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Hasard ou finalité? par l abbé Patrick de La Rocque

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Academic year: 2022

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par l’abbé Patrick de La Rocque

Tout être naturel agit-il pour une fin ? Le simple hasard suffit-il à donner la raison d’être du monde ? Qu’est-ce que le hasard ? Les mots ont- ils un sens ? L’essence des choses est-elle un donné du réel, ou un simple phantasme de l’esprit ? Qu’est-ce que l’instinct animal ? La survivance des plus aptes n’explique-t-elle pas la génération de l’espèce ? Comment expliquer les erreurs de la nature ?

Toutes ces questions, et bien d’autres, trouvent leur réponse profonde dans les lignes qui vont suivre, inspirées pour l’essentiel de l’ouvrage Le réalisme du principe de finalité du R.P. Garrigou-Lagrange 1. Mais ces pages ont surtout pour ambition de manifester combien le principe de finalité est inscrit dans la nature. Une simple lecture ne permettra guère de percevoir dans toute son ampleur cette vérité capitale : peut-être faudra-t-il revenir sur l’ouvrage pour saisir dans sa plénitude cette clé explicative du monde.

ARISTOTE : On parle communément de la valeur, du prix, de l’utilité des choses de la nature ou de l’art. Ces expressions de valeur et d’utilité sont reçues même parmi des disciples des matérialistes et mécanistes convaincus, qui prétendent que leur intelligence et leur volonté proviennent d’une matière aveugle et du hasard, d’une nature sans finalité aucune. Pour eux, l’animal voit parce qu’il a des yeux, mais il n’a pas des yeux pour voir.

Ces gens-là ne devraient-ils pas être plutôt marchands de vin que philosophes ? Si en effet ils se sentent menacés de la cécité, ils vont voir le médecin, ils parlent de la valeur de leurs deux yeux, et ils en nient la finalité ! Ils se servent encore de la notion de valeur.

Mais que peut-elle signifier pour eux ? Cette notion de valeur perd elle-même toute valeur, si l’on ne sait plus ce qu’est la finalité. Il faut donc admettre, aussi bien dans la nature que dans l’art, que tout agent agit pour une fin.

LE SOPHISTE : Tout agent agit pour une fin ! En dehors de nos propres intentions humaines de valeur toujours contestable, la finalité n’est qu’un mot, qui n’a aucun fondement dans le réel, si réel il y a. L’ordre du monde, quoiqu’en disent

1 — R.P. Garrigou-Lagrange, Le réalisme du principe de finalité, Desclées de Brouwer, Paris, 1932.

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Anaxagore, Socrate et Platon, vient du hasard. Si on lance en l’air trois lettres d’un vers de l’Iliade, il arrive parfois qu’elles retombent de façon à constituer un mot intelligible ; pourquoi la même chose n’arriverait-elle pas si on lançait quatre lettres, et cinq et six et bien davantage ? Qui pourra fixer la limite ? Si un mot peut être constitué par hasard, pourquoi pas un vers, pourquoi pas un chant, et un poème tout entier ? Il est des hommes auxquels tout réussit, on dit : c’est la bonne fortune, forme supérieure du hasard

; il en est d’autres auxquels rien ne réussit, c’est la mauvaise fortune, forme pénible du hasard.

A l’origine du monde, parmi des milliers de combinaisons inutiles d’atomes, le hasard en a produit certaines particulièrement heureuses, qui, se révélant utiles, se sont conservées ; c’est la survivance des plus aptes. Il n’est nullement nécessaire pour les expliquer de recourir, comme le veulent Anaxagore, Socrate et Platon, à une intelligence supérieure ; autant vaudrait nier le hasard. Je te le répète : s’il fait un mot, pourquoi pas un vers, un chant, un poème, et finalement un monde ?

I. La chasse à la définition du hasard

ARISTOTE : Pourrais-tu me définir le hasard dont tu parles si bien ?

LE SOPHISTE : Définir, définir ! que valent les définitions ? Si je te demande ce que c’est qu’un tas de grains de froment ou de grains de sable, me diras-tu que c’est la réunion de deux grains ? Et, si deux ne suffisent pas à faire un tas, pourquoi trois, quatre, cinq, etc., suffiraient-ils ?

