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Langues minoritaires, de la passion à l'action : l'engagement des traducteurs dans la préservation du romanche

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Academic year: 2022

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Master

Reference

Langues minoritaires, de la passion à l'action : l'engagement des traducteurs dans la préservation du romanche

BORNET, Maryline

Abstract

Cette étude a pour but d'appréhender la notion d'engagement dans le contexte de la traduction et de la préservation des langues minoritaires en étudiant le cas de traducteurs travaillant avec le romanche. Le volet théorique de ce travail est divisé en trois parties traitant respectivement des langues minoritaires, de l'engagement des traducteurs, ainsi que de l'histoire et de la situation sociopolitique du romanche. Le cœur du travail est une analyse de huit entretiens qualitatifs menés dans le cadre de cette recherche. L'objectif est de mieux cerner la manière dont les traducteurs de langues minoritaires perçoivent la notion d'engagement, comment ils se placent par rapport à cette notion et les moyens d'action dont ils pensent disposer ou qu'ils utilisent. Ce travail tend à montrer que ces traducteurs sont globalement engagés, bien qu'à des degrés variables, et qu'ils déploient diverses stratégies, sans pour autant en avoir une conscience accrue.

BORNET, Maryline. Langues minoritaires, de la passion à l'action : l'engagement des traducteurs dans la préservation du romanche. Master : Univ. Genève, 2019

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:114734

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Maryline Bornet

Langues minoritaires, de la passion à

l’action :

l’engagement des traducteurs dans la

préservation du romanche

Mémoire présenté à la Faculté de traduction et d’interprétation pour l’obtention du Master en

traduction, mention traduction spécialisée Directrice de mémoire : Madame Lucile Davier

Jurée : Madame Emmanuelle Fabre Turner

UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Janvier 2019

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Table des matières

Introduction ... 5

1 Langues minoritaires ... 8

Introduction ... 8

Définitions ... 8

Définition juridique pour point de départ ... 9

Les langues minoritaires, une question de relations et de pouvoir ... 9

Les langues minoritaires : faibles sources de traductions ... 10

Terminologie ... 10

Classification des langues minoritaires et sous-catégories ... 11

Conclusion ... 12

Statut juridique international ... 13

Traductologie, traduction et langues minoritaires ... 14

La traduction vers les langues minoritaires : une visée pas uniquement communicationnelle ... 15

Textes traduits : un choix non sans conséquences ... 16

Traduire pour les droits des locuteurs d’une langue minoritaire ... 17

Conclusion ... 17

Revitalisation des langues et traduction ... 17

Évaluer la vitalité d’une langue ... 17

Revitalisation et traduction ... 18

Traduction, internet et supports technologiques ... 19

1.5.3.1. Accessibilité ... 20

1.5.3.2. Localisation ... 21

1.5.3.3. Mort numérique ... 21

Traduction de textes pragmatiques et littéraires ... 22

Conclusion ... 23

Conclusion ... 24

Engagement et traduction ... 26

Introduction ... 26

Définitions ... 26

Différentes approches en traductologie ... 27

Conclusion ... 31

L’activité de traducteur, une activité loin d’être neutre ... 31

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3

Contexte historique ... 32

Différents types d’engagement... 34

Les causes à défendre et les organisations de traducteurs ... 36

L’engagement et la revitalisation ... 38

Conclusion ... 39

Le romanche... 40

Introduction ... 40

Contexte historique et contemporain... 40

Contexte historique ... 41

Situation actuelle ... 41

Recul et appauvrissement du romanche ... 42

Politiques linguistiques ... 45

Au niveau fédéral ... 45

Au niveau cantonal ... 47

Le statut du romanche du point de vue des langues minoritaires ... 50

Conclusion ... 57

Méthodologie ... 58

Choix de l’étude et des modalités ... 58

Les études qualitatives ... 58

Choix de l’entretien... 59

Préparation ... 59

Détermination du panel et entrée en contact avec les participants ... 59

Guide d’entretien ... 60

Théorie de l’entretien : le rôle du chercheur ... 61

Déroulement des entretiens ... 61

Analyse des données ... 63

Analyse des entretiens... 64

Hypothèses et présupposés ... 64

Pratique et théorie : langues minoritaires et traduction ... 65

Les fonctions de la traduction ... 65

Caractéristique des langues minoritaires en traductologie : le romanche faible cible de traduction ... 69

La problématique des interférences ... 70

Analyse de l’axe vertical : présentation des différents portrait-types ... 72

Analyse de l’axe horizontal : les différents thèmes ... 75

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4

Romanche : qu’est-ce qu’on défend ? ... 75

Les différentes conceptions de l’engagement ... 76

Supériorité du bénévolat ? ... 76

Les rôles de la traduction : la langue romanche comme langue source ou cible ... 79

Le rôle du traducteur en tant qu’acteur engagé, un rôle relativement flou ... 80

Les traducteurs du romanche sont-ils engagés ? ... 82

Conclusion ... 85

Conclusion ... 86

Remerciements ... 91

Bibliographie... 92

Annexe : grille d’entretien ... 100

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5

Introduction

Il me semble que toute personne finit tôt ou tard par se demander si son travail a du sens. Mon intérêt pour les langues m’a poussée à m’inscrire en Faculté de traduction et d’interprétation (FTI). J’ai découvert une formation dont le caractère pluridisciplinaire et le côté pratique ont su satisfaire ma soif d’apprendre. Mes études touchant à leur fin, je me suis inévitablement demandé que pouvait bien signifier le métier de traducteur1 pour moi, et s’il me permettrait de vivre une vie qui me ressemble.

Ce mémoire est une première tentative de répondre à ces interrogations en menant une réflexion sur un thème qui me tient à cœur : le traducteur peut-il s’engager par le biais de son activité traductive ? Selon le Trésor de la langue française, l’engagement se définit comme étant la « [p]articipation active, par une option conforme à ses convictions profondes, à la vie sociale, politique, religieuse ou intellectuelle de son temps ». Avec ce travail, j’espère donc pouvoir fournir une ébauche de réponse aux questions suivantes : que signifie l’engagement dans le contexte de la traduction ? Les traducteurs se considèrent-ils comme engagés ? Et, si la réponse est positive, comment se traduit cet engagement ? A priori, il n’est pas du ressort du traducteur de prendre parti pour une cause, et d’ainsi risquer de se mettre en avant, mettant par là même à mal son image de passeur neutre entre les cultures. Néanmoins, depuis les années 1990, des chercheurs se sont mis à étudier le traducteur et son travail sous un angle nouveau : le tournant culturel, qui s’est construit tout aussi bien à partir de l’approche descriptive qu’en opposition à elle, remet en question la neutralité du traducteur et reconnaît son statut d’individu ayant sa propre manière d’appréhender les choses et d’agir. Comme tout être humain, le traducteur perçoit la réalité au travers de filtres subjectifs façonnés par sa culture et son vécu. Surtout, il ne cesse d’opérer des choix dans le processus de traduction, ce qui présuppose qu’il est intrinsèquement, de manière plus ou moins consciente, engagé. Cette vision nouvelle ouvre la porte à l’idée que le traducteur, en opérant des choix délibérés, peut faire le choix de s’engager activement pour une cause. C’est sur cette thématique que porte mon deuxième chapitre, qui traite de la manière dont les traductologues conçoivent l’engagement, dépeint les portraits de quelques traducteurs engagés à travers l’histoire et fait le point sur les différentes manières dont le traducteur peut aujourd’hui s’engager pour une cause, suivant ses possibilités et ses désirs.

Une fois la grande thématique de ce mémoire trouvée, il m’a fallu circonscrire mon terrain de recherche. Il est en effet possible de s’engager pour toute une palette de causes et chacune d’entre elles a ses spécificités. Mon semestre d’échange au Canada durant la deuxième année de Baccalauréat

1Par souci de lisibilité, l'emploi du masculin comprend les femmes et les hommes dans l'ensemble de ce document.

