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De la "main invisible" à la "ruse de la Raison": traduction romantique d'une idée des Lumières

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De la "main invisible" à la "ruse de la Raison": traduction romantique d'une idée des Lumières

DAYER-TIEFFENBACH, Emma

DAYER-TIEFFENBACH, Emma. De la "main invisible" à la "ruse de la Raison": traduction romantique d'une idée des Lumières. In: Dénouement des Lumières et invention romantique . Genève : Droz, 2003.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:97637

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1 / 1

(2)

c

ET

INVENTION ROMANTIQUE

Te xtes réunis par

Giovanni BA RDAZZI et Alain GROS RIC IIJ\RD

DROZ

2003

(3)

DE LA «MAIN INVISIBLE»

À LA «RUSE DE LA RAISON»:

TRADUCTION ROMANTIQUE D'UNE IDÉE DES LUMH~RES

1

ILes riches] ne consomment guère plus que les pauvres, et, en dépit de leur égoïsme ct de leur rapacité naturelle, quoiqu'ils n'aspirent qu'à leurs propres commodités, quoique l'unique fin qu'ils sc proposent d'obtenir du labeur des milliers de bras qu'ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains ct insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu'ils réalisent.

Ils sont conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vic que celle qui aurait cu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre lous ses habitants; ct ainsi, sans le vouloir, sans le savoir, ils servent les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication de l'espècc2.

C'est leur hien propre que peuples ct individus cherchent ct obtiennent Jans leur agissante vitalité, mnis en même temps ils sont les moyens et les instruments d'une chose plus élevée, plus vaste qu'ils ignorent ct accomplissent inconscicnm1ent. [ ...

1

Dès Je début, je mc suis expliqué sur cc point ct j'ai indiqué quel est notre présupposé, ou notre foi: c'est l'idée [ ... )que la Raison gouverne le monde ct par conséquent gou- verne ct a gouverné l'histoire universelle. Par rapport à cette raison universelle, tout le reste est subordonné ct lui sert d'instrument ct de moyen-'.

Malgré la différence de ton ct de thème de ces deux passages, rcspcc··

tivcn1cnt extraits de la 'l11éorie des sentirnents rnoraux ( 1756) d'Adam Smith (1723-1790) ct d'un manuscrit de Hegel (1770-1831) publié dans un recueil de textes intitulé La Raison dans l'histoire, un certain nombre

Je souhaiterais remercier Bronislaw Baczko, Carine Fluckiger ct Kevin Mulligan pour leurs suggestions ct remarques critiques.

Adam Smith, Théorie des sentiments mortwx, 1759, trad. M. Biziou, C. Gautier, .1.-F·: Pradcau, Paris, PUY, «Léviathan», 1999, pp. 256··257.

Ci. W. F Hegel, La Raison dans 1 'histoire. Introduction ù fa philosophie de 1 'Histoire, trad. K. Papaioannou, Paris, Plon,« 10/U:h, pp. J J0-1 11.

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d'historiens des idées y décèlent la présence d'une même intuition ou idée générale: «Les hommes font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font». Dans le premier passage cité, c'est en effet sans le savoir, sans même le prévoir ou que cela fasse partie de ses intentions, que« l'or- gueilleux ct insensible proprié-taire>> pourvoit aux besoins vitaux de ses employé-s. La répartition des richesses apparaît comme l'effet secondaire, c'est-à-dire imprévu, des efforts accomplis par les propriétaires pour accroître les rendements de leurs terres. Il s'agit bien d'un effet involon- taire, car si l'augmentation des produits fonciers fait bien partie des objec- tifs que poursuit délib(~rémcnt le propriétaire terrien, il est une chose qu'il n'a pas pu prévoir, c'est, d'après Smith, que «son estomac j .. j ne pourra contenir rien de plus que celui du plus humble paysan». Cette dispropor-·

ti on entre cc que le Lord souhaiterait pouvoir consommer ct ce qu'il peut consommer en réalité le conduit alors ù distribuer le surcroît de son usage personnel. L'hypothèse contrcf'actuc.llc énoncée à la fin du passage cité amène Smith à conclure que le résul!at ··· la ré-partition des richesses·- est semblable à celui auquel aurait conduit un partage volontaire ct équitable.

des terres·1.

L'extnùt suivant est plus prog,ramrnatiquc. Plutôt que d'offrir une explication à propos d'un phénomène particulier, Hegel présente le prin- cipe qui, de façon générale, gouverne sa compréhension des év(nemcnts historiques. On apprend que, comme Smith, Hegel accorde beaucoup d'importance aux conséquences imprévues des actions humaines. Mais ces effets qui se déroulent à l'insu des agents historiques sont dotés d'une dimension beaucoup plus dramatique que chez Smith car, pour qui sait déchiffrer le sens de leurs successions, comme Hegel, ces conséquences involontaires doivent être interprétées comme «la manifestation du pro- cessus divin, de la marche graduelle par laquelle l'Esprit connaît et réalise sa vérité»5. Dans ses grandes lignes, la philosophie de l'histoire de Hegel

Lors d'une communication personnelle. Markus llallcr m'a fait rcrnarqm~ que l'on peut discuter de la plausibilité de cette explication ct notamment d'une de ses pn.~··

misses. Est-cc qu'il est vrai, par exemple, que, d'un point de vue quantitatif, les capa··

cités de consommation aueignentun seuil'? S'il s'agît de blé, cette thèse ne pose aucun problème· la gloutonnerie a les limites que lui impose !'organisme humain. Mais selon une lecture plus nu~taphorique ·-le blé désignant ici n'importe quel bien maté- riel, l'idée qu'il existe une limite ;l la capacité. d'accumuler ou de consommer est beau- coup moins convaincante. Il semble en c!"fct que les hommes apprennent sans peine il a_iustcr la contenance de leur <<CSloll1<lC>l à «leurs vains cl insatiables désirs>), même

lorsque leurs yeux embrassent quan!itativemcnt plus. Il est donc probable que le par·

tage quasi égalitaire des richesses soit une conséquence possible de 1' augmentation du nombre d'objet possédés ct non pas une conséquence n/cessaire, comlllc. l'extrait pournlitlc laisser croire.

Cî. W. F Ilcgel, op. cil., p. 96.

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DE LA «MAIN INVISIBLE» À LA «RUSE DELA RAISON»

49

affirme que les événements historiques évoluent en direction d'une étape finale, point d'achèvement de la Raison, que Celle-ci a besoin des hommes pour atteindre cet objectif, mais que les acteurs historiques, quant à eux, ignorent leur contribution à la réalisation de ce but. D'un côté, il y a les hommes qui agissent avec passion, se saisissent du pouvoir, renversent des régimes, font des révolutions ct, cc faisant, rendent pos··

si ble le passage successif ct rationnel des grands Moments ou phases de l'histoire. De l'autre, la Raison profite de ces changements historiques d'envergure pour poursuivre son plan de pcrfcctionncrncnt jusqu'à son troisième ct ultime stade dont Hegel disait voir le jour. Rusée, la Raison ou l'Idée l'est parce que du haut de sa position transcendantale, Elle s'épargne les pl~rils que les hommes encourent à Sa place: «On peut a pp<.>·

1er ruse de la Raison, le fait que

!