ARISTOTE : Le tas n’est pas un tout naturel, c’est la réunion accidentelle de plusieurs choses en nombre indéterminé ; mais, si tu prétends qu’on ne peut rien définir d’une façon certaine, alors dis-moi en quel sens tu te sers des mots que tu emploies. Par exemple quel sens donnes-tu au mot hasard ?

LE SOPHISTE : Quel sens ? Celui qu’on lui donne habituellement lorsqu’on dit : « Ceci est arrivé par hasard, c’est l’effet du hasard, ou encore de la bonne fortune » à moins que ce ne soit un effet de la mauvaise.

ARISTOTE : Alors tu admets déjà une certaine définition nominale du hasard, autrement tu ne te servirais pas de ce mot plutôt que d’un autre, autrement le hasard ne se distinguerait pas d’une charrue, d’un mur ou d’une épée. Veux-tu qu’en partant de cette définition nominale, ce à quoi tout le monde pense en prononçant le mot “hasard”, nous fassions ensemble la chasse de la définition réelle, qui nous dira plus précisément ce qu’est ce fameux hasard, auquel tu attribues tant de belles choses. Cette chasse aux définitions, que Socrate nous a apprise, n’est pas moins intéressante que celle du sanglier ou du cerf.

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LE SOPHISTE : Peine perdue : tu crois pouvoir connaître l’essence même des choses et dépasser le sens des mots ?

ARISTOTE : Le sens des mots est bien déjà quelque chose ; ne serait-ce pas un point de départ ? Tu disais tout à l’heure : on dit communément : « Ceci est arrivé par hasard ; c’est l’effet du hasard », le sens de ce mot ne nous oblige-t-il pas à concevoir le hasard comme une cause, et ce qui est fortuit comme un effet ? Tu dis toi-même : l’ordre du monde est l’effet du hasard. Tu admets donc au moins que le hasard est une cause.

LE SOPHISTE : Pourquoi pas ?

ARISTOTE : Mais, si le hasard est une cause, est-il une cause nécessairement requise par son effet, comme lorsqu’on dit : l’homme engendre l’homme, le bœuf engendre le bœuf, pas d’engendré sans engendrant, pas de statue sans statuaire, pas de maison sans constructeur ou architecte ? Ou bien le hasard est-il une cause accidentelle, comme lorsqu’on dit qu’un architecte est cause de la discorde née de la construction d’une maison, ou qu’un musicien a construit un palais, parce qu’il s’est accidentellement trouvé qu’un architecte était musicien ? Je te prie de me répondre : puisque tu concèdes que le hasard est une cause, est-il une cause nécessairement requise par son effet, ou bien une cause accidentelle ?

LE SOPHISTE : Une cause accidentelle, bien sûr.

ARISTOTE : Permets-moi de te demander maintenant si l’effet de cette cause accidentelle qu’est le hasard arrive toujours, ou du moins fréquemment, ou au contraire rarement. On dit : c’est par hasard que ce trépied, en tombant, soit tombé sur ses trois pieds, et que cet homme, en creusant un tombeau, ait trouvé un trésor. Chaque fois que le trépied tombe, tombe-t-il ainsi, comme chaque fois que le rosier porte des fleurs, ce sont des roses et non des lys ? Ou du moins le trépied tombe-t-il ainsi fréquemment, et est-ce fréquemment qu’on trouve un trésor en creusant un tombeau ?

LE SOPHISTE : Certains effets du hasard, particulièrement frappants, sont rares, mais il y a très fréquemment quantité de choses accidentelles.

