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L’objectivité et la neutralité, ressorts de l’internationalisme éducatif ? Le bureau international d’éducation (1925-1968)

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L'objectivité et la neutralité, ressorts de l'internationalisme éducatif ? Le bureau international d'éducation (1925-1968)

HOFSTETTER, Rita, SCHNEUWLY, Bernard

Abstract

Pourquoi les enfants ne bénéficient-ils pas, aux lendemains de la Pre- mière Guerre mondiale, d'un organisme international qui se préoccupe de leur sort comme c'est le cas des travailleurs et des intellectuels, alors même que l'on s'accorde à affirmer que l'avenir de l'humanité dépend de l'éducation des nouvelles générations 1 ? L'école siège d'ailleurs sur le banc des accusés de la Grande Guerre : imbue de nationalisme, vouant un culte à l'obéissance, elle aurait dressé les élèves à devenir de braves soldats, prêts à s'élancer docilement sur les champs de bataille pour y périr en patriotes. Pour les éducateurs et les intellectuels pacifistes et féministes qui émettent cette sentence, seule une réforme en profondeur de l'éduca- tion préserverait la paix sur terre : l'école aura dorénavant pour mission de forger des citoyens responsables, libres et autonomes, acquis aux valeurs de solidarité et de compréhension internationale.

HOFSTETTER, Rita, SCHNEUWLY, Bernard. L'objectivité et la neutralité, ressorts de l'internationalisme éducatif ? Le bureau international d'éducation (1925-1968). Relations internationales, 2020, vol. 3, no. 183, p. 17-39

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:143637

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Presses Universitaires de France | « Relations internationales » 2020/3 n° 183 | pages 17 à 39

ISSN 0335-2013 ISBN 9782130823506

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2020-3-page-17.htm ---

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L’objectivité et la neutralité, ressorts de l’internationalisme éducatif ? Le Bureau international d’éducation (1925-1968)

Pourquoi les enfants ne bénéficient-ils pas, aux lendemains de la Pre- mière Guerre mondiale, d’un organisme international qui se préoccupe de leur sort comme c’est le cas des travailleurs et des intellectuels, alors même que l’on s’accorde à affirmer que l’avenir de l’humanité dépend de l’éducation des nouvelles générations1? L’école siège d’ailleurs sur le banc des accusés de la Grande Guerre : imbue de nationalisme, vouant un culte à l’obéissance, elle aurait dressé les élèves à devenir de braves soldats, prêts à s’élancer docilement sur les champs de bataille pour y périr en patriotes. Pour les éducateurs et les intellectuels pacifistes et féministes qui émettent cette sentence, seule une réforme en profondeur de l’éduca- tion préserverait la paix sur terre : l’école aura dorénavant pour mission de forger des citoyens responsables, libres et autonomes, acquis aux valeurs de solidarité et de compréhension internationale.

Constatant que la jeune Société des Nations (SDN) ne retient pas les nombreuses propositions l’invitant à fonder elle-même un bureau dédié à l’éducation, les intellectuels et psychopédagogues pétris de pacifisme qui gravitent autour de l’Institut Rousseau se mobilisent au sortir de la Grande Guerre pour créer en 1925, à Genève, un Bureau international d’éducation (BIE) sous la forme d’une association corporative2. Celui-ci est transformé en 1929 en une organisation internationale inter-gouver- nementale qui se rapprocha de l’Unesco en 1946, avant d’y être officiel- lement rattachée en 1952 puis pleinement intégrée en 1969. Conçu comme un organisme technique, le BIE constitue l’une des premières

1. Les organisations dédiées aux travailleurs et aux intellectuels sont l’Organisation internatio- nale du Travail (OIT) et l’Institut International de coopération intellectuelle (IICI) ; sur l’OIT : Sandrine Kott, Joëlle Droux (eds.), Globalizing social rights: the International Labour Organization and Beyond, Grande-Bretagne, Palgrave MacMillan, 2013 ; sur l’IICI, se reporter aux articles de Juliette Dumont et surtout de Xavier Riondet dans ce volume.

2. Rita Hofstetter, Genève : creuset des sciences de l’éducation, Genève, Droz, 2010. L’Assemblée de la SDN ne retient pas le volet éducation lorsqu’elle inclut la « coopération intellectuelle » dans son mandat, posant ainsi les bases de la construction de l’OCI puis de l’IICI.

Relations internationales, no183/2020

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« institutionnalisations » de l’internationalisme éducatif. Il demeure pour- tant largement méconnu. Cet article en retrace la sociogenèse en l’inscri- vant dans son réseau relationnel, constituant ainsi le prisme à partir duquel nous tentons de cerner certains aspects des configurations de l’internatio- nalisme éducatif3.

DES RÉGIMES CONSTAMMENT AJUSTÉS POUR NE PAS DÉROGER AUX PRINCIPES FONDATEURS ?

L’abondante littérature sur l’internationalisme offre une définition large de cette réalité sociale4. Le substantif « internationalisme » renvoie aux démarches entreprises par une diversité d’acteurs – intellectuels, experts, militants, diplomates, hauts fonctionnaires… – pour stabiliser des échanges transnationaux via des institutions, des réseaux matérialisés par des rencontres régulières, des publications, des associations, des sociétés, des ligues, des bureaux internationaux, etc. Défiant les frontières en tous genres, ces acteurs se déclarent convaincus de la plus-value que représente la coopération internationale pour résoudre les problèmes du monde.

L’internationalisme se manifeste sous de nombreuses formes, notamment comme le produit de nécessités techniques (finances, communication, transports, etc.), l’objective internationalism selon Glenda Sluga, mais il prend corps aussi dans les consciences des gens à travers ce qu’Iriye quali- fie d’« internationalisme culturel »5 : la coopération intellectuelle, les créations artistiques et littéraires, la mémoire collective globale, l’élabora- tion d’idéologies sociales, les mouvements politiques transnationaux.

L’éducation en est une composante. L’internationalisme peut se réaliser au travers d’institutions internationales (souvent intergouvernementales) ou transnationales, au sens donné à cet adjectif par Joseph Nye et Robert Kehoane : « “relations transnationales” : contrats, alliances et interactions de part et d’autre de frontières étatiques non directement contrôlées par des organes gouvernementaux centraux » et comprenant un large éventail

3. Notre article s’inscrit dans un projet de recherche d’ERHISE, subventionné par le FNS (Hofstetter & Droux, 2016, no100011_169747). Plusieurs travaux d’envergure sont en cours dans ce cadre, dont trois thèses (C. Boss, E. Brylinski et C. Louirero) et un ouvrage collectif en prépara- tion : Le BIE, centre névralgique de l’internationalisme éducatif (1929-1952). Le présent article s’appuie par endroits sur notre propre contribution à ce volume. Pour en savoir plus : https://www.unige.ch/

fapse/erhise/fr/domaines-de-recherche/projets/

4. Daniel Laqua (ed.), Internationalism Reconfigured. Transnational Ideas and Movements between the World Wars, New York, I.B. Tauris, 2011 ; Daniel Laqua, The Age of Internationalism and Belgium, 1880-1930. Peace, Progress and Prestige, Manchester, Manchester University Press, 2015 ; Jessica Rei- nisch, « Introduction: Agents of Internationalism », Contemporary European History, 2016, no 25, p. 195-205 ; Glenda Sluga, Patricia Clavin (eds.), Internationalisms. A Twentieth Century History, Cam- bridge, Cambridge University Press, 2017.

5. Glenda Sluga, Internationalism in the Age of Nationalism, Philadelphie, University of Philadel- phia Press, 2013, p. 12-18 ; Akira Iriye, Cultural Internationalism and World Order, Baltimore &

Londres, John Hopkins University Press, 1997.