1' Idée !laisse agir à sa place les passions, en sorte que c'est seulement le moyen par lequel elle parvient à l'exis- tence qui éprouve des pertes et subit des dommages. 1 ... 1 Cc n'est pas J'Idée qui s'expose au conflit, au combat et au danger; elle sc tient en arrière hors de toute attaque ct de tout dommage ct envoie au combat la passion pour s'y consumer>>('. Un auteur comme Karl Popper ne s'est pas privé d'ironiser sur ces spéculations7. Il est vrai qu'il serait vain d'y cher··

cher un intérêt autre qu'historique tant cette philosophie, aussi rationa- listes que soient les prétentions de son auteur, résiste à bien des endroits à toute entreprise sérieuse de reconstruction rationnelle. L'objectif n'est pas ici de mettre à plat toutes les ambiguïtés, erreurs ct insuffisances que contient la notion hégélienne de ruse de la Raison. D'une part, parce que les éléments principaux de cette philosophie de l'histoire dont cette notion fait partie ont déjà offert l'occasion à un nombre important de commen ..

laires critiques\\, ct d'autre part, parce que les intentions comparatives poursuivies dans cet article ne sont pas évaluativcs.

Le point de contact des deux courts passages cités en exergue réside dans J'énoncé d'une différence entre le résultat final auquel concourent involontairement les actions humaines ct les buts pour lesquels ces actions ont été entreprises. Certains auteurs comme Raymond Boudon, Charles Taylor, Martin Hollis, .Jon Elster, Philippe Simonnot ou encore Albert O. Hirschman9, en ont conclu que les notions clés de ces deux pas ..

G. W. F Hegel, op. cir., p. 129.

Karl Popper,/...(/ Société ouverte et ses ennemis, tome Il: lle;!.el et Mt1rx, 19()2, trad J. Bonnard el P. MonocL Paris, SeuiL !979, pp. 18-SS.

R. G. Collingwood. '!he /r/('(1 (~(1-Iistol): 1993, pp. 1 U-122; .!. J. Drydyk, "Who is Foolcd by the 'Cunning of Rcason'>), inl-Iistory mu/ Tlu'OIJ~ !985, n" 24 (2), pp. l {.n ..

170.

Dans l~j/(>ts pen,ers el ordre socùd (!977, 1993, p. 204), R;1ymond Houdon affirme que «la dialectique de Marx procède !'nndamcntalcmcnl des mêmes principes que la

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sages, celle de main invisible chez Smith ct celle de ruse de la Raison chez Hegel, étaient intimement liées, voire identiques. C'est donc cette syno- nymie que j'aimerais discuter, ct, pour tout dire, contester. La présentation (forcément succincte) que je ferai de ces deux idées vise donc à montrer que, en dépit d'un indéniable air de famille, il serait erroné de les confondre10Je mc propose de relever certaines caractéristiques de l'idée écossaise que la variante romantique a soit ignorées soit, au contraire, exagérées. Au terme de cette comparaison, la ruse de la Raison apparaît comme une version à la fois théologique, élitaire ct poliliqucment diri··

giste de l'idée écossaise de main invisible.

Dans un premier temps ct à titre préliminaire, j'expose ct tente de résoudre un problème méthodologique auquel j'ai été rendue attentive lors de la présentation de cette recherche. L'objection porte sur la possibi- lité même de comparer les deux notions, étant donné la nature très diffé- rente des questionnements qui onl motivé leur formulation (I). E~nsuite,je

traiterai de la possibilité d'interpréter la main invisible comme celle de Dieu, le providentialisme m'apparaissant comme un é-lément central de 1' idée de ruse de la Rcdson. Je propose à cc sujet un argument en faveur d'une lecture occasionnellement laïque de ce mécanisme chez les Lumières écossaises (Il). La caractéristique la moins controversée de la philosophie de l'histoire de Hegel est son téléologisme, soit l'idée qu'il

«main invisible» de A. Smith ou de la« ruse de la raison» de Hegel». Selon Charles Taylor (!fegel, Cambridge, l 975, p. 32()): «Hegel reprend la fameuse thèse de la main invisible de Smith cl y voit un exemple de la ruse de la raison. lJ s'agil d'un 'mouve- ment dialectique' qui, 11 partir de la recherche individuelle de soi, rend possible la réa- lisation des besoins des autres» (je traduis). Dans The Clmning q/Reason (Cambridge, 1987), Martin 1-lollis, considère les deux expressions comme synonymes. Jon Elster (Karl Marx, une Ùl!eJyn"étation ww/ytùjiW, Paris, 1985, P- 43) évoque «une famille de notions qui a. plus que IOUle autre, contribué ~~ la formation de la science sociale moderne · 'les vices privés font le hien public' (Mandeville), 'la main invisible' (Adam Smith), 'la ruse de la Raison' (Hegel) ct les 'fonctions latentes' (Mcrton)».

Albert O. I-lirschman (Les passions et les inrùèts, 1977. p. 21) repère dans certaines réflexions de Vico toul ù la fois «la ruse hégélienne de la raison jusqu'au concept freu··

dien de :;ublimation cl, une fois encore, la main invisible de Smith». Pour Philippe Simonnot l.<tmain cachée d'Adam Smith», Le Monde, 26janvier 1996), «J'idée Ide main invisible] cs! [au XVIII'" siècle] d~ms l'air du temps. Elle sera reprise par Hegel sous le nom cie ruse de la raison: obé.issanl ü leurs passions. les hommes sc font en réa- lité, cl !Oul il fait inconsciemment, les agents de l'Histoire>>. Seule Edna Ullmann- Margali! («The Invisible Ham! and the Cunning of rea:;on», Soci({//?eseorch, vol.

64/2, !1° 2 (été !997), pp. 181-198) est sensible aux diJTérenccs de sens de ces deux notions. Cet article prolonge, cl radicalise parfois, certaines de ses réflexions.

10 J'<üouterai qu'historiquement. il es! probable que les spéculations de Hegel n'ont pas leur source chez Smi!h ou chez aucun de ses congénères écossais, mais chcï, Kant ct chcï: certains penseurs providcntialistcs, comme il le reconnaît lui-même. Mais c'est un point que .ie ne développerai pas ici.

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DE LA «MAIN INVISIBLE» À LA «RUSE DE LA RAISON" 51 existe une fin qui, une fois définie, explique rétrospectivement l'émer- gence des faits les plus significatifs de l'histoire. Nous verrons que celle hypothèse a été également défendue par certains philosophes de la tracli- tion écossaise comme Smith, mais qu'il est possible de trouver dans cette tradition certains exemples de mécanismes de main invisible qui en sont exempts (Ill). Nous passerons ensuite à J'examen de différences signifi- catives. JI s'avère que les phénomènes historiques dont s'occupent les mécanismes écossais ct hégéliens diffèrent sur un point particulier que j'appellerai leur apparence d'ordre ou, au contraire, de désordre. La main invisible s'applique à des phénomènes qui, du fait de leur régularité struc- turelle, s'interprètent spontanément, et ft tort, comme des arrangements délibérément construits. Inversement ou presque, c'est l'apparence chao- tique de l'histoire qui motive l'invention ct l'application ordonnatrice du mécanisme de ruse de la Raison (IV). Parmi les curiosités que renferme cette dernière, on trouve par ailleurs 1' idée que seules les passions des Grands Hommes sont susceptibles de promouvoir les fins de la Raison.

