en éducation
Lorsque le système de financement constitue le problème : l’expérience chilienne des chèques en éducation
Cristián Bellei
Traducteur : Philippe Rabaté et Thierry Chevaillier
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/ries/7521 ISSN : 2261-4265
Éditeur
Centre international d'études pédagogiques
Référence électronique
Cristián Bellei, « Lorsque le système de financement constitue le problème : l’expérience chilienne des chèques en éducation », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], Colloque 2019 :
Conditions de réussite des réformes en éducation, mis en ligne le 11 juin 2019, consulté le 11 juin 2019. URL : http://journals.openedition.org/ries/7521
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Lorsque le système de financement constitue le problème : l’expérience chilienne des chèques en éducation
Cristián Bellei
Traduction : Philippe Rabaté et Thierry Chevaillier
1 L’État chilien finance l’éducation de près de 93 % de la population scolaire K-121 par le biais d’un système concurrentiel de chèques2, c’est-à-dire un montant fixe par élève scolarisé versé de la même manière à toutes les écoles, publiques et privées, y compris les écoles religieuses, qu’il s’agisse d’organismes à but lucratif ou non. Les familles peuvent choisir librement l’école pour leurs enfants sans la moindre restriction géographique.
Toutefois, les écoles privées ne sont pas obligées d’accepter tous les candidats et elles peuvent demander en plus aux familles de s’acquitter de droits d’inscription. L’État impose une réglementation très peu contraignante pour l’ouverture d’écoles (infrastructures obligatoires exigées, programme suivi et personnel enseignant requis) et ne contrôle ni l’usage des ressources ni les gains que peuvent faire les propriétaires des écoles. Inspiré par le néolibéralisme économique, ce schéma imposé par la dictature de Pinochet en 1980 cherchait à déclencher des dynamiques de marché dans l’éducation, en créant une concurrence entre les écoles à travers le libre choix des familles, dans l’espoir que cette compétition améliore la qualité générale du système, soit parce que les écoles de faible qualité éducative « réagiraient » à la concurrence en améliorant leurs services, soit parce que – dans le cas où elles ne le feraient pas – elles se verraient « remplacées » par des écoles de meilleure qualité qui auraient la préférence des familles.
2 Ce système éducatif tourné vers le marché a provoqué une transformation radicale de l’éducation chilienne, transformation qui a bouleversé certains de ses traits historiques les plus caractéristiques. Les écoles privées subventionnées se sont développées de manière exponentielle et éduquent aujourd’hui la majorité des élèves chiliens ; celles qui se sont le plus développées sont les écoles à but lucratif tandis que l’éducation publique (administrée par les municipalités depuis les années 1980) s’est réduite et affaiblie considérablement (avec un taux d’effectifs nationaux passant de 90 % à 40 %. Le secteur
privé est très atomisé, ce qui, allié à l’affaiblissement du système public, a pour conséquence qu’au Chili, les compétences professionnelles et institutionnelles en éducation au niveau local sont d’une grande indigence. La privatisation et la concurrence sur le marché ne se sont pas traduites par une amélioration de la qualité de l’éducation :
• les taux de réussite scolaire ne montrent pas d’augmentation significative liée aux dynamiques de marché et les écoles privées ne sont en moyenne pas plus efficaces que les écoles publiques ;
• les taux d’abandon et de redoublement semblent même augmenter dans les endroits où la concurrence est la plus forte ; rien ne prouve non plus que les écoles privées disposent de projets éducatifs ou curriculaires plus riches et variés ;
• en revanche, elles économisent des ressources sur des postes-clés comme les salaires et l’expérience des enseignants.
• enfin, certains éléments permettent d’établir un lien entre ce système de marché et l’extrême ségrégation socio-économique des écoles chiliennes, les inégalités de réussite scolaire et l’application massive de pratiques de discrimination à l’encontre de certains élèves (en raison de leur très faible investissement scolaire ou de problèmes de discipline) et de leurs familles (pour des raisons économiques, culturelles ou religieuses) aussi bien dans les processus d’inscription que durant le parcours scolaire.