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6 universitaire à la FTI m’avait grandement sensibilisée à la cause des premières nations et j’avais été à la fois fascinée et horrifiée par le fait que les colons, afin d’assimiler ces peuples dans la société dite

« civilisée », les avaient privés de leur langue pour les couper de leurs racines et de leur culture.

L’histoire tragique de l’assimilation des populations autochtones du Canada montre bien que la langue est un vecteur essentiel de l’héritage culturel et que sa répression, à des degrés divers et de manière plus ou moins tangible, est un facteur d’oppression. Cette expérience m’a conduite à orienter ce travail vers la thématique des langues minoritaires et, par extension, vers celle du rôle du traducteur dans leur protection, voire leur revitalisation, sujets qui sont abordés dans ma deuxième partie. La rédaction de ce chapitre a été riche d’enseignements et m’a permis de mieux appréhender les enjeux qui entouraient les langues minoritaires, plus particulièrement la diversité des définitions dont elles font l’objet, la variété des contextes socioculturels qui les caractérise et, en particulier, l’influence bénéfique ou néfaste que peut exercer la traduction sur ces dernières.

Il restait encore à trouver une langue minoritaire à étudier. La question ne resta pas longtemps en suspens, car j’avais la possibilité, moyennant quelques heures de route, de rencontrer des locuteurs d’une langue minoritaire qui se trouvaient dans mon pays d’origine et, par là même, de mieux faire connaissance avec mon propre héritage culturel. C’est donc tout naturellement que je décidai de prendre le romanche, ou plutôt les différents idiomes regroupés sous cette acception, comme objet d’étude. Le romanche, bien qu’étant une langue nationale, est relativement méconnu des Suisses. En parlant avec mon entourage de mon projet, j’ai constaté que peu de gens avaient même déjà entendu du romanche et que ceux qui avaient pris le temps de se pencher sur le sujet étaient encore moins nombreux. Ainsi, mon troisième chapitre permet de contextualiser la situation du romanche et de se pencher un peu sur son histoire ainsi que sur les politiques linguistiques de la Confédération et des Grisons, seul canton suisse dont le romanche est une des langues officielles, pour mieux comprendre les difficultés auxquelles le romanche fait face, ainsi que les enjeux qui l’entourent. J’aborde également dans ce chapitre la vitalité du romanche en comparaison avec les autres langues minoritaires grâce à la liste des facteurs de vitalité des langues de l’UNESCO.

Concernant la méthodologie, ce travail a été effectué en deux temps : d’abord, une recherche documentaire, puis la conduite d’entretiens avec des traducteurs dont une des langues de travail est le romanche. En effet, il était clair dès le départ que je souhaitais travailler sur un projet qui me permettrait d’apprendre non seulement par l’intermédiaire de livres, mais aussi de rencontres. Je ne pense pas que l’on puisse être en mesure de comprendre une situation, dans ce cas celle d’une langue et donc de ses locuteurs, sans se rendre sur place et discuter avec les personnes qui vivent cette situation au quotidien.

J’ai donc d’abord effectué des recherches documentaires sur les sujets de l’engagement, des langues

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7 minoritaires et du romanche. Une fois ces trois thèmes approfondis, j’ai élaboré ma grille d’entretien selon les grands axes que je souhaitais aborder lors de mes entretiens. Mon but étant de réussir à cerner ce que signifie l’engagement pour les traducteurs et d’en apprendre plus sur la situation du romanche, et non pas de recueillir des données statistiques, c’est tout naturellement vers l’approche qualitative que je me suis tournée. J’ai ainsi conduit huit entretiens semi-directifs d’une durée allant de quarante- cinq minutes à une heure et demie.

Le chapitre qui vient clore ce travail est celui de l’analyse de ces entretiens. Ces derniers m’ont permis de faire de belles rencontres, de découvrir des enjeux auxquels je n’avais pas pensé lors de mes réflexions sur le sujet et de déconstruire certains de mes présupposés. Grâce à l’analyse des différents entretiens, et à la comparaison de ces derniers, j’ai pu me faire une idée plus précise de la manière dont les traducteurs romanchophones perçoivent la situation du romanche, l’importance que revêt la traduction pour la langue, la façon dont ils travaillent ainsi que leur conception de l’engagement.

L’analyse des dires de mes participants m’a aussi permis de faire un lien avec la théorie évoquée dans les premiers chapitres, et ainsi de l’affirmer ou de remettre en question certains points.

Ce travail a pour but de recueillir et d'analyser les ressentis de différents traducteurs, afin de mieux comprendre ce que la notion d’engagement en traduction signifie pour eux, comment ces derniers se situent par rapport à cette notion, et de quelle manière l’activité de traduction peut être menée de manière active au service d’une cause, dans le cas précis, la préservation du romanche.

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1 Langues minoritaires

Introduction

Le premier chapitre de ce mémoire traite de la notion de langue minoritaire : je me penche sur la terminologie et sur les différentes définitions de cette notion proposée par les traductologues, ainsi que sur le statut juridique international et les différentes méthodes de classification de ces langues. Il est ensuite question du rôle spécifique des traducteurs et de la traduction dans le contexte des langues minoritaires, notamment en Europe, ainsi que de la revitalisation de ces langues et de l’utilité de la traduction à cet égard.

Définitions

En traductologie, il n’existe pas de définition établie du concept de langue minoritaire. Cela tient probablement en grande partie à deux raisons : tout d’abord, ce domaine n’a que peu attiré l’attention des chercheurs. Ensuite, les langues concernées évoluent dans une importante variété de contextes socioculturels et ont chacune leur histoire, rendant difficile l’établissement d’une définition qui les incluraient toutes. De nombreux efforts pour classer les langues minoritaires ont toutefois été entrepris depuis la seconde moitié du XXe siècle, notamment par Gideon Toury (1985), Michael Cronin (1995) et Albert Branchadell (2011).

Toury (1985, p. 5) questionne une potentielle définition généralisante des langues minoritaires, et se demande s’il existe une spécificité commune aux différentes langues considérées comme minoritaires qui justifierait qu’elles soient traduites différemment des langues dominantes. Pour lui, il serait peut- être plus judicieux d’étudier des paires spécifiques de langues que de tenter de généraliser :

[…] a question may also arise as to whether it is possible — or even desirable in terms of scientific economy — to make substantial generalizations about so-called minority languages or whether one should move directly from a general theory of translating to separate treatment — both descriptive and practical — of problems pertaining to translating among specific language pairs, one or both of which happen to be minority languages. (Toury, 1985, p. 5)

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9 Définition juridique pour point de départ

Devant l’absence de définition traductologique établie, Branchadell (2011, p. 97) prend pour point de départ la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, avant de fonder ses propos sur la définition de Cronin (1995) (cf. 1.2.2). Le texte de la Charte, adopté en 1992 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, offre selon Branchadell une définition sociolinguistique pertinente permettant de donner un premier cadre au concept. Ainsi, pour le chercheur et pour le Conseil de l’Europe, les langues minoritaires sont caractérisées par le fait qu’elles sont parlées au sein d’un État par moins de personnes qu’une ou plusieurs autres langues et qu’elles ne jouissent pas d’un statut officiel dans cet État. À noter que les dialectes et les langues des migrants sont exclus de cette catégorie.

Les langues minoritaires, une question de relations et de pouvoir

Pour Cronin, les langues minoritaires se définissent en termes de relation et non d’essence (1995, p.

86), c’est-à-dire que le statut minoritaire d’une langue est dû à la relation qui unit cette dernière à une autre langue, considérée comme dominante. Il s’agit d’un processus dynamique, et donc changeant : « The majority status of a language is determined by political, economic and cultural forces that are rarely static and therefore all languages are potentially minority languages » (Cronin, 1995, p. 87-88).

