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Texte intégral

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 81 Hôtel Latone. La photographie en déplacement

Olivier Mignon

Abstract (E): In 1982, Victor Burgin creates Hôtel Latone, a book with a complex, « intermediary » identity, between artist’s book and photo-novel. Furthermore, this piece refract Burgin’s contemporary writings on the status of photography in the collective imagination and the individual psyche. This article aims at examining the theoretical and practical issues raised by the psychoanalytical notion of displacement, which appears to be a leading force in the work and the thought of the artist, at that time.

Abstract (F): Avec Hôtel Latone (1982), Victor Burgin conçoit un livre à l’identité complexe, « intermédiaire », entre le livre d’artiste et le roman-photo ; une œuvre, par ailleurs, qui réfracte de manière exemplaire ses écrits contemporains sur le statut de la photographie dans son rapport à l’imaginaire collectif et à la psyché individuelle. Cet article entend déployer les implications théoriques et pratiques de la notion psychanalytique de déplacement, qui apparaît comme l’une des forces motrices de l’œuvre et de la pensée de l’artiste, à cette époque.

Keywords: Displacement / Victor Burgin / Fetish / Photo-novel / Gradiva

Article

A l’occasion d’une exposition personnelle au Musée des Beaux-Arts de Calais, de décembre 1982 à février 1983, Victor Burgin édite Hôtel Latone, un livre tiré à 500 exemplaires mettant en vis-à-vis vingt photographies et autant de textes brefs. Ces derniers occupent la page de gauche ; au-dessus de celle-ci : en anglais – au-dessous : en français. Le récit commence dans une parfaite synchronie du texte et de l’image : « C’est un mardi », et le téléviseur de nous le confirmer par le biais de prévisions météorologiques concernant la Suède.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 82 Victor Burgin, Hôtel Latone, 1982.

Page suivante nous est livrée une précision quant au lieu : « A l’hôtel », tandis que lui fait face un gros plan de deux pieds féminins chaussés de talon hauts. Un premier décrochage s’effectue, très léger mais déterminant : rien de cette moquette ou de ce fragment anatomique ne répond précisément à l’énoncé correspondant ; le lecteur à la recherche d’un ancrage s’adresse inconsciemment à la première image, qui répond à son attente, et s’enclenche alors un récit ; textes et images instituent d’emblée les coordonnées d’une diégèse confortée par la troisième double page : « souvent, ils regardent la télévision » – ce dont l’image atteste.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 83 « Souvent, ils regardent la télévision. »

Victor Burgin, Hôtel Latone, 1982.

On en vient donc à imaginer un couple dans sa chambre d’hôtel, communiant devant son téléviseur. Temps, lieu et action sont d’emblée qualifiés, et l’injonction de Boileau ne serait pas loin d’être scrupuleusement respectée si cette unité idéale du récit ne se voyait bientôt creusée par une série incohérente de duos texte/image discordants, d’où il sourd la menace d’une autre rupture pesant, elle, sur l’unité de ce couple imaginaire.

Sans logique apparente, les images se suivent, issues de registres divers : photographie de rue, clichés de voyage, photographie de photographies ou de gravures ; les textes, de leur côté, semblent parfois arbitrairement confrontés à certaines images, et, pris séparément, font alterner souples glissements et grands écarts impromptus. Seuls face-à-face où convergent à nouveau les régimes textuel et visuel : ces photographies d’un téléviseur prodiguant ses images toutes différentes et indifférentes, ce flot ininterrompu dont la compression par les limites de l’écran est redoublé par un cadre inflexible.