Or, comme 1' a justement remarqué Edna Ullmann-Margalit 11, celte com- posante élitiste est absente de l'usage écossais de main invisible. Il est même probable qu'il s'agisse d'une absence volontaire: la main invisible pourrait avoir été formulée dans l'intention de montrer que les législa- teurs, les «Grands Hommes>> du XVIII' siècle, n'ont au fond qu'une part de responsabilité minime dans les changements historiques les plus signi- ficatifs (V). Nous conclurons sur un dernier point de contraste concernant le genre de préceptes politiques dont les notions écossaise et hégélienne font respectivement la promotion. En qualité d'argument libéral en faveur d\me intervention minimale ou nulle du gouvernement, la main invisible n'a plus aucune chance d'être confondue avec sa variante romantique. En effet, c'est vers une doctrine dirigiste plutôt que laisser-fairistc qu'il est préférable de sc tourner lorsqu'on cherche à savoir quelles conclusions normatives Hegel voulait aucindre. Les Ecossais comme Hegel perçoi- vent une heureuse concordance entre les intérêts de deux parties. J ntérê.ts de tous et intérêt des particuliers pour les premiers. Passions des Grands hommes ct fin de la Providence pour le second. Si les Ecossais sont sou ..

cieux de montrer que 1' intervention des<< Grands hommes>> peut fragiliser l'harmonie spontanée de l'intérêt collectif et de l'intérêt chacun, ce sont les interférences populaires qui, au contraire, préoccupent Hegel. En effet, on trouve maintes fois réaffirmée l'idée que les agents historique . .;; ne doi- vent en aucun cm; sc soustraire à la «marche graduelle par laquelle l'cs- prit connaît ct réalise sa vérité». Or, le point d'arrivée de cette marche coïncidant politiquement avec la construction de- 1'1-~tat prussien, on voit

11 Edna Ullmann-Margalil, op. cil.

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alors combien on est loin, avec Hegel, des préoccupations libérales des Ecossais (VI).

La pertinence de l'étude comparative esquissée dans cet article pour- rait être contestée en raison de la nature indépendante des problèmes qui, en leur temps, ont motivé l'invention des notions ici contrastées12

Replacée dans son contexte, la main invisUJ!e sc présente comme un argu··

ment en faveur d'une intervention minimale du gouvernement au sein des affaires économiques. S'il est possible que certaines actions intéressées concourent, de façon non intentionnelle, ü la prospérité économique de tous, il n'est dès lors pas nécessaire de confier la promotion de cette pros- périté à des hommes aussi peu dignes de confiance que ceux qui compo·- senl le gouvernement. De son côté, la ruse de la Raison est une notion spéculative de philosophie de l'histoire. Elle est une réponse aux ques- tions de savoir si l'histoire a un sens, ct si oui, lequel. Grâce à elle, Hegel pensait avoir découvert, derrière l'apparence chaotique des événements historiques,« le but final du monde »u ù la lumière duquel ces ('Svénements deviendraient compréhensibles. Parce qu'issues de deux paradigmes de pensée indépendants, pour reprendre une formule en vogue chez certains historiens des idées, les deux notions seraient incommensurables.

Néanmoins, en faisant abstraction de J'acception économique ordi- naire de J'expression smithienne de rnain invisible, il se peut que J'écart entre les questionnements écossais ct hégélien ne soit plus aussi flagranl.

Bon nombre de théoriciens des sciences sociales14 s'accordent en effet pour faire de la main invisible un mode pariiculicr d'explication dont Je champ d'application, soit les phénomènes sociaux expliqués de la sorte, ne sont pas exclusivement économiques. Des divers exemples d'explica- tion économique par la main invisible que l'on trouve dans la littérature écossaise et en particulier chez Adam Smith, il est possible de ne retenir que la structure logique, ct de faire abstraction du genre d'événement sur lequel ces explications ont fait leur preuve. Cc gui fait alors la singularité de cc modèle explicatif, c'est le fait qu'il s'applique à des phénomènes sociaux dont la particularité est de n'avoir été consciemment voulus ou anticipés par personne. Ainsi, le schéma de la main invisible s'impose à chaque fois que l'on cherche à expliquer un événement historique dont l'existence esl, pour reprendre la formule canonique d'Adam I.:;'crguson (1 723-1 81 6), <de résultat des actions des hommes mais d'aucun dessein

12 Bronislaw Baczko <1 f"ormull~ celle objection dnns une communication personnelle.

1' Cî. W. F Hegel, id('m, p. 48.

1'1

cr.

note 9.

(9)

DE LA «MAIN INVISIBLE» À LA «RUSE DE LA RAISON, 53 humain»15 • Or, s'il devient dès lors possible «d'expliquer par la mam invisible» certains phénomènes sociaux, ct si la seule contrainte que ces derniers doivent satisfaire, pour être explicables de la sorte, est de ne pas être intentionnel, il n'y a aucune raison de croire que les phénomènes éco- nomiques, comme la répartition des richesses, l'évitement des famincs16 ou l'essor de l'industrie locale, détiennent Je monopole de cc genre d'ex- plication. À titre d'exemple, rappelons que Je fait que J'on a ter; té d'expli- quer par la main invisible (avec plus ou moins de succès) des phénomènes aussi variés que I'én1crgence de certaines normes de justicc17, les révolu- lions politiqucs11-:, le phénomène urbain de la ségrégation résidenticllc19 ou encore Je succès des sciences durcs20.

Cc qu'il y a d'économique dans ces explications, cc n'est pas la nature des événements, mais plutôt le genre de présupposé méthodologique sur lequel elles sont trè-s souvent (mais, à mon sens, pas nécessairement) fon- dées. Les théoriciens des sciences sociales qui ont recours au mécanisme de la main invisible partent généralement du principe selon lequel les hommes sont rationnels, cc qui signifie, en jargon économique, que leur intérêt personnel constitue Je but de leurs actions ct que celles-ci entre- tiennent avec cc but un rapport optimal. Une fois agrégées, ces actions égoïstes peuvent avoir des conséquences, qui, n'entrant nullement dans les desseins de leurs auteurs, s'expliquent, du coup, par la main invi··

siblc21Ainsi, c'est toujours pour satisfaire leurs intérêts personnels que,

15 Adam Fcrguson, Essai sur l'hisloire de la .vociéré civile, 1767, trad. de M. Bergicr, 1783, révisée parC. Gauthier, Paris, PUF, «Léviathan», 1992, p. 221.

l(, Adam Smith, Recherche suries causes et/a !Wiu.re de la richesse des na/ions, Livre lV, 5, «Digression sur le commerce du maïs ct sur les lois y relatives», 1976, trad.

G. Garnier ct A. Blanqui, Paris, 1991, pp. 122ss.

17 David Hume, 7hJité de la na/ure humaine, vol. III: La momie, 1740, trad. P. Sahel, Paris, Garnier-Flammarion, pp. 90-91.

1~ Parmi !cs différentes causes de la Révolution française que Tocqueville énonce- dans l'Ancien RéRillle el fa Révofu1ion (18S2), on retiendra les rdonnes économiques entreprises par le gouvernement ~~ la veille de la Révolution. Sensible~~ la façon dont ces réformes ont pu influencer les croyances ct préférences des individus, leur faisant apparaître comme intolérable cc qu'ils avaient supporté patiemment jusque-là, Tocqueville affirme en substance que ces réformes ont pu générer une frustration duc à l'impossibilité de satisfaire certaines <11lentcs nouvellement formées. Bien qu'il aurait été le premier à répudier l'expression en raison de ses accents scientistes, le mécanisme paradoxal ici décrit a pris le nom de« loi tocqucvillicnnc des révolutions)).