Le statut minoritaire d’une langue ne dépend donc pas du nombre de locuteurs uniquement, mais plutôt du rapport hiérarchique entretenu avec une autre langue, parlée par un plus grand nombre de personnes, et ce dans un contexte géographique et historique précis, voire dans un domaine, par exemple technologique, ou lors d’un événement particulier (Branchadell, 2011, p. 97). Ce statut est donc relatif.

En conséquence, une langue, par exemple le français, peut à la fois être minoritaire dans un pays (le Canada) et dominante dans un autre (la France). Il est également intéressant de noter que la majeure partie des langues existantes sont des langues minoritaires, une tendance qui va croissant avec l’utilisation toujours plus importante de l’anglais, notamment dans le domaine des sciences et des technologies (Cronin, 2009, p. 170). Certaines sont même doublement minoritaires, car subordonnées à la fois à la langue dominante de leur pays et à l’anglais (Kuusi, Kolehmainen, & Riionheimo, 2017, p. 143). Cronin écrit également que ces relations peuvent globalement être divisées en deux catégories : les relations diachroniques et les relations spatiales. La première fait référence aux évolutions historiques et la seconde aux modifications des frontières nationales ayant pour conséquence qu’une langue devienne minoritaire (Cronin, 1995, p. 86-87).

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10 Les langues minoritaires : faibles sources de traductions

Il est également possible de définir les langues minoritaires en fonction de leur statut sur le marché de la traduction.

En général, on définit les langues minoritaires comme étant principalement des langues cibles, c’est- à-dire que l’on traduit essentiellement d’autres langues vers les langues minoritaires. A contrario, les langues dominantes prennent le plus souvent le rôle de langue source, l’anglais étant le cas le plus marqué (Cronin, 1995, p. 88). En prenant l’exemple du carélien, une langue minoritaire de Finlande et de Russie, Kuusi et al. soulignent cependant le fait que les flux de traduction peuvent également être faibles dans les deux sens chez certaines langues minoritaires : « However, even the translation activity from major languages into Karelian is feeble at its best (see Iso-Ahola 2017). The problem, therefore, is not just the imbalance of translation flows, but their overall weakness in both directions » (Kuusi et al., 2017, p. 143).

Pour exprimer cette notion, Branchadell propose le concept de « langues moins traduites » (less translated languages). Le chercheur fait entrer dans cette catégorie toutes les langues qui sont moins souvent la source de traductions sur le marché international (Branchadell, 2005, p. 1).

Ainsi, des langues considérées comme ne faisant pas partie de cette catégorie d’après les premières définitions exposées dans ce travail (cf. 1.2.1. et 1.2.2.), par exemple le chinois ou l’arabe, obtiennent selon cette définition le statut de langues minoritaires. En effet, elles sont bien plus rarement des langues sources que ne l’est l’anglais (Branchadell, 2005, p. 1).

Terminologie

Le syntagme « langue minoritaire » (minority language) est le terme que l’on retrouve le plus fréquemment dans la littérature. Cependant, plusieurs tentatives ont été faites pour trouver un équivalent qui prenne davantage en compte l’aspect historique ou traductologique spécifique des langues dites minoritaires et qui laisse moins à penser qu’il s’agit de langues parlées par un nombre restreint de personnes, ce qui n’est pas toujours le cas. Par exemple, le catalan est parlé par près de 10 millions de personnes, ce qui en fait en termes de nombre de locuteurs une langue plus importante que certaines langues dominantes, alors qu’elle a un statut minoritaire (Diaz Fouces, 2005, p. 96). On peut citer le terme proposé par Baumgarten et Gruber (2014, p. 27) qui est celui de langue sans État (nonstate language). Ce terme est plus neutre, aussi bien du point de vue politique que du point de vue du nombre de locuteurs (Kuusi et al., 2017, p. 142). Le terme de langue minorisée (minorised

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11 language) (Diaz Fouces, 2005, p. 96) se retrouve également dans la littérature. Il met aussi en évidence le fait que ce statut est le fruit d’un rapport et non une référence au nombre de locuteurs.

Avec la notion de langues moins traduite (less translated languages), Branchadell met quant à lui l’accent sur la place qu’occupe une langue sur le marché de la traduction (Branchadell, 2005, p. 1) (cf.

1.2.3.). Ce terme s’appuie sur l’idée qu’une langue minoritaire peut être identifiée par le fait qu’elle remplit principalement le rôle de langue cible et que la source des traductions est en priorité la langue qui la domine (Cronin, 1995, p. 88).

Classification des langues minoritaires et sous-catégories

Un autre problème réside dans la classification des langues minoritaires : les langues ont toutes une situation différente, et c’est d’autant plus le cas pour les langues minoritaires, qui évoluent dans des contextes socioculturels très variés, bénéficient d’un soutien plus ou moins important de la part du gouvernement de leur pays, ont un nombre de locuteurs plus ou moins élevé, jouissent ou non d’un statut dominant dans un autre pays, etc. Dans leur travail, Kuusi et al. (2017, p. 143) soulignent le contraste existant entre le catalan, l’irlandais et le galicien, langues qui jouissent toutes les trois d’une position relativement bien établie dans leur pays, avec le carélien ou le sami en Scandinavie, qui ont en comparaison un statut plus précaire.

Il peut donc être utile de diviser les langues minoritaires en sous-catégories, même générales, ne serait- ce que pour permettre une étude plus précise de ces dernières sans tomber dans la généralisation.

Comme c’est le cas pour les définitions (cf. 1.2.1. sqq), ces classifications ne sont pas homogènes et certains chercheurs considèrent certaines langues comme minoritaires, tandis que d’autres non. Par exemple, Diaz Fouces décrit dans le contexte européen trois niveaux : le premier regroupe les langues officielles des États membres de l’Union, le deuxième les langues locales non officielles (les langues dites minorisées, dont la répartition ne correspond pas toujours aux frontières nationales), et le troisième les langues parlées par les migrants (Diaz Fouces, 2005, p. 96‑97). Branchadell (2011, p.

97), quant à lui, exclut de son analyse les langues des migrants.

Parmi les différentes sous-catégories introduites par les chercheurs, l’une d’entre elles est intéressante dans le cas du romanche, celle des « langues minoritaires absolues » (absolute minority languages) proposée par Branchadell (2011, p. 98), qui correspond aux langues minoritaires n’étant des langues dominantes dans aucun État.

La dernière sous-catégorie évoquée dans ce travail est la plus précaire : celle des langues menacées.

Malgré le besoin urgent de recherches et de sensibilisation dans ce domaine, les traductologues ne se

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12 sont penchés que très sporadiquement sur ces dernières (Kuusi et al., 2017, p. 140). Les langues menacées sont des langues qui courent le risque de disparaître dans un avenir proche. La raison principale de l’extinction d’une langue est l’absence de transmission intergénérationnelle, souvent parce que les aînés considèrent que les plus jeunes auront de meilleures chances de réussite économique et professionnelle s’ils apprennent en priorité la langue dominante, c’est notamment le cas en Inde pour le toda (Grenoble & Whaley, 2006, p. 8; Hirsh, 2013, p. 65‑66). Barreña et al. (2007, p. 138) soulignent que le degré de reconnaissance de la langue de la part du gouvernement, le soutien populaire et gouvernemental, la diversité des sphères d’utilisation de la langue et l’importance du rôle qu’elle joue pour l’identité de la communauté importent plus pour la sauvegarde d’une langue que le nombre absolu de locuteurs (cf. 1.5.1 let 3.4).

