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Rituel normatif et légitimité policière: l'exemple de Genève sous l'Ancien Régime

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Rituel normatif et légitimité policière: l'exemple de Genève sous l'Ancien Régime

CICCHINI, Marco

CICCHINI, Marco. Rituel normatif et légitimité policière: l'exemple de Genève sous l'Ancien Régime. In: Briegel, F. & Farré, S. Rite, hiérarchies . Chêne-Bourg : Georg, 2010.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:91724

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Rituel normatif et légitimité policière

L'exemple de Genève sous 1 'Ancien Régime

MARCO CrCCHINI

M

iroirs aux alouettes ou condensé de la vie quotidienne d'au- trefois, les centaines de milliers d'ordonnances de police des villes d'Ancien Régime conSl:ituent un matériau inépuisable pour l'his- torien, mais malléable à volonté dès lors que les conditions de leur pro- duétion et les logiques normatives qu'elles recèlent sont négligées. Face à la surenchère normative qui s'empare des sociétés urbaines depuis la fin du Moyen Âge, les approches seétorielles de ces textes ont souvent été privilégiées, non sans rencontrer des obSl:acles en apparence insurmon- tables, au détriment d'une compréhension d'ensemble du phénomène1

Par leur multiplication, les ordonnances sont-elles les veéteurs des trans- formations sociales et économiques de 1 'Ancien Régime et du discipli- nement des sujets2 ou leur répétition continuelle eSl:-elle la preuve de l'échec de ces projets volontariSl:es3? Au-delà de leur efficience immé- diate à policer des conduites et à produire des comportements sociaux régulés, 1' histoire du droit et 1 'histoire sociale de la police se sont intéressées au pouvoir réglementaire, aux contextes et aux modalités de produétion des normes pour en saisir la portée dans la progressive conSl:ruétion juridique de l'État moderne4En déplaçant la focale, ces travaux ont montré que les règlements et ordonnances de police ont un pouvoir inSl:ituant sur les organes et les agents mandatés pour veiller à l'application des dispositifs normatifs5Au-delà de l'interdit et de la contrainte, les normes policières produisent un champ d'aétion, un espace de référence dans lequel aéteurs sociaux et aéteurs inStitutionnels prennent position.

En proposant, il y a vingt ans, une lecture anthropologique des ordonnances de police, Michèle Fogelles a ins.crites dans le contexte plus large de la publication des décisions royales dans l'espace parisien6 Intéressée à la « forme codifiée » de ces textes et à leur « publication ritualisée », elle montre les rapports politiques entre le peuple et 1 'État impliqués par la « cérémonie de 1' information » et par la volonté, voire le besoin, étatique de faire connaître et reconnaître son autorité. Fondant un socle interprétatif pour penser la relation d'interdépendance qui se noue entre le gouvernant qui « fait savoir » et le gouverné qui offre sa présence, la notion de « cérémonie de 1' information » donne prise sur la conSl:ruétion sociale, juridique et politique de la police moderne. Si la fonétion légitimante du rituel de publication vaut pour les autorités, elle vaut aussi pour les inStitutions de police, ses magiSl:rats et ses agents : les modalités particulières de diffusion des normes, ponétuelle et ins- tantanée, s'accordent bien avec les« nécessités gouvernementales contin- gentes » dont relève la mesure de police 7

Publication sabotée) autorité attaquée

En juillet 1782, les carrefours de la ville de Genève sont le théâtre d'une scène singulière, si ce n'eSl: inédite, mobilisant à chaque occurrence les mêmes aéteurs devant un public à chaque endroit différent. Présents sur les lieux du scandale, plusieurs particuliers portent leur plainte auprès du Premier syndic pour dénoncer l'indécence et l'ironie avec lesquelles ont été lues plusieurs ordonnances de police. Le coupable eSl: vite désigné et 1 'enquête ouverte sur le champ recueille des témoignages accablant le crieur public, Jean Deville, citoyen 8Au fil des récits des témoins, à charge et à décharge, l'affaire se précise.

J.

Deville a lu plusieurs textes normatifs d'un ton ironique et goguenard. Non pas partout, mais en cer- tains carrefours de la ville, le crieur se plaît à appuyer avec une emphase déplacée les termes de « Messeigneurs » ou de « De la part de nos tr~s honorés seigneurs syndics et Conseil». Le procédé, inhabituel, fait rire une partie de l'assiSl:ance, car

J.