(Voir en particulier Tocqueville, 1852, livre III, chapitre IV)

IY Thomas C Schelling, « Models of Segregation», Americ(//1 Fconmnic Review, 1%9, vol. 59, pp. 488-493.

20 David L. Hull, «What's Wrong with Jnvisiblc-Hand Explanations?)) Philosophy (<f' Science, 64 (Proccedings), 1997, pp. S 1 1 7 ..

s

126.

''

Je n'entre pas ici dans l'exposé des différents modes d'ordonnancement spontané qui peuvent être à l'origine de l'émergence ou de la pérennité de ces conséquences inat-

(10)

chez Adam Smith, les proprié-taires fonciers s'évertuent à augmenter les rendements de leurs terres, que, chez John Millar (1735-1801)22, les maîtres choisissent de gratifier leurs esclaves d'une part de ces rende- ments, ou que, chez Mandeville ( 1670-1733), les négociants exportent du grain ct du drap pour y acheter des vins et des eaux-de-vie. Cc faisant ct sans le savoir, les premiers concourent à la redistribution des richesses, les seconds à l'extinction de l'esclavage ct les troisièmes à la prospérité éco- nomique de leur nation. On ren1arquera, par ailleurs, que les avis diver- gent, au sein même du cercle des théoriciens du choix rationnel, quant au contenu de ces intérêts personnels, d'une part, ct quant à l'importance hégémonique qu'on doit leur accorder, d'autre parL Des auteurs comme Philip Pettitn insistent par exemple sur le fait qu'il fant inclure dans la catégorie des intérêts personnels certains biens de nature non--écono- miques comme l'honneur ou la réputation. D'autres, comme .Ion F:lster2'\

soutiennent que l'intérêt personnel ne permet pas d'é-lucider l'intégralité des comportements humains ct qu'il faut savoir faire la part belle aux émotions et aux préférences sociales.

T'out comme la notion de main invisible, il n'est pas insensé J'inter- préter la ruse de la Raison comme un mécanisme explicatif. Chez Hegel comme chez la plupart des historicistcs, «expliquer» un événement his··

torique, ce n'est pas en isoler les causes, mais lui assigner une place ou un rôle au sein d'un mouvement plus large. Celui-ci peut prendre les contours de la marche inéluctable de J'égalité des conditions comme chez rlè)cqueville25, du triomphe de la société communiste, comme chez Marx, ou, de la réalisation de la Raison, comme chez Hegel. Plutôt que d'expli- cation, les historicistes pré.fèrcnt parler de l'interprétation des événe- n1cnts, de la mise à jour de leur sign(fication, de leur sens ou de leur

tendues. Je mc contenterai de renvoyer le lecteur aux travaux d'Edna Ullmann··

Margalit («lnvisiblc-Hand Explanations »,in Synthèse, 1978, n" 39, pp. 263--291 ), qui distingue les mécanismes agrégatifs ct évolutionnistes, ct de (Jcoffrcy Brcnnan ct Philip Pcttit, « Hands Invisible and Intangible», in Synrhèse, 1993, n" 94, pp. 1 91··225.

"' John Mill ar, 7Ïie Origin (~(lhe Distinction (~f'Ranks, Edinburgh, 1771.

"" Philip Pcttit, 7ïu: Common Mi/1{/, Oxford, Oxrord University Press, 1993, pp. 2M.

330.

Il existe un nombre important de travaux déballant de la pertinence du modèle de J'Homo l:'conomicus. Je renvoie le lecteur aux travaux de Jon Elster ct aux bibliognl- phics qu'ils contiennent.

"' 1! est important de souligner que les thbses historicistes de cc type sont rares c!lCl Tocqueville (on les trouve essentiellement dans l'introduction il De la dénwcmlie en Amérique, 1835-l i540) et que cc n'est p<lS lui faire_justice que de l'associer :1 cc COU··

ranl de pensée. Jon Els!er (Psychologie Politique, Paris, Edition) a montré. que l'im- portance de son o:-uvrc réside dans J'exposé de mécanismes psychologiques dont le pouvoir explicatif es! incomparablement plus grand que œlui que permet la détection de larges mouvements qui transcendent les dcstin(:es individuelles.

(11)

DE LA «MAIN INVISIBLE»;\ LA «RUSE DE LA RAISON" 55 .finalité. Mais quel que soit le terme choisi, le projet (ct 11011 le résultat) reste au fond cxplicalif dans le sens le plus trivial du terme. Les phéno- mènes sur lesquels le philosophe allemand a fait porter sa ruse de la Raison ne sont pas les mêmes que ceux qui, dans la littérature écossaise, ont fait l'objet d'une explication par la main invisible. Mais cette diffé- rence ne suffit pas à corroborer la thèse de l'incommensurabilité énoncée plus haut. Les deux notions ont une fonction explicative, ct la présence de cc dénominateur comnmn justifie 1 'entreprise comparative poursuivie ici.

De plus, comme nous l'avons vu dans les deux citations initiales, elles ont pour particularité d'expliquer l'avè.ncmcnt de phénomè-nes historiques d'un genre spécial, en l'occurrence. ceux qui n'ont été voulus par aucun être humain en particulier. li n'en fallait pas moins pour que la plupart des théoriciens des sciences sociales soient tentés de. les classer sous une même enseigne. Au risque, comme nous allons le voir, de gommer les dif- férences importantes qui subsistent entre elles.

Il

Il n'y a vraisemblablement plus de sens à parler des événements histo- riques comme autant d'effets secondaires à partir du moment où l'on pré- sente ces effets comme étant conformes à un plan divin. Chez Hegel, Dieu a pour nom 1 'Esprit, ou la Raison, ct profite de certaines actions humaines, dans le but, à lui seul connu, de« réaliser sa vérité». Or cette dimension providentielle, élément plus ou moins diffus de la philosophie de l'his-- toire de Hegel, n'est pas présente dans toutes les explications écossaises dites« par la main invisible». L-e rôle de la providence Jans ces explica- tions est en fait un thè-me controversé de la littérature exégétique. À cc sujet, on peut confronter les lectures diamétralement opposées d'Edna Ullmann-Margalit et d'Andy Denis"'. Selon la première, l'attention nou- velle portée au caractère spontané de certains phénomènes sociaux aurait permis l'abandon progressif d'une vision théologique de l'ordre social.

Dans cc contexte, la notion de main invisible serait l'expression d'une

«intuition antireligieuse» destinée à déloger les explications providen- tidles27. Partant, le recours de plus en plus fréquent au modèle de la rna in

21' Edna Ullmann-Margalit. op. cir. Andy Denis, «Collective and !ndividual Rationality in Economies: the Invisible llnnd of (lod in /\chm1 Smith», in Cit_v Unil'er.<;ity JJepal'lment ~~[ F:conomics. tind i\pplierl l:'conomt'lrics Research Unit J)iscussions Fapcr Sai('s, n" 62. novembre 1997 .

.

