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«Face à toi je n ai pas honte, à toi je peux tout dire.»

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Academic year: 2022

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« Face à toi je n’ai pas honte, à toi je peux tout dire. »

Tapis en nous, prêts à surgir, impossibles à éviter, le transfert et son double, le contre-transfert, sont le moteur de la psychanalyse et, au-delà, des relations humaines. Ce livre regroupe les plus célèbres textes de Freud à leur sujet : « À propos de la psychanalyse “sauvage” », « Sur la dynamique de transfert », « Conseils au médecin », « Sur l’introduction du traitement », et « Remarques sur l’amour de transfert ». Ils parlent des émotions du passé, de sentiments amoureux, d’intimité psychique, du pouvoir des médecins, mais aussi de la violence faite à l’autre, de la peur de l’abandon, de la manipulation et, parfois même, de la haine.

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Sigmund Freud

L’amour de transfert

Et autres textes sur le transfert et le contre-transfert

Traduction inédite de l’allemand par Olivier Mannoni

Préface de Nathalie Dumet

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ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES www.payot-rivages.fr

Conception graphique de la couverture : Sara Deux Illustration : © Costa/Leemage

Conseiller scientifique : Gisele Harrus-Revidi

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2017 pour la préface, la présente traduction française

et la présente édition

ISBN : 978-2-228-91951-7

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gracieux ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.

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Préface

Le transfert, un mal nécessaire par Nathalie Dumet

Publiés entre 1905 et 1915, les textes qu’on va lire sont les plus célèbres de Freud sur le transfert et le contre-transfert. Ils témoignent chez lui d’un changement si radical dans sa manière de pratiquer l’analyse que l’on peut dire qu’ils constituent une théorie de la technique psychanalytique. Cette théorie est exposée à la fois sous la forme de conseils pratiques à destination des analystes et par une réflexion argumentée sur la nature et les modalités du transfert et du contre-transfert, désormais reconnus comme la clé de voûte de tout travail psychanalytique.

Seules la présence de ce double processus psychique et son élucidation par la verbalisation permettent au traitement, affirme Freud, de venir à bout des complexes infantiles refoulés du malade et, par là même, de vaincre ses résistances à guérir.

Le patient doit-il comprendre intellectuellement ses problèmes psychiques ?

Trois écueils guettent cependant l’analyste et son patient. Le premier est pédagogique. Si le travail psychanalytique doit aboutir au dévoilement des fantasmes inconscients du patient, leur explication, en revanche, est à proscrire ou, tout du moins, à limiter le plus possible. L’intellectualisation, la rationalisation ne sont ici d’aucune utilité, car elles conduisent au

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renforcement des défenses du sujet et, à cet égard, s’opposent au travail d’élaboration et de perlaboration. Apparaît clairement ici qu’il peut être dangereux de communiquer au patient ce qu’il n’est pas en mesure d’entendre.

Telle serait une psychanalyse « sauvage », autrement dit une méthode psychanalytique pratiquée en l’absence de reconnaissance de transfert, sur la base des seules connaissances théoriques, et qui ferait donc fi de la traversée analytique. Et cela est valable pour l’analyste lui-même. La connaissance de sa propre vie psychique, l’exploration de son monde inconscient personnel et le débarras de ses scories éventuelles1 sont impératifs et incontournables. Tout professionnel de l’analyse doit vivre l’expérience de la cure et du transfert avant même de songer à s’occuper de la vie psychique d’autrui.

L’objectif est-il d’aller mieux ?

Le deuxième écueil tient à un paradoxe. La disparition des symptômes ne signifie pas, en effet, que des changements, des remaniements internes et profonds se soient produits. Il n’est pas rare, précise même Freud, de constater une nette amélioration de l’état psychique du patient en début de traitement et une recrudescence de ses troubles et souffrances vers la fin de celui-ci. Il est donc primordial d’élucider les conflits intrapsychiques et leur soubassement sexuel, car ils sont à l’origine des symptômes névrotiques.

Seule cette mise au jour de l’inconscient le plus refoulé, le plus impensé, est à même de constituer chez le malade le levier qui pourra éventuellement lui permettre de renoncer à ses troubles (névrotiques ou autres) et à la satisfaction substitutive ou montifère qu’ils lui apportent.

On le voit, Freud oppose la psychothérapie et la psychanalyse. Les objectifs de l’une et de l’autre sont radicalement différents. En analyse, selon la célèbre formule de Lacan, « la guérison est donnée de surcroît ».

Dérapages amoureux

L’amour est le troisième écueil de la cure. Les forces libidinales du transfert agissent sur le patient comme sur l’analyste. Indomptées chez le premier, elles sont en principe maîtrisées chez le second, qui les a déjà rencontrées lors de sa propre analyse. Comme Freud l’écrit dans ses

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« Remarques sur l’amour de transfert » en 1915, la méthode psychanalytique n’est pas sans danger : « Le psychanalyste sait qu’il travaille avec les forces les plus explosives et qu’il a besoin de faire preuve de la même prudence et de la même conscience que le chimiste. Mais a-t-on jamais interdit au chimiste l’usage des substances explosives en raison de leur dangerosité, alors que l’on ne peut se passer de l’effet qu’elles produisent ? […] Non, dans la pratique médicale, […] l’on ne pourra donc pas non plus renoncer à une psychanalyse conforme aux règles de l’art et sans faiblesse, qui ne redoute pas de manier les motions psychiques les plus dangereuses ni de les maîtriser pour le bien des malades2. »

Freud s’en tient alors principalement à l’amour. Mais en évoquant le caractère dangereux de ces émois, il pressent que d’autres affects, aussi puissants que ceux de l’amour, peuvent se loger dans l’analyse et faire obstacle au travail et au progrès de la cure3. À l’époque toutefois pour Freud, il incombe au psychanalyste de repérer, identifier, nommer et interpréter à bon escient et au bon moment ce qui, du dynamisme interne de l’analysant, ou ce qui, de la dynamique du transfert instaurée, pourrait constituer une entrave à l’analyse. Surtout, le psychanalyste doit « tenir son cadre », comme on dit familièrement, c’est-à-dire demeurer dans l’attitude de réserve ou d’abstinence (physique et sexuelle) caractérisant sa posture d’analyste.

Qu’est-ce donc que le transfert ? Quelle est son histoire ? Est-il une tendance générale de l’être humain ou résulte-t-il de certains événements de vie ? Tous les patients sont-ils « aptes » au transfert ?

Comment notre vie affective passée rejaillit dans le transfert

Reprenons les choses au début. Notre vie affective dépend des relations que nous avons eues avec celles et ceux qui se sont penchés sur notre berceau (réel et symbolique), nous ont nourris, soignés, prodigués amour, affection, protection, etc. Ces investissements positifs s’accompagnent toutefois — et inéluctablement… — d’investissements et ressentis plus douloureux, ayant alors généré dans notre vécu intime, conscient autant qu’inconscient, des frustrations, des manques, des carences. Fantasmes, désirs, expériences mais aussi traumas, éprouvés marquants, disrupteurs, issus des relations affectives, advenues comme non advenues, nouées dans

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la réalité effective, imaginaire ou rêvée avec l’environnement affectif premier, dont les figures princeps sont l’objet maternel primaire (avec lequel la relation fusionnelle se met en place primitivement), puis l’objet paternel dans le scénario triangulaire œdipien, tous objets d’amour et de haine, figures d’attachement et de liens, mais aussi sources d’insatisfactions constituent ainsi le terreau de la vie psychoaffective, toujours susceptible de resurgir dans le transfert.