Deville, en service depuis 15 ans, adopte à cette occasion « uri ton totit à fait différent de celui qu'il a coutume de prendre», dit un témoin9Le mardi 16 juillet,]. Deville lit de manière irrévérencieuse une publication concernant les mesures de police contre

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les chiens enragés10Le 20 juillet, c'est une ordonnance sur l'interdiél:ion d'acheter des équipements militaires qui eSt tournée en dérision, de même qu'une autre sur la fermeture des cercles politiques et une troisième sur l'interdiébon de proférer des insultes à connotations partisanes11Les dispositions normatives, et l'attitude de]. Deville, sont le produit d'un contexte de tensions politiques vives. Au début du même mois, le gou- vernement oligarchique est restauré grâce 1 'intervention des puissances médiatrices (France, Berne, Sardaigne) après une prise de pouvoir, trois mois plus tôt, par l'opposition bourgeoise12

La topographie de la scène de dérision est sélective. Au bas de la ville, dans son seéteur marchand, ainsi qu'à Saint-Gervais, quartier d'ar- tisans sur la rive droite du lac, la leéture est moqueuse, alors que le ton est sérieux dans les quartiers du haut et à proximité de la Maison de ville. Le collègue du crieur, le trompette François Viétor, natif, confirme son indé- cence et informe de la complicité du public, notamment à Saint-Gervais, qui se serait écrié : « nous chions dessus la publication » 13Il charge encore ]. Deville en révélant des irrégularités dans ses fonétions, car il ne respeéte pas toujours les étapes accoutumées de la tournée de publication et se fait parfois remplacer pour la leéture des ordonnances, notamment par son cousin. Lors de 1' interrogatoire du prévenu, les magistrats rappellent à ]. Deville que « si la personne chargée de faire des publications de la part des magistrats ne paraît pas les respeéter [ ... ],elle induit le peuple à ne pas les respeéter davantage ».]. Deville est finalement condamné à la prison déjà subie (sept jours), à huit autres jours de prison en chambre close, aux dépens de la procédure et à une suspension de son office pendant un an 14 Quelques années plus tôt, une affaire pénale avait déjà été ouverte au sujet d'une publication officielle outragée. Dans un autre contexte de crise politique, en avril 1766, un syndic, alarmé par l'arrachage d'une annonce officielle fraîchement placardée, fait ouvrir une information judiciaire15Les témoignages convergent contre Antoine Gallot, citoyen et horloger de 27 ans. Dans le quartier de Saint-Gervais, vers deux heures de 1 'après-midi le 3 avril, alors que deux huissiers viennent à peine de coller «contre l'une des colonnes de la maison de la Croix-Blanche»

un placard et qu'une petite assemblée s'eSt formée pour prendre connais- sance de la publication, A. Gallot, après ravoir lue, la décolle, la plie et l'emporte. Son geSte n'eSt pas vindicatif, laissent entendre les témoins, mais méticuleux: «avec les deux mains[ ... ], par les deux coins d'en haut», il tire vers lui l'affiche de manière à la décoller sans la déchirer16

Bien qu' éditrc:le par le :Petit Conseil, l'ordonnance en qudtion a ~t~

suggérée par les miniStres plénipotentiaires de France, de Berne et de Zurich venus apaiser les troubles politiques de la République. Invitant les citoyens et bourgeois à leur faire part de leurs doléances et des infor- mations susceptibles de trouver un plan de conciliation, les autorités font lire cette publication à son de trompe le mercredi 2 avril aux carrefours de la ville. Le lendemain, après avoir été imprimée, elle eSt également placardée. Arrêté et emprisonné, A. Gallot subit un interrogatoire au cours duquel il lui est rappelé que le gouvernement «n'affiche des pla- cards que pour que le public les lise et qu'ainsi il n'eSt permis à personne de les enlever »17Confessant son erreur, l'accusé avoue avoir rapporté l'affiche auprès de ses collègues horlogers de manière à en discuter et mesurer les termes. Bénéficiant du soutien de sa famille et de l' in~er­

cession des ministres plénipotentiaires, A. Gallot s'en tire avec une peine légère18L'affaire qui le concerne terminée, les magiStrats sont confrontés à un problème plus vaste. Dans la nuit du 3 au 4-avril, toute une série de placards a été arrachée en ville et les_ autorités mandatent l'huissier qui a affiché la publication d'aller« par toute la ville et carrefours où l'on a coutume d'afficher» pour inspeétion. Selon son rapport, en 21 endroits, le placard a été enlevé ou arraché19Malgré les «secrètes perquisitions»

faites par la justice pendant une dizaine de jours pour découvrir les cou- pables du forfait noéturne, le délit multiple reste impuni.

