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IDENTITÉ NUMÉRIQUE ET SURVEILLANCE

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ET SURVEILLANCE

ANDRÉ MONDOUX

Cet article aborde comment deux tendances lourdes des sociétés contemporaines liées aux technologies numériques, soit leur appropriation à des fins de stratégies d’auto-expression et leur utilisation à des fins de surveillance, sont étroitement liées au sein d’une dynamique sociale globale.

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De plus en plus, il est question de surveillance généralisée et de globalisation de la surveillance (Mattelart, 2007), comme l’atteste la montée actuelle des Surveillance Studies, un champ d’études explicitement voué à cet objet, plus précisément aux nouvelles formes de surveillance se caractérisant par leur imbrication au sein des processus sociétaux (la notion de société de contrôle/surveillance). D’inspiration deleuzienne, une des approches dominantes (Haggerty, Ericsson, 2000) utilise le concept de surveillant assemblage pour décrire comment l’humain est abstraitement « démembré » en flux de données disparates qui s’amalgament pour créer un hybride fonctionnel inscrit dans des processus globaux de surveillance. Bien que porteuse, cette voie pose la question de la surveillance sous l’angle de ses effets sociaux, soit comme une surdétermination venant par le « haut » (ultimement le pouvoir panoptique de l’État). Tout comme Hier (Hier, 2003), nous posons que la surveillance, en tant que dynamique globale, vient également par le « bas », c’est-à-dire qu’elle comporte nécessairement une dimension sociopolitique induite par les usages.

Si nous sommes effectivement dans une société de surveillance, celle-ci doit être inscrite au sein même des dynamiques de régulation sociale, c’est-à-dire également (re)produite par les sujets eux-mêmes. Cet article entend démontrer comment l’usage des technologies personnelles, plus précisément les processus de construction et d’expression identitaires numériques (les médias dits sociaux), jouent effectivement ce rôle dans la (re)production sociale au sein des sociétés de surveillance.

Technique et société

Avec l’essor contemporain des technologies numériques, il est de plus en plus difficile de poser des problématiques sociales en faisant abstraction du rôle joué par la technique. Voilà pourquoi notre cadre théorique porte explicitement sur les rapports entre société et technique, plus précisément comment celles-ci sont liées dans une dialectique d’individuation collective (production/

reproduction du social). Ce cadre est redevable aux premiers travaux de Stiegler (1994, 1996, 2001, 2004) où la technique est définie comme support à une extension de l’homme, une mémoire collective permettant la transmission d’un patrimoine commun selon une dynamique d’individuation du social où homme et technique sont mutuellement déterminants.

Une des idées maîtresses de cette approche est que l’évolution humaine, contrairement aux animaux, n’est pas confinée principalement au biologique (code génétique) puisqu’elle se produit et se poursuit en grande partie par la culture, c’est-à-dire par la création et la transmission de valeurs liées à des modes d’être et de faire. Cette transmission nécessite donc l’apport d’une mémoire collective, un processus social de rétention. À bien des égards, que ce

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soit l’outil comme mémoire du geste (Leroi-Gourhan), de la musique, de la photographie et du cinéma, ou encore de la nature explicitement mnémonique des technologies numériques, la technique apparaît effectivement comme porteuse de notre mémoire collective. Pour Simondon (2005), l’individuation (apparition de l’être) relève d’une dynamique de devenir, c’est-à-dire d’une logique de reproduction : « […] l’individu est un être qui devient, dans le temps, en fonction de sa structure, et qui est structuré en fonction de son devenir […] » 1. S’inspirant de ce dernier, Stiegler (1996) pose que l’essence de la société est son mode de reproduction, soit « le legs d’expériences passées constitutives de l’expérience vécue »2 .