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de « phénomènes transnationaux »6. Les institutions internationales et transnationales ne sont pas toujours clairement distinctes ; elles peuvent s’entremêler sous des formes diverses, l’une pouvant même être la condi- tion de l’efficacité de l’autre ; les réseaux transnationaux peuvent para- doxalement avoir besoin de s’appuyer sur la cohésion des nations et sur la coopération entre celles-ci pour assurer leur impact7.

Le syntagme « internationalisme éducatif » désigne donc ici les convictions et réalisations d’une pluralité d’acteurs individuels et collectifs (intellectuels, diplomates, pédagogues, philanthropes, pacifistes, féministes notamment) qui s’efforcent d’appliquer les méthodes de la collaboration internationale au champ éducatif. Pour les contemporains, ce champ inclut potentiellement tous les phénomènes et les enjeux pédagogiques, à commencer par les systèmes et les programmes scolaires à finalités édu- catives, sans négliger les acteurs qui interviennent sur ces terrains. Les nations en font partie. L’éducation et l’école ne constituent-elles pas dès la construction des États-nations au XIXesiècle des espaces privilégiés de fabrique des identités nationales ? Aussi l’internationalisme éducatif peut- il être perçu comme empiétant sur les prérogatives inaliénables des nations, ce champ se prêtant particulièrement bien à la thèse de Glenda Sluga sur l’intrication étroite entre nationalismes et internationalisme8. Peut-être l’internationalisme éducatif se constitue-t-il en un système coordonné et englobant, plus tardivement pour cette raison-même, que d’autres causes relevant des questions sociales (hygiène, protection sociale, droit du travail)9. L’entre-deux-guerres constitue une phase décisive de son déploiement, mettant d’emblée aux prises une myriade d’acteurs individuels et collectifs qui s’en estiment les porte-parole légitimes. On retrouvera certains d’entre eux, dont le BIE et ses directeurs, dans l’ère de la globalisation de l’après-guerre.

Dans la présente contribution, nous privilégions une approche rela- tionnelle du BIE, qui se conçoit lui-même comme une entité pivot, à l’interface d’autres organisations, associations et instances. Pour ce faire, nous examinons la manière dont les promoteurs du BIE se positionnent

6. Joseph S. Nye, Robert O. Keohane, « Transnational Relations and World Politics: An Intro- duction », International Organization, 1971, no25, p. 329-349. « “Transnational relations” – contracts, coalitions and interactions across state boundaries that were not directly controlled by the central policy organs of government », ibid., p. 331. Nous utilisons ici le terme « transnational » dans un sens descriptif. Également : Patricia Clavin, « Defining Transnationalism », Contemporary European History, 2005, no14, p. 421-439. Examinant sur la longue durée les organisations non gouvernementales, David Rodogno, Matthias Schulz, Maurice Vaïsse utilisent eux aussi l’expression d’« associations privées transnationales » : « Introduction », Relations internationales, 2012/3, no151, p. 3.

7. Patricia Clavin, « Conceptualising Internationalism Between the World Wars », in Daniel Laqua (ed.), Internationalism reconfigured…, op. cit., p. 1 sq.

8. Glenda Sluga, Internationalism in the Age…, op. cit.

9. Notamment Joëlle Droux, « L’internationalisation de la protection de l’enfance : acteurs, concurrences et projets transnationaux (1900-1925) », Critique internationale, 2011, no52(3), p. 17- 33 ; Yves Denéchère, Joëlle Droux (dir.), « Enfants et relations internationales : chantiers de recherche », Relations internationales, 2015/1, no161 ; Joëlle Droux, Rita Hofstetter (dir.), Internationa- lismes éducatifs entre débats et combats (fin duXIXe– premierXXesiècle), Bruxelles, Lang, sous presse.

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et négocient avec leurs interlocuteurs les contours de l’institution, les causes embrassées et les activités mises en œuvre afin de faire reconnaître le BIE comme une plateforme mondiale de l’internationalisme éducatif.

Des sources diverses le permettent, entremêlant pêle-mêle circulaires, annonces, bulletins, discours officiels, avec des liasses de notes manus- crites, de journaux personnels, de correspondances croisées, de comptes rendus et de rapports « confidentiels », parfois abondamment annotés10.

Notre analyse est guidée par une double hypothèse dont nous allons éprouver la pertinence :

1. Le dessein qui sous-tend le BIE à sa création se maintient jusqu’à son intégration complète dans l’Unesco (1969) : centraliser la documenta- tion relative à l’éducation publique et privée et analyser les problèmes éducatifs brûlants de la planète en leur appliquant les méthodes de la collaboration internationale. La mission documentaire et scientifique conférée au BIE est constitutive de l’idéal universaliste qui anime ses promoteurs : documenter ce qui se passe à tous les niveaux, local, régional et national, pour faire valoir des expériences spécifiques et des cultures propres permettrait de mieux connaître et comprendre autrui et, par conséquent, de favoriser l’entente internationale et la solidarité mondiale dans une logique émulative poussant chacun à parfaire ses propres pra- tiques et analyses. Se déclarant rétif à toute uniformisation, le BIE est mû par un élan réformiste, qui prend des formes différentes mais se prétend de tout temps porté par les ailes du progrès qui seraient aussi celles de la science. Ses statuts, inchangés sur ce plan, le confirment : l’agence reven- dique une « stricte objectivité scientifique » et une « neutralité », qu’elle déclare « absolue », « au point de vue national, philosophique, confession- nel et surtout politique »11.

2. Pour se concrétiser, perdurer et consolider sa légitimité, cet ambi- tieux dessein exige des chefs de file du BIE de constants ajustements relatifs tout à la fois à son architecture, son organisation interne et ses principaux partenaires. Autrement dit, ceux-ci modifient ce que nous appelons ici le régime de l’institution12. Durant la période étudiée (1925- 1968), nous en avons repéré trois :

— Nous basant sur la distinction de Joseph Nye et Robert Kehoane, nous qualifions le premier de ces régimes de « transnational ». Association

10. Ces sources proviennent pour l’essentiel des archives du BIE (ci-après : A-BIE) et des Archives de l’Institut Jean-Jacques Rousseau (ci-après : A-AIJJR).

11. Sur ce point, les statuts du BIE ne seront pas modifiés tout au long de la période.

12. Nous utilisons ce terme non pas dans son sens technique, tel que défini par exemple par Pierre-Yves Saunier, « Learning by Doing: Notes about the Making of the Palgrave Dictionary of Transnational history », Journal of Modern European History, 2008, no6, p. 159-180, précisément p. 174, mais dans l’une de ses acceptions en langue française : « Ensemble des dispositions légales ou régle- mentaires ou des pratiques qui régissent une institution, un établissement, une activité particulière », https://www.cnrtl.fr/definition/r%C3%A9gime, site consulté en décembre 2019.

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corporative, le BIE de 1925 se positionne comme un centre de coordina- tion des institutions ou des sociétés qui s’occupent, dans le monde, d’édu- cation ; le Bureau ambitionne de se faire d’abord l’écho de la société civile et de ses mouvements sociaux.

— Le deuxième régime est conçu comme résolument international, de fait intergouvernemental : toujours soucieux de son indépendance, le BIE devient une organisation publique d’intérêt général, qui prend les États comme principaux partenaires. Tous les gouvernements du monde sont invités à participer à ses travaux, enquêtes et conférences, désormais centrés sur les systèmes publics.