Le rituel de la publication de police

Exceptionnels parce que poursuivis pénalement, les deux outrages aux publications officielles des autorités de la République ne sont pas isolés.

En d'autres occasions, des placards imprimés ont été arrachés20 et les leétures officielles sont parfois perturbées par des comportements irres- peétueux ou par le murmure du public insatisfaie1Bien que rares, les contentieux judiciaires autour du rituel de publication donnent prise à des formes de réceptions, d'appropriation, voire de contestation d'un événement quotidien. Au centre de la vie politique de la cité, la « céré- monie de l'information » rythme en effet la vie politique, le cycle des saisons, les épisodes de risques sanitaires ou alimentaires, ces « choses de chaque inStant » qui caraétérisent la police d'Ancien Régime22

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Pour avoir force de contrainte, selon le juriste genevois Jean-Jacques Burlamaqui, une disposition normative doit notamment être notifiée publiquement, « d'une manière solennelle, claire et dis- tinél:e »23Elle doit être publiée de manière à ce que personne ne puisse en prétendre cause d'ignorance. Répondant à ce principe fondamental, les publications de police sont donc syStématiquement annoncées dans l'espace public par voie officielle. Essentiellement ponél:uelles, édiél:ées sur des objets précis et ne se présentant plus comme un catalogue nor- matif général à partir du milieu du xvii• siècle, les ordonnances de police déploient au XVIIIe siècle une logique de gouvernement qui repose sur la souplesse de la norme24Entre 1650 et 1792, les autorités édiél:ent un peu plus de 2'ooo publications de police brèves et liées à des impé- ratifs normatifs circonStanciés25Les objets de police concernés par ces textes se répartissent sur tout le speél:re de la police urbaine qu' iden- tifie Nicolas Delamare dès 170526, avec une prédominance pour la santé (13 %), les vivres (28 %) la sûreté publique (17 %) et un objet spécifique à la République urbaine, la police éleél:orale (17

%?

7

Fruit de la conjonél:ure et du contexte, les publications de police sont codifiées de manière à recevoir un caraél:ère universel et pérenne.

Elles s'adressent toujours à l'ensemble de la population(« toutes les per- sonnes de quelque qualité et condition qu'elles soient ») et les événe- ments précis qui sont éventuellement à l'origine de l'élaboration de la norme ne -sont jamais exposés au public ni n'eSt révélée l'identité des fauteurs de troubles. L'énonciation de la publication se fait sur un mode généralisant qui doit accroître sa portée et qui ne laisse pas de doute sur sa force de contrainte. Les textes menacent toujours d'une sanél:ion les contrevenants et se terminent par l'explicitation des modalités d' appli- cation de la disposition normative, notamment en déléguant le pouvoir d'intervention à un ou à plusieurs agents de l'État, magistrats ou offi- ciers. La hiérarchie des emplois publics eSt alors scrupuleusement res- peél:ée par 1 'ordre d'énonciation et seuls les titres des fonél:ions officielles sont désignés et non les noms des personnes qui en sont chargées au moment de la publication.

La «cérémonie del' information » que les autorités dela République dé~loient pour faire connaîue les dispositions normatives qu'elles é~él:~r en matière de police, eSt d'abord orale. Le principal organe de diffusion des ordonnances genevoises, c'est la .voix du crieur public. Sur ordre des autorités, le crieur public, un «commis aux subhaftations »,

commis aux ventes publiques à 1 'encan, eSt chargé de la leél:ure officielle des ordonnances. Si 1 'importance de la disposition de police requiert plus de dignité dans sa diffusion, des officiers publics et des magiStrats sont chargés de l'opération. C'eSt syStématiquement le cas pour les publi- cations, proclamées en présence des auditeurs, qui interdisent les brigues à la veille des éleél:ions politiques. En décembre 1718, une publication qui interdit la diffusion de deux lettres séditieuses subit « les cérémonies accoutumées» et eSt lue alternativement pas les deux secrétaires d'État et un secrétaire de juStice, lesquels sont accompagnés des six auditeurs, du procureur général, du saurier et du deuxième secrétaire de juStice28

La topographie de la diffusion orale eSt celle des places et carrefours, mais aucune réglementation explicite ne fixe ces lieux, ni 1' étendue de la diffusion. Suivant 1' importance de la disposition, le crieur public procède à un grand ou à un petit tour, sans que 1 'on sache précisément à quoi cela correspond. D'après la procédure judiciaire contre]. Deville, la petite tournée. équivaut en 1766 à répéter une quinzaine de fois la publication.