Le détachement (la défusion) peut avoir laissé des traces cicatricielles, indélébiles ; la séparation, demeurer à jamais douloureuse, parfois traumatique, laissant le sujet fixé à ces figures dans un impossible renoncement, voire dans une immense dépendance. La faute à l’amour ou la faute à la haine, à pas assez de l’un et trop de l’autre (Winnicott pense que l’insuffisance touche plutôt chacune de ces tendances affectives4) autant de constellations affectivo-relationnelles susceptibles d’imprégner, de marquer et de perturber une personnalité en construction, d’orienter ses propres mouvements affectifs, érotiques vers une forme mortifère.

La souffrance subjective trouve ainsi son origine dans les réalités et conflits psychoaffectifs infanto-juvéniles, dont résulteront parfois certains troubles psychopathologiques : névroses, psychoses, perversions mais aussi pathologies narcissiques (états-limites, pathologies du lien), plus répandues aujourd’hui qu’à l’époque de Freud, ou bien encore troubles comportementaux, voire somatiques (agirs compulsifs et destructeurs, tournés contre soi ou contre autrui), eux aussi très fréquents de nos jours.

En conséquence, toutes les tendances affectives, frustrées ou non, carencées ou en attente de satisfaction, restent disponibles en l’individu et sont susceptibles de réapparaître à l’endroit de toute nouvelle personne de la réalité. En vérité, personne n’échappe au besoin affectif d’amour et de haine, à cette dualité de sentiments inhérente au fonctionnement psychique.

À ce titre, le transfert est « un phénomène humain général » qui « domine toutes les relations d’une personne donnée avec son entourage humain » (Freud, Ma vie et la psychanalyse).

« La cure psychanalytique ne crée pas le transfert, elle révèle simplement son existence comme celle de bien d’autres phénomènes cachés de la vie psychique », écrit Freud dans Dora. En effet, le dispositif psychanalytique met à disposition de l’individu ce qui existe déjà en lui, est prêt à se réveiller, à se révéler, à être transféré sur la personne de son analyste. Le patient, explique-t-il aussi dans « La dynamique du transfert »,

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« intégrera le médecin dans l’une des “séries” psychiques [qu’il] a constituées antérieurement ». Autrement dit, le psychanalyste — comme tout soignant ou individu au chevet (symbolique ou réel) du malade — peut raviver un souvenir, une représentation, un sentiment se rapportant aux figures de son univers affectif passé, celles qui composent son théâtre interne, réveillant par la même occasion toute la charge affective qui leur correspond, de l’amour le plus torride à la haine la plus cruelle.

Intuitions freudiennes

Avant d’être reconnu comme mouvement dans le dispositif de la cure, le mot « transfert » se rencontre sous la plume de Freud à propos du rêve : il existe des « pensées de transfert » qui signent un déplacement, écrit-il dans L’interprétation des rêves en 1900. Comme le désir inconscient n’accède jamais directement à la conscience, il doit emprunter diverses voies et travestissements. L’une de ces voies consiste à utiliser les restes diurnes qui subsistent dans le psychisme du dormeur pour donner lieu aux contenus oniriques, lesquels représentent ainsi autre chose que ce qu’ils figurent.

Transfert revêt donc d’abord le sens de transport. Il est alors un déplacement. « Le transfert n’est qu’un cas particulier de la tendance générale des névrosés au déplacement », écrit Ferenczi5. Mécanisme prégnant dans la névrose, le déplacement joue un rôle non moins important dans la vie psychique ordinaire, onirique par exemple, ainsi que dans le transfert advenant entre les partenaires de la cure. En effet, le désir inconscient du malade, sa libido, investit et se fixe sur la personne du médecin-analyste, qui lui offre un nouveau support : un support de projection, et de représentation présent et disponible pour attirer certaines particularités de sa vie psychoaffective. Il s’agit d’une mésalliance, d’un contenu affectif avec un autre, avec une représentation qui ne lui était pas liée à l’origine, à l’instar, d’ailleurs, de ce qui a fomenté la construction du symptôme névrotique6. La particularité, toutefois, de ce type de transfert est d’être éprouvé avec un sentiment d’actualité prononcée, qui fait prendre

« pour de vrai » ces sentiments. Si l’authenticité de cet amour ne fait pas de doute, comme Freud le soutient, celui-ci ne fait cependant que reproduire quelque chose de la vie affective passée, engrammée et inconsciente du patient. Pour cette raison, il est exigé du psychanalyste de ne pas se méprendre sur cette réalité, sur les fonctions de cet amour de transfert

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apparu à un moment précis du travail. L’exercice délicat de son maniement constitue, à cet égard, la méthode psychanalytique par excellence.

C’est à la fin de Dora que Freud s’intéresse pour la première fois au transfert en tant que tel dans la cure7. Il le décrit et le reconnaît comme un processus crucial et fondamental, et parle de lui au pluriel : « Toute une série d’expériences psychiques antérieures reprennent vie non pas comme des éléments du passé, mais comme une relation actuelle avec la personne du médecin. Certains transferts ne se distinguent dans leur contenu en rien de leur modèle si ce n’est par la substitution des personnes. Ce sont alors […] de simples réimpressions ou rééditions sans altération. D’autres sont plus subtils, ils ont subi une atténuation de leur contenu, une sublimation

— tel est le terme que j’emploie — et peuvent même devenir conscients dans la mesure où ils s’appuient sur une particularité réelle du médecin dont ils savent habilement tirer parti ou sur certaines circonstances attachées à sa personne. Ce ne sont plus alors des rééditions, mais des éditions révisées. » En somme, le patient réitère auprès de l’analyste des scènes, réelles ou imaginaires, nouées autrefois avec les personnages de son histoire affective passée.

La spécificité du processus transférentiel est que le patient se met à reproduire une part de ses désirs, souvenirs, fantasmes à la place des remémorations et verbalisations attendues. L’actualité vient en lieu et place de l’histoire passée, dont elle porte et révèle, ce faisant, la trace. La répétition se substitue à la remémoration ; le présent et l’acte, sous la forme de l’expression d’amour (mais il pourrait aussi bien s’agir d’une autre expression affective), de transfert donc, remplacent le souvenir et la parole.

Sauf à considérer, comme le feront plusieurs successeurs de Freud, que la mise en acte constitue une façon de se souvenir, sinon une forme d’expression à part entière…

Tel sera le cas avec les sujets non névrotiques, véritables « balafrés du divan8 ». Ces individus se trouvent empêchés sinon dépourvus dans leurs ressources proprement psychiques. Leur fonctionnement subjectif se traduit davantage par des motions agies manifestes (comportements, agirs, expressions corporelles, somatisations, etc.) que par des activités strictement psychiques (avec représentations et affects). Cela ne leur permet ni de s’allonger (avec eux, la cure est limitée, voire contre-indiquée), ni de s’adonner aux plaisirs de la pensée, car ils sont bien en deçà, ou plutôt « au- delà du principe de plaisir ».

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Un mal nécessaire

Des premières réflexions freudiennes, il émerge clairement que le transfert est un processus inévitable et, plus encore, nécessaire au travail psychanalytique. Il traduit un obstacle à l’avancée de la cure, à l’exploration plus poussée de l’inconscient du sujet et à l’élucidation de ses conflits. Il apparaît donc, chez le patient, comme le signe d’une lutte inconsciente farouche avec le dévoilement de sa réalité et de sa problématique psychiques. C’est une activité défensive, une résistance — et même, nous dit Freud dans « La dynamique du transfert », « l’arme la plus puissante de la résistance ».