— Dans le troisième régime, le BIE négocie puis contracte des accords avec l’Unesco, dont il devient une agence spécialisée, progressive- ment dédiée à l’éducation comparée. Les relations du BIE avec les États et d’autres organisations internationales, le confirmant dans son statut intergouvernemental, s’en trouvent « médiatisées » par l’Unesco.

Nous postulons que ces changements de régime sont perçus comme la condition pour préserver la viabilité, la légitimité et la pérennité du BIE et de son dessein princeps de neutralité et d’objectivité. Ainsi la gestion de son système relationnel, orienté par un principe d’universalité, est-elle au cœur des préoccupations des bâtisseurs du BIE et sert-elle de fil rouge à notre analyse des différents régimes négociés, expérimentés, reconfigurés.

RÉGIME 1. LA PUISSANCE MOBILISATRICE MAIS VERSATILE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

C’est donc sous le régime d’une association corporative que l’Institut Rousseau, doté d’une confortable subvention du Laura Spelman Rocke- feller Memorial Fund, crée le BIE de Genève fin 1925. Ce dernier est soutenu à la fois par un comité d’initiative de 53 personnalités, placé sous la présidence d’Albert Einstein, et par une commission administrative comprenant 17 membres qui en précisent le mandat et les statuts, adoptés courant 1926. Directeurs et secrétaires – dont la secrétaire générale, Marie Butts – forment le Secrétariat, assumant les fonctions de « cheville- ouvrière » et de « tête pensante » du BIE. Déjà directeur de l’Institut Rousseau, Pierre Bovet est aussi nommé directeur du BIE, épaulé par deux directeurs-adjoints qui ne sont autres qu’Adolphe Ferrière et Elisa- beth Rotten, co-fondateurs, avec Beatrice Ensor, de la New Education Fellowship (NEF), dont la revue francophone accueille les bulletins du BIE, ce qui témoigne de la consanguinité des deux organismes.

L’analyse de type prosopographique des 66 individus qui intègrent, après une soigneuse sélection, les instances principales du BIE atteste de

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la volonté de s’assurer des alliés dans les cercles de sociabilités jugés straté- giques, réseaux intellectuels, milieux diplomatiques et mouvements asso- ciatifs, locaux comme internationaux13. Il s’agit pour l’essentiel d’amis de l’Institut Rousseau, parfois des experts en psychopédagogie, tous acquis au principe d’un BIE à Genève, et aux valeurs à la fois internatio- nalistes, humanistes, pacifistes, réformistes et scientifiques qu’il entend incarner. Les femmes en constituent un cinquième, telle l’intellectuelle polonaise Helena Radlinska, la pédagogue Alice Descœudres, et des porte-parole de mouvements féminins, dont Émilie Gourd, Emma Piec- zynska, Nelly Schreiber-Favre. La moitié d’entre eux sont des hauts fonc- tionnaires, des hommes d’État, représentants(e)s de grandes associations ou d’organisations internationalistes comme le directeur même du BIT, Albert Thomas, dont les conseils jugés avisés sont particulièrement prisés14. Plusieurs délégués des gouvernements et des agences de la SDN, ou leurs épouses, s’investissent dans les organes exécutifs du BIE, tels Marie Sokal, Christie Tait, Fernand Maurette, Arthur Sweetser. À travers eux, le Bureau s’efforce, sans, prétend-il, la moindre compromission poli- tique, de prendre le pouls des débats de la SDN et de conquérir des appuis sur tous les continents15.

Mais dans l’orbite du BIE figure avant tout une myriade d’unions et associations trans-nationales estimant avoir un rôle phare à jouer dans les destinées de la planète. Nombre d’entre elles vivent aussi au rythme des agences diplomatiques et des assemblées de la SDN et s’agrègent dans leurs alentours. Certaines rivalisent de zèle pour faire de l’éducation le terrain privilégié de leur croisade pacifiste. Une croisade entre associa- tions, ligues, sociétés comme entre leurs représentants qui se nourrit de coopération et d’émulation autant que de compétitions et d’oppositions.

Le pari réside donc dans la coordination de ces forces vives pour éviter toute dispersion et en accroître la capacité d’action. C’est là le mandat dont s’investit le BIE, se prévalant d’une légitimité particulière au vu de son ancrage dans la Genève « esdénienne » et dans l’Institut Rousseau, son géniteur, dont l’expertise scientifique garantirait la neutralité et l’objectivité du Bureau.

Le BIE parvient aisément à obtenir l’adhésion de membres de tous les continents, même si la plupart sont européens16. Mais, comme nous l’avons démontré ailleurs, le Bureau est loin de recevoir la reconnaissance

13. Les instances principales du BIE sont : le Comité d’initiative (53 membres), la Commission puis le Conseil d’administration (17 membres, dont 8 figurent déjà dans le comité d’initiative), le Secrétariat (5 membres, directeurs inclus).

14. Parmi leurs interlocuteurs les noms des Suisses Gustave Ador, Giuseppe Motta et William Rappard reviennent couramment, comme ceux de personnalités d’autres contrées, intellectuels, diplomates et politiques en vue, tels Léon Bourgeois, Robert Cecil, Paul Dupuy, Henri La Lafon- taine, Inaz Nitobé et Jules Prudhommeaux.

15. Par exemple, M. Tamon Mayeda pour le Japon, S. Tschéou-Weï pour la Chine.

16. Le BIE compte en 1929 plusieurs centaines de membres individuels et 74 membres collectifs.

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attendue des fédérations pédagogiques les plus influentes et, de ce fait, les plus convoitées, lesquelles se toisent pour asseoir leur légitimité, voire leur suprématie17. Nous avons déjà souligné sa proximité avec la New Education Fellowship. Après d’intenses tractations, cette Ligue devient membre du BIE, mais se garde bien de lui concéder la moindre préémi- nence, sinon au niveau scientifique. Il en va de même d’autres collectifs, à l’instar du Congrès international d’éducation morale (CIEM) et de la Fédération internationale des associations d’instituteurs (FIAI). Les accords aboutissent à une reconnaissance mutuelle, qui peut se traduire en adhésions réciproques, en organisations complémentaires des tâches, en alliances face à des défis communs, voire face à des organismes

« rivaux ».

Les tractations particulièrement ardues avec la World Federation Edu- cation Association (WFEA) témoignent aussi d’ambitions expansion- nistes, qui ressemblent à s’y méprendre à un partage géographique du monde. Créée à San Francisco en 1923, la WFEA regroupe des dizaines d’associations enseignantes et à travers elles, plusieurs centaines de milliers de membres potentiels. Ses premières assises bisannuelles (Édimbourg, 1925 ; Toronto, 1927) confirment son audience, surtout certes dans le monde anglophone. Aussi les responsables du BIE aspirent-ils à en

« devenir le bureau exécutif pour l’Europe, l’Amérique du Sud, l’Afrique française etc. […] en lui laissant, pour son futur bureau d’Amérique, les États-Unis et probablement l’Empire britannique, la Chine et le Japon18». Pour ce faire, ils organisent, à un coût exorbitant, le 3econgrès de la WFEA à Genève en 1929, avec le soutien inconditionnel du gou- vernement genevois, de diverses notabilités et associations pédagogiques et pacifistes, désireuses que le centre de gravité de leur internationalisme éducatif demeure en Europe. C’est la raison pour laquelle le Comité d’entente des grandes associations internationales s’y intéresse également et en débat longuement avec le BIE dans les cénacles et salons parisiens19. Ce Comité d’entente assume désormais de droit un rôle rassembleur, celui-là même que le BIE aspirait à jouer dans le champ éducatif. Il lui importe donc de se profiler comme son principal interlocuteur pour l’enfance et l’éducation, un chantier sans fin si l’on considère que ces domaines comprennent, selon lui, la sensibilisation de l’opinion publique

17. Rita Hofstetter, « Building an “international code for public education”: Behind the scenes at the International Bureau of Education (1925–1946) », Prospects, mars 2015, vol. XLV, no1, p. 31- 48 ; Rita Hofstetter et Frédéric Mole, « La neutralité revendiquée du BIE. Vers une Éducation nouvelle généralisée par la science piagétienne (1921-1934) », in Xavier Riondet, Rita Hofstetter et Henri-Louis Go (dir.), Les Acteurs de l’Éducation nouvelle auXXesiècle, Grenoble, PUG, 2018, p. 195-223.