Un autre aspect souvent caractéristique des langues menacées est celui décrit par Kuusi et al. (2017, p. 140) et Grenoble et Whaley (2006, p. 116‑117) : les locuteurs de langues menacées ont souvent le ressenti que leur langue n’est pas un langage « véritable », qu’elle a moins de prestige. Du fait de ce sentiment, la langue, dédaignée à la fois par les locuteurs de la langue dominante et par ses propres locuteurs, s’affaiblit, allant jusqu’à disparaître.

Conclusion

Dans le domaine des langues minoritaires, il existe un important foisonnement, aussi bien en ce qui concerne les définitions que la terminologie. Cela a pour conséquence que le type de langues entrant dans la catégorie des langues minoritaires peut beaucoup varier selon le point de vue, et donc la définition et la terminologie, que l’on adopte.

Malgré la diversité des définitions, les chercheurs semblent s’accorder sur la caractéristique que prête Cronin (1995, p. 86) aux langues minoritaires : il s’agit de langues dont le statut dépend d’un contexte, d’une relation de pouvoir avec une (ou plusieurs) autre langue. Ce serait donc principalement l’inégalité de ces relations de pouvoir entre une langue et une autre qui déterminerait le statut minoritaire d’une langue. Ces quelques définitions et classifications donnent également à voir qu’il existe différentes sous-catégories, plus ou moins larges et dépeignant pour certaines assez fidèlement la situation du romanche, qui permettent quelque peu de subdiviser le domaine très large des langues minoritaires.

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13 Statut juridique international

S’agissant des droits linguistiques, il existe deux angles d’approche distincts : celui centré sur les individus, promu par de nombreuses chartes depuis la seconde moitié du XIXe siècle (Williams, 2013, p. 34), et celui, plus récent, centré sur la langue elle-même.

Le premier est axé sur le droit des individus à pratiquer leur langue. Selon un document du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les questions relatives aux minorités (2017), ces droits s’articulent autour de quatre axes principaux que sont la dignité, la liberté, l’égalité et l’identité. Dans le cadre de cette approche juridique, on reconnaît l’importance de l’identité culturelle, ainsi que du droit de communiquer et de recevoir des informations dans sa propre langue (Rapporteur spécial des Nations Unies, 2017, p. 12‑16).

De plus, la langue étant une composante essentielle de l’identité des individus, la discrimination ou la répression de cette dernière peuvent engendrer un sentiment de marginalisation et donc de la violence.

Pour l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), promouvoir les droits des minorités et, donc, leurs droits linguistiques, c’est également, dans une certaine mesure, éviter les tensions interethniques et promouvoir la paix et l’inclusion (1998, p. 3). De la même manière, pour l’UNESCO :

La langue est la clé de l’intégration. La langue est au cœur de l’activité humaine, de l’expression personnelle et de l’identité. Reconnaître l’importance primordiale que les gens attribuent à leur propre langue favorise le type de participation au développement authentique qui produit des résultats durables. (UNESCO, 2012)

Pour ces raisons, les langues sont mentionnées dans de nombreux documents et traités relatifs aux droits des personnes en général, et plus particulièrement aux droits des personnes appartenant à des minorités ethniques. En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’Homme mentionnait dans son article 2 la langue comme une source potentielle de discrimination, aux côtés notamment du sexe, de la couleur et de la religion. Depuis lors, différents textes dans lesquels figurent l’interdiction de la discrimination fondée sur la langue et l’importance du respect de la diversité linguistique ont été adoptés.2

2 On peut citer, notamment, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 21, 22 ; 2000), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies (art. 27 ; 1966) ou encore les Recommandations d’Oslo concernant le droit des minorités nationales (art. 14,19 ; 1998).

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14 La seconde approche, plus récente, conçoit la langue comme étant un bien culturel à protéger en tant que tel et non par rapport au groupe social qui la parle. Cette vision a notamment pris corps en 1992 avec l’établissement par le Conseil de l’Europe de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. La langue passe du statut de « véhicule d’une identité ethnique » à celui de partie intégrante d’un patrimoine, d’une diversité culturelle à protéger, au même titre que certains lieux ou certaines coutumes (Busquets, Platon, & Viaut, 2014, p. 94‑95).

La question des langues minoritaires a donc suscité un intérêt au-delà des disciplines en lien avec le langage. La communauté internationale s’est emparée de cette problématique et reconnaît, notamment au travers de la création et de l’adoption de différents textes officiels, l’utilité des langues minoritaires dans le maintien ou l’établissement d’un équilibre social et leur importance pour la richesse et la diversité du patrimoine culturel mondial. Cette prise de conscience et les projets de promotion des langues qui en résultent ont d’ailleurs constitué un terrain de recherche fertile pour les linguistes et les traductologues.

Traductologie, traduction et langues minoritaires

Pour Cronin (2009, p. 170), l’asymétrie des pouvoirs prévalant entre les langues dominantes et les langues minoritaires est très souvent ignorée au profit d’une optique privilégiant implicitement la thèse de l’homogénéité des stratégies de traduction.

Toujours d’après Cronin (1995, p. 88‑89), la théorie de la traduction est donc un outil important pour comprendre la réalité des personnes parlant une langue minoritaire. Mais ces langues souffrent d’un manque de théorisation qui leur fait du tort, les réflexions sur ce thème présentées lors des conférences étant principalement conduites dans les principales langues dominantes que sont l’anglais, l’allemand et le français (Cronin, 1995, p. 89; 93‑94). Comme l’explique Cronin en prenant pour exemple les méthodes de traduction d’un poète de langue irlandaise, Séamas Mac Annaidh, cette hégémonie est en partie due à des problèmes pratiques d’exemplification :

Reading passages from [Séamas Mac Annaidh’s] work to contextualise, for example, lexical choices would enlighten few but the reader and other speakers of Irish Gaelic who as a group do not generally figure prominently in translation studies conferences. So the obvious solution is to translate the passage into English but this is precisely the source-language that is being discussed and the aim of the analysis is to assess target-language effects. Another approach is to select brief examples and use periphrasis to explain the consequences of translation strategies in the

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15 minority TL. The ensuing descriptive burden does little for economy and completeness in presentation so that the translation scholar may find it easier to discuss in one of the lingua francas of international conferences, mainstream translation theories or works written in major languages. (Cronin, 1995, p. 94‑95)

Des différences notables existent dans la manière dont est abordée la traduction selon que la langue source ou cible est ou non une langue minoritaire (Cronin, 2009, p. 169‑170), que cela soit au niveau des stratégies de traduction (cf. 1.6.2. et 2.2.1.3.), du choix des textes à traduire (cf. 1.4.2.) ou encore de la finalité du texte traduit (cf. 1.4.1.).

La traduction vers les langues minoritaires : une visée pas uniquement communicationnelle

La plupart du temps, et c’est aussi le cas à certains égards pour les langues minoritaires, il paraît naturel que les textes soient traduits afin de rendre les informations qu’ils contiennent intelligibles pour les personnes parlant une langue différente. Sachant que, dans la majorité des cas, les locuteurs de langues minoritaires maîtrisent également la langue dominante, comment se fait-il que de nombreux textes en tous genres soient tout de même traduits vers leur langue ? Cette question pousse à se concentrer, non pas sur la manière dont sont traduits les textes, mais sur les raisons pour lesquelles ils sont traduits (García González, 2005, p. 107; Kuusi, Kolehmainen, & Riionheimo, 2017, p. 150). Cronin écrit à ce sujet :

A dimension which is often specific to minority languages in translation is the importance of the symbolic as opposed to the informational function of language. That is to say, for political or other reasons speakers of minority languages may have a perfectly good knowledge of a dominant language (Catalans knowing Spanish) but still insist on translation from and into that language. Translation in this instance is not about making communication possible but about establishing identity or enacting a form of resistance to the claims of the hegemonic language.

(Cronin, 2009, p. 171)

Ainsi, la traduction n’a pas toujours une finalité strictement communicationnelle, mais peut aussi représenter un outil de promotion ou de sauvegarde de la langue (García González, 2005, p.