Le lecteur, à force de relectures, de sauts et de prélèvements, commence bientôt à identifier, au-delà de la description de l’espace-temps circonscrit par cette chambre d’hôtel en un certain jour de la semaine, un discours singulier, non pas assignable à l’un des protagonistes mais qui les traverse tous deux ; une suite étrange où se répètent et se déclinent certains motifs ; un discours scripto-visuel que quiconque qualifiera spontanément d’« onirique ». On reconnaît en effet assez vite certains mécanismes typiques de l’activité de l’inconscient : le déplacement et la condensation, notamment. La psychanalyse voit dans ces « processus primaires » deux moyens par lesquels l’inconscient échappe à la répression, deux

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 84 mécanismes particulièrement apparents dans le travail du rêve1 : la condensation (associée à la métaphore dans le domaine linguistique) permet de réunir plusieurs éléments dans une même représentation, faisant d’elle un signe surdéterminé – dans ce cas, la statue au centre de la fontaine, vue sous différents angles, a parfaitement le physique de l’emploi; le déplacement, (qui correspond de son côté à la figure de la métonymie), est l’opération qui préside aux glissements successifs de l’investissement affectif, au fil d’une suite d’associations, rendant le contenu du rêve a priori déconnecté des pensées latentes – et vient alors immédiatement à l’esprit cette chaîne d’images et de textes ne tenant entre eux que par les liens les plus lâches.

Laura Mulvey s’est employée à montrer, dans un article de 1983, comment Burgin fait usage de ces deux mécanismes dans Hôtel Latone2. Si l’on tirera ici profit de certaines de ses observations, on fera l’impasse sur la notion de condensation, et ce, pour plusieurs raisons qui méritent d’être brièvement évoquées en ce qu’elles balisent le champ de notre étude : premièrement, parce que le déplacement nous semble particulièrement à l’œuvre dans Hôtel Latone, tandis que la condensation, l’idée selon laquelle une image peut apparaître comme surdéterminée de références et de significations, et l’exploitation de cette idée, à savoir favoriser chez le spectateur/lecteur le travail de la connotation, est loin d’être spécifique à cette œuvre ; deuxièmement, parce que cette insistance sur la polysémie annonce l’un des écueils sur lesquels menace souvent de s’échouer l’utilisation de la théorie psychanalytique à destination de l’art, à savoir l’interprétation à vide, la recherche quelque peu narcissique d’illustrations de ladite théorie3

Revenons à la définition du déplacement : d’après Freud, il est responsable de ce décentrement caractéristique de l’activité onirique, ce désaccord entre le contenu manifeste du rêve et les pensées latentes. En d’autres termes, des éléments essentiels, des éléments d’une intensité psychique indéniables sont minimisés, relayés au bout d’une chaîne d’associations à première vue superficielles, et cela pour échapper à la censure ; à l’instar d’un cours d’eau, le ; et troisièmement parce que, dans la perspective qui est la nôtre, à savoir l’enquête sur le statut de cette œuvre photographique dans son rapport au livre, la question du déplacement s’avère nettement plus pertinente.

1 Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, Paris, P.U.F., 1973, pp. 241-432.

2 Laura Mulvey, « Dialogue with Spectatorship : Barbara Kruger and Victor Burgin », in Visual and other

pleasures, Basingstoke-New York, Palgrave Macmillan, 2009, pp. 132-142.

3

Burgin conçoit ses œuvres comme « des occasions de produire des interprétations ». La tâche de celui qui s’engage dans une analyse critique n’est donc pas de se lancer dans une interprétation et d’occuper le terrain, d’imposer sa lecture à l’exclusion des autres ou au contraire de glisser timidement la sienne parmi toutes les autres possibles, mais de comprendre avec précision comment fonctionne cette machine à interprétation, comment cette polysémie est rendue possible.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 85 mouvement de l’inconscient jamais ne s’arrête et à la moindre résistance prend un chemin de traverse, le plus immédiat et le plus accessible. Comme le note Laura Mulvey :

« Le texte et les photographies représentent la manière dont les matériaux réprimés luttent pour trouver à s’exprimer en s’accrochant aux objets, images, mots, n’importe quoi qui lui permette de parler. Ce déplacement est un moyen d’articuler l’inexprimable. »4