ARISTOTE : Je te concède que, si je sors dans la rue, il est accidentel et très fréquent de rencontrer tels et tels inconnus avec qui je n’ai rien à faire ; mais est-il fréquent de rencontrer mon débiteur à un moment où j’ai absolument besoin d’argent, et de recevoir la somme qu’il me doit ? Or n’est-ce pas là ce qu’on appelle le hasard ? Une rencontre accidentelle sans aucun intérêt passe inaperçue et n’a pas de nom spécial. Mais une rencontre accidentelle heureuse n’est-elle pas attribuée à la bonne fortune, et une rencontre accidentelle malheureuse à la mauvaise fortune ? Enfin ne parle-t-on pas de bonne et mauvaise fortune, non à propos des choses de la nature, mais à propos des choses humaines, tandis que le hasard se dit à propos des unes et des autres ? Ne sommes-nous pas arrivés ainsi au but de notre recherche ? Notre chasse est-elle restée infructueuse ? N’avons-nous pas la définition du hasard ? Pourquoi ne voudrais-tu pas

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admettre que c’est la cause accidentelle de ce qui arrive rarement de façon, non pas indifférente, mais heureuse ou malheureuse, en dehors de l’intention de la nature ou de l’homme ?

II. La valeur des définitions

LE SOPHISTE : Cette définition ne dit, somme toute, rien de plus que celle dont nous sommes partis, et qui, du reste, ne vaut pas plus que le langage conventionnel des hommes.

ARISTOTE : Elle ne dit rien de plus en un sens, car elle ne parle pas d’une autre chose, mais ne l’exprime-t-elle pas plus précisément ? Le langage conventionnel des hommes a, dans tel peuple, tel mot, en tel autre peuple, tel autre mot, pour désigner le même concept confus du hasard, que se font tous les hommes, et sans lequel le mot hasard ou tel autre équivalent en une autre langue ne désignerait pas plus ce dont on veut parler, qu’il ne désignerait un casque ou une cuirasse. Toi-même, au début de notre recherche, n’as-tu pas admis ce concept confus du hasard, sous peine de ne pouvoir te servir de ce mot, et de ne vouloir rien dire par lui ? Ne trouves-tu pas maintenant que cette définition nous met en possession d’une idée plus précise de la même chose, nous faisant connaître le genre et la différence spécifique du hasard ?

LE SOPHISTE : Peut-être. Cependant, reconnais que ta définition du hasard ne peut pas se démontrer par un raisonnement, à l’aide d’une majeure et d’une mineure absolument certaines. Que peut donc valoir une définition indémontrable ?

ARISTOTE : La définition, j’en conviens, ne se démontre pas, à moins que, d’une définition par la cause finale ou par la cause efficiente, on ne déduise celle par la cause formelle, comme il arrive surtout dans l’ordre des choses artificielles : si la circonférence est engendrée par la révolution d’un segment autour d’une de ses extrémités, tous ses points doivent être également distants de son centre. En dehors de ce cas, je t’accorde que la définition d’une chose ne se démontre pas, car on ne met pas un moyen terme démonstratif entre deux termes qui se conviennent immédiatement, entre le défini et la définition, entre homme et animal raisonnable. Le philosophe ne cherche donc pas à démontrer une définition, mais à montrer, à manifester sa vérité par le moyen de l’induction. Cette définition perçue par l’intelligence devient alors le fondement de la démonstration des propriétés de cette chose.

LE SOPHISTE : Mais enfin, ta chasse est un peu au petit bonheur, elle n’a pas de principe directeur ; comment sais-tu, lorsqu’elle s’achève, que tu as trouvé la bonne définition ? Si tu l’as trouvée, c’est par hasard et tu n’es pas certain de la posséder.

ARISTOTE : Cette chasse n’aurait pas de principe directeur, si nous n’avions pas au départ le concept confus ou le sens communément reçu du nom de la chose, qui est comme le guide de notre recherche. Le sens commun avec ses concepts encore confus

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est plus riche que tu ne penses : il suffit de l’interroger comme il convient ; on obtient alors les réponses, non pas de tel ou tel individu humain, mais celles de la nature humaine, de l’intelligence humaine, qui passe ainsi peu à peu du confus au distinct. Pourquoi n’admettrais-tu pas la définition du hasard, à laquelle tes propres réponses nous ont conduits ?

III. L’accidentel et le nécessaire

LE SOPHISTE : Cette définition, te dis-je, ne vaut que dans l’ordre actuel des choses, et non pas pour l’origine du monde ; aujourd’hui les effets fortuits particulièrement remarquables sont rares ; mais à l’origine, lorsque les hommes et leur langage n’existaient pas encore, il a fort bien pu y avoir, parmi beaucoup de rencontres inutiles des éléments, de nombreuses combinaisons fortuites heureuses, qui se sont perpétuées à raison même de leur utilité. Et alors, tous les termes de ta définition ne valent plus pour le problème des origines.