110‑111), ou encore avoir une visée politique ou une portée symbolique.

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16 Textes traduits : un choix non sans conséquences

De même, le choix des textes traduits peut avoir une influence aussi bien sur la vision de la culture dominante vis-à-vis de la culture minoritaire que sur celle des locuteurs de la langue minoritaire sur leur propre culture.

En ce qui concerne les textes traduits depuis une langue minoritaire, le choix se porte très souvent sur des œuvres dépeignant des personnes vivant dans une autre époque ou sur des textes très alignés sur les stéréotypes, souvent liés à des temps révolus, qu’entretient la culture dominante vis-à-vis de la culture minoritaire. Une conséquence de cela est, d’une part, que la langue paraît désuète et donc non adaptée aux exigences de la vie moderne, et, d’autre part, qu’elle semble représenter un témoignage du passé qu’il ne faut ni toucher ni dénaturer, l’empêchant par là même de se moderniser et la rendant effectivement inadaptée à la vie d’aujourd’hui et aux différentes sphères d’activités des locuteurs (Cronin, 1995, p. 96; 98).

De façon plus subtile encore, le choix de traduire ou non vers la langue dominante peut également avoir une influence sur la vision des locuteurs vis-à-vis de leur propre culture et des productions de leurs pairs. Par exemple, un auteur irlandais refusant d’être traduit a vu son succès compromis auprès des locuteurs de sa propre langue (Titley, 1993, in Cronin, 1995, p. 99).

Cependant, comme l’explique Deborah Folaron, la traduction peut également favoriser la visibilité des connaissances, des valeurs et de la culture des communautés minoritaires :

Translation can give global visibility and voice to texts written in restricted, local contexts, and in so doing allow both knowledge to circulate and the values of diverse cultures to engage substantively with more hegemonic ones (Folaron, 2015, p. 18).

En ce qui concerne la traduction vers les langues minoritaires également, le choix des textes revêt une importance : le fait de traduire vers une langue minoritaire influence la vision des locuteurs quant au prestige de leur langue (Woodworth, 1996) et à sa capacité d’adaptation à la vie moderne (Cronin, 1995, p. 96; 98), ce qui peut avoir une influence notable sur sa pérennité (cf. 1.5.1). Woodworth affirme la chose suivante :

[By] translating works that have enjoyed prestige, authority or simply wide distribution in the source culture, the translator confers credibility on the target language text and the target language itself. (Woodworth, 1996, p. 235, in Diaz Fouces, 2005, p. 102)

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17 Ces exemples démontrent pourquoi, comme l’a dit Cronin (1995, p. 88‑89), il est nécessaire de théoriser les divers aspects de la traduction dans le contexte des langues minoritaires, afin de mieux comprendre les enjeux qui les entourent.

Traduire pour les droits des locuteurs d’une langue minoritaire

La traduction est également un outil important pour le respect des droits linguistiques des communautés. Il permet aux minorités linguistiques de se sentir intégrées en ayant accès, entre autres, aux textes officiels, à des supports pédagogiques, à l’information, à la littérature. La traduction et l’interprétation rendent également accessibles aux locuteurs de langues minoritaires les services administratifs ou juridiques (Kuusi et al., 2017, p. 149). Ainsi, Cronin considère que : « An important dimension to translation-as-diversification is the contention that a basic right of a language community is to be able to live a full life in the minority language » (Cronin, 2009, p. 171).

Conclusion

La traduction revêt donc une importance particulière dans le cadre des langues minoritaires, principalement en raison du contexte d’asymétrie des pouvoirs dans lequel se trouvent ces langues (Cronin, 2009, p. 170). Elle se trouve au centre d’enjeux différents que dans le cas des langues dominantes et occupe une position ambivalente, car elle peut influencer négativement la vision des locuteurs et des non-locuteurs sur une langue, tout comme elle peut représenter un outil pour le respect du droit des minorités et la promotion, voire la revitalisation, des langues minoritaires (cf. 1.6.).

Revitalisation des langues et traduction

Dans le contexte des langues minoritaires, la revitalisation est une des causes pour lesquelles le traducteur peut s’engager (cf. 2.5.2) et sur lesquelles il peut avoir une influence bénéfique en tant qu’expert linguistique. Cette section présente brièvement les critères d’évaluation des langues minoritaires, qui sont repris au chapitre traitant du romanche (cf. 3.4), et le rôle que joue la traduction dans la revitalisation de ces langues.

Évaluer la vitalité d’une langue

Pour évaluer la vitalité d’une langue, il faut prendre en compte un grand nombre de facteurs, tous interdépendants (Grenoble & Whaley, 2006, p. 13). Dans leur ouvrage ayant pour objet la revitalisation des langues, Lenore A. Grenoble et Lindsay J. Whaley (2006) se sont fondés sur le document intitulé

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18

« Vitalité et disparition des langues » du Groupe d’expert ad hoc sur les langues en danger de l’UNESCO, d’une part parce qu’ils considèrent qu’il s’agit d’un cadre méthodologique complet et d’autre part parce qu’il a été conçu et approuvé par une équipe internationale de linguistes (Grenoble

& Whaley, 2006, p. 3‑4). Ce document propose neuf critères d’évaluation de la vitalité des langues :

• le nombre absolu de locuteurs,

• la transmission de la langue d’une génération à une autre,

• l’attitude des membres de la communauté vis-à-vis de leur propre langue,

• l’utilisation de la langue dans les différents domaines publics et privés,

• le type et la qualité de la documentation,

• l’attitude et la politique linguistique au niveau du gouvernement et des institutions, ainsi que son usage et son statut officiels,

• la réaction face aux nouveaux domaines et médias,

• la disponibilité de matériel d’apprentissage et d’enseignement des langues,

• le taux de locuteurs par rapport à l’ensemble de la population.

J’utilise ces critères pour évaluer la vitalité du romanche par rapport à celle des autres langues minoritaires.

Revitalisation et traduction

Lorsqu’il n’est plus possible de protéger suffisamment une langue et que cette dernière se met à décliner, il peut être utile d’entreprendre une démarche plus volontariste visant à la redévelopper, voire à la développer dans certains domaines dans lesquels elle n’était auparavant pas employée (Grenoble

& Whaley, 2006, p. 13). Cette démarche doit permettre d’étendre les domaines dans lesquels la langue peut être utilisée afin de lui redonner de l’autonomie, ainsi que du prestige auprès des locuteurs comme des non-locuteurs de cette langue (Cronin, 2009, p. 171).

Tout comme les langues minoritaires, les programmes de revitalisation sont caractérisés par une grande diversité. Ceci tient toujours au fait que chaque langue évolue dans un contexte socio-culturel différent.

Pour chacune d’entre elles, il est ainsi nécessaire d’effectuer une évaluation en profondeur des différentes variables entrant en jeu telles que le statut de la langue, la politique linguistique du pays, l’attitude vis-à-vis de la langue, le degré d’autonomie régional ou encore les ressources financières (Grenoble & Whaley, 2006, p. 21‑44).

De nombreux programmes de revitalisation concentrent leurs efforts sur l’immersion linguistique, des enfants comme des adultes, car il est également important de rendre la langue accessible à de nouveaux

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19 locuteurs (Kuusi et al., 2017, p. 140). Un autre aspect de cette démarche est l’élaboration de normes d’écriture, processus également considéré comme nécessaire pour la préservation de la langue (Crystal, 2000, p. 138‑141). La codification écrite permet en effet la création de supports pédagogiques pour former des nouveaux locuteurs et offre à la langue un statut de langue « véritable ».3

Grenoble et Whaley insistent sur le fait que, pour qu’un programme de revitalisation aboutisse, l’impulsion principale doit venir des communautés elles-mêmes. En effet, malgré toute la bonne volonté et l’expertise d’intervenants externes, une telle entreprise ne saurait être un succès si la communauté linguistique elle-même ne fait pas preuve d’un investissement important (Grenoble &

Whaley, 2006, p. 20).