C’est en effet à partir de là qu’il faut comprendre le caractère asynchrone de la relation texte/image : ici, le « elle » générique lit le titre d’un tableau accroché sur le mur, que l’on ne verra apparaître que trois images plus tard. Mais, entre-temps, sera effectuée l’association avec un extrait de Sade, explicitant le caractère inaccessible de la femme mise sur un piédestal. Un peu plus tôt, la mention des « restes d’un sexe d’homme » fait face à la photographie d’une photographie montrant un bord de mer idyllique, comme pour atténuer cette référence violente à la castration. Deux pages plus loin apparaît l’image correspondante : un marbre fêlé où se distingue le triangle d’une toison pubienne. Le texte, de son côté, revient à son tour sur l’image de la plage, comparant le bus à une colonne renversée. Entre ces deux moments, symétriquement discordants, la photographie de ruines antiques aura ménagé la transition.

Victor Burgin, Hôtel Latone, 1982.

« Les ombres s’allongent et le reflet du soleil couchant illumine la baie. Du balcon de l’hôtel, au-delà du toit de canis de la terrasse inférieure, on peut voir un autobus couché sur la grève pareil à une colonne renversée. Il le caresse, c’est doux, au-dessus de la cassure les boucles forment un triangle. »

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 86 Ce qui rend la lecture de cet ouvrage d’autant plus complexe, c’est que l’on assiste, comme on l’a dit, à l’imbrication de deux rêveries, elles-mêmes narrées à la troisième personne. C’est pourquoi, plutôt que d’utiliser le terme de « rêve » on parlera plutôt ici, en accord avec la terminologie de l’artiste et théoricien lui-même, d’un « inconscient trans-individuel »5

L’imaginaire convoqué ici, on s’en aperçoit assez vite, appartient au drame fondamental du désir frustré. Il concerne avant tout la femme comme objet de convoitise de l’homme, néanmoins l’évocation de Phèdre surveillant l’entraînement d’Hippolyte indique la possible réciprocité des rôles. Quant aux véhicules de cette forme d’idéologie diffuse, sont cités dans Hôtel Latone les contes de fées, les mythes antiques ou la littérature, mais celle qui approvisionne et perpétue l’imaginaire avec le plus d’abondance et avec une constance infaillible, c’est évidemment la télévision, véritable fil rouge du livre.

. C’est de la sorte que, dans l’article « Diderot, Barthes, Vertigo » datant de 1984 (un peu plus d’un an après la réalisation de ce livre), Victor Burgin désigne, pour se distinguer de « l’inconscient collectif » jungien, cet amas de représentations, de scénarios et de fantasmes partagés par les individus d’une société particulière en une époque donnée, un imaginaire régi par des mécanismes communs (à savoir, précisément : le déplacement et la condensation).

Victor Burgin, Hôtel Latone, 1982.

« De New York à une île sur la Méditerranée, la scène est ensuite transposée à Paris. L’histoire retient à peine leur attention. »

« De New York à une île sur la Méditerranée, la scène est ensuite transposée à Paris. L’histoire retient à peine leur attention ». Cet énoncé est crucial. La thématique du déplacement, déjà introduite par la présence d’un couple dans ce lieu de transition par

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Victor Burgin, « Diderot, Barthes, Vertigo », in The End of Art Theory, Basingstoke-London, Palgrave Macmillan, 1986, p. 113.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 87 excellence qu’est la chambre d’hôtel, cette thématique est ici désignée au cœur même du flot télévisuel. Paradoxalement, la négligence avec laquelle le couple assiste au défilé des images, s’abandonnant distraitement à la rêverie, répond précisément à la légèreté avec laquelle la scène, nous dit-on, est transposée de pays en pays. Se croyant détachés, indifférents au spectacle qui leur est présenté, l’homme et la femme s’avèrent en fait imprégnés tant par son contenu (il est question à l’écran de désir et d’exhibition) que par sa structure (isolement et transfert abrupt d’images).

