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Conseils au médecin pour le traitement psychanalytique 1

(1912)

Les règles techniques que je soumets ici à titre de proposition me sont venues de longues années d’expérience personnelle, après que j’avais abandonné, pour y avoir personnellement subi des dommages, les autres voies dans lesquelles je m’étais engagé. On remarquera facilement que ces règles, ou du moins beaucoup d’entre elles, se rassemblent pour former une unique prescription. J’espère que leur respect épargnera beaucoup d’efforts inutiles aux médecins pratiquant une activité analytique et les protégera contre certains oublis. Mais je dois le dire explicitement, cette technique a été la seule adaptée à mon individualité ; je n’ose pas contester qu’une personnalité médicale ayant une tout autre constitution puisse être forcée de privilégier une autre attitude à l’égard du malade et de la mission à remplir.

(a) La première mission à laquelle se voit confronté l’analyste qui traite ainsi plus d’un malade dans sa journée lui apparaîtra aussi comme la plus difficile. Elle consiste en effet à garder en mémoire pendant la cure les innombrables noms, dates, détails du souvenir, idées incidentes et productions de maladie qu’un patient fournit au fil des mois et des années, et de ne pas les confondre avec un matériau analogue provenant d’autres patients analysés simultanément ou auparavant. Si l’on est contraint d’analyser quotidiennement six ou huit malades, voire plus, les tierces personnes ne pourront qu’éprouver incrédulité, admiration ou même regret face à la mémoire qui se montre capable de remplir cette mission. En tout cas, on sera curieux de connaître la technique qui permet de maîtriser une telle pléthore, et l’on s’attendra que celle-ci utilise des expédients particuliers.

Cette technique est pourtant très simple. Nous le verrons, elle refuse tous les expédients, même la consignation par écrit, et consiste simplement à ne rien vouloir relever de particulier et à faire preuve, à l’égard de tout ce

que l’on a à entendre, de la même « attention en suspension constante », comme je l’ai appelée un jour. On s’épargne de cette manière un effort d’attention que l’on ne pourrait tout de même pas maintenir pendant de nombreuses heures au quotidien, et l’on évite un risque indissociable, celui de relever quelque chose sur la base d’une intention. Dans la mesure en effet où l’on tend intentionnellement son attention jusqu’à une certaine hauteur, on commence aussi à faire son choix parmi le matériau proposé ; on observe tel élément avec une acuité particulière mais on en élimine tel autre en contrepartie et l’on suit, dans cette sélection, ses attentes ou ses inclinations personnelles. Or c’est précisément ce que l’on n’a pas le droit de faire ; si l’on se conforme au choix établi par ses propres attentes, on court le risque de ne jamais rien trouver d’autre que ce que l’on sait déjà ; si l’on s’en tient à ses propres penchants, on falsifiera à coup sûr la perception possible. Il ne faut pas oublier, là-dessus, que l’on a le plus souvent à entendre des choses dont on ne reconnaît la signification qu’après coup.

On le voit, la règle consistant à tout relever de manière uniforme constitue l’indispensable pendant de ce que l’on exige de l’analysé, à savoir raconter sans critique et sans opérer de choix tout ce qui lui vient à l’esprit.

Si le médecin se comporte autrement, il anéantit aussi en bonne partie le gain qui résulte du respect par le patient de la « règle fondamentale de la psychanalyse ». Pour ce qui concerne le médecin, la règle peut se formuler ainsi : on écartera tous les effets conscients de sa capacité à être polyvalent et l’on s’abandonnera totalement à sa « mémoire inconsciente » ou, pour s’exprimer en termes purement techniques : on écoutera et l’on ne se souciera pas de savoir si l’on relève quelque chose.

Ce que l’on obtient ainsi pour soi-même satisfait à toutes les exigences pendant le traitement. Ces éléments du matériau qui se rejoignent déjà pour former un ensemble sont aussi disponibles consciemment pour le médecin ; le reste, encore incohérent, désordonné jusqu’au chaos, semble d’abord englouti, mais apparaît avec empressement dans la mémoire dès que l’analyse produit quelque chose de neuf avec lequel il peut se mettre en relation et par lequel cela peut se prolonger. On accepte alors en souriant le compliment immérité de l’analysé, qui vous félicite pour votre « mémoire exceptionnelle », quand on reproduit des lustres plus tard un détail qui aurait probablement échappé à l’intention consciente de la fixer dans la mémoire.

Les erreurs dans ce souvenir ne se produisent qu’aux moments et aux endroits où la relation à soi est perturbée (voir ci-dessous), et où l’on reste donc, de manière agaçante, en deçà de l’idéal de l’analyste. Les confusions avec le matériau d’autres patients sont très rares. Dans une dispute avec l’analysé, destinée à savoir si et comment il a dit quelque chose en particulier, le médecin a le plus souvent le dernier mot1.