La traduction est restée pour le moins invisible dans le domaine de la revitalisation des langues (Kuusi et al., 2017, p. 138). Pourtant, elle a un rôle crucial à jouer dans le processus de normalisation et de développement de la langue. Elle permet, notamment en développant de nouveaux termes et expressions, de rassurer les locuteurs quant à la capacité de leur langue à exprimer toute la gamme de choses exprimables, tout comme peuvent le faire des langues considérées comme « standard » (Toury, 1985, p. 7).

De plus, le simple fait de traduire dans une langue minoritaire lui confère un certain prestige (cf.

1.4.2.) :

Translation is an effective tool to change users’ perception of the symbolic and practical value of their own language, as a language into which translations are made is considered a useful one.

(Diaz Fouces, 2005, p. 102)

La traduction permet également de développer du matériel d’apprentissage pour permettre d’enseigner dans la langue en question et rendre ainsi cette dernière accessible à de nouveaux locuteurs (Folaron, 2015, p. 18).

Traduction, internet et supports technologiques

Les nouvelles technologies occupent une place prépondérante dans notre vie quotidienne. Nombreuses sont les actions et les tâches qui peuvent, voire doivent, aujourd’hui se faire via internet, par exemple transférer de l’argent, accéder à l’information et communiquer, ou encore remplir des formulaires administratifs.

3 La codification par écrit est une des caractéristiques que les gens attribuent traditionnellement aux langues

« véritables » par opposition aux dialectes, d’où l’enjeu de la création de dictionnaires et autres supports écrits (Päivi Kuusi & Leena Kolehmainen & Helka Riionheimo. 2017, p. 147 ; Grenoble & Whaley, 2006, p. 116).

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20 L’accès aux technologies dans des langues minoritaires, en plus de permettre aux locuteurs de vivre pleinement leur vie dans leur langue, est un moyen efficace de défier la vision archaïsante (antiquarian perspective) décrite par Cronin et selon laquelle les langues minoritaires seraient inadaptées à la vie moderne (Cronin, 1995, p. 96).

L’accessibilité des ressources du web dans la langue maternelle, ainsi que la localisation des divers logiciels et produits technologiques, brièvement présentées dans ce travail, constituent des problématiques directement liées à l’inclusion des communautés minoritaires dans la sphère technologique.

1.5.3.1. Accessibilité

Il suffit de faire quelques recherches sur la toile pour voir que le web est dominé par un petit nombre de langues (Grenoble & Whaley, 2006, p. 10) : les locuteurs de l’anglais sont ceux qui profitent de la plus importante quantité d’information en comparaison à d’autres langues. Les langues les plus courantes tirent elles aussi leur épingle du jeu sur le web. Wikipédia illustre à mon sens assez fidèlement la réalité d’internet : la plus grande majorité des articles sont disponibles en anglais, tandis qu’une vaste quantité d’articles sont également disponibles dans des langues dominantes telles que le français ou l’allemand. Il devient en revanche plus difficile d’avoir accès à l’information dans des langues minoritaires. Bien entendu, une vaste quantité de contenu est écrit en anglais, mais, dans le cas de Wikipédia, on constate que rares sont les articles ensuite traduits dans les langues minoritaires.

Voici, d’après les statistiques de wikimedia (18 mars 2018), le nombre d’articles par langue sur Wikipédia pour trois langues dominantes (anglais, allemand, français) et trois langues minoritaires (catalan, irlandais, romanche) :

5592694

2164434

1966513

575770

46 442 3 491 0

1000000 2000000 3000000 4000000 5000000 6000000

Nombre d'articles Wikipédia par langue

Anglais Allemand Français Catalan Irlandais Romanche

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21 András Kornai (2013) utilise d’ailleurs comme critère la qualité et la quantité des articles Wikipédia rédigés dans les langues minoritaires pour évaluer la vitalité des langues sur internet (cf. 1.6.1.3.). On peut constater sur ce graphique que le romanche n’est que très peu présent sur Wikipédia et il serait intéressant d’analyser le nombre d’articles mis en ligne par année pour savoir si sa présence sur cette plateforme stagne ou tend à augmenter.

1.5.3.2. Localisation

Dans la sphère technologique, la traduction ne suffit pas à rendre utilisable un produit ou un logiciel.

Il est notamment nécessaire que ce dernier soit adapté aux caractéristiques culturelles du public cible, qui comprennent, entre autres, le type d’alphabet, la signification des symboles ou encore les

conventions d’écritures (par exemple les monnaies, les indications d’horaire, la ponctuation, etc.).

Ces spécificités doivent être prises en compte pour que le produit puisse être utilisé sans entraves (Folaron & Gambier, 2007, p. 41 ; Cronin, 1995, p. 97‑98). Un exemple marquant d’incompatibilité culturelle est celui donné par Sasikumar et Hedge (2004, p. 8 in Wandera, 2015, p. 116) : l’icône de la corbeille, auxquels sont parfaitement habitués Européens et Américains, pourrait ne pas être comprise dans certaines régions rurales du globe, où ce concept n’existe pas.

1.5.3.3. Mort numérique

Face au caractère essentiel que revêtent internet et les diverses technologies de l’information, certains chercheurs se sont penchés sur la vitalité des langues sur le web. Le degré d’utilisation d’une langue dans les nouveaux domaines et médias fait d’ailleurs partie des facteurs développés par le Groupe d’experts ad hoc de l’UNESCO sur les langues en danger (2003).

András Kornai (2013), par exemple, a conduit une étude sur ce sujet. Pour cela, il s’est fondé sur une version complexifiée de la Graded Intergenerational Disruption Scale (GIDS) de Fishman (1991) permettant d’évaluer le déclin d’une langue, d’après ces différentes étapes : il y a premièrement perte de fonction, c’est-à-dire que l’entièreté d’une sphère d’utilisation de la langue est désormais assurée par une autre langue que celle en question, puis la perte de prestige et, enfin, la perte de compétence, qui se manifeste par l’émergence de semi-locuteurs qui comprennent certes encore la langue, mais font usage d’une grammaire très simplifiée. Kornai a repris ce modèle et l’a transposé à l’étude de la vitalité des langues sur le web. Pour le chercheur, les langues peuvent subir une « mort numérique » (digital death), tout en se portant bien dans les autres sphères d’utilisation. C’est par exemple le cas du mandinka, une langue africaine qu’on ne considère pas menacée selon les critères traditionnels, mais qui n’a pas su se développer sur le web. Pour Kornai, la mort numérique signifie qu’une langue est également en train de disparaître dans le monde réel, de par l’absence de natifs du numérique (digital

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22 natives) dans cette langue et de par son incapacité à se moderniser. Cette hypothèse reste cependant à vérifier, et d’autres chercheurs ne semblent pas penser qu’une présence peu vigoureuse sur le web puisse conduire à la disparition d’une langue ni, a contrario, qu’une forte présence puisse à elle seule être un gage de vitalité (Grenoble & Whaley, 2006, p. 9‑10).

L’ère du numérique, dans laquelle notre société évolue, a créé le besoin de rendre les technologies accessibles à un public de plus en plus large et diversifié. Cet enjeu est d’autant plus important pour les langues minoritaires, car celle-ci courent le risque d’être dépassées si elles ne prennent pas ce tournant, ce qui pourrait, selon Kornai (2013), les condamner à disparaître. Le développement de l’ingénierie linguistique, notamment dans les branches de la traduction automatique, pourrait grandement contribuer à la vitalité des langues minoritaires sur le web. Cette activité présuppose une étude en profondeur des langues, afin de comprendre très précisément leur architecture et leur fonctionnement, et de développer des modèles réutilisables par la suite pour divers logiciels et produits (Sarasola, 2000, p. 1‑3). De même, l’internationalisation, qui consiste en « la généralisation d’un produit dès sa conception, de manière à ce qu’il accepte de multiples langues et conventions culturelles sans devoir être repensé et conçu de nouveau » (Folaron & Gambier, 2007, p. 41), pourrait permettre de faciliter l’adaptation culturelle.