Cette dynamique de reproduction s’effectue en deux mouvements. Le premier est l’inscription de valeurs dans la mémoire collective. Il s’agit ici de la technique prise dans sa dimension instrumentale d’un outil neutre assujetti à la volonté de son usager. L’homme détermine/double la technique. Au cours du second mouvement, la technique transmet les valeurs dont elle est porteuse et devient à son tour déterminante en incarnant les conditions de possibilités (le passé ou déjà-là heideggérien) en rapport desquels l’individu advient. Nous retrouvons la vision heideggérienne d’une technique déterminante, d’une force essentielle à l’homme et qui sous certains aspects s’impose à lui. Ici, c’est au tour de la technique de déterminer/redoubler l’homme. Bien sûr, ce déterminisme n’est que partiel puisque l’homme par la suite détermine à nouveau (redouble) la technique en se la réappropriant, réamorçant ainsi la dynamique globale. Voilà pourquoi celle-ci est essentiellement simondienne dans sa nature : il s’agit d’un devenir qui prend la forme d’une production créatrice continuelle ou (re)production.

Pour Stiegler, l’industrialisation de la mémoire collective (les industries culturelles) a profondément modifié la donne : l’homme ne redouble plus la technique/mémoire, celle-ci étant assujettie à la logique productive capitaliste.

Selon Heidegger (1958), la technique moderne serait d’une telle puissance d’arraisonnement qu’elle menace de prendre l’homme lui-même en guise de ressource. Redevable aux deux philosophes, nous avons conceptualisé la prégnance contemporaine de la technique comme le surdéterminisme de celle- ci, plus précisément l’absence de redoublement collectif de l’humain sur la technique (Mondoux, 2007). Cette dynamique est rendue manifeste par les formes sociohistoriques de l’hyperindividualisation, la primauté du je sur le nous,

1. Simondon G., L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Million, Grenoble, 2005, p. 263.

2. Stiegler B., La technique et le temps, 2. La désorientation, Paris, Galilée, 1996, p.86.

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et du surdéterminisme technique résultant, soit le systémisme totalisant (Lacroix, Mondoux, 2009).

Hyperindividualisme et identité

L’hyperindividualisation marque l’émergence d’un individu qui prétend advenir par et pour lui-même, en dehors de toute influence d’autorité morale, disciplinaire ou idéologique. Se proclamant émancipé, l’individu peut ainsi, en apparence du moins, faire tabula rasa de l’idéologie et du politique et reconstruire son monde (c’est le fameux empowerment). Voilà qui explique, d’une part, la trajectoire historique des technologies de l’information et de la communication (TIC) qui au cours des 40 dernières années sont devenues des outils individuels, et d’autre part, pourquoi ces outils, plus explicitement avec les médias sociaux, sont devenus des lieux d’expression personnelle : du blogue comme journal intime aux espaces personnels d’affichage de messages/billets.

N’acceptant aucune détermination hors de son libre arbitre, l’individu hyperindividualiste doit donc se construire lui-même, forger de toutes pièces son identité. Voilà pourquoi les médias sociaux ne sont pas que des outils d’expression personnelle, ce sont également – et surtout – des outils permettant le déploiement de stratégies de quête/construction de soi (identité numérique).

Ces stratégies identitaires peuvent être implicites, chaque fois que l’usager marque ses préférences personnelles (interface, abonnements, etc.) il se présente/découvre à lui-même, ou encore explicites, comme c’est le cas avec Facebook où abondent les jeux-questionnaires de nature identitaire du type : Quelle vedette rock êtes-vous ? Cette stratégie identitaire relève bien de l’hyperindividualisme. D’une part, non seulement l’usager s’administre lui- même le test, mais il choisit (personnalisation) le type de tests qu’il désire : Quel philosophe/sportif/dessert/désastre naturel êtes-vous ? D’autre part, s’inscrivant dans une dynamique globale du rejet des idéologies, ces stratégies d’expression/quête identitaires sont de nature achevée, c’est-à-dire que l’identité ainsi révélée s’avère effectivement moins symbolique (traits de caractère, valeurs directrices, etc.) que concrète, soit de l’ordre du qui (personnalité connue) ou du quoi (objet précis). L’identité numérique n’est pas un à être, mais un bien une production achevée, comme si le refus de l’idéologie, en rendant caduque toute forme de représentation, permettait d’accéder directement au réel sous sa forme de production effective.