ARISTOTE : Mais même à l’origine, le hasard, dont tu parles toi-même en lui attribuant pour effet l’ordre des choses, n’était-il pas du moins une cause accidentelle? Le hasard, à l’origine, était-il une cause nécessairement requise par son effet, comme le statuaire pour la statue, le bœuf engendrant pour le bœuf engendré ou bien était-il comme aujourd’hui une cause accidentelle ?

LE SOPHISTE : Une cause accidentelle, bien sûr, et c’est pourquoi il n’y a rien de nécessaire.

ARISTOTE : Mais qu’est-ce donc que l’accidentel ? Veux-tu que nous commencions ici une autre chasse à la définition ? Est-il accidentel que le musicien soit musicien et que le médecin soit médecin ? N’est-ce pas là plutôt chose nécessaire ? Et ne faut-il pas dire que ce qui est accidentel, c’est que le musicien soit médecin, ou que le bon médecin sache tirer, d’une lyre, d’harmonieux accords ? Tu saisis donc que l’accidentel suppose toujours autre chose que lui, à quoi il vient s’ajouter d’une façon toute contingente.

LE SOPHISTE : Où veux-tu en venir ?

ARISTOTE : Si l’accidentel suppose le nécessaire auquel il s’ajoute, la cause accidentelle suppose la cause nécessairement requise à laquelle elle s’ajoute aussi. Celui qui creuse une tombe trouve accidentellement un trésor, à condition qu’il creuse la tombe, qu’il veuille faire quelque chose, qu’il ait quelque intention, et, comme l’homme, la nature n’a-t-elle pas ses intentions naturelles, ne tend-elle pas, ici à former un épi de froment, là un chêne ?

LE SOPHISTE : Je te l’ai déjà dit, pourquoi appeler intention de la nature ce qui n’est dû qu’au hasard ?

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ARISTOTE : Le hasard, tu le concèdes, est une cause accidentelle, et ce qui est accidentel suppose ce à quoi il s’ajoute. Si donc tout est accidentel, il n’y a plus rien du tout qui existe ; si non seulement il est accidentel que le médecin soit musicien, mais que le médecin soit médecin, que l’homme soit homme, que le corps soit corps, que l’être soit l’être, que le vrai soit le vrai, alors il n’y a plus rien ; ni toi, ni moi, qui causons ensemble.

Si le hasard est la rencontre accidentelle de deux agents, chacun d’eux tend cependant vers une chose qui lui convient, la pierre et tous les corps qui tombent tendent vers le centre de la terre, pour la cohésion de l’univers ; autrement tous les éléments se disperseraient dans tous les sens possibles et imaginables, et pas plus dans celui-ci que dans celui-là.

Pour nier toute finalité dans la nature, il faudrait dire que, à l’origine du monde du moins, il n’y avait aucune loi, que tout, absolument tout était accidentel ; mais alors l’accidentel lui-même s’évanouit, car il n’a plus rien sur quoi s’appuyer. Tu admettras qu’on ne peut admettre un rêve sans rêveur, un vol sans volatile, un flux sans fluide. Ta théorie interdit même de parler de flux ou de vol plutôt que d’autre chose, car le flux et le vol ont leurs lois, par où ils sont ce qu’ils sont. Le hasard, dont tu aimes tant à parler, s’évanouit lui-même, car il est, avons-nous dit, la cause accidentelle de ce qui arrive en dehors de toute intention naturelle ou humaine, et s’il n’y a plus, dans la nature, d’intention, de tendance, de finalité, il n’y a plus de hasard, plus d’effet fortuit qui puisse arriver en dehors d’elle, tout comme il n’y a plus d’exception aux lois s’il n’y a plus de lois.

Ne serait-ce donc que pour sauver le hasard auquel tu tiens tant, admets du moins une finalité originelle de la nature. Autrement, rien n’arrive ; et, si tu réduis tout l’essentiel à l’accidentel, tu détruis toute nature, celle de l’eau, de l’air, du feu il ne reste plus que des rencontres fortuites et rien qui puisse se rencontrer. Il faut choisir : l’absurdité radicale ou la finalité.