Traduction de textes pragmatiques et littéraires

La traduction de textes a également un rôle central, quoique paradoxal, à jouer pour les langues minoritaires : d’un côté, elle représente un outil sans lequel les langues cesseraient d’être des langues vivantes vectrices de communication dans la vie quotidienne ; de l’autre, elle leur fait courir le risque d’être assimilées à la langue dominante (translated out of existence) (Cronin, 2009, p. 171), les langues ayant absorbé tant des caractéristiques des langues dominantes qu’elles ne sont plus guère que le reflet de ces dernières.4

Cronin (1995, p. 89‑90) opère une distinction entre les traductions à fonction esthétique et les traductions à fonction pragmatique. Ces dernières satisfont les besoins pratiques en termes de traduction tels que les traductions de documents officiels, de médias d’information, de livres scolaires, etc. et sont caractérisées par le fait qu’elles sont majoritairement unidirectionnelles. Il existe moins d’études sur la traduction de textes pragmatiques que sur celle de textes littéraires : étant associés à la culture et donc à l’identité d’une communauté linguistique, ces derniers sont plus étudiés. Bien que ces textes revêtent une valeur importante au niveau culturel, il est important de ne pas sous-estimer les

4 Cronin utilise l’image suivante: les langues minoritaires deviennent des « reflets de la langue dominante » (mirror- images of the dominant language). (Cronin, 1998, p. 47)

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23 textes pragmatiques, qui participent à la modernisation des langues minoritaires et ainsi à leur vitalité en permettant d’étendre ou de maintenir les domaines d’activité de la langue (Cronin, 2009, p. 171).

En ce qui concerne les textes à visée esthétique, l’idée de la mise à disposition dans une langue majoritaire de la production littéraire originellement écrite en langue minoritaire a ses adeptes et ses détracteurs. D’un côté, il y a ceux qui considèrent qu’une telle démarche permet de sortir les auteurs de langues minoritaires de leur « isolationnisme linguistique » (linguistic isolationism) (Cronin, 1995, p. 92) et ainsi de donner de la visibilité à la culture minoritaire au-delà de frontières linguistiques parfois extrêmement restreintes (Folaron, 2015, p. 18). De l’autre, il y a ceux, comme la poétesse irlandaise Biddy Jenkinson, qui préfèrent que la littérature de leur langue ne soit pas automatiquement traduite en langue dominante :

I prefer not to be translated into English in Ireland. It is a small rude gesture to those that think that everything can be harvested and stored without loss in an English-speaking Ireland.

(Jenkinson, 1991, p. 34 dans Cronin, 1995, p. 92)

C’est aux communautés de décider quels textes traduire pour agrandir leur répertoire. C’est également à elles que revient le choix que leur langue devienne une langue source afin de faire mieux connaître et d’internationaliser leur propre production littéraire (García González, 2005, p. 108).

Ainsi, le paradoxe de la traduction vers les langues minoritaires est qu’elle permet aux locuteurs de jouir de droits similaires à ceux des locuteurs de langues majoritaires, mais qu’elle ouvre la porte à d’importantes interférences de la part de la langue source. Le tour de force est de trouver un équilibre entre domestication, qui permet de conserver les particularités du langage, et étrangéisation, qui permet au langage de se moderniser et de répondre aux besoins de son temps (Cronin, 2009, p. 171; Toury, 1985, p. 8,9)

Conclusion

La revitalisation des langues est un processus complexe, qui se doit de prendre en compte une multitude de facteurs interdépendants. Les chances de succès dans le processus de revitalisation seront plus grandes si les différents agents (traducteurs, locuteurs, militants, gouvernements…) travaillent de concert (Kuusi et al., 2017, p. 150, 155-156) et, surtout, si les communautés linguistiques elles-mêmes s’investissent fortement dans le programme de revitalisation (Grenoble & Whaley, 2006, p. x).

Les ouvrages traitant de ce sujet ne mentionnent pas la traduction comme outil de revitalisation, alors que cette dernière a pourtant un rôle crucial à jouer dans ce domaine (Kuusi et al., 2017, p. 138) : elle permet, entre autres, de mettre à disposition du matériel d’apprentissage, de faire connaître une culture

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24 au-delà des frontières linguistiques, d’élargir les domaines d’utilisation de la langue et d’augmenter le prestige de cette dernière grâce à la traduction de textes littéraires et de textes pragmatiques traitant de domaines récents tels que les sciences.

Le point qui a été abordé plus en profondeur dans ce chapitre est le domaine des nouvelles technologies, car il occupe désormais une place significative dans le fonctionnement de la société.

Nombreuses sont les minorités linguistiques qui n’ont pas accès aux technologies dans leur langue maternelle. L’accès à internet et aux différentes technologies de l’information dans des langues minoritaires permettraient pourtant de prouver que ces langues ont tout le potentiel nécessaire pour s’adapter à notre époque. Leur intégration sur le web permettrait de donner tort à la vision selon laquelle ces langues sont désuètes et leur redonnerait de fait du prestige.

Il faut cependant être conscient du fait que la plupart des programmes de revitalisation échouent, mais les quelques réussites existantes permettent de rester optimiste quant à l’efficacité de ces programmes (Grenoble & Whaley, 2006, p. ix).

Conclusion

Ce chapitre a pour but de montrer l’importante diversité qui caractérise les langues minoritaires et leur situation. D’après les différents points de vue recueillis dans ce travail, il semblerait que la caractéristique commune à toutes les langues minoritaires soit pour les traductologues le rapport de subordination qu’elles entretiennent vis-à-vis d’une ou plusieurs autres langues dans un contexte spatio-temporel bien précis. De même, les pays et institutions internationales ont tenté de définir un cadre qui circonscrit la notion de langue minoritaire et de protéger les langues qu’ils considéraient comme entrant dans cette catégorie, la mise en place de ce cadre législatif étant motivé par deux raisons principales : le respect des droits individuels et la sauvegarde du patrimoine culturel. Ce chapitre met également en lumière les différents enjeux qui existent autour de la traduction lorsqu’il est question de langues minoritaires. La traduction, particulièrement dans ce contexte, se révèle être bien plus qu’un simple outil communicationnel : elle peut permettre de protéger et de revitaliser la langue, voire de lui rendre de son prestige. Elle peut toutefois aussi nuire à l’image des communautés minoritaires ou de leur langue, en les enfermant dans des stéréotypes et en leur donnant un vernis désuet, ou encore en gommant les spécificités de la langue minoritaire en empruntant trop de caractéristiques grammaticales et culturelle de la langue dominante. Kuusi et al. disent d’ailleurs à ce sujet :

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25 Embedded in cultural, social, and power relations, translation may carry with it the aims and intentions of the translating agent as well as the traces of influence from the dominant linguistic culture. (Kuusi et al., 2017, p. 156‑157)

Ce tour d’horizon montre l’importance de former et de sensibiliser les traducteurs professionnels et les militants linguistiques (language activists) à la manière dont ils peuvent promouvoir ou empêcher l’ascendant des langues dominantes sur les langues minoritaires et, surtout, sur les langues menacées.

La traduction n’étant pas un transfert neutre d’une langue vers une autre (cf. 2.2.1.3. et 2.3.), il semble utile de prendre conscience que nos choix en tant que traducteurs, que ce soit au niveau des procédés, des stratégies ou des textes, peuvent avoir un impact durable sur certaines communautés linguistiques.