18. A-BIE, B160, lettre de Butts à Bovet, 24 septembre 1927.

19. Le Comité d’entente des grandes associations internationales est reconnu par la SDN et a son siège au sein de l’IICI, au Palais Royal à Paris. Les rapports des Européens avec la WFEA témoignent de la fascination qu’exercent désormais sur eux la culture et la civilisation américaines, malgré leurs ambivalences à l’égard de cette nouvelle puissance académique. L’article de Juliette Dumont, dans le présent volume, approfondit cette question.

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aux valeurs de solidarité entre les peuples. Lors de la première Assemblée générale du Bureau de 1927 à Genève, Bovet avoue caresser l’espoir « que le BIE pourrait dans l’avenir servir d’organe permanent au Comité d’Entente », arguant qu’en tant que « bureau privé [il] pourrait rendre de grands services à l’IICI [l’Institut international de coopération intellec- tuelle] qui est, lui, officiel »20; espoir déçu, comme il s’avère rétrospecti- vement, à l’instar des autres initiatives du BIE pour imposer sa suprématie dans le champ de l’éducation ou pour se poser comme le quartier général d’autres organismes internationaux faîtiers.

C’est par l’œuvre accomplie que le BIE s’échine à prouver qu’il est indispensable. D’emblée, son Secrétariat s’attelle à une veille documen- taire planétaire, synthétisant, via des recensions et des bibliographies, tout ce qui s’écrit et s’expérimente dans le monde éducatif, et mène diverses enquêtes internationales dont les résultats sont discutés dans une avalanche de bulletins, d’articles et d’ouvrages, traduits et diffusés dans la plupart des régions de la planète. Le BIE organise encore les cours spéciaux pour le personnel enseignant « Comment faire connaître la SDN et développer l’esprit de collaboration internationale21», des conférences et des exposi- tions supposées offrir une vitrine des cultures et des richesses diverses du patrimoine mondial, sensibiliser aux problèmes éducatifs les plus cruciaux et outiller les pédagogues et les responsables scolaires pour les résoudre22. Le discours officiel qui se dégage des conférences et des publications durant ses trois premières années d’existence s’enorgueillit des résultats éclatants des activités menées à bien par le BIE et des solidarités nouvelle- ment acquises. Mais le contraste est saisissant entre ces déclarations dithy- rambiques, qui participent d’une stratégie de légitimation, et les constats alarmistes qui émaillent les échanges quotidiens au sein du Secrétariat et du Conseil ; le BIE est loin d’obtenir aisément les partenariats ambition- nés, l’audience et les subsides espérés. Le décalage est plus saisissant encore entre le périmètre circonscrit du BIE de Genève et sa prétention à se voir comme la vitrine des événements du globe, l’internationalisme étant censé servir de boussole à ses concepteurs pour fédérer toutes les autres associations. De fait, ces années sont complètement accaparées par les activités initiées et la quête de ressources et de partenaires influents. De toute évidence, le régime associatif ne répond guère aux attentes, et l’on réalise assez vite qu’on ne saurait dédaigner les gouvernements qui ont quasiment tout pouvoir sur les systèmes scolaires.

Un point de bascule s’opère visiblement au printemps 1928, à la suite de l’annonce selon laquelle l’Allemagne s’apprêterait à offrir à la SDN un

20. A-AIJJR, 182/95/35-48, Le Bureau international d’éducation, janvier 1929, p. 5.

21. Ces cours font suite à la résolution du Conseil de la SDN de 1925 visant à ce que la CICI coordonne les efforts pour mieux faire connaître la SDN, évoquée par Xavier Riondet dans sa contribution sur les efforts de l’IICI pour promouvoir l’idéal internationaliste.

22. Cécile Boss, « Le Bureau international d’éducation (BIE), un centre mondial d’éducation comparée (1925-52) : analyse du positionnement et du processus de construction », projet de thèse, Université de Genève.

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Institut international d’éducation, à l’image de la France avec l’IICI et de l’Italie avec l’Institut international pour l’unification du droit privé et l’Institut international du cinématographe éducatif23. Des pourparlers sont entamés, à Genève, au sein des organes de la SDN, puis même à Berne avec des délégués de la Confédération24. Soutenus par ses indéfec- tibles intercesseurs, les magistrats genevois Albert Malche et André Oltra- mare, le BIE élabore un argumentaire démontrant qu’il opère déjà en tant qu’« institution mondiale », et qu’il ne lui manque plus que la recon- naissance de la Confédération pour conjurer la concurrence de sa rivale allemande et garantir ainsi à la Suisse le rôle qui lui revient dans le

« concert des nations » :

La création par un grand pays d’un Institut international de l’éducation offert à la SDN ne tuerait pas seulement le bureau de Genève ; il ôterait à la Suisse la possibilité de jouer dans le concert des nations le rôle le plus conforme à ses traditions. […]

Plusieurs Gouvernements étrangers […] seraient dès maintenant heureux de voir prendre au Bureau international d’Éducation de Genève une allure plus officielle et sont tout prêts à lui donner un appui non seulement moral mais même matériel. […]

Il serait regrettable que notre pays, à cause de son caractère fédératif, se privât pour toujours des grands avantages matériels et moraux que ne pourrait manquer de lui assurer l’existence sur son sol d’un BIE […] d’autant qu’il paraît assez naturel que les Gouvernements étrangers subordonnent aux prestations de la Suisse leur participation financière25.

Pour faire face à la fois au déficit budgétaire, à l’impossibilité de se poser en instance fédératrice des associations internationales et pour contrecarrer le projet allemand, la perspective d’assises intergouverne- mentales est donc envisagée et sa pertinence discutée. En janvier 1929 déjà, une dépêche finement argumentée proclame haut et fort la décision de transformer le BIE en une « organisation d’intérêt général et public, dont les membres se recrutent parmi les Gouvernements, les institutions publiques ou d’intérêt public, les unions internationales26».

RÉGIME 2. EXPÉRIMENTER À UNE ÉCHELLE INTERGOUVERNEMENTALE LES MÉTHODES DE LA COOPÉRATION ET DU SELF-GOVERNMENT

Le nouveau régime du BIE est avalisé en juillet 1929 : le Bureau revêt désormais la forme d’« une institution d’intérêt général et public ». Parmi

23. Voir, dans ce volume, la contribution de Christel Taillibert.

24. En particulier Giuseppe Motta, conseiller fédéral, alors en charge du Département politique qui s’occupe des Affaires étrangères.

25. A-AIJJR, FG, 5.3.208/1/1, lettre de Malche à Chuard, chef du département fédéral de l’Intérieur, 12 mars 1928, p. 2-3.