Ce serait une erreur de croire que cette prédominance de l’individu implique la fin du social : il s’agit d’une dynamique sociale où le je a préséance sur le nous.

Ainsi, les usagers de Facebook peuvent s’abonner et participer à divers groupes et forums de discussion. Cependant, ici le social ne revêt plus la forme d’une

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dynamique globale universalisante (commune à tous), mais bien d’une mosaïque d’intérêts et de sujets offerts aux choix personnels de l’usager qui peut ainsi se composer un monde à la carte, créer son monde. De plus, signalons qu’avec Facebook, l’abonnement comme tel à un groupe est automatiquement notifié aux amis, récupérant ainsi un intérêt social au profit d’une stratégie d’expression identitaire. Malgré ses prétentions d’autarcie identitaire, l’individu hyperindividualiste ne saurait se passer d’un miroir objectivant. Partie intégrante de l’ontologie humaine, le je doit aussi son existence au fait qu’il apparaît en rapport à l’autre, le social est donc présent dans la dynamique identitaire de l’hyperindividualiste. Voilà pourquoi ce dernier doit également se dire aux autres afin de valider sa construction identitaire, sinon le guettent les tourments intérieurs d’une subjectivité livrée à elle-même, ce qu’Ehrenberg nommait la fatigue d’être soi 3. Ultimement, je ne peux me construire/me découvrir pleinement que si je me soumets au regard de l’autre. On ne saurait ainsi invoquer l’inexpérience juvénile pour expliquer pourquoi tant d’usagers s’exposent sur les réseaux sociaux. Construisant eux-mêmes leur identité, les individus hyperindividualistes doivent désormais importer le privé (dynamique identitaire) au sein même de l’espace public. La dichotomie traditionnelle entre vie privée et espace public, l’un se terminant où l’autre débute, doit donc être revisitée. À plusieurs égards, cette dynamique identitaire est étroitement liée à la surveillance dans la mesure où la dynamique de l’hyperindividualisme est traversée par une éthique de transparence (tout dire pour mieux me dire/définir) et de visibilité (plus je me montre, plus je me dis, plus je suis). En ce sens, l’hyperindividualiste appelle la surveillance : celle-ci étant intégrée dans les processus identitaires, c’est donc de lui-même qui la reconduit au sein du lien social, soit dans les rapports entre le je et l’autre.

Système-monde et surveillance

Au sein de l’hyperindividualisme tous les je sont égaux dans leur libre arbitre, comme le disait Melman, c’est la démocratie comme droit à la jouissance 4. La contrepartie de cette dynamique sur le plan collectif est qu’aucun je (et par le fait même aucun discours ou idéologie) ne peut donc légitimement assumer le pouvoir. Voilà pourquoi celui-ci ne revêt plus les formes traditionnelles de l’idéologique et du politique, il est représenté comme technique. C’est ainsi qu’est dévoilée la dimension complémentaire à l’hyperindividualisme et sa quête identitaire : le surdéterminisme technique.