(b) Je ne peux pas recommander de prendre une grande quantité de notes pendant les séances avec l’analysé, d’en faire des procès-verbaux et toute cette sorte de choses. Sans même parler de l’impression défavorable que cela produit chez certains patients, les points de vue valides sont ceux dont nous avons tenu compte au moment où nous les avons relevés. On fait, par la force des choses, une sélection nocive dans la substance au moment où l’on recopie ou sténographie, et l’on bride une partie de son activité intellectuelle qui devrait avoir un meilleur emploi, à savoir l’interprétation de ce que l’on entend. On peut, sans s’exposer à un reproche, admettre des exceptions à cette règle pour les dates, les textes des rêves ou des résultats spécifiques et remarquables qu’on peut facilement détacher du contexte et qui se prêtent à une utilisation autonome en tant qu’exemples. Mais je n’en ai pas non plus l’habitude. Je rédige les exemples de mémoire, le soir, après avoir achevé mon travail ; les textes des rêves auxquels je tiens, je laisse les patients les fixer après le récit du rêve.

(c) La rédaction au cours de la séance avec le patient pourrait être justifiée par l’intention de faire du cas traité l’objet d’une publication scientifique. Sur le principe, il est difficile de s’y refuser. Mais il faut tout de même garder à l’esprit que, dans une anamnèse analytique, des comptes rendus précis produisent moins que ce que l’on serait en droit d’attendre d’eux. Ils relèvent, pour être rigoureux, de cette exactitude fictive dont la psychiatrie « moderne » fournit maints exemples frappants. Ils sont en règle générale fatigants pour le lecteur et ne parviennent pas, tout de même, à remplacer pour lui la présence lors de l’analyse. D’une manière générale, nous avons fait l’expérience que le lecteur, s’il veut croire l’analyste, lui accorde aussi du crédit pour le peu d’élaboration qu’il a effectué sur son matériau ; mais s’il ne veut pas prendre au sérieux l’analyse et l’analyste, il

n’a que faire non plus de procès-verbaux fidèles du traitement. Cela ne paraît pas être le chemin permettant de compenser le manque d’évidence que l’on trouve dans les tableaux psychanalytiques.

(d) L’un des titres de gloire du travail analytique est certes le fait que, dans son cas, recherche et traitement coïncident, mais la technique qui sert la première s’oppose tout de même à l’autre à partir d’un certain point. Il n’est pas bon d’effectuer un travail scientifique sur un cas tant que son traitement n’est pas encore terminé, de reconstituer sa structure, de vouloir deviner la manière dont il va se poursuivre, de faire de temps en temps des clichés du statut actuel, comme l’exigerait l’intérêt scientifique. Dans les cas que l’on destine d’emblée à l’exploitation scientifique, en fonction des besoins de laquelle on agit, c’est le succès qui en pâtit ; ce qui réussit le mieux, en revanche, ce sont les cas où l’on procède comme sans intention, où l’on se laisse surprendre par n’importe quel retournement et auxquels on fait toujours face sans préjugés ni présupposés. Le bon comportement, pour l’analyste, consistera à s’élancer, selon les besoins, d’une attitude psychique à l’autre, à ne pas spéculer ni méditer tant qu’il analyse, et après cela seulement, une fois que l’analyse est terminée, de soumettre le matériau acquis à un travail de réflexion synthétique. La distinction entre ces deux attitudes n’aurait aucun sens si nous étions déjà en possession de toutes les connaissances, ou du moins des connaissances essentielles sur la structure des névroses que nous pouvons tirer du travail psychanalytique. Nous sommes actuellement encore bien éloignés de cet objectif et nous ne devons pas nous barrer les chemins permettant de mettre à l’épreuve ce qui a été découvert et d’y trouver du nouveau.

(e) Je ne saurais recommander avec suffisamment d’insistance à mes collègues de prendre comme modèle, au cours du traitement psychanalytique, le chirurgien qui met de côté tous ses affects et même sa pitié humaine, et qui fixe un unique but à ses forces intellectuelles : mener l’opération en respectant autant que possible les règles de l’art. Pour le psychanalyste, dans les conditions aujourd’hui en vigueur, il est un courant d’affect extrêmement dangereux : l’ambition thérapeutique d’accomplir, avec ses moyens nouveaux et très contestés, quelque chose qui pourrait

paraître convaincant à d’autres. Il ne se met pas seulement lui-même ainsi dans une constitution défavorable au travail, il s’expose aussi, sans défense, à certaines résistances du patient, or c’est du jeu de forces de celui-ci que dépend en premier lieu la guérison. La justification de cette froideur des sentiments que doit exiger le psychanalyste tient au fait qu’elle crée pour les deux parties les conditions les plus avantageuses : pour le médecin, la protection souhaitable de sa propre vie affective, pour le malade la plus grande dose d’aide qu’il nous soit aujourd’hui possible d’apporter. Un vieux chirurgien avait choisi pour devise les mots : Je le pansai, Dieu le guérit2. Le psychanalyste devrait se contenter de quelque chose de ce genre.