26. A-AIJJR, 182/95/35-48, Le Bureau international d’éducation, janvier 1929, p. 6.

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ses fondateurs, outre l’Institut Rousseau, six gouvernements décident de l’admission d’autres membres, gouvernements, institutions publiques, unions internationales27. À l’exception de la mention de son rôle fédéra- teur, supprimée, ses statuts reconduisent les missions, l’esprit et les activi- tés du BIE quasiment tels qu’auparavant : la fonction exclusivement technique et l’approche résolument scientifique du Bureau ainsi que sa stricte neutralité du point de vue national, politique, philosophique et confessionnel sont confirmées. Pour en assurer la crédibilité scientifique, on confie sa direction au psychologue Jean Piaget, épaulé d’un directeur- adjoint, Pedro Rosselló, et d’une secrétaire générale, la perspicace Marie Butts.

Au fil des années, les activités du BIE se font plus sériées et plus précises ; sans renier les démarches et les thèmes privilégiés antérieure- ment, on repère en son sein dès 1933-1934 un nouveau centre de gravité : les Conférences internationales de l’instruction publique (CIIP) scandent la vie du BIE et de ses partenaires jusqu’à la fin des années 196028. Tous les gouvernements de la planète sont invités à contribuer à l’Annuaire international de l’éducation et de l’enseignement qui fait le point sur la « marche mondiale de l’éducation ». Par ailleurs, des enquêtes leur sont adressées, qui se focalisent désormais sur les problèmes centraux de l’instruction publique : les systèmes éducatifs et leur administration, les programmes et les disciplines scolaires, ainsi que le statut et la formation des enseignants. Sur la base des réponses compilées, un noyau de person- nalités membres du BIE rédige une synthèse générale. Tous ces docu- ments sont ensuite discutés pendant les CIIP. Des recommandations sont soumises à l’examen des partenaires de la Conférence, qui les amendent et les adoptent. Mais celles-ci n’ont aucune valeur contraignante car on a la hantise d’interférer avec les prérogatives des États, l’éducation devant demeurer la chasse gardée des nations29. Une argumentation subtile fait de cette liberté, prérogative étatique, une responsabilité : chaque État a tout intérêt à avoir le meilleur système éducatif possible, garantie de la performance intellectuelle et économique ; l’émulation entre pays suffirait donc, chacun étant poussé à s’enrichir de l’expérience d’autrui, chacun étant libre d’énoncer des prises de positions, d’amender ou de s’opposer aux recommandations. Mais la contrepartie de cette liberté est clairement énoncée : par sa présence, ses écrits, ses interventions et son vote des

27. Notons qu’aucune union et association corporative internationale ne fut finalement acceptée.

28. Elles prirent ensuite le nom de Conférences internationales de l’éducation, organisées conjointement par l’Unesco et le BIE jusqu’en 2008.

29. Il est intéressant de comparer cette démarche avec celle du BIET analysé par Damiano Matasci, « L’éducation, terrain d’action internationale : le Bureau international de l’enseignement technique dans les années 1930 », Relations internationales, 2012/3, no151, p. 37-48. Ce bureau n’émet que des recommandations pour ne pas interférer dans la sphère de l’autonomie des États en matière d’éducation. Mais celles-ci émanent d’experts, alors qu’au BIE, elles sont approuvées par des représentants des gouvernements et des États, certains pouvant être des spécialistes de l’éducation.

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recommandations, le délégué d’un État s’implique et, ce faisant, engage le gouvernement qu’il représente30.

Cette institutionnalisation permet trois formes de participation des pays du monde (Figure 1) :

0 10 20 30 40 50 60

1934 1935 1936 1937 1938 1939

Membres Participation Conférence Participation Enquêtes (moyenne sur 3 par année)

Figure 1 : Nombre de membres du BIE et de participants aux enquêtes et aux CIIP de 1934 à 1939.

Sources : Procès-verbaux des conseils scientifiques du BIE et des CIIP.

Le nombre de pays membres stagne à 16 en 1939, mais celui des participants aux conférences et aux enquêtes oscille entre 40 et 50 pays sur un total d’un peu moins de 80 dans le monde à cette époque.

Ce nouveau mode opératoire est mis en place pour surmonter les paradoxes apparents du BIE : viser, par la science, à documenter les pro- blèmes éducatifs repérés aux niveaux régionaux et nationaux pour orien- ter « la marche mondiale de l’éducation » ; prôner l’apolitisme pour pouvoir intervenir au niveau gouvernemental ; réciproquement, agir sur l’école publique, chasse gardée des nations, pour construire une coopéra- tion internationale intergouvernementale. L’argument de l’objectivité

30. Nous nous situons bien ici au niveau des principes énoncés. La manière dont ils sont diversement perçus voire réappropriés par les États constitue le complément nécessaire d’une telle analyse. André D. Robert et Iván Bajomi s’y attachent dans le présent dossier de Relations internatio- nales, respectivement pour la France et pour la Hongrie. La thèse de Clarice Loureiro se propose de le faire pour l’Amérique latine : « La coopération pédagogique promue par le Bureau international d’éducation (BIE) : les interconnexions avec l’Amérique Latine (1925-1952) », Université de Genève (en préparation).

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scientifique pour déjouer les interférences politiques est particulièrement prisé dès le début des années 1930, à l’heure de démarcher de nouveaux pays pour obtenir leur adhésion. Il est employé de surcroît pour contrer l’Institut international de coopération intellectuelle lorsque ce dernier élargit son plan d’action concernant l’enseignement. Considérant que l’IICI marche « sur ses brisées », le directeur Piaget s’emploie par la voix et la plume à alerter ses interlocuteurs du danger que la France fasse de l’éducation son terrain d’expérimentation et impose ainsi sa suprématie culturelle31:

Or, on peut se demander si une question aussi délicate que celle de l’ensei- gnement peut être traitée objectivement dans un organisme fatalement soumis à des influences politiques comme l’est l’IICI, si elles peuvent l’être dans un Institut dont le siège n’est pas situé dans un pays neutre, mais bien dans la capitale d’un grand pays où, par conséquent, des ambitions d’hégémonie culturelle risquent beaucoup d’exercer leur influence32.

La solution ? Adhérer au BIE qui, lui, ne chercherait nullement « à uniformiser l’éducation par le moyen de conventions, mais au contraire à renforcer les caractéristiques des systèmes pédagogiques de chaque pays en les divulguant33».

Il est instructif de comparer les logiques argumentatives, non dépour- vues de flagorneries, suivant la place sur l’échiquier politique du pays auquel elles s’adressent. Prenons l’exemple des échanges avec l’Italie, puis avec les États-Unis34. Après avoir alerté l’Allemagne, la Belgique, la Grande-Bretagne en 1932 sur le risque d’hégémonie culturelle française, Piaget fait surtout appel à la fibre nationale et patriotique, démontrant que la grandeur de la pédagogie italienne trouvera au BIE une tribune qui lui permettra de conserver son rayonnement :

Je me permets de souhaiter […] que le jour où un représentant du Gouver- nement et de la pédagogie belge, dont les tendances sont surtout connues par le nom de Decroly, signera les Statuts du Bureau, un représentant officiel de la pédagogie italienne soit présent également pour représenter les tendances mon- tessoriennes35.

Cette ouverture vers une pédagogie fasciste n’est pas sans répercus- sions sur la ligne générale pédagogique défendue par Piaget :

31. A-BIE, B30, note sur le BIE et la SDN, p. 2.

32. Ibid., lettre de Piaget à Vignola, inspecteur général, 7 mars 1932.

33. Ibid., lettre de Piaget à Castelli, directeur de l’Opera Montessori, 20 mai 1932.

34. Nous approfondissons cet échange BIE-Italie dans Rita Hofstetter, Bernard Schneuwly,

« Orchestrer l’internationalisme éducatif depuis le BIE. Conquêtes, confrontations, compromis, 1927-1934 », in Joëlle Droux et Rita Hofstetter (dir.), Internationalismes éducatifs entre débats et combats (fin duXIXe– premierXXesiècle), Berne, Peter Lang, sous presse.