Mais à ce titre il est le signe que le travail psychique est proche de son terme, de sa source inconsciente, du noyau pathogène de la souffrance, qui est précisément l’objet de l’investigation psychanalytique. Plus il est intense, plus il révèle l’intensité des résistances internes, ce qui en fait un levier incontournable, sinon un « puissant auxiliaire », pour accéder aux conflits et noyaux inconscients. Le transfert apparaît alors comme le

« vecteur du succès » de la cure — sous cette réserve fondamentale qu’il puisse être identifié, verbalisé et interprété.

Cette réédition dans la relation actuelle de schémas affectifs et relationnels passés intériorisés par le patient constitue « une maladie artificielle » dont l’apparition est stimulée par le contexte. Tendance immanente, inhérente à tout sujet, le transfert est là, tapi en l’homme, prêt à surgir. Il active, actualise cette tendance affective humaine, et la cure est une des occurrences possibles de son émergence.

Cela s’ajoute au fait que la personne de l’analyste, par sa « simple » présence au chevet psychique du patient, influence et participe activement de l’appétence transférentielle et de la création même de cette maladie transférentielle, névrose de transfert, dépression de transfert, mélancolie, ou psychose de transfert.

Eu égard à ces processus transférentiels (et contre-transférentiels), la présence de l’analyste, le dosage ou les modalités de celle-ci, seront passés au tamis de la subjectivité du patient, c’est-à-dire saisis au prisme de ses désirs et besoins affectifs les plus forts, les plus insatisfaits et insatiables.

Même si la « simple présence » de l’analyste témoigne d’un intérêt pour lui, il ne s’agit jamais que d’un intérêt psychique — autrement dit, platonique —, limité, pour ne pas dire frustrant, et donc puissamment

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activateur de ses aspirations affectives et sexuelles frustrées, refoulées, latentes. À travers le développement de son mouvement transférentiel, le patient se mettra en quête de la satisfaction de ses attentes, voire de la réparation et de la compensation de ses besoins non comblés ou de ses désirs déçus. D’où le rôle clef joué par l’analyste, sa posture, son maniement du transfert et de son contre-transfert dans la relation au patient.

Véritable maladie artificielle, la psychopathologie transférentielle doit en quelque sorte se substituer à l’état du patient afin d’accéder aux complexes inconscients, de les identifier, de les interpréter, de les liquider, voire de les « détruire », pour reprendre les mots mêmes de Freud.

Une multiplicité de transferts

Donner une seule définition du transfert n’est pas facile. Freud l’utilise en plusieurs occurrences et ce terme a, par la suite, connu de nombreux développements, extensions ou spécificités selon les auteurs qui s’y sont intéressés et ont fait fructifier la réflexion psychanalytique sur la cure, son cadre, ses processus, ses indications, jusqu’aux confins parfois de l’inconscient et de ses différentes strates. Car à l’inconscient refoulé, tapissé de représentations psychiques, tel que décrit en 1900 dans la première topique9 freudienne, s’ajoute, en effet, un inconscient difficilement représentable, impensé et clivé de celui de la première théorie, lequel n’en produit pas moins comme le précédent des rejetons. Retours du refoulé, mais également retours du dénié, du clivé et traces a-mnésiques d’expériences traumatiques forment ainsi les matériaux et soubassements des diverses formes de souffrances subjectives rencontrées dans la pratique clinique et psychanalytique d’aujourd’hui.

Les transferts observés dans la cure portent donc la trace des différents aspects et niveaux de la vie psychique de chaque sujet. Ils revêtent maintes colorations, connaissent maints mouvements, selon les sujets et selon les moments du travail psychanalytique — sachant combien le cadre analytique induit des régressions (formelles comme temporelles) et favorise même mise en crise ou « mise en état-limite » de la personnalité10 propice à remaniements, précisément par la voie du transfert.

Transfert positif et transfert négatif

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L’amour de transfert n’est pas seul en lice. De l’agressivité, vitale, à la destructivité, mortifère, les haines viennent aussi se nicher dans la relation.

L’actualisation transférentielle concerne tous les objets d’investissement de l’individu, toutes les modalités affectives de ses relations aux objets : les mouvements d’amour comme les mouvements de haine. Soit ce que Freud n’avait pas manqué, dès 1912, de spécifier sous les termes de transfert positif et de transfert négatif.

Le transfert négatif a un sens bien particulier et restreint dans la pensée freudienne, celui de la part hostile du transfert érotique qui s’oppose à la guérison ou plutôt à la prise de conscience du refoulé infantile. Soulignons ici que Freud n’a jamais été à l’aise avec cette modalité spécifique du transfert, ce qui explique qu’il ne l’ait pas plus développée, sur le plan théorique notamment, sinon à la fin de son œuvre. Les concepts de pulsion de mort et de compulsion de répétition, les analyses interminables, en font partie.

En revanche, Ferenczi saura, lui, très bien mettre l’accent sur cette particularité transférentielle, et pour cause : patient de Freud, il souffrira jusqu’à la fin de sa vie de l’insuffisante attention prêtée, selon lui, par son analyste à son lien transférentiel haineux11. Souvent qualifié d’« enfant terrible de la psychanalyse » en raison de ses nombreuses divergences de vue théoriques et techniques d’avec Freud, il semble bien qu’il ait reproduit dans sa relation avec lui la douleur de son lien à l’objet maternel, de son affliction issue de l’insuffisante reconnaissance d’une mère acceptant (et aimant) son enfant tel qu’il est — autrement dit, un transfert maternel assez massif ici.

Ce bref rappel d’un moment de l’histoire entre ces deux hommes, pourtant tous deux analystes, permet d’illustrer le sérieux malentendu qui entoure le contenu du transfert négatif : là où Freud considère le transfert paternel, soit la relation au père œdipien, Ferenczi, lui, a en tête un transfert qui concerne l’objet maternel primaire et le lien de l’infans avec lui. Là où le premier parle des vicissitudes des relations œdipiennes — soit des relations libidinales secondarisées entre sujet et objets parentaux —, le second traite des relations préœdipiennes, plus exactement des carences dans la relation à l’objet primaire, dans l’« amour primaire12 ». Aujourd’hui, il est acquis qu’au moins deux courants transférentiels se développent dans toute analyse : un transfert narcissique de base et un transfert libidinal

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œdipien, chacun avec ses variations et toute la palette possible d’affects et de sentiments (jalousie, mépris, homosexualité, persécution, etc.).

Quels qu’ils soient, il importe au final de laisser les courants transférentiels se déployer à leur rythme, à l’instar du processus psychique associatif propre au patient ; car rien ne sert de devancer celui-ci ni de lui communiquer ce qu’il n’est pas en mesure d’introjecter. Le transfert du patient ne doit connaître ni répression, ni valorisation, ni censure, ni invitation ou provocation. Freud est très ferme sur ce point, toute intervention ou « technique active » de la part de l’analyste est déconseillée.

Si Ferenczi a pu aller trop loin dans la mise en œuvre — mise en acte, même — de certaines initiatives techniques, il faut lui reconnaître l’honnêteté d’avoir toujours su admettre les limites de ses propositions et de ses erreurs (en l’occurrence, il a lui-même récusé le bien-fondé de sa technique active dès 1926). Sans doute cette sensibilité ferenczienne à l’égard de l’autre et de ses besoins, son souci du « tact » avec le patient, sont-ils des traces ou reliquats du manque d’attention maternelle à l’endroit du singulier petit garçon qu’il était, sa « part bébé13 ».

Le transfert, jusqu’où ?