IV. Le moins ne produit pas le plus

ARISTOTE : En attribuant l’origine du monde au hasard, tu fais sortir le plus du moins, l’ordre de l’absence d’ordre, l’intelligibilité des choses, découverte par les diverses sciences, de l’absence d’intelligibilité ; tu fais sortir l’être du pur néant, sans nous dire comment ce pur néant le peut produire. Et si, pour sauver l’existence du hasard qui t’est si cher, tu admets au moins l’ordre minime du moindre corps au moindre de ses mouvements naturels, pourquoi n’admettrais-tu pas l’ordre incomparablement plus admirable de l’œil fait pour voir, de l’oreille faite pour entendre, de l’intelligence faite pour l’intellection, de la volonté faite pour aimer et vouloir le bien, et surtout parmi tous les biens le bien suprême ?

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LE SOPHISTE : Tu ne parviendras pas à démontrer que l’œil est fait pour voir ; du fait que j’ai un œil, je vois, mais prouve-moi donc que l’œil est fait pour voir.

ARISTOTE : Non, je ne te prouverai pas que l’œil est fait pour voir, mais si tu sais ce que tu veux dire, en me parlant de l’œil et surtout de la vue, tu vois toi-même, avant toute démonstration, que la vue est pour voir, l’ouïe pour entendre, les ailes pour voler.

V. Les sensibles per accidens : premier contact intellectuel avec le réel

LE SOPHISTE : La finalité dont tu me parles n’est pas chose qui se voit comme la couleur, ou qui s’entend comme le son.

ARISTOTE : Certes, elle n’est pas saisie par les sens ; mais, comme l’existence, la substance, la vie, elle est immédiatement saisie par l’intelligence, avant toute démonstration. Lorsque tu vois Callias venir vers toi, ne perçois-tu pas immédiatement, sans aucune démonstration, qu’il est vivant ? Lorsque nous nous sommes rencontrés tout à l’heure, tu as vu de tes yeux la couleur de mon visage, et as-tu dû faire une démonstration pour établir que c’était un être existant et vivant qui venait vers toi ? L’existence, la substance, la vie ne sont certes pas des qualités sensibles, comme la couleur ou le son, ni des objets sensibles communs à plusieurs sens, comme l’étendue ou la figure des corps ; mais immédiatement, dès que se présente le corps d’un homme qui vient vers toi, tu perçois par ton intelligence ce qu’un chien ne percevra jamais, lui qui ne peut saisir le sens de ce petit mot « est », tu perçois par ton intelligence qu’il y a là non pas seulement du coloré, mais de l’être, du réel. Avec plus d’attention, tu percevras un être qui est un et le même sous ses phénomènes multiples et changeants : tu percevras une substance ; avec plus d’attention encore, un être qui agit par lui-même, qui marche, respire, qui parle, en un mot qui vit.

Tu saisis tout cela sans avoir besoin de raisonner ; c’est plus sûr que tes raisonnements : c’est un donné immédiat sur lequel le doute n’a aucune prise. Autrement, pourquoi me parlerais-tu, si tu doutais de mon existence et de ma vie ? L’existence, la substance, la vie sont des objets non pas sensibles de soi, mais intelligibles, appelés pourtant sensibles per accidens, car ils accompagnent le sensible et sont immédiatement saisis par l’intelligence dès la présentation des objets sentis. Toi, qui nies l’objectivité de la connaissance humaine, tu n’as pas l’air de te douter que c’est là son premier contact avec le réel et le fondement de la valeur de la science, que tu déclares vaine sans savoir ce qu’elle est.

De la même manière, l’intelligence humaine saisit immédiatement que toute réalisation tend vers un but. Autrement, l’action de l’agent serait sans raison d’être, il n’y aurait pas de raison pour agir plutôt que pour ne pas agir, ni pour agir ainsi plutôt

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qu’autrement. Aussi, lorsque de tes yeux tu regardes les miens, ton intelligence saisit aussitôt, à n’en pas douter, qu’ils sont faits pour voir, et non pour entendre ou savourer.