Pour résumer, la difficulté qui se présente au lecteur réside dans la coexistence de deux itinéraires mentaux distincts et pourtant nourris au même fond. Cette imbrication de psychés individuelles et de scénarios collectifs correspond à l’une des préoccupations du Burgin théoricien de l’époque. Ayant abandonné depuis quelques années, sous l’influence de la psychanalyse, une conception de l’idéologie comme « mauvaise conscience », illusions qu’il suffit de pointer du doigt pour les vider de leur pouvoir, il s’emploie alors à distinguer dans la masse des représentations les scénarios fondamentaux qui structurent la psyché. La théorie psychanalytique est destinée à examiner l’intériorisation par le sujet de l’imaginaire collectif ; il ne s’agit donc plus pour lui de dénoncer l’idéologie comme s’imposant au sujet de l’extérieur, mais de faire prendre conscience des fantasmes collectifs qui orientent le regard. Parmi ceux-ci, Burgin insiste à plusieurs reprises sur le fétichisme. Bien que la convocation d’une telle notion dans le champ de la théorie photographique ne soit pas neuve, il est l’un des premiers à en déployer les implications psychanalytiques – jusqu’alors, c’est à l’acception marxiste du terme qu’il était fait référence.

Regarder une photographie, acte quotidien s’il en est, relève selon lui d’une telle structure psychique. Il affirme en 1980 : « La photographie, comme le fétiche, est le résultat d’un regard qui a, instantanément et pour toujours, isolé, « gelé », un fragment d’un continuum spatio-temporel »6

6

Victor Burgin, « Photography, Phantasy, Function », in Thinking Photography, Basingstoke-London, Palgrave Macmillan, 1982, p. 190.

. D’après Freud, le fétiche se substitue au sexe avec lequel l’enfant mâle voudrait compléter sa mère ; sa fonction est donc particulière en ce qu’il permet d’oblitérer l’événement qu’il commémore, un acte de déni dont la logique quelque peu mystérieuse rappelle l’opération des processus primaires évoqués. Le déni fétichiste, effectivement, procède d’un déplacement ; un objet, un fragment de l’anatomie est isolé au terme d’une suite d’association pour combler ce manque initial.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 88 Victor Burgin, Hotel Lâtone, 1982 (détail).

« A l’hôtel. »

Hôtel Latone introduit d’emblée une référence à cette problématique en exposant les pieds d’une femme en hauts talons, objet-fétiche par excellence, vu de haut, d’un regard oblique. Plus loin : « En décembre, tout est glacé, figé à jamais », une phrase qui vient rappeler le pouvoir de la photographie d’arrêter le temps, un pouvoir d’autant plus puissant qu’il abolit la différence entre l’immobilité de l’homme au milieu de l’image et la foule en mouvement. Apparaissent ensuite des animaux empaillés, exposés au mur, partageant avec la photographie au bas de l’image la même valeur testimoniale. Puis c’est le corps de la femme tout entier qui est l’objet d’un regard fétichiste : celle-ci est isolée au centre de la place, figée par la photo au cours d’une danse, qui lui attribue une présence sculpturale et magique à l’instar de Latone, trônant à moitié nue au sommet de la fontaine après avoir transformé des paysans en grenouilles, scène qui elle-même rappelle au « il » générique ce passage du Marquis de Sade où l’on installe l’héroïne sur un piédestal au milieu d’un bassin, ne la rendant accessible que du regard.

Cette référence au fétiche éclaire donc dans un premier temps le pouvoir isolant de la photographie, sa capacité à élire un fragment de la réalité au rang d’objet « autonome ». Mais ce n’est pas tout, puisque cette autonomie est bien provisoire aux yeux même du jouisseur, dont le regard, qui procède d’un déplacement fondateur, ne peut jamais être comblé. Face à ce qui lui tient lieu de fétiche, le sujet réalise provisoirement son désir mais, après un temps, le perçoit comme un leurre derrière lequel se loge quelque chose d’indicible, dont il diffère sans cesse la saisie. Il en de même, selon Burgin, de la photographie. Il fait remarquer, en 1982 :