Les apories du transfert, les limites de la cure — sa durée plus longue, son caractère parfois interminable, voire son inefficacité dans certains cas — et l’expérience analytique acquise auprès de patients gravement perturbés, aux limites de l’analysabilité, ont donc mené Ferenczi et de nombreux autres psychanalystes après 1945 à poursuivre leurs investigations et à envisager la nécessité d’aménagements du dispositif analytique, une certaine souplesse, l’abord tant des liens préœdipiens et prégénitaux que l’accès aux contenus clivés ou impensés siégeant dans le psychisme. La voie ouverte par Ferenczi sera empruntée par Michael Balint et Donald W. Winnicott, entre autres, qui développeront les aspects et enjeux de la relation primaire dans ses résurgences transférentielles.

Quels que soient le contenu et la nature du transfert, son maniement implique, impose même, que ce qui est éprouvé, revécu par le patient dans le cadre de la relation analytique soit toujours considéré comme un strict fait mental et mis en lien avec sa vie psychique infantile inconsciente, sa névrose de base, sinon les fondements plus archaïques de sa personnalité.

En aucune manière il ne saurait y avoir, selon Freud, satisfaction des désirs

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transférentiels du patient ou gratification dans la réalité manifeste14, sous peine de dénaturer le dispositif analytique, en compromettre la finalité et l’efficacité. Ce serait verser dans des pratiques transgressives et abusives, agir ou reproduire une certaine « confusion des langues » entre l’analyste et le patient, dans la continuité peut-être de celle qui était déjà advenue entre l’enfant et l’adulte15. En somme, le maniement analytique du transfert est ce qui rendra le processus de la cure opérant et peut-être alors aussi permettra d’enrayer l’automatisme de répétition. Évidemment si la satisfaction de son transfert dans la réalité se voit contrecarrée chez le patient, l’expression de son désir et de ses fantasmes a, quant à elle, bel et bien droit de cité.

On l’a vu, le transfert a d’abord été perçu comme une gêne, d’où les nombreux conseils donnés aux médecins désireux de pratiquer la psychanalyse : neutralité bienveillante, absence de jugement, règle d’abstinence (physique et sexuelle), attention flottante, nécessité d’une analyse personnelle antérieure (Ferenczi en fera la seconde règle fondamentale), suivie d’une auto-analyse continue (supervision, intervision, analyse didactique, analyse quatrième… autant d’outils de travail psychique et de formation continue à la disposition du professionnel aujourd’hui). Ces règles confirment l’idée d’une influence du psychanalyste sur son patient.

S’il n’y prend garde, l’analyste peut sortir du cadre et du dessein psychanalytiques. Les règles se proposent d’y remédier, sans d’ailleurs que l’influence agissante de l’analyste soit perdue de vue, comme c’est le cas dans les traitements hypnotiques et suggestifs. Comme l’a écrit Ferenczi,

« la possibilité d’être hypnotisé ou suggestionné dépend donc de la capacité de transfert16 ». Freud propose d’utiliser pleinement cette influence (réelle ou fantasmée) du psychanalyste. Et c’est ici qu’apparaît un autre processus.

Tout aussi fondamental que le transfert, il concerne cette fois le psychisme de l’analyste et se nomme contre-transfert.

Du transfert au contre-transfert

Freud découvre le contre-transfert peu de temps après le transfert. Le terme apparaît en juin 1909 dans une lettre à Jung, âgé, à l’époque, de trente-quatre ans. Celui-ci vient de lui révéler sa liaison sexuelle avec l’une de ses patientes, Sabina Spielrein. Freud se montre plus qu’indulgent à l’égard de son jeune disciple : « De telles expériences, bien que douloureuses, sont nécessaires et difficiles à éviter. Sans elles nous ne

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connaîtrions pas réellement la vie et ce que nous faisons. En ce qui me concerne, je ne m’y suis jamais fait prendre aussi gravement mais j’en ai été très près à plusieurs reprises et n’y ai échappé que de peu. Je crois que ce sont les tristes nécessités de la vie qui pesaient sur mon travail, et le fait que j’avais dix ans de plus que vous quand j’en suis venu à l’analyse qui m’ont préservé d’expériences semblables. Mais cela ne laisse pas de blessure durable. Elles nous aident à développer la peau épaisse dont nous avons besoin pour dominer “le contre-transfert”, lequel constitue, après tout, un problème permanent pour nous17. » À l’époque, le contre-transfert apparaît donc, d’une part, comme le résultat de l’influence du malade — le plus souvent une femme — sur la personne de l’analyste et, d’autre part, comme un obstacle à la cure et, de ce fait, comme un phénomène à contrôler.

Un an plus tard, dans « Perspectives d’avenir de la thérapeutique psychanalytique » (1910), Freud revient sur cette question. Le contre- transfert est toujours perçu comme un embarras : non maîtrisé, il peut conduire à des erreurs, voire à des fautes techniques et éthiques, susceptibles de compromettre l’efficacité de la cure et la réputation du thérapeute. C’est pourquoi, écrira-t-il en 1915 dans « Remarques sur l’amour de transfert », il incombe à l’analyste de « contenir le contre- transfert18 » — autrement dit, de ne pas le laisser agir.

Cette expression, « contenir le contre-transfert », indique la dimension d’emprise du dispositif analytique. Freud en a parfaitement conscience.

Dans la cure, s’exerce un pouvoir qui est, pour l’essentiel, celui de l’analyste sur son patient, et le professionnel du psychisme ne saurait en tirer un quelconque avantage ou profit. Notons aussi que le contre-transfert est seulement reconnu comme ce qui vient de l’autre : il s’agit de l’influence exercée par le patient sur les sentiments inconscients de son analyste. Mais alors, comment maîtriser pareils processus inconscients ?

Les nombreuses règles édictées pour la mise en place de la situation analytique (son cadre et l’advenue de ses processus) disent, explicitement et implicitement, la reconnaissance freudienne des mouvements psychiques et libidinaux qui vont venir siéger19 chez l’analyste, face aux transferts de son ou sa patiente. C’est pourquoi Freud préconise une attitude semblable à celle du chirurgien, qui « met de côté tous ses affects ». « La justification de cette froideur des sentiments, écrit-il dans “Conseils au médecin”, tient au fait qu’elle crée pour les deux parties les conditions les plus avantageuses : pour le médecin, la protection souhaitable de sa propre vie affective, pour le

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malade la plus grande dose d’aide qu’il nous soit aujourd’hui possible d’apporter. »

Froideur ou bienveillance ?

L’attitude manifestement froide, sinon impassible et réservée, de l’analyste renvoie à la gestion de ses affects et à leur possible nomination dans la relation au patient. Cette question sera ultérieurement au centre de nombreuses discussions dans la communauté psychanalytique. En effet, l’analyste ne devrait-il pas montrer plus de bienveillance au patient dans la relation ? Une empathie au-delà de la stricte neutralité (même bienveillante) n’est-elle pas nécessaire à l’établissement de la relation de confiance du patient envers l’analyste, dont dépendra sa capacité à observer la règle fondamentale du « tout dire » à son analyste, à commencer par les pensées de transfert à son endroit ? Se pourrait-il, au contraire, que cette empathie poussée desserve in fine le processus analytique ? L’accès à certains pans de la vie psychique de l’analysant comme de l’analyste, par exemple ceux qui ont trait à la haine, s’en trouverait-il entravé ?

Bien que pourfendeur de l’ajustement analytique aux besoins psychiques du patient, Ferenczi n’en a pas moins signalé les inconvénients de la générosité (psychique ou matérielle) de l’analyste. À sa suite, Winnicott, connu pour sa chaleureuse empathie auprès de ses patients, a décrit les limites et les risques d’un excès de bonté ou de sentimentalité chez l’analyste.