(f) On devine facilement vers quel objectif convergent ces règles énoncées séparément. Elles veulent toutes créer chez le médecin le pendant de la « règle fondamentale de la psychanalyse » exposée pour l’analysé. De même que l’analysé doit communiquer tout ce qu’il attrape dans son observation de soi, en revoyant au deuxième plan toutes les objections logiques et affectives qui veulent l’inciter à faire un choix, le médecin doit se mettre en mesure d’exploiter tout ce qui lui a été communiqué à des fins d’interprétation, de découverte de l’inconscient caché, sans remplacer par sa propre censure la sélection que le malade a abandonnée, ou encore, pour le résumer en une formule : il doit tourner vers l’inconscient donnant du malade son propre inconscient comme organe recevant, se régler sur l’analysé comme le récepteur du téléphone est réglé sur sa platine. De la même manière que le récepteur transforme de nouveau en son les oscillations électriques de la ligne provoquées par les ondes sonores, l’inconscient du médecin est capable de rétablir, à partir des dérivés de l’inconscient, cet inconscient qui a déterminé les idées incidentes du malade.

Mais si le médecin doit être en mesure de se servir ainsi de son inconscient comme instrument lors de l’analyse, il doit lui-même largement satisfaire à une condition psychologique. Il ne doit tolérer en lui-même aucune espèce de résistance qui tiendrait à l’écart de sa conscience ce que son inconscient a reconnu, sous peine d’introduire dans l’analyse des choix et des déformations d’un nouveau type et qui seraient bien plus nocifs que ceux invoqués par la tension de son attention consciente. Il ne suffit pas pour cela qu’il soit lui-même une personne à peu près normale, on peut au

contraire émettre l’exigence qu’il se soit soumis à une purification psychanalytique et qu’il ait pris connaissance de ses complexes personnels qui seraient propres à le perturber dans la perception de ce que l’analysé lui présente. On ne peut mettre en doute avec légèreté l’effet discriminant de ce type de défauts personnels ; tout refoulement non résolu chez le médecin correspond, selon un mot fort juste de Wilhelm Stekel, à un « point aveugle » de sa perception analytique.

Voici des années, j’ai répondu à la question de savoir comment on peut devenir analyste : par l’analyse de ses propres rêves. Cette préparation suffit certes pour beaucoup de personnes, mais pas pour tous ceux qui aimeraient apprendre l’analyse. Tous ne parviennent pas non plus à interpréter leurs propres rêves sans aide extérieure. L’un des nombreux mérites de l’école analytique zurichoise me semble être d’avoir renforcé cette condition et de l’avoir fixée en exigeant que toute personne souhaitant pratiquer l’analyse sur autrui se soumette elle-même au préalable à une analyse auprès d’un expert. Quand on prend la mission au sérieux, on devrait choisir cette voie qui promet plus d’un avantage ; le sacrifice consistant à s’être ouvert à une personne étrangère sans y être obligé par une maladie est abondamment récompensé. On ne pourra pas seulement réaliser dans un temps beaucoup plus bref et avec moins de dépense affective son intention de découvrir ce qu’il y a de caché en soi-même, on y gagnera aussi sur sa propre personne des impressions et des convictions que l’on s’efforce vainement d’obtenir en étudiant des livres et en suivant des conférences. Et pour finir, il ne faut pas sous-estimer non plus le gain de la relation psychique durable qui s’établit d’ordinaire entre l’analysé et celui qui l’introduit à la psychanalyse.

Une telle analyse d’une personne concrètement en bonne santé restera, on le comprend bien, inachevée. Quand on sait tenir compte de la grande valeur de la connaissance de soi et de l’augmentation de la maîtrise de soi qu’elle permet d’acquérir, on prolongera ensuite l’exploration analytique de sa propre personne et l’on se contentera volontiers de devoir s’attendre à trouver toujours du neuf en soi et à l’extérieur de soi. Mais celui qui, dans son travail d’analyste, a dédaigné cette précaution que constitue l’analyse personnelle, n’est pas seulement puni par l’incapacité d’apprendre une certaine quantité de choses sur son malade, il est aussi soumis à un risque plus sérieux et qu’il peut faire courir à d’autres que lui. Il sera facilement tenté de projeter vers l’extérieur, dans la science, en tant que théorie universellement valide, ce qu’il a discerné, sous forme de sourde

perception, des singularités de sa propre personne, il sèmera le discrédit sur la méthode psychanalytique et induira en erreur des personnes inexpérimentées.