Pour la publication de décembre 1718 contre les libelles séditieux, l'au- diteur François Calandrini précise qu'elle a été proclamée« à la Maison de ville, en haut de la Cité, à Saint-Gervais, au bas de la Cité, en haut de la FuSterie, au haut du Molard, devant Longemale, au coin de Rive, au Bourg-de-Four, au coin de la T acconnerie » 29Procédant, dix jours plus tard, à une publication interdisant les brigues politiques, F. Calandrini note qu'elle a été «publiée en neuf endroits·dans moins d'une heure».

Malgré la pompe du cortège de magiStrats qui s'ébranle dans la cité pour faire savoir les dispositions du gouvernement, le rituel eSt exécuté avec célérité dans quelques carrefours importants de la ville.

Faisant irruption dans le cours ordinaire des activités urbaines, généralement à la mi-journée, tous les jours sauf le dimanche, la criée d'une publication de police reconfigure pour quelques inStants l'espace sonore urbain. Le crieur eSt accompagné dans sa tournée d'un trompette, incorporé dans la garnison, qui annonce « à son de trompe » la leél:ure imminente d'une publication officielle. D'un ton clair et brillant, le signal de 1 'inStrument mobilise 1 'attention d'un public dispersé, impose le silence nécessaire à 1' écoute et, le cas échéant, notamment dans les artères principales, fait cesser le fracas des chariots. Speél:acle auditif codifié, le cérémonial connaît aussi des marqueurs d'autorité visuels:

1 'uniforme du soldat-trompette et la robe sombre des magiStrats, lorsqu'ils sont présents. À 1' écoute depuis les fenêtres des cabinets, des chambres

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et depuis leur atelier, ou sur les lieux même de la cérémonie, les membres de la communauté urbaine se rassemblent autour du crieur le temps de prendre connaissance du contenu de la publication. Conditionnant la réalisation de la cérémonie, la présence des gouvernés - les destina- taires - eS\: indispensable30À cette occasion, la population eS\: en effet informée des lignes de partage entre le licite et 1' illicite sur les matières de police, des situations d'anomie que les autorités considèrent intolé- rables et des menaces de sanél:ion contre les individus indociles. À cette occasion également, la population prend connaissance de 1 'autorité dont sont revêtus les aél:eurs institutionnels, chacun selon sa dignité et ses compétences, pour tenir la main, pour veiller à 1 'application des dispo- sitions normatives.

De l'écrit à l'or a~ de l'oral à l'écrit

Bien que diffusée oralement, l'ordonnance de police, aux xvii• et

XVIIIe siècles, n'est pas l'expression d'une civilisation de l'oralité à proprement parler. Pour reprendre le vocabulaire de 1 'anthropologue Jack Goody, la publication de police appartient d'abord à la techno-

logie de l' écrie1La norme eSt formulée par écrit - dans le vocabulaire du XVIIIe siècle, le crieur «lit» une publication - et l'écriture eSt la condition même de son enregistrement en chancellerie. Toujours lue, l'ordonnance de police eS\: parfois également imprimée et placardée : entre 1650 et 1792., une ordonnance sur trois eS\: imprimée. N'impliquant aucun changement dans la confeél:ion de la norme et dans son économie interne (comme l'usage des liStes), la diffusion des ordonnances de police

·par écrit modifie en revanche les conditions de leur réception. De plus, 1' impression progresse nettement au cours du XVIIIe siècle. Subsidiaire encore jusque vers 1750, avec une publication de police sur cinq qui eSt imprimée dans la première moitié du siècle, 1 'impression devient quasi régulière, soit une fois sur deux à partir du mitan du siècle. Collés sur les murs des maisons et sur les colonnes des « dômes » ou avant-toits, les plat.:;ards sont affichés en bien plus d'endroits que les publications ne sont criées32Comme le montre l'affaire Gallot, entre so et 100 placards sont nécessaires pour recouvrir de façon homogène l'espace urbain intra muros. Les comptes de 1 'imprimeur de la République Jean Léonard Pellet ~ -·-

pour 1 'année 1783 confirme cee ordre de grandeur~~. Pour ne prendre que quelques exemples, il imprime, le 2.5 mars, 150 affiches qui inter- disent aux cabaretiers de donner à manger après dix heures le soir34; 100

affiches, le 8 avril, qui interdisent de sortir du fumier du territoire de la République35; 200 affiches, le 21 avril, qui défendent d'enrôler dans la