3 Depuis 1990, les gouvernements démocratiques ont introduit nombre de dispositifs et de politiques pour résoudre quelques-uns des problèmes mentionnés. L’orientation de ces politiques a varié au fil du temps, depuis – dans un premier temps, de 1990 à 2008 – une approche qui s’efforçait de « compléter » les dynamiques de marché par une intervention plus proactive de l’État pour ensuite – dans une seconde étape, de 2008 à 2014 – tenter de
« gouverner le marché » et enfin aspirer finalement, depuis 2014, à éliminer ou à entraver les dynamiques de marché dans le champ éducatif.
Des politiques pour améliorer la qualité
4 Depuis 1990, toute une série de programmes d’amélioration scolaire ont été développés afin de combiner des investissements dans les ressources didactiques et une formation des enseignants à l’innovation pédagogique. Ces programmes avaient un caractère volontaire et promouvaient le rôle joué par l’enseignant pour l’inciter à introduire des pédagogies plus actives. Depuis le début des années 2000, l’on a appliqué des dispositifs plus directifs d’intervention dans la gestion des écoles caractérisées par une faible réussite et des programme « prioritaires » dans certains domaines (comme les mathématiques et la langue), ainsi qu’une extension obligatoire du temps scolaire.
Finalement, au cours de cette dernière décennie, a été mis en place un système de reddition des comptes basé sur des tests qui sanctionne (en allant jusqu’à la fermeture) les établissements scolaires qui n’atteignent pas un taux minimal de réussite scolaire mesuré par des épreuves nationales obligatoires.
Des politiques pour créer du capital professionnel
5 En 1991 a été promulgué un statut des enseignants qui réglemente certains aspects fondamentaux du marché du travail enseignant, mais dont l’application dans le secteur privé (qui est devenu progressivement le principal employeur de professeurs au Chili)
était limitée. Ce statut a été réformé en 2015 pour améliorer les conditions de salaire et de développement professionnel des enseignants, avec une application obligatoire (même si elle n’est que partielle) dans les écoles privées subventionnées par l’État. Depuis le début des années 2000, et avec plus de force au cours de la dernière décennie, l’État a financé et promu la création d’un marché de cabinets de conseil privés, qui vendent des services d’assistance technique aux écoles pour les soutenir dans leur processus d’amélioration scolaire (y compris en matière de curriculum, d’évaluation et de gestion). Enfin, en 2017, le système d’éducation publique a été réformé par la création d’un réseau national de services locaux d’éducation, qui prendront en charge l’administration de toutes les écoles publiques (en se substituant aux municipalités) et seront financés directement par l’État (autrement dit sur le budget national, même si leurs écoles continueront à être payées par le biais de chèques).
Des politiques contre la discrimination
6 Au milieu des années 1990 a été introduit un système de bourses (administré par le propriétaire de l’école) pour faciliter l’accès ou le maintien dans les écoles privées qui faisaient payer des droits d’inscription. Ensuite, depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, de nombreux règlements ont été promulgués afin d’interdire certaines pratiques discriminatoires dans les processus d’admission scolaire et d’expulsion des élèves. L’on a également créé un ensemble d’incitations économiques (par le biais d’une augmentation de la valeur du chèque) pour inciter les écoles (principalement privées) à éduquer des élèves « plus coûteux », qu’ils proviennent d’un milieu socio-économique défavorisé ou qu’ils présentent de plus grandes difficultés d’apprentissage. Enfin, étant donné la persistance de pratiques discriminatoires, un nouveau système centralisé d’admission scolaire a été instauré depuis 2016 qui, sur la base les préférences des parents, applique un système aléatoire d’affectation des élèves dans des écoles qui font face à une trop grande demande. Cette réforme a mis un terme aux financements publics versé aux écoles à but lucratif et a commencé graduellement (par le biais d’une augmentation de la valeur du chèque et la création d’incitations économiques pour les établissements libres) à éliminer les droits d’inscription demandés aux familles, pour aboutir à la gratuité de toute l’éducation subventionnée par l’État.
7 Il est possible de regrouper les politiques chiliennes pour tenter de « corriger des effets du marché » dans le secteur de l’éducation en quatre catégories : i) les politiques
« ingénues », fondées sur des interventions directes de l’État sur la « qualité » de l’éducation, avec l’idée qu’il est possible de « corriger » le marché ; ii) les politiques
« bureaucratiques », qui aspirent à réguler et à soumettre à des normes strictes le comportement négatif des prestataires de services éducatifs ; iii) les politiques
« économicistes » qui modulent le montant des chèques et ajustent les incitations monétaires pour les prestataires ; iv) les politiques « technocratiques », qui créent un système d’évaluation des résultats et y associent des sanctions en cas de faible réussite des élèves, et qui font confiance à ces mesures pour assurer la qualité de la formation.