Un partage d’affects

Dans une autre perspective, l’analyste ne doit-il pas parfois communiquer à son patient ses propres états d’âme, ses propres ressentis affectifs ? Cela pourrait être utile, voire décisif, dans l’avancée du travail psychanalytique quand celui-ci s’enlise. C’était, là encore, la position de Ferenczi. Elle le conduisit à concevoir, à la fin des années 1920, l’« élasticité de la technique » et l’« analyse mutuelle » dans la cure, c’est- à-dire l’acceptation, pour le psychanalyste, de montrer à certains moments ses propres sentiments, ses failles même, à ses patients pour favoriser un progrès psychique. Au fond, il poussait à son extrême le constat freudien selon lequel les zones aveugles du psychanalyste viennent limiter son aide

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auprès du patient. Mais pour autant, Ferenczi a vite reconnu les limites et inconvénients de cette technique de mutualité pour le patient comme pour l’analyste.

Sans aller alors jusqu’à ce partage de l’intimité psychique de l’analyste avec le patient, un « partage d’affects20 » n’est-il pas nécessaire dans la relation à certains patients, tels, par exemple, certains malades somatiques au fonctionnement opératoire ou alexithymique, bien en peine justement de pouvoir identifier ce qui se passe dans leur tête et dans leur corps ? Si l’analyste ne fait pas montre auprès d’eux de la reconnaissance d’éprouvés sensoriels et affectifs à partir de ceux qui siègent en lui21, comment penser, aborder, travailler, extirper toute la violence pulsionnelle barricadée au fond des entrailles de ces patients désaffectés et faisant justement le lit de leurs somatisations destructrices ? On le pressent, la définition et le maniement du contre-transfert sont plus ou moins dépendants de la pratique clinique de l’analyste, de sa patientèle et de sa pathologie, comme de ses propres représentations théoriques.

Notons qu’à l’époque de la découverte du contre-transfert, et comme ce fut le cas avec le transfert, seule sa dimension amoureuse est décrite. La reconnaissance, par le praticien, de son hostilité ou de sa haine à l’égard du patient viendra plus tard, en particulier avec Winnicott22 et Searles23. Cette reconnaissance permet une avancée certaine du traitement et, là encore, ce sont les cas difficiles, notamment les patients schizophrènes, qui ont fait prendre conscience aux analystes d’une nouvelle dimension du contre- transfert.

Ainsi, à la névrose de transfert (du côté du patient) s’adjoint une névrose de contre-transfert (du côté de l’analyste). Sont également présents chez l’analyste plusieurs autres mouvements psychiques (dépressifs, mélancoliques, etc.) intimement liés aux effets de la présence du patient sur sa personne et au nouage fantasmatique de leur relation, c’est-à-dire à la

« chimère analytique24 » qui s’en dégage.

Émerge alors une vision nettement plus constructive du contre-transfert, qui passe du statut d’embarras ou d’obstacle à celui d’outil. « Chacun possède en son propre inconscient, explique Freud dans “La prédisposition à la névrose obsessionnelle” (1913), un instrument avec lequel il peut interpréter les expressions de l’inconscient chez les autres. »

Perspectives actuelles

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Cette nouvelle perspective dégage plusieurs questions dont certaines sont toujours actuelles. Le contre-transfert provient-il des seuls effets du transfert ? N’est-il pas aussi lié à la personnalité, à la vie psychique de l’analyste ? Est-il seulement une réponse au transfert du patient, une réaction à l’influence de celui-ci, ou ne désigne-t-il pas aussi le transfert de l’analyste lui-même sur le patient (telle était la position de Jung en 1909) ? Quelle que soit la réponse individuelle à chacune de ces questions, il reste l’exigence pour l’analyste — d’un point de vue technique et éthique — de s’être livré, ainsi que Freud l’a maintes fois signalé, à une expérience de la cure, pour connaître (et avoir suffisamment dépassé) ses propres conflits et défenses, sources de cécité psychique. Pour autant, cela ne suffit pas.

L’auto-analyse et une pratique des cures contrôlées sont d’autres précieux et nécessaires outils au service de la « toilette contre-transférentielle25 » de l’analyste et, donc, de l’analyse.

Ces éléments conduisent encore à considérer la temporalité des enjeux transféro-contre-transférentiels. En effet, si l’on peut être tenté de penser une certaine précession du transfert du patient, lequel induira l’expression contre-transférentielle chez l’analyste, cela n’exclut pas l’idée d’un contre- transfert antérieur à l’instauration du transfert, voire comme condition préalable et incontournable de celui-ci26.

Un autre point de discussion concerne le contenu même du contre- transfert : s’agit-il des aspects seulement inconscients chez l’analyste (position de Freud) ou peut-on étendre la définition du contre-transfert, c’est-à-dire inclure dans celui-ci toutes les réactions, les expressions conscientes et inconscientes advenant chez l’analyste ? Nombreux sont les psychanalystes d’hier et d’aujourd’hui à avoir élargi leurs représentations du contre-transfert27, allant jusqu’à inclure le corps et le comportement de l’analyste, les expressions agies, même incidentes, dans le travail psychique28. Force est de reconnaître que le corps de l’analyste (taille, corpulence, chevelure, couleur des yeux, vêtements, sexe, etc.) est attracteur de la réalité psychique du patient ; de ce fait, il a un effet sur l’organisation transférentielle. Mais la réciproque est aussi vraie. Les modalités de la présence corporelle et pas seulement psychique du patient ne laissent aucunement de marbre l’analyste. De cela, Freud et ses confrères ont été très vite conscients, et parfois à leur corps défendant !

Certains auteurs objecteront, à juste titre, qu’il convient de bien faire la différence entre relation analytique et rencontre intersubjective,

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positionnement psychique et posture relationnelle de l’analyste. Comme l’écrit Paul Denis, dans la séance analytique, « il ne s’agit pas d’intersubjectivité mais de l’articulation de deux mouvements psychiques spécifiques et de leur élaboration conjointe : la cure psychanalytique n’est pas une interaction mais l’analyse d’une interaction29 ». L’approche intersubjective, ou métapsychologie des liens, insiste sans doute davantage aujourd’hui sur les indices et modalités de la présence de l’analyste auprès du patient et, de ce fait, des communications (forme et contenu) qui lui sont adressées. Il faut dire que ce courant est sorti du strict cadre de la cure individuelle ; il correspond à une extension du champ de la psychanalyse auprès d’autres publics (couple, groupe, famille), parfois avec d’autres méthodes en complément de la verbalisation (médiations corporelles, artistiques).

Ces nouveaux dispositifs dérivés de la technique psychanalytique s’adressent ainsi à d’autres publics, à d’autres patients que les névrosés originels, c’est-à-dire à des cas plus difficiles, voire, on l’a dit, aux limites de l’analysabilité. L’usage et la gestion du contre-transfert par l’analyste au contact de ces patients démunis psychiquement, inorganisés, meurtris ou très abîmés sur les plans psychique et somatique, exigent alors et justifient de plus d’interactivité que la réserve analytique classique, fût-elle bienveillante. Les enjeux transféro-contre-transférentiels actualisés dans ces dispositifs ajustés sont d’ailleurs (et surtout) relatifs à la relation primaire ou duelle, là où ceux de la cure-type conduisent, autant que faire se peut, le plus loin possible. De même, les modalités d’intervention seront différentes.

Si elles restent toutes tributaires des enjeux mobilisés, elles vont davantage porter sur le contenant psychique que sur les contenus fantasmatiques ; les constructions psychiques en analyse primeront alors sur les interprétations de la vie fantasmatique.