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En passant par les presses de l'imprimeur de la République, l'or- donnance de police accroît l'effet d'autorité de la disposition édiél:ée, d'autant plus que ni le moment de l'affichage, ni le lieu ne coïncident avec ceux de la leél:ure. Bien que le placard ne bénéficie pas d'une mise en scène solennelle comme la criée, il provoque tout autant l'attrou- pement et la réception collective de 1' information. Lue à plusieurs, comme lorsqu'elle eS\: entendue en groupe, la publication offre un espace de sociabilité politique ouvert, offert au hasard de ceux qui sont présents dans le cadre de la proximité de voisinage. Sur un mode symétrique à celui de la leél:ure publique, le placard matérialise 1 'interaél:ion entre la population et les édiles de la République. De format in-folio, l'affiche eSt organisée sans rien laisser au hasard. Le haut des affiches eS\: occupé par les marques de l'autorité, par l'emblème de la République, puis juste au-dessous, en lettres capitales, eS\: signalée la source de la publication («DE LA PART 1 DE NOS MAGNIFIQUES 1 et Très Honorés Seigneurs Syndics et Conseil »37). Au bas de la page, la signature du secrétaire d'État, généralement indiquée en lettres capitales, garantit la légalité du texte. La codification des symboles de l'autorité eS\: donc réagencée dans 1 'impression, à travers emblèmes, lettres capitales ou ita- liques. La majeflas eSt transposée en lettres majuscules.

Une diffusion granulaire et discontinue

Orale et/ou écrite, la publication répond à un cérémonial bien rôdé, exécuté indépendamment de toute contingence immédiate selon les

1 ' 1 J ,

38

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mêmes codes durant tout e XVIIIe siee e. usqu en 1791 , a ec1s10n d'imprimer une ordonnance appartient aux autorités qui ajustent leurs stratégies de diffusion en fonél:ion de la hiérarchie des objets de police ou selon les priorités répressives ou préventives: Conditionnée par la « céré- monie de l'information», la publication de police reste confinée à un

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mode de diffusion troué, puisque l'espace social n'est pas informé de part en part et de manière permanente des normes de police, mais en un temps et en des lieux limités. La diffusion demeure « granulaire et dis- continue », pour reprendre les termes de Daniel Nordman à propos de la matérialité pré-moderne des frontières étatiques39Une telle modalité de diffusion n'est pas pour autant une fatalité, mais s'inscrit bien dans une rationalité gouvernementale arbitraire. Alors que les magistrats ont accès aux registres de publication, à la mémoire réglementaire qui encadre la vie sociale de la cité, les administrés n'ont pas prise sur l'ensemble et dans la durée de la produél:ion normative policière. Jugeant en conséquence la cérémonie de l'information parcellaire et évanescente, des voix com- mencent de converger à la fin du XVIIIe siècle pour demander une modi- fication de la diffusion des normes.

Dès 1783, l'opposition bourgeoise exige en effet que les publica- tions soient « dans les mains de chacun » et proposent aux autorités de faire insérer les ordonnances dans la feuille d'annonce hebdomadaire la Feuille d'avis de Gen~ve40• Revenant à la charge deux ans plus tard, les citoyens et bourgeois étendent leurs revendications : « que les publi- cations et règlements de police qui s'impriment soi[ent] distribués aux citoyens; ou qu'on les remette à 1 'éditeu~ de la Feuille d'avis »41Attaché aux formes traditionnelles de la «cérémonie de l'information», leur gouvernement s'oppose systématiquement à ces propositions, arguant notamment que « la seule manière légale et usitée de faire connaître au public les règlements et ordonnances, c'est de les publier à son de trompe et de les imprimer et afficher »42La fermeté de la réponse . tranche pourtant avec les pratiques déjà existantes, puisqu'il arrive que le gouvernement procède à la distribution d'ordonnances au format in- oél:avo ou que l'imprimeur de la République vende aux particuliers des exemplaires des publications de police 43Par ailleurs, de manière crois- sante à partir des années 1780 44, les magistrats publient de simples com- muniqués dans la Feuille d'avis qui relaient les dispositions policières, sans prendre les formes de la légalité (il n'y a ni mention de l'autorité édiél:ale, ni menace de sanél:ion, ni mandat d'application). Pratiques d'ouvertures, certes, mais elles sont à l'entière discrétion des autorités qui se refusent jusqu'en 1791 à objeéhver dans la loi les modalités de la diffusion des normes.

