je ne me demande plus à quoi s'occupent les hommes lorsqu'ils ne font pas la guerre.

FLORICA DULMET

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