(g) J’ajoute encore quelques autres règles dans lesquelles on opère la transition entre l’attitude du médecin et le traitement de l’analysé.

Il est certes attirant, pour le psychanalyste jeune et zélé, d’engager une bonne partie de sa propre individualité pour entraîner le patient avec lui et profiter de l’élan pour le soulever au-dessus des barrières de sa propre personnalité étriquée. On devrait croire qu’il est tout à fait admis que le médecin, afin de dépasser les résistances existant chez le malade, lui donne un aperçu de ses propres défauts et conflits psychiques et lui permette de se mettre sur un pied d’égalité en lui faisant des communications confidentielles en provenance de sa vie. Après tout, une confiance en vaut une autre et quand on exige de l’autre de l’intimité, on est bien forcé de lui en témoigner aussi.

Seulement voilà, dans le rapport psychanalytique, certaines choses se déroulent parfois autrement que ce que les présupposés de la psychologie de la conscience peuvent nous faire attendre. L’expérience ne plaide pas en faveur du caractère avantageux d’une telle technique affective. Il n’est pas difficile non plus de voir que l’on quitte avec elle le terrain psychanalytique et que l’on se rapproche des traitements par suggestion. On obtient, par exemple, que le patient communique plus tôt et plus facilement ce qu’il connaît lui-même et ce qu’il aurait encore gardé un moment pour lui en raison de résistances conventionnelles. Cette technique n’apporte rien au dévoilement, elle ne fait que le rendre encore plus incapable de surmonter des résistances plus profondes, et, dans les cas plus sérieux, elle échoue régulièrement sur l’insatiabilité avivée du malade, qui aimerait alors renverser la relation et trouve l’analyse du médecin plus intéressante que la sienne propre. La résolution du transfert, l’une des missions principales de la cure, est, elle aussi, compliquée par l’attitude intime du médecin, si bien que l’éventuel gain initial est au bout du compte plus que compensé. Je n’hésite donc pas à juger que ce type de technique est erroné et à le rejeter.

Le médecin doit être opaque pour l’analysé et, comme la surface d’un miroir, ne rien montrer d’autre que ce qui lui est présenté. Il n’y a du reste rien de concret à redire au fait qu’un psychothérapeute mélange un morceau

d’analyse avec une portion de travail d’influence par suggestion pour obtenir des succès visibles dans un délai plus bref, ce qui est par exemple nécessaire dans les institutions de soins, mais on peut exiger que lui-même ait les idées claires sur ce qu’il entreprend et qu’il sache que sa méthode n’est pas la psychanalyse à proprement parler.

(h) Une autre tentation découle de l’activité éducative qui revient au médecin, sans qu’il en ait particulièrement l’intention, lors du traitement psychanalytique. Lors de la résolution des inhibitions de développement, il se fait tout naturellement que le médecin se retrouve en situation d’attribuer de nouveaux buts aux courants devenus libres. Il ne déploie alors qu’une ambition compréhensible lorsqu’il s’efforce de faire quelque chose de particulièrement insigne de la personne pour laquelle il s’est donné tant de mal afin d’obtenir qu’elle se libère de sa névrose, et prescrit à ses souhaits des objectifs élevés. Mais, ici aussi, le médecin devrait se contenir et prendre comme fil directeur moins ses propres souhaits que l’adéquation de l’analysé avec le fil en question. Tous les névrosés n’ont pas un grand talent pour la sublimation ; pour beaucoup d’entre eux, on peut supposer qu’ils ne seraient pas tombés malades du tout s’ils avaient maîtrisé l’art de sublimer leurs pulsions. Qu’on les pousse outre mesure à la sublimation, qu’on leur ôte les satisfactions de pulsions les plus immédiates et les plus commodes, et on leur rendra le plus souvent la vie encore plus difficile qu’ils ne la ressentent de toute façon. En tant que médecin, on doit avant tout être tolérant à l’égard de la faiblesse du malade, on doit se contenter d’avoir regagné, y compris pour une personne qui n’est pas tout à fait à la hauteur, une fraction de sa capacité de prestation et de jouissance. L’ambition éducative est tout aussi peu efficace que l’ambition thérapeutique. Il faut en outre tenir compte du fait que la pathologie de beaucoup de personnes tient précisément à ce qu’elles subliment leurs pulsions au-delà de ce qu’autorise leur organisation, et que chez ceux qui ont cette capacité de sublimation, ce processus s’accomplit généralement de lui-même dès que leurs inhibitions sont surmontées par l’analyse. Je pense donc que l’effort visant à utiliser régulièrement le traitement analytique pour sublimer les pulsions est certes louable, mais nullement recommandable dans tous les cas.

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