L'autorité de faction policière

Portée par le cérémonial qui lui confère sa validité légale, l'ordonnance de P<?lice consacre et confirme 1 'autorité du Petit Conseil. Intéressé à couvrir ses aél:ions et à leur donner une légitimité publique, le Tribunal du lieutenant participe régulièrement à la confection des normes de police. Publiée à son de trompe ou affichée, 1 'ordonnance de police confère du même coup autorité aux aél:eurs de la police qui reçoivent, au vu et au su de tous, mandat pour agir, de la part du gouvernement.

Inquiets des déviances urbaines et désireux de rétablir l'ordre, les magis- trats de justice et de police aél:ivent le processus édiél:al : « le frein d'une publication est nécessaire »45Produits et outils de la magistrature, les ordonnances de police s'inscrivent dans des logiques de gouvernement variables en fonél:ion des contextes et des contenus normatifs, oscillant entre la socialisation aux normes de la cité, la prévention des risques urbains et la répression des comportements déviants 46

À priori, il y aurait donc un paradoxe entre le crédit que les autorités et les aél:eurs de la police accordent aux ordonnances de police, et le fait que prévaut une diffusion parcellaire des normes, plutôt qu'un système normatif permanent et continu. La cérémonie de l'information n'est- elle pas en contradiél:ion avec l'axiome exprimé vers 1770 par le com- missaire parisien Lemaire: « Plus une loi a de publicité, plus il est facile de la faire exécuter exaél:ement »47? Disposition légale, la publication de police n'est précisément pas une loi. Comme le signale un ancien magistrat de justice et de police en 1781, «la ligne de démarcation entre la loi et le reglement n'[est] nulle part établie »48La publication de police a force de contrainte sans pour autant être une loi soumise au contrôle et à l'approbation du souverain. Cette distinél:ion est finalement consacrée à Genève par la nouvelle loi fondamentale de 1791 qui prescrit du même coup 1 'étendue et la portée légales de ces textes : « Les publications de police seront faites à son de trompe, et elles devront être imprimées et affichées [ ... ] Les publications ne pourront être obligatoires que pour un

' d . d 1 bi" . 49 an, a compter u JOUr e eur pu ICation » .

Veél:eur de la reconfiguration de l'ordre policier au XVIIIe siècle qui fait connaître les nouvelles priorités gouvernementales et institu- tionnalise les agents légitimes de l'ordre policier, la cérémonie de l'in- formation, par son modm operandi, participe d'une logique gouverne- mentale progressivement encadrée et limitée au seuil de 1 'avènement de

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l'Etat de droit, mais qui n'a jamais complètement disparu. Prolongeant les criées de la commune médiévale tout en préfigurant l'ordre plastique et circonstancié de la « mesure de police » contemporaine, la « céré- monie de l'information» participe à la légitimité d'une norme étatique souple et malléable50

1 Projet auquel se sont attelés Karl H.ii.RTER, Michael STOLLEIS (éd.), Repertorium der Policeyordnungen der frühen Neuzeit, Francfort, V. Klostermann, 1996-2008, neuf

volumes à ce jour. ·

2 Gerhard ÜESTREICH, « Strukturprobleme des europaischen Absolurismus », Geist und Gestalt des Jrühmodernen Staata. Amgewâhlte .A.ufitine, Be.rlin, Duncker und Humbolt, 1969, pp. 179-197; Marc RAEFF, 1he Wdl-ordered Police Stau. Social and Institutional Change through Law in the Germanies and Russia, I600-I800, Newhaven: London, Yale University Press, 1983; Peter BLICKLE, « Gute Polizei oder Sozialdisziplinierung? »,in Theo STAMMEN et al. (éd.), Politik, Bi/dung, Religion.

Hans Maier zum 65. Geburtstag, Paderborn, Schoningh, 1996, pp. 97-107.