Il ressort clairement que, du début à la fin, le transfert et le contre- transfert sont au cœur de la démarche psychanalytique ; ils la créent, la scandent et la rendent possible. Sans transferts, point de rencontre, point d’analyse ; mais on peut également se demander si la psychanalyse n’est pas elle-même l’objet de transferts. Depuis sa création, elle a acquis reconnaissance, notoriété, lettres de noblesse et succès indéniables ; elle a aussi connu des revers, des infortunes, une baisse d’intérêt et des attaques particulièrement virulentes, dans certains cas, haineuses, qui manifestent un caractère envieux et disent, en négatif, l’investissement massif qui ne cesse

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de lui être porté. Mouvements d’amour et mouvements de haine : au fond, la psychanalyse suscite et vit elle-même ce qu’elle a particulièrement bien mis en lumière, à savoir cette tendance psychoaffective chez l’être humain et, en conséquence, son déploiement sur toute scène possible.

Au final, apparaît la nécessité pour le psychanalyste actuel de savoir remettre son ouvrage sur le métier, de repenser ses conceptions et la cure elle-même30, c’est-à-dire d’aménager — un peu ou beaucoup — le dispositif psychanalytique pour l’ajuster aux tendances psychiques du sujet singulier.

Nathalie DUMET31

1. Dans « Conseils au médecin », Freud va jusqu’à parler d’une exigence de « purification » chez le futur analyste, qui doit prendre conscience de ses propres tourments intérieurs, ceux-ci étant susceptibles de perturber, voire de biaiser son écoute du matériau psychique livré par ses patients.

2. Et dans l’intérêt même de la vie en société, dira Freud en 1929 dans Malaise dans la civilisation.

3. Voir Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions (1915), traduit par Olivier Mannoni, préface de Gisèle Harrus-Révidi, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2012 ; Melanie Klein et Joan Riviere, L’Amour et la Haine. Le besoin de réparation (1937), traduit par Annette Stronck, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2016.

4. Selon Winnicott, il faut à l’enfant un parent à la fois suffisamment bon (capable de soins, d’investissements et de gratifications) et suffisamment strict (capable de poser des limites et des interdits) pour lui permettre un bon développement psychoaffectif et psychosexuel. Il sera alors porteur, c’est-à-dire le dotant de ressources psychiques le rendant apte à faire face ultérieurement aux épreuves ordinaires de l’existence et plus encore à aménager un équilibre psychique suffisamment salvateur et des relations elles aussi satisfaisantes avec les autres et l’ensemble de la réalité.

5. Sándor Ferenczi, Transfert et introjection (1909), traduit par Judith Dupont, préface de Simone Korff-Sausse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2013, p. 50.

6. Déplacement sur un objet de la réalité externe ou interne, d’une motion affective attachée initialement à une autre représentation, inconsciente.

7. En fait, Freud a déjà découvert l’existence du transfert quelques années plus tôt (1882), et ce à partir de l’expérience advenue à son ami et collaborateur le Dr J. Breuer avec l’une de ses patientes hystériques, Anna O. Celle-ci, au sortir d’une séance d’hypnose, lui manifesta subitement un très vif intérêt. Cette expérience fut tellement déstabilisante pour lui, qu’il mit fin au traitement de sa patiente. Breuer venait de faire là, à son insu et sans pouvoir le nommer comme tel à l’époque, l’expérience du transfert amoureux de sa patiente, ainsi que Freud lui en fournira l’explication quelque temps plus tard.

8. Selon l’expression de Jean-José Baranes, Les Balafrés du divan. Essai sur les symbolisations plurielles, Paris, Dunod, 2003.

9. La topique désigne l’espace psychique et ses constituants, lesquels, dans cette première version, comprennent trois systèmes psychiques distincts : le conscient (Cs), le pré-conscient (Pcs) et l’inconscient (Ics). Quelques années plus tard, Freud élaborera une seconde topique, caractérisée cette fois par des instances de personnalité : le ça, le moi, le surmoi et l’idéal du moi.

10. Jacqueline Godfrind, Les Deux Courants du transfert, Paris, PUF, 1993.

11. D’abord sa propre haine envers Freud, investi comme substitut paternel et, plus encore, comme substitut d’objet maternel insatisfaisant ; et corrélativement la haine inconsciente de Freud pour celui qui ne parvint pas à être le fils chéri qu’il attendait pour représenter et continuer son œuvre. Par conséquent, Freud prit ses distances, ravivant le désarroi, la dépression de Ferenczi.

12. Michael Balint, Amour primaire et technique psychanalytique (1968), Paris, Payot, 2001.

13. Part du bébé en l’adulte dont nombre de travaux psychanalytiques contemporains ne cessent de faire entendre la voix. Voir, par exemple, Albert Ciccone et al., La Part bébé du soi, Paris, Dunod, 2012.

14. Même si les agirs conscients et inconscients sont toujours susceptibles de surgir dans la cure, du côté de l’analyste.

15. Voir Sándor Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant (1933), traduit par le Coq Héron, préface de Gisèle Harrus-Révidi, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2016.

16. Sándor Ferenczi, Transfert et introjection, op. cit., p. 93.

17. Citée par Paul Denis, « Incontournable contre-transfert », Revue française de psychanalyse, 2, 70, 2006, p. 332.

18. Il existe deux autres traductions de cette expression qui s’appuie, en allemand, sur le substatif Niederhaltung. L’une est due à Anne Berman : « tenir de court le contre- transfert » (La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1970, p. 122) ; l’autre est due à J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet et A. Rauzy : « refréner le contre-transfert » (Œuvres complètes, t. XII, Paris, PUF, 2005, p. 204).

19. Parfois l’assiéger passionnément, comme le passage à l’acte sexuel de Jung avec sa patiente en témoigne.

20. Catherine Parat, L’Affect partagé, Paris, PUF, 1995.

21. Les siens propres, mais aussi ceux du patient qu’il reçoit par identification projective. Voir Joyce McDougall, Théâtres du corps. Le psychosoma en psychanalyse, Paris, Gallimard, 1989.

22. Donald W. Winnicott, La Haine dans le contre-transfert (1947), traduit par Jeannine Kalmanovitch, préface de Sébastien Smirou, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2014.

23. Harold Searles, L’Effort pour rendre l’autre fou (1959), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003 ; et Mon expérience des états limites, Paris, Gallimard, 1994, p. 131-166.

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24. Michel de M’Uzan, La Chimère des inconscients, Paris, PUF, 2008.

25. Selon l’expression d’Edward Glover, Technique de la psychanalyse (1931), traduit par Camille Laurin, Paris, PUF, 1938.

26. Telle est d’ailleurs la position de l’un des grands spécialistes du transfert, Michel Neyraut. Voir Le Transfert (1973), 5e éd., Paris, PUF, 2004.

27. Voir, par exemple, Louise de Urtubey, Du côté de l’analyste, Paris, PUF, 2004.

28. Voir Jacqueline Godfrind, Les Deux Courants du transfert, op. cit. ; Gisèle Harrus-Révidi, Psychanalyse des sens, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2006 ; Annie Anzieu, « Corps et contre-transfert », Carnet psy, no 111, p. 27-32 ; Nathalie Dumet, « Corps et contre-transfert en psychanalyse : quelles idéologies à l’œuvre ? La théorie à l’épreuve de la clinique », Cahiers de psychologie clinique, no 36, 2011, p. 167-189. On notera la prédominance des femmes, comme si la sensibilité, et par conséquent la pensée du corps, étaient davantage leur affaire…

29. Paul Denis, « Incontournable contre-transfert », art. cité, p. 20.

30. À cet égard, consulter par exemple l’ouvrage de Marie-Claire Célérier, Repenser la cure psychanalytique, Paris, Dunod, 2002.