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 89 « Que l’on regarde une photographie durant un certain laps de temps et l’on devient frustré : l’image qui, au premier abord, nous a donné du plaisir, se mue par degrés en un voile derrière lequel nous désirons voir. Rester trop longtemps devant une seule image nous amène à perdre notre commande imaginaire du regard, l’abandonner à cette autre, absent, à qui il appartient en droit : l’appareil-photo. L’image ne reçoit plus notre regard, nous assurant de notre centralité ; elle l’évite. […] Nous ne pouvons réinvestir notre regard d’autorité qu’en détournant les yeux, en les redirigeant sur une autre image. C’est pourquoi il n’est pas arbitraire que les photographies soient souvent déployées de telle sorte que l’on n’ait pas à les regarder trop longtemps et que, presque invariablement, une autre photographie soit toujours déjà en position de recueillir notre regard en déplacement. »7

Ce déplacement constitutif du regard photographique-fétichiste est en quelque sorte accentué, accéléré même, dans Hôtel Latone, par la dissonance entre image et texte, qui nous invite sans cesse à avancer, et cela, même arrivé au terme du livre. Non seulement la dernière image se relance elle-même en figurant une naissance mais elle invite en outre à la reprise : le mot fin apparaît dès la 18ème page, suivi d’un retour à la chambre d’hôtel, un mardi, comme à la case départ – à ceci près que l’homme, cette fois-ci, est seul. La boucle ne se boucle pas tout à fait, la clôture est différée, comme cette spirale narrative que Burgin analyse dans Vertigo de Hitchcock et La Jetée de Marker : deux films dont les héros sont obsédés par l’image figée d’une femme.

Il est par conséquent un autre aspect du statut de la photo qui résulte de sa comparaison avec le fétiche et le déplacement dont il procède, c’est l’inflexion que Burgin imprime à la fameuse « fonction indicielle » de l’image photographique. Dans la mesure où le regard fétichiste, dont le fonctionnement est particulièrement appuyé ici dans Hôtel Latone, est fondé comme on l’a dit sur un déni primordial, lorsque ce regard se pose sur son objet élu, il y voit bien vite la marque d’une incomplétude. La photo envisagée comme fétiche témoigne donc paradoxalement d’un événement creusé par l’absence ; elle est la trace d’un manque. Ainsi les images de ce livre sont comme chaque fois débordées par un regard qui cherche au-delà de la preuve que devrait constituer une photographie. « Je sais bien, mais tout de même » ainsi Mannoni formule-t-il l’expression du déni. C’est la croyance qui se substitue, ou plutôt

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 90 qui se loge au creux du savoir. Laura Mulvey l’indique à juste titre : « la fonction indicielle se réfère dès lors à des choses qui, bien que réelles et concrètes, ne sont en réalité pas visibles »8

Il convient de convoquer une autre œuvre de Victor Burgin datant de la même époque, formellement très semblable et qui invite aux mêmes problématiques, mais dont les quelques différences permettent d’introduire par contraste aux spécificités d’Hôtel Latone, et plus particulièrement celles qui portent sur sa nature de livre. Cette œuvre s’intitule Gradiva et, comme son nom l’indique, renvoie au célèbre roman de Jensen auquel Freud consacra, en 1907, une étude qui devait inaugurer près d’un siècle de réappropriation, de Breton à Robbe-Grillet

.

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. En deux mots, le Gradiva, fantaisie pompéienne de 1903 raconte l’histoire de Norbert Hanold, jeune archéologue fasciné par un bas-relief représentant une femme en marche. Peu à peu obsédé par l’identité de cet être, et se demandant si l’artiste antique a pu saisir au vol cette posture ineffable ou si elle fut créée de pure imagination, Norbert se retrouve à scruter la démarche des passantes, à la recherche d’un style comparable – mais en vain. Une nuit, il assiste en rêve à la mort de Gradiva, une mort brutale au cours de l’éruption du Vésuve ; son obsession tourne bientôt au délire et il se rend à Pompéi où il croit rencontrer le fantôme de Gradiva, fantôme qui n’est autre que la bien réelle Zoé, son amie d’enfance, qui n’a pas cessé de l’aimer et l’aide progressivement à retrouver ses esprits. Il réalisera bientôt qu’il avait toujours destiné son amour à Zoé et que c’était elle qu’il désirait derrière le fantasme Gradiva.