A l'encontre de cette conœption linéaire de l'histoire des idées, je dirai qu'avant de bénéficier d'une tournure pleinement laïque, les explications par la main invisible

n'avai~nt pas. au XVIII" siècle, une connotation nécessairement antireligieuse. l'v1aints

(12)

hwisible aurait contribué à libérer les consciences d'une vision exclusive··

ment théocratique de J'histoire. D'après Andy Denis, une bonne interpré- tation de l'idée de main invisible au XVIIIe siècle doit, au contraire, reconnaître le rôle central de Dieu dans la production des ordres sponta·- nés. Le caractère non anticipé de ces ordres ne vaut alors que si l'on sc place du point de vue des intentions humaines. L'interprétation que nous proposons sc situe à mi-chemin entre ces deux points de vue: tout en reconnaissant le caractère théologique de certaines des explications par la main invisible qui ont été formulées au XVJJie siècle, nous montrons que cet aspect joue souvent un rôle superflu.

Une lecture attentive des textes de cette période permet de penser que les idées évoluent selon une courbe sinueuse ct marquée de fréquentes

«régressions». En dépit des assauts portés par les Encyclopédistes au pro- videntialisme, celui-ci conserve une place encore prégnante dans les essais à ambition scientifique, historique ou sociologique. Cc qui est remarquable, c'est que l'invocation de plans divins --- à nous nnpene- trables ····sc trouve curieusement combinée, et non sans quelques tensions, avec certains mécanismes d'ordonnancement involontaire. Un exemple de ce type d'association entre main invisible ct explication providentielle nous est offert par Edmund Burke ( 1729-1797) dans ses Thoughts on Details and Scarcity ( 1795). L'hostilité que le pamphlétaire eontre-révo·- lutionnairc exprime à l'égard d'une économie interventionniste (consis- tant à fixer des salaires minimaux) défendue par certaines autorités2~, l'amène à préconiser l'application inconditionnelle du principe du lais- ser-faire. Plus précisément, l'aurait d'une économie de marché librement compétitive est fondé sur l'idée que l'harmonie économique, soit la salis··

J'action de l'ensemble des préférences individuelles, dépend de la liberté qu'ont les individus de poursuivre leurs intérêts pcrsounels. Par quel mécanisme est-cc que les actions économiquement intéressées des pro- priétaires terriens peuvent-elles garantir la survie matérielle de leurs employés? La réponse mandcvilliennc de Burke consiste à dire que l' ava- rice ct la passion d'accumuler prédisposent naturellement les proprié- taires terriens à sc soucier de la qualité de vie de leurs employés. Le surplus de la production de blé dépendant de la somme de travail accom-- pli par ces derniers, il devient dès lors dans l'intén~t même des proprié·-

passages dans J'œuvre de Fcrguson Cl d'Adam Smith montrent que le souci principal de ces penseurs n'est pas tant de combattre les théodicées que de montrer que les hommes sc trompent rr6quemment lorsqu'ils attribuent au législateur, qu'il prenne la rorme du roi, du tyn1n ou du peuple, des pouvoirs organisateurs sur des phénomènes qui en réalité les dépassent.

n Donald Winch, Riches (//Id Pmy;J'{y. An lntellectual 1/istOJy q( Political J~conmny in Britain, 175() .. ]834, Cambridge, 1996, pp. 198-22.0.

(13)

DE LA «MAIN INVISJBLE» À LA" RUSE DE LA RAISON" 57 ta ires-·-·« 1' intérêt bien entendu»·-·· d'être bienveillants, de veiller au moral de leurs hommes Cl de leur distribuer un revenu qui, fonctionnant comme une récompense, devait garantir J'assiduité au travail ct la productivi\(~:

It is in the intcrcst of the farmcr, thal his work should be donc with effecl and cclerity; and that can not be unlcss the labourer is weil fee!, and othcrwisc found with such ncccssarics of animal !ife, according to his habitudes, as may kecp the body in full force, and the mi nd gay and chccrfuJ2'>.

Mais non content de s'cntcnir à l'énoncé de cc mécanisme psycholo··

giquc, Burke en vient à augmenter son argumentation d'une référence providentielle. Si, au bout du compte, le comportement intéressé des uns assure l'apport de subsistances aux autres, cc serait, ajoute-t-il, grâce au concours mystérieux «du doux et bienveillant ordonnateur des choses, qui oblige les hommes à lier le bien général avec leur propre succès indi- viduel »·10. Manifestement, la confiance que Burke met dans l'émergence spontanée d'une harmonie des intérêts est limitée puisqu'elle requiert davantage que la détection d'un mécanisme immanent. Pour s'assurer, en quelque sorte, de l'opération effective d'un lien causal par lequel les imentions des propriétaires (celles de faire du profit) permettraient la réa- lisation des préférences de leurs employés (celles de bénéficier d'un revenu minimum), rien de tel qu'un coup de pouce providentiel. Selon la lecture que j'en donne ici, l'hypothèse providentielle a l'avantage non négligeable de transformer les liens causaux contingents en liens causaux nécessaires, autrement dit, à rendre certain ce qui n 1 est que probable.

Certains passages de l'œuvre d'Adam Smith sont également emblé ..

matiqucs de ce type d'association entre effets involontaires ct Providence.

Dans une longue note infrapaginale de la Théorie des sentiments mo roux ( 1759), Smith fait remarquer qu'en dépit de leur caractère hautement dési- rable, les fins vers lesquelles tendent bon nombre des actions humaines sont en fail méconnues des agents historiques. Les hommes agissent par instinct et ignorent souvent les conséquences lointaines de leurs actes.

Mais c\~st pour ajouter que ces instincts sont l'œuvre géniale de

«l'Auteur de la Nature». Les origines divines que Smith confère à cer- tains penchants humains révèlent J'attrait dont jouissent les explications intcntîonnalistcs auprès d'un auteur aussi gagné à la cause anticonstructi- vislc qu'Adam Smith. En effet, l'hypothèse d'une volonté ordonnatrice dans l'explication de certains faits, a .fortiori lorsque ceux .. ci ont la parti-

2<J Edmund Burk(~, Thoughts and Details on Scarcity, 1795, in The Writings and

.Speeches f~( /:'dm und Hurlœ, vol. IX: 7ïw Revolutionary Wm; 1794 .. 1797, édi!ion R. B. McDowcll, 1991, p. 125.

:l() Jbid.

(14)

cularitt~ d'être bénéfiques, est encore ponctuellement présente à certains endroits de ses écrits. Autrement dit, la main invisible n'a pas forcément le caractère métaphorique qu'on lui prête aujourd'hui ct bénéficie dans son œuvre de quelques synonymes parmi lesquels la Providence arrive en bonne place. Quel que soit Je peu de valeur explicative accordée aujour-·

d'hui à cette assistance divine, les exemples burkécn ct smithicn témoi- gnent, d'une rnlrt, de la persistance du schéma providentiel ct, d'autre part, de son affinité circonstancielle avec l'usage inédit d'explication pm la main invisible.

Il faut également reconnaître que bon nombre d'autres exemples extraits de la littérature écossaise et jugés classiques sont tout simplement dépourvus de référence théologique. Par exemple, et comme on pouvait s'y auendrc, David Hume ( 1711-1776) sc passe sans ambages de toute intervention divine lorsqu'il décrit l'institution progressive et spontanée des règles de la stabilité des possessions·". De même, pour expliquer 1 'ex ..

tinction du travail servile en Europe, son congénère et sociologue John Millar ( 1735-1801) n'invoque aucun facteur providentiel. C'est le carac- tère improductif du système esclavagiste qui, selon un mécanisme de revenu-récompense proche de celui décrit par Burke, motive la (kcision des maîtres propriétaires de rétribuer leurs esclaves". Or, l'effel imprévu du versement de cette gratification fut de transformer les esclaves en sala-

riés ct, partant, de rendre désuète l'institution de l'esclavage.