3 Arlette FARGE,« L'espace parisien au XVIII< siècle d'après les ordonnances de police», Ethnologie française, vol. 12, 1982, pp. 119-125.

4 Albert RIGAUDIÈRE, «Les ordonnances de police en France à la fin du Moyen Age>>, in Michael STOLLEIS (éd.), Policey im Europa der frühen Neuzeit, Frankfurt a/Main, V. Klostermann, 1996, pp. 97-161; Michael STOLLEIS, « Was bedeutet

"Normdurchsetzung" bei Policeyordnungen der frühen Neuzeit? », in Richard H. HELMHOLZ (éd.), Grundlagen des Rechts. Festschriften für Perer Landau zum 65. Geburtstag, Paderborn, Schoningh, 2000, pp. 739-757; Catherine DENYS, Police et sécurité au XVI/l' siècle dans les villes de la frontim Ji'tuuo-belge. Paris, L'Harmattan, 2002; Paolo NAPOLI, Naissance de la poliu moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, La Découverte, 2003; Alain]. LEMAÎTRE, Odile KAMMERER (éd.), Le pouvoir régle- mentaire. Dimension doctrinale, pratiques et sources, XV' et XVI/l' siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.

5 Clive EMS LEY, «Police, maintien de l'ordre et espaces urbains: une lecture anglaise>>, Revue d'histoire moderne et contemporaine, vol. 1, n° 50, 2003, pp. 5-12.

6 Michèle FOGEL, Les cérémonies de l' inform4fion dans la France du XVI' au milieu du XVIII• siècle, Paris, Fayard, 1989.

7 Paolo NAPOLI, Naissance de la police moderne, op. cit., p. 44.

8 Archives d'État de Genève (dorénavant AEG], Regime du Conseil [RC] 283, 22 juillet 1782, p. 263; Procès criminels [PC] 13914.

9 AEG, PC 13914, déposition d'Ami Pierre Martin, négociant et memb.re du Conseil des Deux-Cents, 22 juillet 1782.

10 AEG, Placard 474.

I I AEG, Placards 475, 476, 479.

12 Alfred DuFOUR, Histoire de Genève, Paris, PUF, 1997, p. 87.

13 AEG, PC 13914, déposition de François Victor, tourneur et tromp(:tte de l'État.

14 AEG, RC 283, 30 juillet 1782, pp. 279-280. Deville est par la suite remplacé par son cousin Jacob Deville.

15 AEG, RC 266, 4 avril1766, p. 809.

16 AEG, PC 11474, témoignag(:s de David Chenaud, citoyen et d'Étienne Morel, citoyen, du 3 avril1766.

17 AEG, PC 11474, réponses personnelles d'Antoine Gallot, du 5 avril1766.

18 AEG, RC 266,7 avril1766, p. 807. A. Gallot est condamné aux dépens de la pro- cédure et aux prisons subies (trois jours), bien que, selon le Petit Conseil, «sa faute méritait un châtiment beaucoup plus grand, dont néanmoins le Conseil a bien voulu le dispenser à 1' intercession des seigneurs plénipotentiaires».

19 AEG, PC 11477, avril1766.

20 AEG, Jur. Pén. I2 12, 20 février 1781, p. 9 (un placard a été arraché er foulé aux pieds); RC 283, 3 décembre 1782, p. 560 (une publication est arrachée en plusieurs endroits de nuit).

21 AEG, PC 4008 deuxième série, décembre 1765 (un ci royen refuse de se découvrir à la lecrure d'une ordonnance, malgré les ordres d'un magistrat); PC 13964, octobre 1782 (de mauvais propos contre le gouvernement sont lancés au moment d'une publication).

22 MoNTESQUIEU, De l'esprit des lois, Genève, Barillot, 1748, XXVI, 24.

23 Jean-Jacques BuRLAMAQUI, Principes du droit naturel, Genève, Barillot, 1748, p.ll8.

24 Karl H.ii.RTER et Michael STOLLEIS distinguent également les Verordnungen (les publications de police ponctuelles) des Ordnungen (les ordonnances inven- taires): Repertorium der Policeyordnungen der frühen ·Neuzeit, vol. I, Francfort, V. Klostermann, 1996, p. 13.