35. A-BIE, B30, lettre de Piaget à Solmi, sous-secrétaire d’État à l’Éducation nationale, 6 avril 1934. Contre la proposition de Castelli, Piaget exclut explicitement l’adhésion d’une association, l’Opera Montessori, le BIE n’agréant plus que celle des États.

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Qu’il s’agisse, en effet, des divers types de démocratie libérale ou des mul- tiples variétés de régimes autoritaires, le self-government des écoliers demeure une préparation à la vie du citoyen […il peut] aussi bien prendre la forme parle- mentaire démocratique […] qu’insister sur le principe des chefs. […] L’essentiel […est] ce fait général que, dans les méthodes d’autonomie et de coopération, la jeunesse fait sa propre éducation36.

Aussi, en 1939, des pays au système politique autoritaire tels que l’Allemagne et Italie, auxquels vient de se joindre la Hongrie37, saisissent- ils l’occasion d’afficher publiquement leur solidarité dans les cénacles du BIE, s’accordant à affirmer que :

C’est dans la mesure où chacun basera l’éducation sur le génie de son peuple que les peuples arriveront à mieux se comprendre et à se respecter mutuellement […], en effet, sans le sentiment de la nation, il ne peut y avoir de véritable humanité38.

Leurs délégués, comme d’autres, mettent en valeur des spécificités nationales qu’ils s’attachent à traduire en potentialités pour une humanité pacifiée, conciliant sans sourciller foi dans le génie national et dans un monde meilleur39.

Compromis ? Compromission ? Sa quête d’universalité place le BIE dans une situation limite, voire contradictoire. De fait, l’« internationa- lisme » universaliste que promeut alors le BIE a pour référence la théorie du développement piagétienne, du jugement moral en particulier, que favoriseraient les méthodes pédagogiques de travail en équipe et du self- government. Fondées sur la critique mutuelle propice à l’acquisition d’une progressive objectivité, ces méthodes permettraient, selon Piaget, de passer de l’égocentrisme à la réciprocité, autrement dit au jugement moral à son stade le plus élevé, qui conditionne l’accès à la rationalité et à la vérité, dont procède l’intelligence40:

Ce qu’il nous faut, c’est un esprit de coopération tel que chacun comprenne tous les autres ; c’est une « solidarité interne » qui n’abolisse pas les points de vue particuliers, mais les mette en réciprocité et réalise l’unité dans la diversité. […]

C’est cette mise en relation des points de vue que nous appelons coopération, par opposition à leur uniformisation ou à la recherche utopique d’un point de vue absolu41.

36. Jean Piaget, « Une éducation à la paix est-elle possible ? », in Constantin Xypas (dir.), L’Édu- cation morale à l’école, Paris, Anthropos, p. 123 sq, p. 121-122 pour la citation.

37. Nous renvoyons ici aux travaux d’Iván Bajomi.

38. Procès-verbal de la VIIIeCIIP, 1939, p. 62.

39. Ibid., p. 88.

40. Jean Piaget, Le Jugement moral chez l’enfant, Paris, Puf, 1932. Nous avons développé cette réflexion dans Rita Hofstetter, Bernard Schneuwly, « Piaget, diplomata do internacionalismo educa- cional. Do Bureau Internacional de Educação a Unesco (1929-1968) », in Regina Freitas (dir.), Circulação e internacionalização de saberes e práticas científicas em Psicologia, Ciências Humanas e Educação – questões históricas e contemporâneas, Belo Horizonte, Centro de documentação e pesquisa Helena Anti- poff (CDPHA), sous presse.

41. Jean Piaget, « L’esprit de solidarité chez l’enfant et la collaboration internationale », Recueil pédagogique, 1931, no2, p. 11-27, p. 18 pour la citation.

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Or ce qui vaut dans le champ pédagogique vaudrait aussi pour Piaget dans d’autres champs relationnels, celui des relations internationales et intergouvernementales. Aussi, le directeur du BIE invite-t-il les délégués des gouvernements à se positionner de même : travailler, dialoguer, coo- pérer, se situer dans une dynamique de réciprocité pour comprendre et non juger autrui et s’enrichir de ses expériences.

Encore faut-il que tous les points de vue soient représentés. Le BIE s’évertue ainsi inlassablement à renforcer le camp démocratique42. Cour- tiser les États-Unis dans ce contexte prend en effet un sens fort différent.

Certes, ce pays participe à toutes les enquêtes et envoie des délégués à toutes les CIIP ; mais il n’est toujours pas membre du BIE43. Pour obtenir ce gain substantiel de crédibilité, le BIE converse d’abord avec des personnalités de renom : Stephen P. Duggan, appelé parfois par ses compatriotes « l’apôtre de l’internationalisme »44; la militante féministe et pacifiste Fanny Fern Andrews, l’une des premières à avoir promu l’idée d’un Bureau international de l’éducation. Des pourparlers sont entamés avec le consulat américain de Genève et le commissaire de l’Office of Education du département de l’Intérieur à Washington. Le BIE fournit à tous une documentation exhaustive sur son fonctionnement, ses statuts et ses activités, ainsi que les patronages engrangés, garants de sa solidité.

Rien n’y fait.

Face à la montée en puissance des pays fascistes, l’appel à une adhésion américaine officielle au BIE devient plus pressant, une ouverture étant présumée en 1936, après la récente réélection de Franklin Roosevelt et la possibilité d’intervenir au Congrès45: ce pays est un exemple à suivre pour la planète, écrit Piaget : « L’esprit à la fois scientifique et libéral dans lequel les États-Unis ont résolu leurs propres problèmes éducatifs doit être une leçon pour le monde entier46. »

Nous serions extrêmement heureux si […] vous vouliez bien examiner à nouveau la possibilité que les États-Unis viennent renforcer, avec l’autorité de la plus grande démocratie du monde, notre effort pour maintenir les progrès de l’éducation dans le monde dans lequel nous vivons actuellement47.

42. C’est, entre autres, pour cela qu’il négocie, avec succès, en 1934, l’affiliation de la Confédé- ration helvétique au BIE et la signature par celle-ci des invitations aux CIIP.

43. Les raisons sont sans doute aussi à rechercher dans l’ambivalence générale des États-Unis décrite par divers chercheurs face au multilatéralisme et aux institutions de coopération internatio- nale : par exemple, Edward, C. Luck, 1919-1999, Washington, D.C., Brookings Institution Press, 2010.

44. Chay Brooks, « “The apostle of internationalism”: Stephen Duggan and the geopolitics of international education », Political Geography, 2015, no 49, p. 64-73. La contribution de Juliette Dumont dans le présent volume met en lumière son travail à la tête de l’Institute of International Education de 1919 à 1946.

45. A-BIE, B22, lettre de Piaget à Studebaker, commissaire du Office of Education du départe- ment de l’Intérieur des États-Unis, 10 novembre 1936.

46. Ibid., lettre de Piaget à Studebaker, 3 mars 1937.

47. Ibid., lettre de Piaget à Studebaker, 8 avril 1938.

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Et le BIE de souligner le caractère essentiellement technique de l’engagement, comme s’il s’agissait d’un acte anodin : « Devenir un membre du Bureau c’est comme devenir un membre de l’Union postale ou de n’importe quelle organisation technique internationale48. » Tout cela en vain.