VI. L’aptitude et la finalité

LE SOPHISTE : La survivance des plus aptes suffit pourtant à expliquer l’organisme de l’œil, sans recourir à la finalité. Il suffit que le hasard ait produit une seule fois un œil et, au milieu d’une foule de combinaisons inutiles disparues, cette heureuse aptitude se conserve.

ARISTOTE : Tu parles des plus aptes, tu prononces le mot d’aptitude, et tu nies la finalité ! Que veux-tu donc dire par ces mots : apte à voir plutôt qu’à entendre, sinon fait pour voir plutôt que pour entendre ? Et il n’est pas besoin ici de constance ou de fréquence, n’y eût-il au monde qu’un seul œil, le tien, qu’une seule vision du ciel étoilé, la tienne, il serait déjà évident que cet œil unique est fait pour voir et que c’est là une merveille supérieure à toutes les étoiles du firmament. En t’acharnant dans de tels raisonnements, tu expliques l’ordre par le désordre, ce qu’il y a de plus beau et de plus élevé dans la nature, par ce qu’il y a de plus infime, par cette cause accidentelle, le hasard.

Pourquoi dépenser ton intelligence à défendre de pareils paradoxes, qui sont l’absurdité même ?

LE SOPHISTE: Pourrais-tu du moins me résumer en un court raisonnement tout ce discours puisque tu prétends me faire admettre la finalité de la nature, celle de mes yeux et des tiens ?

ARISTOTE : Cette finalité de tes yeux et des miens se voit et n’a pas besoin de démonstration proprement dite. Cependant je résumerai ce que je t’ai dit dans un syllogisme plutôt explicatif que probatif. Le voici : La fin est quelque chose de déterminé et de convenable, à quoi tend ce qui est apte à l’atteindre. Or les agents naturels sont aptes et tendent à quelque chose de déterminé et de convenable, même d’excellent, comme les ailes au vol, les pieds à la marche, l’oreille à l’audition, l’œil à la vision. Donc les agents naturels tendent à une fin.

Pour le nier, il faut rejeter la notion même d’action. L’action est nécessairement intentionnelle, c’est-à-dire qu’elle tend toujours, soit naturellement et inconsciemment, soit avec intelligence, vers une fin. La pierre tend vers le centre de la terre pour la cohésion de l’univers, sans en avoir conscience ; l’hirondelle tend vers son nid, qu’elle ne connaît que sensiblement, elle connaît ainsi la chose sensible qui est fin, sans connaître la finalité. L’homme, ayant une intelligence, dont l’objet est l’être et non pas la couleur ou le son, tend intelligemment vers une fin, en connaissant que la fin est la raison d’être des moyens.

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VII. L’art et la nature

LE SOPHISTE : Ton argument ne se réduit-il pas finalement à un vulgaire anthropomorphisme ? Il revient à dire : Il y a certainement de la finalité dans l’art humain. Or il y a de l’analogie entre la nature et l’art. Donc la nature agit pour une fin. Tu projettes gratuitement la finalité humaine dans la nature, comme d’autres prêtent des passions sensibles à Dieu, par pur anthropomorphisme.

ARISTOTE : Loin de projeter la finalité de l’art humain dans la nature, comme si je disais que la nature agit comme l’art, je dis au contraire que l’art imite la finalité qui est dans la nature ; ce n’est pas lui qui l’y a mise, il la trouve, et elle existait avant lui. Je l’affirme non pas par réduction à notre activité humaine artistique, mais par réduction à l’être intelligible, car, si les ailes de l’oiseau ne sont pas faites pour voler, elles n’ont aucune raison d’être. Et si les hommes voulaient voyager dans les airs, ils devraient imiter le vol de l’oiseau.