Victor Burgin, Gradiva, 1982.

Le travail que Burgin réalise à partir de cette histoire se présente sous la forme de sept panneaux, sept photographies sous lesquelles sont inscrits des textes lapidaires de tailles plus ou moins identiques, à la manière des inscriptions qui honorent les monuments de pierre. L’un des traits marquants de la réécriture synthétique de ce roman, c’est la place que Burgin accorde à Zoé : les trois premiers panneaux concernent son enfance, son rapport au père et le souvenir du garçon de son âge; le quatrième panneau, celui du milieu, traite de la rencontre

8 Laura Mulvey, op. cit., p. 140. 9

Sigmund Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen [1907], précédé de Gradiva, fantaisie

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 91 dans les ruines de Pompéi ; les trois suivants sont consacrés à Norbert avant ladite rencontre. Une symétrie narrative est ainsi installée, soutenue visuellement par l’encadrement de ces deux reproductions de documents accompagnés du même stylo (la photo de Gradiva à gauche ; un extrait de Sacher-Masoch à droite) ; les trois portraits en 2ème, 4ème et 6ème position ; et en enfin, de part et d’autre, deux photos de la démarche adulée (d’un côté, en gros plan et mis en scène comme dans un rêve ; de l’autre, reporté dans le coin inférieur gauche, en note de bas de page, comme un punctum volontaire).

Victor Burgin, Gradiva (détail)

Gradiva, féminisation de Mars Gradivus, signifie « celle qui marche en avant » ; Latone quant à elle, tire son nom du verbe grec Lantanô « se retirer, se cacher », autrement dit « celle qui marche en arrière ». Et d’une certaine manière, Gradiva représente bien, à l’opposé d’Hôtel Latone, le versant « optimiste » – faute de terme plus adéquat – d’une même situation. Il est en effet manifeste que l’on fait à nouveau face à la question du fétichisme : l’obsession pour un détail anatomique amène Norbert à ne pas reconnaître celle pour qui il éprouva, étant enfant, une grande affection ; le fragment oblitère le tout auquel il était auparavant lié nécessairement. Et Zoé, célibataire résignée, est inséparable de son père, un homme pourtant distant. Ainsi, dans les deux œuvres, l’être aimé est présenté comme l’écran sur lequel est projetée une image encombrante, mais, dans le premier cas, l’homme et la

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 92 femme, pourtant côte à côte physiquement, sont étrangers l’un à l’autre, tandis que dans le second, une rencontre – des retrouvailles, même – ont lieu. Cet événement constitue même le pivot de Gradiva. Car c’est l’une des implications de cette disposition résolument symétrique, que de permettre bien sûr une lecture conventionnelle de gauche à droite (avec pour conséquence une invitation à la reprise comme dans Hôtel Latone, étant donné le retour de la table de travail, en dernière instance) mais aussi de droite à gauche, et mieux encore, plus efficacement, comme le suggère l’artiste, simultanément des deux extrémités vers le centre. De la sorte, la fameuse rencontre parmi les ruines de la cité ensevelie est restituée par le télescopage des deux itinéraires.