Toutes ces approches connaissent des réussites partielles mais aussi de sérieuses limites.
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8 En somme, ce que révèle le cas chilien, c’est, d’une part, l’énorme puissance transformatrice d’un montage institutionnel basé sur la logique de marché et dont le pilier est le système de financement via les chèques et d’autre part le fait que la tâche de corriger les « effets non désirés » est excessivement difficile, parce que, entre autres raisons, le marché lui-même a fini par affaiblir les institutions publiques (qui devraient mettre en œuvre les réformes) et par constituer un nouveau « sens commun » social sur l’éducation (selon lequel l’éducation n’est pas un droit social ni un bien public).
BIBLIOGRAPHIE
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BELLEI C., CONTRERAS M., CANALES M et ORELLANA V (2018) : « The Production of Socio- economic Segregation in Chilean Education : School Choice, Social Class and Market Dynamics », dans Understanding School Segregation. Patterns, Causes and Consequences of Spatial Inequalities in Education, X. Bonal et C. Bellei (ed.), London : Bloomsburry Publishing.
BELLEI C., VANNI X. (2015) : The Evolution of Educational Policy in Chile 1980-2014, dans S.
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GRAU N., HOJMAN D., et MIZALA A. (2018) : « School closure and educational attainment : Evidence from a market-based system », Economics of Education Review, 65, p. 1-17.
NOTES
1. Ce sigle permet de désigner, dans un certain nombre de pays dont le Chili, les douze années de scolarisation obligatoire qui englobent donc l’enseignement primaire et secondaire. (NdT) 2. Employer le terme de voucher en français est un anglicisme ; l’équivalent strict est en effet le
« chèque », et la paternité de ce système pour les services publics – et en particulier l’éducation – revient à Milton Friedman. (NdT)
RÉSUMÉS
Depuis les années 1980, l’État chilien a fait le choix de créer un marché de l’éducation en finançant la quasi-totalité de l’éducation par l’intermédiaire de bons d’éducation (vouchers) versés aux écoles choisies par les parents, créant ainsi les conditions d’un développement considérable de l’enseignement privé. L’accroissement escompté des performances du système éducatif ne s’est pas produit et la ségrégation sociale s’est accrue. Depuis, les politiques éducatives successives ont tenté de corriger ces effets non désirés, à travers une intervention croissante de l’État dans le fonctionnement du système éducatif, en s’attaquent à la qualité des enseignants au travers de leur formation et de leur statut, en intervenant dans la gestion des établissements aux performances insuffisantes et en éliminant les droits d’inscriptions demandés aux familles.
Since the 1980s the Chilean state has opted for a market-based education system by funding almost all education through vouchers paid to the schools chosen by parents. The private sector has expanded considerably. However, the anticipated improvement in the performance of the education system has not materialized and social segregation has increased. Since then, successive education policies have attempted to correct these unwanted effects through increasing state intervention in the running of the education system: the state has tackled the quality of teaching by organizing teacher training and improving the status of teachers, by intervening in the management of poorly performing schools and by abolishing the registration fees some schools were requesting of families.
INDEX
Index géographique : Chili
Mots-clés : école privée, financement de l’éducation, école publique, réforme Keywords : private schools, educational finance, public schools, reform
Palabras claves : escuela privada, financiación de la educación, escuela pública, reforma
AUTEURS
CRISTIÁN BELLEI Université du Chili
Chercheur associé au Center for Advanced Research in Education et professeur au département de sociologie de l’Université du Chili, il est titulaire d’un doctorat en sciences de l’éducation obtenu à Harvard. Ses derniers ouvrages s’intitulent The Great Experiment: Market and Privatization of Chilean Education (2015, LOM) et Understanding School Segregation. Patterns, Causes and
Consequences of Spatial Inequalities in Education (avec Xavier Bonal, 2018, Bloomsbury). Ses publications concernent les politiques éducatives et les questions de qualité et d’équité en éducation au Chili. cbellei@ciae.uchile.cl