3. Ehrenberg A., La fatigue d'être soi - Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2000.

4. Melman C., L’homme sans gravité, Paris, Denoël, 2002.

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Face au relativisme généralisé de l’hyperindividualisme (l’émancipation de tous les je), la conception de la technique comme d’un objet neutre et assujetti à la volonté de l’usager permet de rendre tous les individus égaux dans leur commune dépossession : assuré par une technique autonome, le pouvoir est hors de portée des individus qui sont ainsi libres d’agir à leur guise (hyperindividualisme). Ne relevant plus d’aucun discours ou idéologie, cette technicité est posée comme naturellement autorégulée. C’est ainsi qu’émergent au sein de la mouvance du web 2.0 les métaphores de la fourmilière et de la ruche pour représenter la régulation sociale. L’idée d’intelligent mobs, qu’il faut traduire en français non pas par intelligence collective (mob est une foule), mais bien par foules intelligentes, illustre bien cette représentation de la dynamique sociale. Morcelée sous le poids d’une multitude de je, la société ne trouve plus son unité par la transcendance, sa prise en charge par la praxis humaine (l’idéologique et le politique), mais bien par ses processus d’autorégulation. Les foules peuvent donc être dionysiennes à souhait (en tant que dynamique du primat du je et du moi, l’hyperindividualisme n’est pas exempt d’égotisme et de jouissance), la régulation sociale sera toujours assurée par le système global (la ruche, la fourmilière, l’essaim, l’intelligence collective).

Cette technicité prend racine dans l’ordre du fonctionnement des choses : la relativité des fins (les je) engendre l’objectivation des moyens ; autrement dit la production effective du réel. Nous retrouvons ici la phase de concrétisation des objets techniques telle que décrite par Simondon (1958), celle où l’objet technique acquiert un certain degré d’autonomie à la base de son individualité.

Cet état correspond au second mouvement de notre cadre théorique que nous avons nommé surdéterminisme technique. Il correspond également à la définition de la technique moderne chez Heidegger, une technique dont les mots d’ordre sont libération, transformation et accumulation, où « L’homme actuel est lui- même provoqué par l’exigence de provoquer la nature à la mobilisation.

L’homme lui-même est sommé, il est soumis à l’exigence de correspondre à ladite exigence ». 5 Les médias sociaux illustrent bien cette dynamique : que dire de la conception de l’amitié sous Facebook, ce social utility (outil à produire du social), où les usagers peuvent gérer des productions cumulatives de 200, 500, 1 000 et plus de 4 000 amis ? Délaissée de ses attributs symboliques, l’amitié devient un objet empirique soumis à une logique de production. Comme le soulignait avec justesse Freitag, les références transcendantales sont estompées au profit des « objets de décisions et de contrôle, de « manipulations », en tant que procédures opérationnelles objectifiées et transparentes. » 6

5. Heidegger, Langue de tradition et langue technique, Éd. Leeber Hossmann, 1990, p. 30.

6. Freitag M., Dialectique et société, tome 2, Montréal, Saint-Martin, 2008, p. 351.

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Il s’agit d’une dynamique en apparence « non idéologique » (technique) où la reconduction des moyens est devenue fin en soi ; un processus autoréférentiel induisant une légitimation « qui ne repose sur rien d’extérieur à elle-même et qui est reformulée sans cesse par développement de son propre langage d'autovalidation » 7. Opérationnel, autoréférentiel et totalisant, est ainsi créé un système technicien (Ellul, 1977) qui est ainsi non pas représenté comme une production symbolique/politique (discours social dominant), mais bien comme une ontologie en soi, un monde fermé (Edwards, 1996) ou un système-monde (Lacroix, Mondoux, 2009). Ainsi, nous ne sommes plus en société, mais bien dans un système ; on ne dit plus capitalisme, mais économie ; la base du social est formée non pas de citoyens, mais de consommateurs…

Identité et surveillance

À plusieurs égards, la surveillance fait partie intégrante de ce système- monde. En premier lieu, par la technologie elle-même. Malheureusement, la langue française, contrairement à l’anglais, ne fait pas de distinction entre surveillance et monitoring. Le monitoring renvoie à une veille, celle inhérente au tableau de bord lié au fonctionnement comme tel. Le monitoring est ce qui permet ainsi de suivre (veiller à) le fonctionnement dans sa production effective.