De dépit, des missives confidentielles renchérissent de supplications alarmistes. En janvier 1939, Marie Butts se targue de sa nationalité anglo- saxonne et de sa foi en la liberté et la démocratie pour implorer le soutien du secrétaire d’État américain à l’Intérieur, Harold L. Ickes, afin que son pays soutienne le BIE et, par ce biais, sauve le monde, devenu « fou et dangereux » :

Je […] suis très désireuse que les grandes démocraties occidentales soient représentées au conseil de notre Bureau. L’éducation recèle, plus que jamais, le seul espoir de sauver le monde, et l’éducation dans les pays totalitaires ne prend pas la voie qui peut aider à le sauver. Aussi me semble-t-il tragique que, de toutes les grandes démocraties, seules la France et l’Argentine aient montré assez d’intérêt pour rejoindre notre Bureau.

Je suis navrée que les convictions anglo-saxonnes sur le respect de la liberté individuelle ne puissent s’y exprimer, et renforcer ainsi l’action de nos membres démocratiques. […] votre pays est en mesure de répandre ses propres idéaux dans ce monde fou et dangereux49.

Ces cris du cœur et d’angoisse resteront, eux aussi, infructueux. C’est en 1958 seulement que les États-Unis adhérèrent au BIE. La face du monde a bien changé entretemps, sous les coups de boutoir de la Deuxième Guerre mondiale. À l’initiative des États-Unis notamment, un nouvel acteur international de l’internationalisme éducatif est alors créé : l’Unesco.

RÉGIME 3. « LIVRER BATAILLE » POUR RESTER NEUTRE ET UNIVERSEL

C’est en tant qu’agence technique rattachée à l’Unesco que le BIE connaît son troisième régime, qui perdure jusqu’à la fin des années 1960.

Considéré comme un « précurseur de l’Unesco » dans le domaine de

48. « [B]ecoming a member of the Bureau is like becoming a member of the Postal Union or of any other international technical organization » : ibid., Lettre de Piaget à Studebaker, 10 novembre 1936.

49. « I […] am greatly concerned in having the great Western democracies represented on the Council of our Bureau. Education holds out, more than ever before, the only hope of saving the world, and education in the totalitarian countries is not taking the road that can help to save it.

Therefore it seems to me tragic that, of the great democracies, only France and the Argentine should have shown sufficient interest to join our Bureau. / I feel distressed that the Anglo-Saxon convictions respecting the freedom of the individual should not be voiced, thus strengthening the hands of our democratic members. […] your country can spread its own ideals in this mad and unsafe world » : ibid., lettre de Butts, « private and confidential », à Ickes, « United States Secretary of the Interior », 6 janvier 1939.

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l’éducation50, le Bureau s’insère ainsi dans le complexe système onusien, dans lequel l’Unesco est reconnue comme une institution spécialisée du premier degré51:

Si l’on s’accorde sur le fait que le domaine de l’Unesco doit être aussi étendu que possible, on admet en même temps que l’Unesco doit partager ses tâches avec d’autres institutions internationales publiques – institutions qui devien- draient ainsi spécialisées au second degré – qui de ce fait, compléteraient ainsi l’action directe de l’Unesco.

L’Unesco, guidée par le concept de fundamental education, mène des actions directes en matière d’éducation dans plusieurs pays52. Elle dispose par ailleurs d’institutions spécialisées de second degré couvrant différents domaines (cinéma, bibliothèques, éducation des adultes, etc.), parmi les- quelles le BIE, en raison de ses activités en faveur de l’instruction publique53.

Dans ce nouveau cadre, le Bureau maintient ses dispositifs : Annuaire, Bulletins, enquêtes, CIIP, recommandations ainsi que son exposition per- manente. Son travail demeure exclusivement technique, ainsi que le noti- fient inlassablement ses responsables, et le principe d’universalité règle toujours l’admission de nouveaux membres, ce qui permet éventuelle- ment d’avoir des pays initialement non admissibles à l’ONU et à l’Unesco pour partenaires. Son « rattachement » à l’Unesco confère une nouvelle envergure à son action, davantage de légitimité, de représentativité aux CIIP, et une inclusion dans des réseaux relationnels plus larges. Le BIE

50. L’expression figure dans le Mémorandum sur les relations de l’Unesco et du BIE, rédigé par des fonctionnaires de l’Unesco. A-BIE, B35, juillet 1946. S’agissant des précurseurs, se référer aussi aux travaux sur l’IICI, en particulier : Jean-Jacques Renoliet, L’Unesco oubliée : la Société des Nations et la coopération intellectuelle, 1919-1946, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999. Cet auteur « oublie », pourrait-on dire, un autre « précurseur » de l’Unesco, à savoir le BIE. Dans sa contribution sur l’Association européenne des enseignants, créée en 1956, Raphaëlle Ruppen Coutaz en témoigne en mettant en lumière les travaux de l’Unesco et de l’AEDE en faveur d’une meilleure compréhen- sion entre les peuples, en visant, elle, « une éducation pour l’Europe ».

51. A-BIE, B35, Mémorandum pour servir aux négociations entre le BIE et l’Unesco, élaboré par la commission préparatoire du BIE en juillet 1946. Le BIE serait même, selon Seth Spaulding, l’une des raisons d’être de l’Unesco ; pour cet auteur, ce serait en effet « la réticence de Jean Piaget à placer le BIE directement sous la responsabilité de l’ONU en 1945 qui aurait favorisé la création de l’Unesco », cité in Chloé Maurel, « L’Unesco de 1945 à 1974 », thèse en histoire, Paris, Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, 2006, p. 36, n. 7.

52. Pour une analyse de l’action directe : Jens Boel, « UNESCO’s Fundamental Education Program, 1946-1958: Vision, Actions and Impact », in Poul Duendahl (ed.), A History of UNESCO.

Global Actions and Impacts, New York, Palgrave Macmillan, 2016, p. 153 sq. ; Julia Lerch, Elizabeth Buckner, « From education for peace to education in conflict: changes in UNESCO discourse, 1945-2015 », Globalisation, Societies and Education, 2018, no15, p. 27-48 ; également Glenda Sluga, Internationalism in the Age…, op. cit., p. 108 sq.

53. Le document Domaines auxquels le BIE ne touche pas, remis au négociateur du rattachement du BIE Wilson, secrétaire général adjoint de l’Unesco, lors de sa visite à Genève en mars 1946, circonscrit ainsi les « activités plus spécifiques » du BIE : A-BIE, B35, A.1.79.1044. L’analyse des rapports entre le BIE et l’Unesco se poursuit : voir notamment Émeline Brylinski, « Sociogenèse d’une coopération intergouvernementale en éducation : production d’une charte universelle de l’éducation pour asseoir la paix (premierXXesiècle) », thèse, Université de Genève (en préparation).

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garde son siège genevois, gère son budget dans une relative autonomie, possède une direction indépendante, recrute seul son propre personnel – hissé lorsqu’il est titularisé au statut de fonctionnaire international – et reste ouvert à tout pays qui souhaite devenir membre. Mais cela a un prix : de nouveaux mécanismes de décision s’imposent via une « commis- sion mixte », composée de trois représentants respectifs de l’Unesco et du BIE ; c’est elle qui détermine dorénavant, en dernière instance, les thèmes des enquêtes et les pays invités au CIIP. Par ailleurs, les deux institutions signent ensemble les publications émanant du BIE. Les CIIP sont désor- mais convoquées conjointement par l’Unesco et le BIE. « Mariage d’essai » affirme Piaget en diplomate pragmatique, « mariage de conve- nances qui s’est aussi montré un mariage d’affection », renchérit le sous- directeur général de l’Unesco54. Mariage en tout cas qui permet au BIE de prendre de l’ampleur : environ trois quarts des pays du monde, dont tous les plus « grands » (États-Unis, URSS, Chine, Brésil, Inde notam- ment), participent à ses activités en 196555(Figure 2) :

0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 100

N membres N répondants enquêtes N participants conférences

Figure 2 : Nombre de membres du BIE et de participants aux enquêtes et aux CIIP E en 1946 et 1965.