31. Nathalie Dumet, psychologue clinicienne, est professeur de psychopathologie clinique du somatique à l’université Lyon 2, où elle dirige l’Institut de psychologie.

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« Quelque chose d’inévitable

1

»

(1905)

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On peut dire en règle générale que la formation de nouveaux symptômes est suspendue durant la cure psychanalytique. La productivité des névroses est loin d’être anéantie, mais elle s’investit dans la création d’un genre particulier de constructions mentales dont la plupart sont inconscientes et auxquelles on peut donner le nom de « transferts ».

Que sont les transferts ? Ce sont des rééditions, des reproductions d’impulsions et de fantasmes qui sont réveillés par le progrès de l’analyse et qui se caractérisent par la substitution du médecin à une personne antérieure. Autrement dit, toute une série d’expériences psychiques antérieures reprennent vie non pas comme des éléments du passé, mais comme une relation actuelle avec la personne du médecin. Certains transferts ne se distinguent dans leur contenu en rien de leur modèle si ce n’est par la substitution des personnes. Ce sont alors, pour reprendre la comparaison déjà faite, de simples réimpressions ou rééditions sans altération. D’autres sont plus subtils, ils ont subi une atténuation de leur contenu, une sublimation — tel est le terme que j’emploie — et peuvent même devenir conscients dans la mesure où ils s’appuient sur une particularité réelle du médecin dont ils savent habilement tirer partie ou sur certaines circonstances attachées à sa personne. Ce ne sont plus alors des rééditions, mais des éditions révisées.

Quand on se plonge dans la théorie de la technique analytique, on en vient à considérer que le transfert est quelque chose d’inévitable. La pratique du moins nous enseigne qu’il n’y a aucun moyen d’y échapper et que l’on doit combattre cette dernière création de la maladie comme toutes les précédentes. Or cette partie du travail est de loin la plus difficile.

L’interprétation des rêves, l’extraction des pensées et des souvenirs inconscients à partir des associations du malade, et d’autres techniques de traduction de ce genre sont faciles à apprendre, car c’est le malade lui- même qui fournit toujours le texte. Dans le cas du transfert, on doit le

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deviner presque tout seul en s’appuyant sur de maigres indices et sans sombrer dans l’arbitraire. On ne peut pas le contourner, car il participe à la production de tous les obstacles qui bloquent l’accès au matériel de la cure et ce n’est qu’après sa résolution que peut apparaître chez le malade un sentiment de conviction à propos de la justesse des liens construits durant l’analyse.

On sera enclin à tenir pour un sérieux inconvénient de cette pratique, déjà peu commode par ailleurs, le fait que ce phénomène augmente encore le travail du médecin par la création d’une nouvelle espèce de produits psychiques pathologiques. On voudra peut-être même inférer de l’existence du transfert le risque d’un dommage supplémentaire pour le malade qui proviendrait de la cure analytique. Ces deux suppositions sont erronées. Le travail du médecin n’est pas augmenté par le transfert. Cela ne change rien pour lui qu’il ait à vaincre telle ou telle impulsion du malade en rapport avec sa personne ou avec une autre. La cure avec le transfert qui lui est inhérent n’impose au malade aucune nouvelle action qu’il n’aurait pas accomplie sinon. Des guérisons de névroses ont lieu également dans des institutions où le traitement psycho-analytique est exclu, on peut dire que l’hystérie n’est pas guérie par la méthode, mais par le médecin, une sorte de dépendance aveugle et d’attachement durable se crée habituellement entre le malade et le médecin qui l’a libéré de ses symptômes par l’hypnose.

L’explication scientifique de tous ces phénomènes se trouve dans les

« transferts » que le malade fait régulièrement sur la personne du médecin.

La cure psychanalytique ne crée pas le transfert, elle révèle simplement son existence comme celle de bien d’autres phénomènes cachés de la vie psychique. La différence s’exprime seulement dans le fait que le malade active spontanément des transferts uniquement affectionnés et amicaux pour aider à sa guérison et que, quand ceux-ci ne peuvent pas avoir lieu, il se détache aussi vite que possible du médecin — qui ne lui est pas

« sympathique » — sans avoir été influencé par celui-ci. Dans la psychanalyse par contre, comme le dispositif des motifs est transformé, toutes les impulsions, y compris les impulsions hostiles, sont réveillées et utilisées pour l’analyse en étant portées à la conscience. Le transfert est ainsi à chaque fois anéanti. Le transfert qui est destiné à devenir le plus grand obstacle de la psychanalyse devient son soutien le plus puissant quand elle parvient à le deviner à chaque fois et à le traduire au malade1.

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Il me fallait parler du transfert, car je ne peux expliquer les particularités de l’analyse de Dora qu’à l’aide de ce facteur. Le mérite de cette analyse — sa clarté inhabituelle qui la rend apte à paraître comme une première publication introductive — va de pair avec son grand défaut qui a conduit à son interruption prématurée. Je ne suis pas parvenu à maîtriser à temps le transfert. En raison de l’empressement avec lequel elle mettait à ma disposition dans la cure une partie du matériel pathogène, j’ai oublié la prudence qui consiste à prêter attention aux premiers signes du transfert qu’elle préparait à l’aide d’une autre partie de ce même matériel qui m’était restée inconnue. Il était clair au début que je remplaçais son père dans ses fantasmes, ce qui allait en quelque sorte de soi vu notre différence d’âge.

Elle me comparait même constamment avec lui et de façon consciente. Elle cherchait avec anxiété à s’assurer que j’étais bien entièrement sincère avec elle, car son père « préférait toujours le secret et les détours fuyants ».

Lorsque le premier rêve vint, où elle se mettait en garde qu’il lui fallait quitter la cure comme à l’époque la maison de Monsieur K., j’aurais dû moi-même être sur mes gardes et lui dire : « Vous avez fait maintenant un transfert de Monsieur K. sur moi. Avez-vous remarqué quelque chose qui vous ait fait conclure à de méchantes intentions de ma part semblables (directement ou par le moyen d’une quelconque sublimation) à celles de Monsieur K. ? Quelque chose en moi vous a-t-il frappé ? Ou bien avez-vous appris quelque chose de moi qui ait provoqué votre affection comme à l’époque avec Monsieur K. ? » Alors son attention se serait dirigée sur un détail quelconque de notre relation, sur ma personne ou sur des circonstances liées à moi derrière lesquelles se cachait quelque chose d’analogue, mais de bien plus important, qui concernait Monsieur K. La résolution de ce transfert aurait ouvert à l’analyse l’accès à un nouveau matériel de la mémoire, vraisemblablement réel. Je n’ai pas prêté attention à cette mise en garde. Je pensais qu’il y avait largement le temps, car les autres étapes du transfert n’étaient pas encore apparues et le matériel de l’analyse ne s’était pas encore épuisé. C’est ainsi que je fus surpris par le transfert et qu’en raison d’un X par lequel je lui rappelais Monsieur K., elle s’était vengée de moi comme elle voulait se venger de Monsieur K. et m’avait abandonné comme elle se croyait elle-même trompée et abandonnée par lui. Elle agissait ainsi une partie essentielle de ses souvenirs et de ses fantasmes au lieu de la reproduire dans la cure. Quel était ce X ? Je ne puis naturellement pas le savoir. Je suppose que cela avait à voir avec

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l’argent ou que c’était de la jalousie à l’égard d’une autre patiente qui, après sa guérison, était restée en relation avec ma famille. Quand il est possible d’insérer les transferts dans le travail de l’analyse, son cours en est retardé et devient obscur, mais son existence s’en trouve mieux protégée contre les résistances soudaines et insurmontables.