Si J'on revient maintenant à Smith, on s'aperçoit qu'il n'est pas tou- jours facile de savoir si le père de l'économie classique souhaitait que ses

lecteurs prennent au sérieux la connotation théologique spontanément associée à l'expression de son cru. La question est de savoir s'il faut inter- préter la main invisible comme celle de Dieu ou ne garder de cette expres- sion que le sens métaphorique, cc qui, elu point de vue de l'appartenance supposée de cette idée à la doctrine anticonstructiviste que prônaient glo- balement les Ecossais, a des conséquences extrêmement importantes. En effet, l'originalité de l'idée de main invisible tient, entre autres ct comme on l'a vu, à la nature particulière, soit non intentionnelle, des phénomènes qu'elle décrit. Or, et à moins de penser que la subtilité réside dans une dis- tinction entre intention humaine et intention divine, le fait que ces phc~no­

mènes soient non intentionnels est incompatible avec le volontarisme qui

·11

David Hume, Traité de fa nature humaine, vol. JJI: La morale, p. 90. Faute de place, je ne mc prononce pas ici sur la valeur illustnl!ivc de cet exemple du point de vue de sa conformité-<ll!X explications par la m<lin invisible. Comme _j'essaie de le montrer dans une recherche en cours, cet exemple, comme celui de John Millar, est beaucoup plus problématique qu'il n'y paraît à première vue.

'2 .John Mill ar, The Origin rd" the Distinction (d" J?anks (Edimbourg, 1771 ), Bristol, Thoe,mmes Antiquarian Books, Ltd, 1990, chap. VI, Section Ill: '<Causes of tllc Frecdom acquircd by the Lahcmring People in !he Modem Nations of Europe».

(15)

DE Li\ "MAIN INVISIBLE» À Li\ "RUSE DE Li\ RAISON, 59 caractérise Je providentialisme. Mais dans ce cas, on ne voit pas très bien en quoi les explications écossaises innoveraient comparativement aux axiomes providentiels classiques tels qu'on les trouve chez Bossuet ou Vico. À en croire néanmoins certains biographes comme Donald Winch, il est fort probable que Smith n'était au fond pas aussi croyant que nombre

j j . 1 1 . . l1

ce passages cc son œuvre pourra1ent c a1sser croJre··.

Une autre raison milite en faveur d'une interprétation occasionnelle- ment laïque de l'idée de main invisible. Cette raison tient au caractère finalement superflu ou surérogatoire du recours à Dieu dans ces explica-- tions. Dans la plupart des exemples cités plus haut, il importe peu que la main invisible soit celle de Dieu ou une simple métaphore dans la mesure oü d'autres facteurs explicatifs immanents nous sont fournis. La volonté providentielle ne vient pas à la place d'un mécanisme explicatif humain mais en plus de ce dernier. Ne pourrait-on pas penser que là où 1' invoca··

ti on de plans divins s'ajoute à la description de mécanismes immanents, il devient légitime de considérer l'élément providentiel comme une sorte d'ornement stylistique? Autrement dit, si l'on parvient à biffer l'entité divine de ces explications écossaises sans que cela n'altère leur perti- nence, leur cohérence ou leur complétude, alors on peut à bon droit pro··

poser une lecture non providentielle de ces explications.

Ill

Dans une note infrapaginale de J'introduction à une compilation ras- semblant les textes sociologiques ct moraux les plus importants de la tra- dition écossaise, l'historien Louis Schneider fait part d'une di!Térence notable entre les philosophies de l'histoire écossaise ct germaniquc34 Tout en reconnaissant, comme d'autres après lui, certaines parentés entre ces deux philosophies, il introduit néanmoins la nuance suivante:

Dans Je cas germanique, il y avait une propension plus grande (bien qu'elle ait certainement fait J'objet de résistances) que dans le cas écossais à développer une métaphysique du 'supérieur' et de ]"infé- rieur' (cOin me il vient d'être suggéré en lien avec la ruse de la raison) d'après laquelle cc qui émerge possède une valeur unique alors que ses sources sont dévaluées. Les Ecossais tendent ii. admirer cc qu'ils consi··

dèrcnt comme l'excellence habituelle des résuhats non voulus ct peu··

vent aussi voir le phénomène 'inférieur' comme conduisant au résultat

1 Donald Winch, op. cil., pp. 38-39.

·'"1

Louis Schneider (t~cl.). '/Ï/e Scottish Momlisr on llwnan Na/ure and Socien·, Chicago ct Londres, The University or Chicago !)ress, 1967, pp. xlv--xlvi.

(16)

'supérieur' ou ayant une valeur instrumentaL Mais lù s'arrête leur inclination métaphysique, au moins au XVIII" sièclc»:;5.

On peut supposer qu'une des raisons pour lesquelles les Ecossais ne sont pas disposés à éprouver le même degré de fascination que Hegel pour les effets émergents s'explique par Je fait qu'ils n'essaient pas systémati- quement de leur trouver une signification supra-intentionnelle. A 1 'cxccp··

tîon d'Adam Smith, qui, comme on le verra, voit parfois dans ces effets émergents un plan de la nature, beaucoup s'en tiennent à l'idée plus simple d'effet secondaire. Une fois reconnu Je caractère bénéfique ct donc désirable de certaines conséquences sociales non prévues, Je but de David

!-!tune et de .John Mill ar était surtout de montrer Je caractère inoffensif des activités lucratives dont provenaient ces conséqucnces3(1 Chez Hegel, l'idée de réconciliation des contraires, thème récurrent de sa philosophie, lui donne l'occasion de développer la rhétorique dualiste dont parle Schneider. Le contraste ontologique qu'il peut exister entre les objectifs que poursuivent les individus ct J'effet macroscopique de leurs actes, c'est-à-dire entre les niveaux inférieur ct supérieur, importe davantage à 1-·kgcl qu'à ses prédécesseurs. La part croîssanlc d'Esprit contenue dans les différentes phases successives de J'histoire et à l'aune de laquelle il estime leur maturité, explique par ailleurs la valeur qu'il attribue au supé- rieur, c'est-à-dire au chemin pm·couru par l'Esprit.

Il vaut la peine de faire la part entre deux versions diJlérentcs de l'idée de main invisible: une version simple ct une version réléologique. Le modèle simple est celui que l'on peut extraire des exemples smithicn et humicn cités. Les individus, poursuivant dans leurs actions quelques objectifs propres, produisent quelque chose qui n'était pas dans leur inten- tion. Et, aussi appréciable que puisse paraître le résultat, on peut remar- quer qu'il ne joue aucun rôle explicatif dans J'apparition des actions dont il procède causalemcnt. Chez Smith, la distribution des richesses n'ex- plique ni l'esprit mercantile du propriétaire terrien ni la contenance li mi··

tée de son estomac. Chez Hume, l'émergence des règles de la propriété n'explique pas le fait que les hommes portent une attention plus grande à leurs intérêts personnels. JI semble donc que la fascination que les effets secondaires exercent sur les esprits écossais ne les conduit pas, selon cette première version, à penser que ces effets involontaires jouent un rôle explicatif.

·15

Jhid., p. xlvi (je traduis).

-'1

' Albert O. J-firschman, !.es passions et/es intérèts. Jusr(/h:mions politiques du capita- lisme avant son apor;ée, traduit de l'anglais par Pierre And!er, Paris, PUf\

«Quadrige», 1980.