2 5 À ce jour, sont recensées 2066 ordon-nances. Ce chiffre a été obtenu en.croisant plusieurs fonds d'archives: la série AEG R. publ. 3 à 7, le registr(: AEG Jur. Pén. Il 1, les recueils de placards officiels (AEG Placards), les recueils de pièces_ historiques (AEG PH) et le « Recueil de règlements » entreposé à la Bibliothèque de Genève [BGE], Ms. fr. 981.

26 Nicolas DELAMARE, Traité de la police[ ... ], vol. 1, Paris, chez Cot, 1705.

27 Concernant les autres matières de police identifiées par N. Delamare, la religion concerne 6% des publications de police, les mœurs 2,5 %, la voirie 6%, le commerce 6 %, les autres matières ne générant pas plus de 2% d'ordonnances. Les priorités poli- cières évoluent au XVIII< siècle, i:e dont témoignent les publications de police: cette question et ses implications n'ont pas l'espace pour être traitées ici.

28 Archives privées, Famille Pictet, «Journal d(: François Calandrini, auditeur», fo 6; AEG, Placard 30.

29 Ibid.

30 Michèle FOGEL, Les cérémonies de l'information, op. cit., p. 70.

31 Jack GoODY, Pouvoirs et savoirs de 1 'écrit, Paris, La Dispute, 2007.

32 Émile RIVOIRE indique les lieux d'arrachage sur le rapport de l'huissier du 4 avril 1766 (PC 11477), Bibliographie historique de Genève au XVII/' siècle, vol. 1. no 921, Genève: Paris,J.Jullien: Georg: A. Picard, 1897.

(8)

" AEG, Finances W 126, parcelle n°13.ll faut compter que routes les affiches impri- mées ne sont pas nécessairement placardées, ne serait-ce que parce que les registres publics en gardent un, voire plusieurs exemplaires en copie.

34 Pour le contenu de cerre ordonnance, AEG Jur. Pén. Il 1, p. 509.

35 Émile RIVOIRE, Bibliographie historique, op. cit., n° 2611.

36 AEG, Placard 525.

37 Lorsque le Conseil des Deux-Cents participe à la confection de la norme, l'auto- rité est énoncée de cette manière: « De la part de nos magnifiques et très honorés seigneurs syndics, petit et grand conseil ».

38 Code politique, février 1791.

39 Daniel NoRDMAN, Frontieres de France. De l'espace au territoire XVJ•-XJX• siecle, [Paris], Gallimard, 1998, p. 44.

40 AEG, RC 284,7 avril1783, p. 315.

41 AEG, RC 288, 7 mars 1785, p. 271.

42 AEG, RC 284, 24 mai 1783, p. 455.

43 À propos des ordonnances de police, selon le Petit Conseil en 1785, «l'imprimeur de la République en est roujours pourvu, de manière qu'il est facile à chacun de se les procurer à très peu de frais», AEG, RC 288, 30 avril1785, p. 469. On trouve trace des ordonnances imprimées au format in-8° dans les comptes de l'imprimeur de la République Pellet, AEG, Finances W 126, parcelle no 13.

44 Jean-Daniel CANDAU X, «Annonces, affiches et avis divers»; «Feuille d'avis de Genève>>, in Jean SGARD (éd.), Dictionnaire des journaux. 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, vol. 1, pp. 37-39; vol. 2, pp. 407-408.

45 «Réquisitoire du Tribunal de l'audience au Magnifique Petit Conseil, concernant les étrangers et gens sans aveu et les mesures à prendre à leur égard>>, AEG, Jur. Pén.

12 Il, 17 janvier 1779, p. 349.

46 Marco CICCIÙNI, «Normes et délits de police à Genève au XVIII• siècle. Le principe de légalité en question>>, in Benoît GARNOT (éd.), Normes juridiques et pra- tiques judiciaires du Moyen Âge

a

l'époque contemporaine, Dijon, Éditions universi- taires de Dijon, 2007, pp. 317-326.

47 Jean-Baptiste LEMAIRE, La police de Paris en 1770, éd. par Augustin GAZIER, Paris, Société de l'histoire de Paris et de l'Ile-de-France, 1879, p. 10

48 [André-César BoRDIER], Lettres politiques sur la constitution de Geneve et sur les moyens de la perfectionner, Genève, 1781, p. 24.

49 Code genevois, Genève, 1791, Livre premier, titre VII «Des règlements et publica- tions de police>>.

50 Paolo NAPOLI, «Qi est-ce qu'une mesure de police. Considérations après Gênes 2001 >>,Multitudes, no 11, 2003, pp. 50-56.

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