Même lorsque l’art, comme la médecine, aide la nature, il l’imite encore : il sert, tu entends bien, le plus possible le principe vital qui est encore chez le malade. Comme le maître propose un argument à l’intelligence naturelle du disciple, le médecin doit mettre au service de la vitalité, qui subsiste encore dans le malade, les propriétés naturelles des corps, de l’air pur, des sels de la terre, surtout des plantes ; il utilise les aptitudes naturelles de celles-ci et ne parvient pas à les imiter complètement, lorsqu’il veut fabriquer lui-même des remèdes. Surtout ce que l’art humain ne parvient pas à imiter parfaitement, c’est la sûreté de l’instinct des animaux, de l’araignée, de la fourmi, de l’abeille qui construit si admirablement sa ruche et fait son miel. N’est-il pas évident que cette abeille tend à quelque chose de très déterminé et d’excellent ? Pourquoi fait-elle du miel plutôt qu’autre chose, quelle est la raison d’être de cette tendance ?

VIII. La finalité dans la nature

LE SOPHISTE : Qui sait si l’abeille n’est pas douée comme nous d’une certaine intelligence, ce qui expliquerait fort bien la finalité de ses actes, sans qu’il faille admettre une finalité intrinsèque à la nature ?

ARISTOTE : Le propre de l’intelligence est de connaître, non pas seulement la couleur ou le son, mais l’être et les raisons d’être des choses, de voir que la fin est la raison d’être des moyens et de pouvoir par suite adapter et varier ces moyens selon les circonstances, comme le fait tout artiste qui n’est pas esclave de la routine. Tous les architectes ne font pas les maisons de la même manière, tous les peintres ne font pas les mêmes tableaux, tous les musiciens ne jouent pas le même air, tandis que toutes les hirondelles font de même leur nid, toutes les araignées tissent de même leur toile, toutes les abeilles font de même leur ruche et leur miel. C’est un signe que ces animaux, dont

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l’instinct est pourtant si admirable, ne connaissent pas la finalité, ne voient pas dans la chose, qui est fin, la raison d’être des moyens ; c’est un signe qu’ils n’ont pas d’intelligence, mais qu’ils sont déterminés ad unum par leur nature même, l’abeille ne sait faire que du miel et elle le fait toujours de la même façon, excellente d’ailleurs.

LE SOPHISTE : Pourtant, la nature fait des monstres, dans lesquels il n’y a aucune finalité ; comment peux-tu affirmer qu’elle agit pour une fin ?

ARISTOTE : Et l’artiste, qui agit manifestement pour un but déterminé, ne lui arrive-t-il pas de dévier des règles de son art, et de faire parfois des horreurs ? N’y a-t-il pas non plus des monstruosités morales, quoique l’homme agisse pour une fin ? Mais, lorsque l’artiste dévie, ce n’est pas son art qui se trompe, ce n’est pas non plus la prudence qui est principe de l’acte imprudent, ni la justice qui est source de l’injustice.

Pour la même raison, ce n’est pas la nature qui fait les monstres ; elle ne les conserve pas, non plus. Ils sont le résultat d’une cause accidentelle, à raison de laquelle la matière échappe à la domination de la forme, de l’idée directrice qui préside à l’évolution de l’embryon. Comme il arrive à l’homme de préférer les plaisirs au bien honnête, il arrive parfois à la matière d’échapper à la domination de la forme, surtout lorsque celle-ci exige des dispositions multiples et très complexes où peuvent se glisser des déviations.

Ces exceptions confirment la règle, en ce sens que seule l’existence d’une règle permet de parler d’exceptions, et en ce sens aussi qu’elles proviennent de l’omission accidentelle d’une condition requise par la règle. Bien qu’il y ait des monstres dans la nature, il reste que le germe contenu dans le grain de froment est ordonné à former un épi et non pas un chêne, et que le germe contenu dans le gland est ordonné à former un chêne et non pas un cèdre ou un mélèze. La finalité est manifeste, les monstres, en s’en écartant, la confirment au lieu de l’infirmer ; c’est pourquoi on les appelle des monstres ; ils nous instruisent à leur manière.

LE SOPHISTE : Agir pour une fin suppose une délibération. Or la nature ne délibère pas.

ARISTOTE : Et celui qui joue admirablement de la harpe, et qui manifestement agit pour une fin, délibère-t-il pour savoir à chaque instant quelle corde il doit toucher, à quelle hauteur et comment ? Celui qui est artiste dans l’âme ne délibère plus, son art est enraciné en lui comme une seconde nature ; ainsi la première nature, dans l’ordre de la vie végétative et animale, agit pour une fin sans délibérer et sans le savoir !

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