(17)

DELA «MAIN INVISIBLE» À LA «RUSE DE LA RAISON» 61 Néanmoins, il arrive que les (~cossais sc mettent, comme leurs succes- seurs historicistcs, à vouloir trouver un sens ultime ct supérieur aux phé- nomènes qu'ils décrivent. Les effets involontaires concourent à la réalisation d'une finalité ultime ct cachée qui, à la faveur d'une inversion chronologique des faits, illumine rétrospectivement les actions humaines dont elles dérivent. En affirmant que le résultat global, ignoré des hornmcs, explique en retour la nature des comportements courants, cer- tains auteurs de la tradition écossaise se sont laissés inspirer par une vision téléologique de l'histoire. Un passage déjà cité de la '!Ïléorie des senti1nent.v rnoroux mc paraît emblématique de cc téléologisme. Le résul- tat ultime est décrit comme une raison d'être des actions humaines dont il procède, comme une «Cause finale en vue de laquelle (mais inconsciem- ment) les comportements sc sont produ ils>> 17 S mi lb al1ïrme qu' i 1 est Ioule une série d'instincts originels ct immédiats, comme la faim, la soif, la pas- sion qui unit les deux sexes, l'amourdu plaisir et la peur de la douleur qui n'ont apparemment aucune valeur instrumentale, mais dont la fonction lointaine ct ignorée des hommes, est de permettre «la propagation de 1 'es- pèce». Mais cet effet semble aux yeux de Smith trop important pour n'être qu'un simple effet secondaire des instincts humains. Comme il ne disposait pas des notions darwinie,nnes de sélection naturelle, il lui était impossible d'expliquer l'existence de ces instincts suivant leur fonction adaptative. À défaut, il leur impute une origine divine. La préservation de 1 'espèce humaine est donc une« fin bienfaisante» vers laquelle une entité supra-individuelle-- la Nature·- nous dirige à notre insu. Sous ceHe ver- sion, la main invisible ressemble à s'y méprendre à la ruse de la Raison

C'est certainement parce que Hegel croit que l'histoire est dirigée vers un but que les actions humaines s'expliquent en fonction de leur contri- bution involontaire à ce but. On retrouve dans cette idée la marque dis- tinctive des conceptions téléologiques de l'histoire. À ma connaissance, l'ensemble des interprètes de Hegel s'accordent sur cc point. Leurs opi- nions divergent néanmoins à propos de la valeur métaphorique ou non de la notion de «Raison» ou d'« Esprit>>. Selon .J. Elster par cxemple3~, la philosophie hégélienne de l'histoire est une «théodicée séculière>>.

Refusant d'interpréter l'Esprit hégélien comme un agent réel, il affïrme que sa compréhension de J'histoire repose sur «des intentions dé-sincar- nées, des actions en quête d'acteur, des verbes sans sujetw19. Selon une lecture plus littérale et sans doute plus mùve, la Raison a le même statut

-17

Adam Fcrguson, Institutes q(Moraf l'hilosophy; 177.1, p .. "i. !.a citation est textuelle-- ment la suivante: ((The final cause is the end or purposc for which illl c!Tcct is produ- ccd ».

10 Jon Elster, Karl Mt1r.r, 1111e inhnpn'Wtion wwlytique, Paris, PU!·~" sociologie», p. 157.

1'J Ibid.

(18)

qu'un acteur historique qui, placé à un niveau plus élevé, conspire à l'insu des hommes.

Reste à identifier la nature de cette conspiration, soit l'objectif occulte que la Raison poursuit à travers ses manifestations mondaines, cc qui n'est pas une mince affaire. Car, contrairement à d'autres penseurs histo- ricistes chez qui les buts secrets ont au moins le mérite d'être assez clai- rement énoncés, Hegel se montre à mon sens beaucoup plus évasif lorsqu'il s'agit de révéler le sens caché des événements. «Donner satis-- faction au concept de l'Esprit»40, «SC trouver, venir à soi, sc contempler dans la réalité»"11, ou encore «parvenir au savoir de cc qu'il est vraiment ct objectiver ce savoir, le transformer en un monde réel ct se produire objectivement »42. Les commentateurs de 1·-Iegel traduisent ces phrases par J'idée que le but de l'Esprit est son propre perfectionnement. Nous ver- rons plus loin qu'une lecture moins abstraite identifie cc but (ou du moins, une de ses manifestations) à l'institution de J'Etat allemand.

IV

Lorsqu'elle fait son apparition dans les textes politiques, l'idée de main invisible établit une représentation de 1 'ordre ct des changements histo- riques en bien des aspects contraires aux doctrines en vogue. Au nombre de ces dernières, les théories du contrat et ce qu'il convient d'appeler le

«mythe du législateur» faisaient dériver l'existence des lois de la volonté d'un ou de plusieurs individus. S'il est toutefois difficile de savoir à quel point 1 'idée de main invisible s'est développée en réaction directe aux théo- ries du contrat, comme le supposent aujourd'hui certains historiens, il est néanmoins certain que ses partisans, comme John Millar, souhaitaient en tout cas montrer qu'il est exagéré de croire en un lien direct entre les inten- tions des législateurs et les changements politiques d'envergure:

Notwithstanding the concurring testimony of Historians, concerning the great political changes introduced by the lawgivers of a remote age, there may be reason to doubt, whether the effect of thcir interpo- sitions has cver been so extensive as is gcncrally supposcd4J.

L'inclination avérée de tous les gouvernants à préférer stratégiquement la tradition à l'innovation explique, selon Millar, le fait que les change-

.:o Hegel, La Raison dans l'histoire, pp. 1(}9 .. 1 JO.

"11 lhid., p. llO . . v Ibid., p. 96.

43 John Mill ar, op. cft.

(19)

DE LA "MAIN JNVJSlllU:, À LA <d<USE DE LA RAISON,

63

mcnts les plus importants ne sont pas le résultat d'actes législatifs. L'autre argument qui, au XVIll' siècle, fait recette contre la plausibilité des conceptions volontaristes évoque les limites de l'entendement humain.

En 1790, «les constructions fragiles ct incertaines de notre raison »'H font douter Burke de la possibilité d'inventer sur mesure la totalité des règles sociales ct surtout de la capacité de les divulguer. De même, penser 11 ordre comme indissociable d'un ordonnateur revient selon Fcrguson à suresti- mer les vertus de sagesse ct de prévoyance de ceux dont la fonction n'est que de gérer passagèrement le pays:

Il faut ! ... 1 prendre avec précaution 1 'histoire des anciens législateurs ct des fondateur.<.; d'Jjt<lls. Leurs noms ont été longtemps couronnés d'éloges, les plans que nous leur attribuons sont consacrés ct, perpé- tuellement l'auteur est associé à l'ouvrage comme- l'est la cause à son effet. Et nous regardons comme le fruit de la sagesse, cc qui ne fut pro- bablement que la conséquence d'une situation antérieure ct d'une longue suite d'événements. Nous concevons que c'est sous la forme la plus simple qu'il faut envisager l'édification des nations; ct sans cesse nous imputons ù la prévoyance cc qui ne pouvait être appris que de l'expérience, cc qu'aucune prudence humaine ne pouvait imaginer, cc qu'aucun individu n'aurait pu exécuter, quelle que flH son autorité, sans le concours des circonstances ct des désirs des siècles'!.'.