Le fonctionnement laisse donc des traces, traces qui sont à la base même des médias sociaux numériques : du blogue (de l’anglais blog - WebLog, le journal des transactions informatiques) à la diffusion automatique de toutes les opérations effectuées par les usagers de Facebook (notification de l’adhésion à un groupe, de l’affichage d’un commentaire, de toute modification apportée au profil de l’usager, etc.) et qui définissent l’identité numérique des individus et forment la trame de « l’amitié » elle-même. Sous cet angle, par simple propriété de la technique, être en rapport d’amitié c’est aussi divulguer, en temps réel, ce que je dis, ce que je fais et même où je suis, car avec la récente tendance à intégrer les données de géolocalisation (GPS) dans les médias sociaux, dire où je suis fait désormais partie du registre des stratégies d’expression identitaire.

Le système-monde ne saurait connaître aucune extériorité, car cela annihilerait sa prétention d’incarner le monde en soi (on ne peut être à l’extérieur du monde). De ceci découle la nécessité de fonder les processus de socialisation (l’intégration au système-monde) sur la base de l’impossibilité même d’être en rapport d’extériorité face au système, c’est-à-dire sur la surveillance et du contrôle ainsi banalisés.

7. Negri A. et Hartd M., Empire, Paris, 10/18, 2000, p. 60.

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Nous avons abordé comment le je, dans ses stratégies identitaires avait besoin d’être reconnu de l’autre. Or, s’il désire être reconnu tout en conservant sa liberté de se dire où, comment et quand il le veut, force est d’admettre qu’il doit être sous une forme de surveillance permanente lui assurant qu’il sera reconnu dès qu’il se manifestera (l’idéal étant l’expression/reconnaissance en temps réel, qui est le temps de l’égo et de la gratification propre à l’hyperindividualisme). Ainsi faut-il voir une des technologies-clés du web 2.0, soit les flux RSS (Real Simple Syndication) permettant à un usager d’alerter ses abonnés au moment même où il publiera tout nouveau contenu. Tel que mentionné plus haut, sous cet angle, le rapport d’amitié dans Facebook consiste à être surveillé en temps réel par ses amis.

Puisqu’ainsi intégrée à même les rapports de socialisation, cette banalisation de surveillance nous oblige à délaisser le modèle d’une surveillance ouvertement idéologique et explicitement répressive à la Big Brother. Comme l’avait affirmé Deleuze (1990), la société de contrôle se caractérise par le fait que ce sont les individus qui reconduisent cette surveillance de par leurs actions quotidiennes.

Nous retrouvons ici un postulat fondamental de la sociologie, à savoir que les individus font partie de la dynamique de (re)production sociale, qu’ils en reconduisent eux-mêmes les modalités. C’est de cette dynamique qu’émerge

« l’identité » d’une société, sa dynamique globale sociohistorique. Nous touchons ici une autre forme de surveillance, une surveillance « identitaire », mais cette fois-ci liée à la société dans son ensemble.

Pour réaliser sa (re)production, toute société s’oriente par une conception qu’elle se fait d’elle-même, une représentation d’elle en tant que totalité.

Traditionnellement, cette représentation totalisante s’inscrivait dans des rapports symboliques transcendantaux (le Progrès, la Civilisation, la Démocratie, etc.). Cependant, nous avons vu que dans la dynamique hyperindividualiste c’est justement ce rapport transcendantal et symbolique qui est évacué. Comment alors produire une représentation totalisante, mais non symbolique ? En posant le regard sur tout. Autrement dit, le regard du sujet (hyperindividualisme et primauté du je) a éclipsé l’omniscience divine (l’Autre) : c’est en surveillant (exposition au regard de l’autre) qu’émerge une image

« réelle » (non symbolique) de la société. Des émissions de télévision de télé- réalité (le « vrai » dévoilé sans médiation), de la prolifération de photographies dans les médias sociaux comme mode d’attestation de la véracité des évènements, en passant par les deux millions de caméras en circuit fermé déployées dans la ville de Londres, la société de contrôle se représente elle- même selon une logique de révélation par surveillance. Son mode de (re)production est caractérisé par une dynamique où identité et surveillance sont dialectiquement intégrées l’une à l’autre. Voilà qui met en lumière l’intégration

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dans les services de réseaux sociaux numériques des fonctions de géolocalisation par GPS (Facebook Places, Foursquares, etc.) : chaque fois qu’un usager indique sa géolocalisation, il participe ainsi à la reconduction d’une représentation concrète de la totalité : une planète délimitée par ses faisceaux longitudinaux et latitudinaux. Aux pratiques d’auto-expression des usagers fait désormais partie la divulgation de leur position géographique précise, avec intégration d’images satellitaires, créant ainsi une représentation technique (non symbolique/idéologique) du monde, en s’exposant lui-même à la surveillance.