Une telle variété d’entrées n’est évidemment permise que si l’on dispose les panneaux sur un mur ; toute transposition dans un livre en jugulerait l’accès et, partant, en affaiblirait la portée. Mais il n’en est pas de même pour Hôtel Latone. Il est vrai que l’initiative d’une telle édition ne relève pas du chef de Burgin. Toutefois, si ce dernier a accepté l’idée émanant du musée de Calais, c’est qu’elle ne trahissait pas la structure et les mécanismes auxquels il avait soumis la séquence – que du contraire. Etant donné que les décalages texte/image favorisent une forme de poussée, de circulation constante, d’enchaînement ininterrompu, la forme du livre ne peut que soutenir l’intention initiale. Mieux encore : la disparition constante des images et des textes du champ visuel au cours de la lecture, leur reflux, leur « refoulement » pour ainsi dire dans le registre de la mémoire, accentue la désorientation proprement onirique du lecteur-spectateur ; elle interdit à ce dernier, comme c’est le cas devant l’étendue d’une cimaise, de glisser le regard à gauche ou à droite pour récupérer le fil, recombiner au fur et à mesure les éléments dans un ordre supposé plus logique ou encore anticiper d’un coup d’œil même involontaire le trajet qu’il reste à accomplir.

« Le livre, s’il répond à quelque nécessité, a ceci en commun avec le voyage qu’il propose un itinéraire à suivre, même si, comme certains voyages, il ne mène pas toujours quelque part ».10 C’est par ces mots qu’Anne Moeglin-Delcroix justifie l’existence d’une catégorie exemplaire dans le genre du livre d’artiste, un ensemble qui, dit-elle, « a trait au déplacement, au voyage ou à la randonnée considéré comme un des beaux-arts ».11

10 Anne Moeglin-Delcroix, « Qu’est ce qu’un livre d’artiste ? », in : Anne Moeglin-Delcroix, Sur le livre

d’artiste. Articles et écrits de circonstance (1981-2005), Marseille : Le Mot et le Reste, 2006, p. 90.

Ceci n’est évidemment pas suffisant pour ranger l’ouvrage qui nous occupe dans le genre qui doit nous occuper tout autant, mais cela témoigne au moins d’un certain voisinage. Se prêter à l’exercice de taxinomie au sujet des publications de Victor Burgin relève d’ailleurs de la

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 93 gageure. Lorsqu’on lui demande quel statut il accorde à cette édition en particulier, sa réponse est limpide :

« Puisque je suis artiste et que c’est un de mes livres, alors, à strictement parler, c’est un livre d’artiste ; mais si l’on adhère à la définition du livre d’artiste comme objet d’art ayant la forme d’un livre, et qui n’a pas d’autre existence que celle-là, il ne s’agit pas d’un livre d’artiste… »12

L’affaire semble réglée. L’argument qui interdit à Hôtel Latone une place, du moins immédiate et centrale, dans la catégorie du livre d’artiste consiste donc à souligner qu’elle a été conçue au préalable comme une suite de panneaux, l’année même. La chose est avérée. Seulement, les archives du musée de Calais attestent que l’œuvre n’a pas été montrée au cours de l’exposition13

Par ailleurs, même en tenant compte de cette antériorité de l’œuvre sur panneaux, le fait que son fonctionnement soit optimalisé par le médium livre, donne à cette édition à un caractère plus complexe qu’une simple transposition facilement diffusable, à titre de relique de l’exposition. Plus encore, ce transfert d’un support à l’autre insiste à nouveau – si besoin était –, sur la nature éminemment mobile de l’image photographique et les déplacements dont elle peut faire l’objet au profit d’agencements rhétoriques différents. Preuve en est ce livre au statut non moins incertain qu’est Some Cities, publié en 1996

; ainsi, loin d’être un catalogue métonymique, privilégiant une œuvre au détriment des autres, Hôtel Latone s’avère plutôt un prolongement de l’espace d’exposition – et un prolongement d’autant plus précieux que l’œuvre – pour des raisons que nous ignorons – n’a quasi jamais été exposée.

14

12 Témoignage de l’artiste recueilli par email le 30 septembre 2009.

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13 Informations recueillies auprès du musée (Barbara Forest, Conservatrice du Musée des Beaux-Arts de Calais)

par email le 6 octobre 2009.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 94 Victor Burgin, Some Cities, 1996.