Au XV Ill' siècle comme aujourd'hui, la force de séduction qu'exerce la main invisible vient en grande partie de sa capacité à se substituer à une compréhension intentionnelle des événements. Rendre compte d'un événement comme d'un effet secondaire, c'est montrer que ce qui, de prime abord. semble le fruit d'une intervention volontaire, ne relève, en fin de compte, d'aucune intention. Beaucoup ont cru que les règles de la justice ont été inventées puis instituées par un législateur omniscient dans le but de créer J'ordre et la discipline, mais en réalité, affirme Hume, l'adoption de ces règles ne dépend que de J'attention accrue que chacun porte à ses biens matériels et aux moyens de les augmenter. Si 1 'on admet que Je succès d'une explication par la main invisible vient de son aptitude

·l-I Edmund Burke. /?({flexions sur fa Révolution de Fronce, 1790, trad. P. Ancllcr, suivi

d'un choix de textes de Burke sur la révolu! ion, présentation de Philippe Raynaud.

annolalion d'Alfred Ficrro ct Georges Liébcrt, Paris, 1989, p. 43.

15 Adam Fcrguson, op. cit., p. 222. On notera au passage que l'explication alternative il l'hypothèse constructiviste que Fcrguson propose au sujet d'un événement aussi vague que "l'édification des nations» n'est p;-ls suffisamment précise pour être quali-- fiée d'explication par la main invisible. Le poids des «Circonst;mces», de (d'cxpé ..

rie nec» ou du <<lemps >t ou encore les <<désirs des siècles» sont des facteurs qui ne manquent certes pas de lyrisme. Mais on ne voit pas très bien à quels mécanismes (si c.c n'est peut-être quelques principes évolutionnistes) ces expressions peuvent référer.

(20)

à remplacer une explication volontariste, cela signifie que les phéno- mènes sociaux auxquels ccHc notion s'applique doivent avoir l'appa- rence d'être intentionnellement institués, F'ace à ces phénomènes, une présomption en faveur de l'existence d'un organisateur central s'impo- serait naturellement.

Il n'est pas exagéré de dire que l'aH rait qu'exerce l'idée de «ruse de lu Raison» repose sur une logique sinon inverse, en tout cas très différente.

Les événements historiques qui, chez Hegel, paraissent absurdes, insen- sés, chaotiques, sc déroulent, si on prend la peine de les envisager comme

«participant d'un ordre global supérieur», selon un schéma parfaitement cohérent. «L .. a question, écrit Hegel, est de savoir si, sous le tumulte qui règne à la sut/ace, ne s'accomplit pas une œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera conservée toute la rorce des phénomènes »4(\.

Dans son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolite ( 1784 ), Kant affirme 1' urgence de comprendre le sens ultime des événe- ments, afin de rendre possible l'écriture d'«unc histoire conforme à un plan déterminé de la nature >>'17. En 1 'absence de principe téléologique, autrement dit si l'on méconnaît la fin vers laquelle- concourent incons- ciemment les créatures, on a le spectacle d'une «nature marchant à l'avcugleuc, et l'indétermination désolante remplace le fil conducteur de la Raison»·1s. De façon analogue, «éliminer !e hasard»'19 est le mot d'ordre qui, chez Hegel, commande sa compréhension des faits. 1\)l!r

<<transpercer l'apparence bariolée des événements», J'historien doit

«Chercher dans l'histoire un but universel, le but final du monde»50.

«[P[our qui, à quelle fin» sont les questions qui chez Hegel remportent tous les suffrages. Mais qu'on ne s'y trompe pas, cette recherche des causes finales ne relève d'aucune méthode empirique. En effet, l'idée que l'histoire poursuit un but, qu'il existe une« fin ultime absolue »'~1 est, chez Hegel, un présupposé 52, ou, comme ille dit lui-même,« une foi »5-'.

Dans ses gnmdcs lignes, la «ruse de la Raison» traduit l'idée qu'en obéissant à leurs passions, les hommes .. "' et nous verrons qu'il ne s'agil pas de n'importe lesquels -- sc font en réalité, et inconsciemment, les

1

(' Hegel, lAI mison dons l'histoire, p. 55 !je souligne! .

. r/ Kant, Idée d'tme histoire universelle (/li point de Flle cosmopolite, 1784, trad. S.

Piobctla, La philosophie de !'hisloire {opuscules). Paris, Aubier, Bibliothèque phi Jo ..

sophiquc, 1947, p. 6!.

·IH Ibid., p. (j l.

·l~ Hegel. L<1 Noison dons 1 'histoir(', p. 48.

_Ill Ibid.

)l Ibid., p. l OJ.

5~ Jhid., p. 48.

'' Ibid, p. 4 R, p. 1 t O.

(21)

DE Li\" MAIN INYISIBUo» À Li\ <d\USE DE Li\ RAISON,

65

agents d'une force supérieure. Cette force mystérieuse porte chez I·Icgcl toute une série de noms à majuscules comme la Raison, l'Idée, l'Esprit, la Substance, Dieu, la Providence, 1' Infinie Puissance ou encore «la chose même»5·Î. Comme le suggèrent certains interprètes, J'idée de «ruse de la Raison» n'est en fa il qu'une remise au goüt jour de la doctrine pro- vîdcntialistc. J'ajouterai, à la suite d'Edna Ullmann-Margalit5\ qu'elle apparaît comrnc une version élitiste de l'idée de main invisible.

v

Il est en effet frappant de noter que l'Esprit rusé agit, ou plutôt « ins- trumental ise», de façon on ne peut plus sélective. Son influence souter- raine n'affecte que la partie exceptionnelle de 1' hunHtnité. «Organes de 1' Esprit substantiel »56, les Héros comme Alexandre, César et Napoléon sont les instruments favoris de l'Esprit du monde. li est vrai que Hegel évoque aussi les peuples mais il est impossible de ne pas voir que les pages qu'il consacre aux grands hommes sont, de loin, les plus exaltées.

Hegel accordant beaucoup d'importance au choc ct à la réconciliation des contraires, la Raison doit pouvoir sc réaliser grâce à quelque chose qui lui est antithétique. Les passions des grands hommes, leurs capricesY', lui semblent par conséquent un terrain propice à l'action secrète de J'Esprit.

L'élitisn1e de la doctrine de la «ruse de la Raison» n'a pas d'équivalent dans celle de la main invisible. Celle-ci est en fait indifférente au rang social des individus sur lesquels elle exerce son influence. li est sur cc point remarquable qu'un auteur comme Adam Ferguson s'inspire d'ob- servations conduites sur le comportement animal pour conclure, par ana- logie, à l'importance des effets secondaires concernant les actions humaines. Et il ne faut pas oublier que les protagonistes de la Fable de Mandeville sont des abeilles. Le vers le plus célèbre de cetle satire, «les plus grandes canailles de toute la multitude ont contribué au bien com- mun», résume assez bien le contenu comme le ton de 1' ouvrage. Les chefs charismatiques ne sont donc manifestement pas le type d'acteurs histo- riques sur lesquels les Ecossais font porter J'action de la main invisible.

~-~ Ci. W. F liege!, PfnJnonr(;nofogie de 1'1-:sprit, !rad. Jean J-lyppolitc, 1941, p. 5, p. 7.

:i_'i Edna Ullmann-Margalil, op. cil., p. 193-194 .

. \(, 1-lcgcl, La Ra/son dm1s t'histoire, p. 121, -"'.' lhid.

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