Sources : Procès-verbaux des conseils scientifiques du BIE et des CIIP.

Durant cette période, outre les Annuaires, les CIIP auront discuté 47 rap- ports d’enquête et adopté autant de recommandations totalisant près de

54. Procès-verbal de la XIeCIIP, 1948, p. 21.

55. Il s’agit de l’année de la plus intense participation aux activités du BIE. Victime de son succès, le modèle s’essouffle, ce qui aboutit à l’intégration complète du BIE à l’Unesco.

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1 000 articles, ce que Pedro Rosselló et Jean Piaget présentent comme une

« charte des aspirations mondiales de l’instruction publique56». Les sujets de ces enquêtes entrent dans trois catégories57(Tableau 1) :

Tableau 1 : Nombre d’enquêtes et recommandations en fonction de trois catégories (Rapport des enquêtes du BIE de 1946 à 1968)

N %

Structure, organisation des systèmes et gestion des flux 17 36,2 scolaires

Programmes, méthodes et disciplines scolaires 20 42,6 Formation, statut et recrutement des enseignants 10 21,3

Total 47 100,0

La négociation et la mise en place de ce nouveau régime sont le résultat d’un long processus. Durant la guerre déjà, le BIE, aux aguets, se positionne clairement en faveur d’une organisation mondiale de l’éduca- tion, la future Unesco : si l’organisation mondiale envisagée demeure neutre et technique, le BIE s’y intégrera ; dans le cas contraire, il affirme d’emblée vouloir préserver son indépendance. Depuis 1940, sa secrétaire générale, Marie Butts, retenue à Londres par la guerre, devient une

« ambassadrice involontaire, mais compétente58». Elle se rapproche des personnes influentes dans ce qu’elle appelle la nouvelle « Autorité mon- diale de l’éducation59». Parmi ses dizaines de contacts figurent par exemple l’Américain Grayson Kefauver, auteur d’un premier projet de statuts pour l’Unesco, ou W.E. Richardson, bras droit du ministre britan- nique de l’Éducation Butler, également chargé de mettre sur pied cette organisation internationale. Les deux hommes, bienveillants, s’enquièrent de la position du BIE à l’égard de cette initiative. Marie Butts rencontre également Fred Clark et d’autres représentants de la New Education Fel- lowship, qui cherchent eux aussi à trouver une place dans la nouvelle organisation, ce que leur permettrait le projet français d’une organisation internationale intégrant des associations internationales, comme le BIT.

Et l’IICI – c’est du moins dans ce sens qu’agissent la France et ses repré- sentants rencontrés par Marie Butts – devrait devenir le secrétariat de

56. Jean Piaget, « Introduction à la troisième édition », in UNESCO/BIE, Conférence internatio- nale de l’éducation. Recueil des recommandations 1934-1960, Genève, UNESCO, BIE, 1961, p.IX.

57. Nous avons adapté la catégorisation proposée par Pedro Rosselló en 1978 : Aperçu histo- rique, in UNESCO/BIE, Conférence internationale de l’instruction publique, Recommandations 1934-1977, Genève, UNESCO, BIE.

58. Denis Mylonas, La Genèse de l’UNESCO : la Conférence des ministres alliés de l’éducation (1942-1945), Bruxelles, Bruylant, 1976, p. 332.

59. Ses nombreuses lettres et ses quatre Rapports sur le BIE de Genève, en relation avec l’Organisation internationale de l’Éducation envisagée en Angleterre et aux États-Unis sont dans : A-BIE, B160 et B35, A.1.79.973.

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l’Unesco. La France n’eut pas gain de cause, mais on lui fit l’honneur d’accueillir le siège de l’Unesco dans sa capitale.

Malgré ces efforts diplomatiques et ces signes encourageants, Piaget et Rosselló sont inquiets : « Continuer à ne pas parler du BIE peut être préjudiciable à tous, même au succès de l’organisation proposée. Ce silence obstiné fait mauvaise impression », écrivent-ils à Marie Butts le 3 novembre 1944. « Il n’y a pas de silence obstiné, mais les membres de la Conférence s’intéressent plus à la guerre qu’à l’éducation », leur répond-elle aussitôt60. De fait, sitôt la paix scellée, Alfred Zimmern, secrétaire exécutif de la commission préparatoire de la conférence consti- tutive de l’Unesco, soumet un projet de statut au BIE61. Ce dernier suggère notamment d’introduire la possibilité d’organiser des conférences techniques et de recourir à des comités de liaison sur le modèle de ceux qui existent entre le BIE, le BIT d’une part et l’IICI d’autre part, pour clarifier la nature des rapports entre le BIE et l’Unesco62. Les échanges de correspondance s’accompagnent de rencontres à Londres, Genève, Paris et aux États-Unis pour examiner ces possibilités de collaboration63. Après la Conférence constitutive, le BIE dresse un bilan et réitère ses conditions, notamment le maintien de son indépendance64 :

Toutes les délégations souhaitent, sous une forme ou sous une autre, une collaboration entre le BIE et l’Unesco […] Le BIE éprouve naturellement une grande sympathie envers la nouvelle Organisation mais doit tenir certaines réserves quant au mode d’intégration qui pourrait être prévu. […] un effort particulier [s’impose] de la part des pays membres du BIE pendant toute la période intérimaire, afin que le comité préparatoire de l’Unesco se trouve en présence d’un organisme en pleine vitalité et ayant une indépendance qui lui permette de traiter sur un pied d’égalité.

Ces efforts se concrétisent dans plusieurs directions :

– Poursuite de l’engagement du BIE dans l’effort de reconstruction éducative, chère à l’Unesco65;

60. « Continued silence concerning IBE may be detrimental for all even for success proposed organisation. This obstinate silence creates bad impression » ; « There is no obstinate silence, but Conference members more interested in war than education » : les télégrammes dont parle Marie Butts figurent dans son troisième rapport, ibid.

61. A-BIE B35, lettre de Zimmern au BIE du 4 août 1945.

62. Ibid., Observations formulées par le BIE au projet de statut de l’organisation éducative et culturelle des Nations unies, octobre 1945.

63. Ibid., Rapport sur un voyage à Londres lors des travaux préparatoires de la Conférence interalliée relative à la coopération intellectuelle et à l’éducation, présenté par M. Piaget au Départe- ment politique fédéral, septembre 1945. Piaget a en effet reçu aussi mandat du Département politique de lui rendre compte de ses observations.

64. Ibid., Rapport sur la conférence chargée de créer une organisation des Nations unies qui a eu lieu à Londres du 1erau 16 novembre 1945, copie confidentielle envoyée au Département poli- tique fédéral et au Département de l’intérieur par MM. Piaget et Weiglé.

65. Ibid., Déclaration de Mlle Butts au Sous-Comité technique de la Commission préparatoire de l’Unesco dans laquelle elle présente les différentes activités entreprises par le BIE, déjà durant la guerre, notamment le Service d’aide intellectuelle aux prisonniers de guerre (SAIP). Pour une analyse détaillée du SAIP : Cécile Boss, Émeline Brylinski, « Le Service d’aide intellectuelle aux prisonniers

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