On pourrait arguer que regarder l’autre n’implique pas nécessairement de le surveiller. Cependant, une des différences entre le regard et la surveillance est que cette dernière implique une continuité et un certain degré de systématicité. Or c’est justement ce qu’apporte le surdéterminisme technique : le monitoring inhérent à la technique induit l’automatisation de ce regard, soit de systématiquement le reconduire dans le temps, le transformant ainsi en surveillance.

Une voie de sortie ?

Si nous sommes dans une société de contrôle ; si effectivement les processus de surveillance sont imbriqués à même les dynamiques sociales fondamentales que sont les processus identitaires et les rapports intersubjectifs ; sommes-nous alors inéluctablement condamnés à être aliénés sous le joug du surdéterminisme technique ? Serions-nous en train de vivre la menace heideggérienne d’une technique moderne surpuissante ; une époque qui pourrait être « […] le règne du sans-question, l’évidence équivoque d’une fonctionnalité parfaite où la maîtrise humaine de la nature serait le leurre par excellence » 8 ? D’une part, on ne peut balayer du revers de la main cette dimension fondamentale de l’humain qu’est le social, qui est par nature idéologique et politique. Pour paraphraser Henri Lefebvre, la négation de l’idéologie reste une idéologie ; la technique dans sa dimension « ontologique » reste tributaire de sa dimension instrumentale : le surdéterminisme technique est également le fruit d’une idéologique dominante.

Ainsi, prenant Facebook à titre d’exemple, nous savons que la surveillance sert explicitement la logique économique capitaliste et qu’elle est banalisée sous l’opération de profilage marketing. Les stratégies identitaires des usages de Facebook ne sont pas entièrement neutres et émancipées puisqu’ils sont fondés sur des critères inhérents à l’offre commerciale en cours (musique préférée, livres et films favoris, etc.). Le profil des usagers (leur identité numérique) sert

8. Dubois C., Heidegger. Introduction à une lecture, Paris, Seuil, 2000, p. 211.

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également à cibler les publicités appelées à être intégrées sur leur page personnelle, jumelant ainsi dans une même dynamique identité, amitié et logique capitaliste. Désormais, depuis la réforme de l’automne 2010 de Facebook, les entreprises commerciales peuvent s’afficher sur le mur personnel des usagers, au même titre que leurs amis. Bien qu’éclipsés par l’actuel règne de la technique, l’idéologie et le politique sont au contraire plus présents que jamais.

Plutôt que de se heurter à l’implacabilité du système technique (performance, optimisation, rationalisation, mode d’emploi, etc.), lui redonner sa dimension idéologique permettrait de le réintroduire dans l’arène des débats et discussions, et ainsi nous pourrions redoubler à nouveau la technique.

Soulignant que le danger véritable de la technique moderne résidait dans son essence, Heidegger citait en guise d’espoir cet extrait d’un poème d’Hölderlin :

Mais là où il y a danger, là aussi Croît ce qui sauve

La menace est bien que le joug de la technique, s’infiltrant dans les stratégies identitaires et les rapports intersubjectifs, est désormais aux portes du procès d’individuation collective lui-même. Profitons du fait de ne plus être sous surveillance (regard de l’Autre), mais bien dans la surveillance (regard des autres), pour recommencer à (sur)veiller sur nous.

Bibliographie

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article=214., 1990. 9 mai 2011.

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