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26

Engagement et traduction

Introduction

Ce chapitre vise à mieux faire comprendre la notion d’engagement et les approches engagées en traductologie, ainsi qu’en traduction. Il débute par une courte définition de la notion d’engagement, puis continue avec une présentation succincte des principales approches qui ont précédé le tournant culturel des années 1990 en traductologie. Le cœur de ce chapitre porte sur les approches engagées, qui sont nées avec le tournant culturel, ainsi que sur l’étude de ces approches et sur les cas de traducteurs engagés d’hier et d’aujourd’hui. La dernière partie du chapitre est consacrée aux différents types d’engagement.

La notion d’engagement n’a été conceptualisée qu’assez récemment : en anglais, comme le souligne Maria Tymoczko (2010, p. 12,13), le mot activism n’a été largement diffusé qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle. De même, les mots militantisme ou engagement, tous deux des traductions possibles du terme anglais, n’apparaissent dans l’acception pertinente pour ce travail que dans la neuvième édition du dictionnaire de l’Académie française parue entre 1992 et 2011, et pas dans la huitième version, datée de 1932-1935. Pour Tymoczko (2010, p. 14), l’apparition de ce concept, à la place duquel étaient autrefois utilisés des mots plus généraux (comme agitateur) ou, au contraire, spécifiques au groupement auquel on faisait référence (par exemple les bolcheviks ou les anarchistes), puise certainement son origine dans la Seconde Guerre mondiale. Cette dernière a exemplifié de manière frappante le fait que, comme l’a écrit le philosophe britannique John Stuart Mill : « le mal n’a besoin pour triompher que de l’inaction des hommes de bien »5. En effet, le monde avait été saisi d’effroi face aux atrocités qui avaient été commises et à la passivité des individus, qu’il s’agisse de civils ou de militaires. Toujours selon Tymoczko, le procès de Nuremberg a grandement participé à la reconnaissance de la notion de responsabilité individuelle pour les actes que l’on commet, même s’ils sont effectués sous ordres. Ce serait donc cette délégitimation de la passivité qui aurait consacré l’importance de l’engagement personnel et du rôle de chaque individu dans la lutte contre l’injustice.

Définitions

Avant de commencer, il peut être intéressant d’attirer l’attention sur un problème de terminologie. Lors de la genèse de ce mémoire, il était question de militantisme. Au fil de ce travail et en nous questionnant

5 « Bad men need nothing more to compass their ends, than that good men should look on and do nothing », John Stuart Mill, Discours tenu à l’Université de St. Andrews, 1867

https://hdl.handle.net/2027/hvd.32044018937722?urlappend=%3Bseq=30 [Consulté le 21.11.2018]

(29)

27 sur les réponses reçues lors des premières prises de contact effectuées dans le cadre des entretiens dont il est question au chapitre 5, nous en sommes arrivées, mes superviseuses et moi, à la conclusion que le terme d’engagement était plus approprié. En effet, la définition de militantisme selon le Trésor de la langue française informatisé et la neuvième édition du dictionnaire de l’Académie française suppose l’idée de lutte, souvent dans le contexte d’une appartenance à une organisation politique ou syndicale, ce qui semble assez éloigné de la situation du traducteur.

Le Trésor de la langue française définit l’engagement comme étant une « [p]articipation active, par une option conforme à ses convictions profondes, à la vie sociale, politique, religieuse ou intellectuelle de son temps ».

Deux éléments principaux ressortent de cette définition : la notion de participation active et celle de conformité avec des convictions. Une personne qui s’engage effectue donc le choix conscient d’agir par des actes concrets selon des principes qu’elle juge comme fondamentaux. Cette définition s’accorde particulièrement bien aux traducteurs engagés, car ces derniers s’attachent à transmettre leurs principes par leur pratique de la traduction.

Au-delà de cette définition, il est difficile de donner un cadre strict aux approches engagées et à leurs effets. Tymoczko affirme à propos de l’engagement politique des traducteurs : « The good news about translation and political engagement is that it is protean, with the potential to change and change again the representations it creates » (Tymoczko, 2000, p. 41). Ainsi, l’engagement, que ce soit des traducteurs ou des interprètes, peut prendre selon la cause et l’époque des formes multiples (cf. 2.5.).

En ce qui concerne la traductologie, le chercheur également peut adopter une approche engagée en étudiant et, de ce fait, en diffusant la démarche des traducteurs engagés ou les approches engagées, ou en prônant lui-même une approche visant par exemple à « promouvoir la diversité linguistique, et par là même la diversité culturelle, et à mettre en évidence les injustices que subissent traducteurs et interprètes »6 (Brownlie, 2010).

Différentes approches en traductologie

La traduction a été étudiée sous différents angles tout au long de l’histoire. Longtemps dominée par l’approche prescriptive, la traductologie a été ces cinquante dernières années le théâtre de différents tournants qui ont fait évoluer la manière de travailler des chercheurs. Cette section résume les

6 Ma traduction. Citation originale : “[…] promoting linguistic and therefore cultural diversity, and pointing out injustices to which translators and interpreters are subjected ” (Brownlie, 2010).

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28 principales approches en traductologie, afin de mieux comprendre comment la perception du rôle du traducteur a évolué.

2.2.1.1 Approche prescriptive

L’approche prescriptive cherche à édicter des règles auxquelles les traducteurs doivent se conformer pour produire une traduction considérée comme correcte ou appropriée, en prenant pour fondement le texte source et en se basant en priorité sur l’équivalence entre les mots (Assis Rosa, 2010). Elle a exercé son empire sur le domaine de la traduction durant la plus grande partie de son histoire et continue encore d’influencer la discipline, car c’est principalement sur cette approche que se fondent les formations en traduction (Brownlie, 2009, p. 77).

2.2.1.2 Approche descriptive

L’approche descriptive en traductologie s’est développée dans les années 1970. L’approche descriptive a pour but d’étudier de façon systématique au moyen d’une méthodologie claire la traduction, de procéder à des observations (et non à des jugements) desquelles tirer des principes généraux et de pouvoir ainsi prédire le comportement probable du traducteur selon le contexte spécifique dans lequel il évolue (Brownlie, 2009, p. 78). Cette approche a initié un tournant de taille dans le domaine de la traductologie : en effet, cette approche empirique, contrairement à l’approche prescriptive qui a dominé l’étude de la traduction durant des siècles (idem, p. 77), se concentre sur le texte cible. Le texte source perd donc sa suprématie, et la traduction n’est plus reléguée au rang de reproduction imparfaite et fautive, mais devient l’objet principal d’étude. De plus, les caractéristiques de la culture cible ainsi que les aspects historiques sont désormais considérés comme étant des éléments orchestrant les choix du traducteur. Toury, un des fondateurs de l’approche descriptive, affirme d’ailleurs à ce sujet :

« Translations are facts of the target cultures » (Toury, 1995, p. 29).

Cette approche est critiquée pour diverses raisons : on lui reproche sa rigidité, due à l’utilisation de modèles empruntés aux sciences exactes, son orientation trop exclusivement tournée vers le texte cible et son manque d’auto-critique quant à son objectivité supposée (Brownlie, 2009, p. 78). Une autre critique consiste à affirmer qu’il s’agit d’une approche trop simpliste, négligeant d’autres aspects susceptibles d’avoir un effet sur la traduction tels que les relations de pouvoir entre cultures, les idéologies (idem, p. 78), ou encore le traducteur en tant qu’acteur individuel avec un profil unique et non pas en tant qu’être exclusivement façonné par la société à laquelle il appartient (Meylaerts, 2008, p. 91,92). Les partisans d’approches engagées reprochent en particulier l’aspect purement descriptif et non interventionniste de cette approche, dans un contexte dans lequel il leur paraît nécessaire que le

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