1. [Note ajoutée en 1923 :] Ce qui est dit ici sur le transfert trouve son prolongement dans l’article technique intitulé « Remarques sur l’amour de transfert ».

(28)

1. Extrait de Sigmund Freud, Dora. Fragment d’une analyse d’hystérie (1905), traduit par Cédric Cohen Skalli, préface de Sylvie Pons-Nicolas, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010, p. 217-222 ; également dans Cinq psychanalyses, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2017, p. 177-181.

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À propos de la psychanalyse

« sauvage »

1

(1910)

(30)

Il y a quelques jours s’est présentée à ma consultation, en la compagnie protectrice d’une amie, une dame d’un certain âge qui se plaignait d’états d’angoisse. Elle était dans la seconde moitié de la quarantaine, assez bien conservée, et n’en avait manifestement pas encore fini avec sa féminité. Le prétexte du déclenchement de ces états était le divorce avec son dernier mari. Mais l’angoisse avait, selon ses propres dires, connu une intensification considérable depuis qu’elle avait consulté un jeune médecin dans son faubourg ; car celui-ci lui avait fait comprendre que la cause de son angoisse était la misère sexuelle dans laquelle elle se trouvait. Il lui avait dit qu’elle ne pouvait pas se passer de relations avec un homme, et qu’il n’y avait donc pour elle que trois chemins menant à la santé : ou bien elle revenait auprès de son mari, ou bien elle prenait un amant, ou bien elle se satisfaisait seule. Depuis, racontait-elle, elle était persuadée d’être incurable, car elle ne voulait pas revenir auprès de son mari et, quant aux deux autres moyens, ils s’opposaient à sa morale et à sa religiosité. Mais elle était venue me voir parce que le médecin lui avait dit que c’est à moi que l’on devait cette nouvelle manière de voir les choses et qu’elle devait aller chercher auprès de moi la confirmation du fait qu’il en allait ainsi et pas autrement. L’amie, une femme encore plus âgée, étiolée, l’air malsain, m’implora ensuite, moi, de garantir à la patiente que le médecin s’était trompé. Car enfin, il ne pouvait en être ainsi puisque, veuve depuis des années, elle-même avait continué à se comporter convenablement sans pour autant souffrir d’angoisse.

Je ne tiens pas à m’attarder sur la situation difficile dans laquelle m’a placé cette visite, mais à porter un éclairage sur le comportement du collègue qui m’avait envoyé cette malade. Je veux auparavant remémorer une leçon que j’ai gardée et qui, peut-être — ou je l’espère —, n’est pas superflue. De longues années d’expérience m’ont appris — comme elles pourraient l’apprendre à n’importe qui d’autre — à ne pas faire preuve de

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légèreté d’esprit et à ne pas prendre pour argent comptant ce que les patients, notamment les nerveux, racontent à propos de leur médecin. Non seulement le médecin des nerfs1, quel que soit le type du traitement, devient facilement l’objet vers lequel s’orientent les multiples motions hostiles du patient ; mais ce médecin doit aussi parfois accepter d’assumer, par le biais d’une sorte de projection, la responsabilité des souhaits secrets et refoulés des nerveux. C’est alors un fait triste, mais caractéristique, que de telles injures ne trouvent nulle part une oreille plus crédule que chez d’autres médecins.

J’ai donc le droit d’espérer que la dame qui se trouvait dans mon cabinet m’a donné une version tendancieusement déformée des propos de son médecin et que je commets une injustice envers cet homme que je ne connais pas personnellement lorsque j’associe précisément à ce cas mes remarques sur la psychanalyse « sauvage ». Mais j’éviterai peut-être ainsi à d’autres de commettre une injustice envers leurs malades.

Supposons donc que le médecin ait exactement prononcé les mots que m’a rapportés la patiente.

En l’occurrence, chacun alléguera facilement dans un esprit critique qu’un médecin, s’il juge nécessaire de traiter avec une femme du thème de la sexualité, doit le faire avec du tact et des égards. Mais ces exigences vont de pair avec le respect de certaines prescriptions techniques de la psychanalyse, et de surcroît le médecin aurait méconnu ou mal compris une série de théories scientifiques de la psychanalyse, et ainsi montré combien il avait peu approfondi sa compréhension de l’essence et des intentions de celle-ci.

Commençons par les dernières erreurs, les erreurs scientifiques. Les conseils du médecin permettent de discerner clairement dans quel sens il prend la « vie sexuelle » — à savoir au sens populaire, et l’on n’entend rien d’autre par l’expression de « besoins sexuels » que le coït ou les mesures analogues provoquant l’orgasme et l’évacuation des substances sexuelles.

Mais le médecin ne peut pas ignorer que l’on a l’habitude de reprocher à la psychanalyse d’étendre la notion de sexuel bien au-delà de son cadre usuel.

Le fait est exact ; savoir s’il peut faire office de reproche n’est pas une question à laquelle on doit répondre ici. La notion de sexuel englobe bien plus en psychanalyse ; vers le bas comme vers le haut, elle dépasse le sens populaire. Cette extension se justifie sur le plan génétique ; nous comptons aussi dans la catégorie de la « vie sexuelle » toutes les actions liées à des

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sentiments tendres issus de la source des motions sexuelles primitives, même si ces motions subissent une inhibition qui les détourne de leur but, but à l’origine sexuel, ou s’ils ont échangé ce but contre un autre, lequel n’est plus sexuel. Nous préférons donc parler de « psychosexualité », et tenons ainsi à ce que l’on ne néglige pas le facteur psychique de la vie sexuelle et à ce qu’on ne le sous-estime pas. Nous employons le mot

« sexualité » dans le même sens global que le mot « aimer ». Nous savons aussi depuis très longtemps que l’insatisfaction psychique peut se présenter, avec toutes ses conséquences, là où les relations sexuelles normales ne font pas défaut, et nous nous reprochons toujours, dans notre rôle de thérapeute, le fait que, parmi les courants sexuels insatisfaits dont nous combattons les satisfactions substitutives ayant pris la forme de symptômes nerveux, il est fréquent que seule une faible proportion puisse être évacuée par le coït ou par d’autres actes sexuels.

Celui qui ne partage pas cette conception de la psychosexualité n’a aucun droit de se réclamer des théorèmes de la psychanalyse dans lesquels on traite de la signification étiologique de la sexualité. Il s’est certes beaucoup simplifié le problème en portant l’accent de manière exclusive sur le facteur somatique dans le sexuel, mais il est sans doute seul à assumer la responsabilité de son procédé.

Un second malentendu, tout aussi grave, émerge lumineusement des conseils du médecin.

Il est exact que la psychanalyse prétend que l’insatisfaction sexuelle est la cause des souffrances nerveuses. Mais ne dit-elle pas plus encore ? Veut- on écarter, en raison de sa trop grande complexité, le fait que selon son enseignement les symptômes nerveux naissent du conflit entre deux puissances, entre une libido (le plus souvent devenue démesurée) et un refus sexuel ou un refoulement trop rigoureux ? Qui n’oublie pas ce second facteur, auquel on n’a vraiment pas attribué le second rang, ne pourra jamais croire que la satisfaction sexuelle est en soi une panacée ni qu’elle est fiable contre les maux dont souffrent les nerveux. Une bonne partie de ces personnes est, il est vrai, incapable de connaître une satisfaction dans les circonstances données, voire en général. Si elles en étaient capables, si elles n’avaient pas leurs résistances intérieures, la force de la pulsion leur indiquerait le chemin menant à la satisfaction, même si le médecin ne le leur conseillait pas. À quoi bon, dès lors, un conseil du type de celui que le médecin est censé avoir donné à cette dame ?

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