Il réunit un ensemble de clichés pris par l’artiste au cours de ses voyages – images montées en interaction avec des textes de nature autobiographique et critique, au gré d’associations poétiques autant que d’arguments théoriques. A l’amateur attentif, la couverture signale aussitôt l’usage qui sera fait du transfert métonymique : on reconnaît effectivement la silhouette féminine, fantomatique et fugace qui occupait l’arrière-plan d’une image de Gradiva – et d’ailleurs la voilà, tout entière, qui fait son apparition à la moitié du livre.

Victor Burgin, Some Cities, 1996.

Dans l’intervalle, l’amateur aura reconnu nombre d’images employées par Burgin dans des séries telles que UK76 ou US77.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 95 Victor Burgin, Some Cities, 1996.

En provenance d’Hôtel Latone, en l’occurrence, on dénombre 6 clichés. Et comme on peut s’en douter, il ne s’agit pas du report mécanique de certains éléments, d’un livre à l’autre, sans glissement sémantique ; l’intention est bien plutôt de réinscrire ces images dans une séquence à part entière, traitant ici, par exemple, de l’érotisme de la rue.

Victor Burgin, Some Cities, 1996.

La découverte de ce remploi d’un même fonds d’images vient en quelque sorte corroborer trois remarques faites précédemment : primo, la présence des photographies dans un contexte tout différent vient rétrospectivement et comme définitivement les vider de l’aura

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 96 et de l’autonomie signifiante qu’elles auraient pu éventuellement acquérir dans Hôtel Latone ; qu’on les considère à nouveau pour que soit confirmé leur statut de repère potentiellement insignifiant sur lequel s’agrippe de manière provisoire un inconscient dans sa course à l’expression. En conséquence de quoi, secundo, l’amas de documents visuels où l’artiste vient piocher représente assez fidèlement cet inconscient trans-individuel qui rassemble une variété de représentations-types, de scénarios historiquement et géographiquement situées, et qui sert de substrat aux rêveries individuelles. Et tertio, le passage de la suite de panneaux au livre apparaît, plus qu’une simple redondance, un des fils nécessaires d’une pratique complexe de mise en réseau, de sélection et de recontextualisation permanente.

L’identité de ce livre se révèle d’autant plus instable qu’il fraie avec un genre lui-même hybride et dont la légitimité n’a pas cessé d’être contestée, à savoir le roman-photo. Il est d’ailleurs assez significatif que Victor Burgin, francophile avéré, publie cet ouvrage à Calais fin ’82, précisément au moment où surgissent, en France, diverses initiatives en vue d’émanciper ce genre tenu jusqu’alors comme un divertissement pour magazine féminin. A première vue, Hôtel Latone répond assez fidèlement à la définition du roman-photo – celle proposée par Jan Baetens, par exemple, assez généreuse dans ses contours, d’une « narration visuelle faite avec des images photographiques disposées en séquences et montées sur un support paginal, qu’elles soient ou non accompagnées d’une légende »15. Par ailleurs, Burgin partage largement les arguments invoqués par Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissart pour explorer une telle voie : analyse des rapports entre image et mot, intérêt pour toute forme de récit, contestation de « l’hégémonie idéologique du style Cartier-Bresson », usage de la pose et de la mise en scène, si nécessaire. Enfin, on trouve sous la plume de Baetens un écho bienvenu à l’un des points rencontrés plus haut :

« Alors que parler de la photographie revient toujours, dans des mesures certes variables, à poser le problème de l’indice et du référent, et à considérer l’image comme le dépôt de quelque chose qui a été, le regard porté sur le roman-photo semble souvent au-delà de cette question. Le rapport indiciel passe au second plan. Ni affirmé, ni contredit (ce qui serait absurde), il est déplacé. »16

Mais malgré tout cela, malgré tout ces signes de bonne volonté, Hôtel Latone, encore une fois, ne peut participer pleinement au genre photoromanesque en ce qu’il

15

Jan Baetens, Du roman-photo, Mannheim-Paris, Medusa-Médias/Les Impressions Nouvelles, 1992, p. 9.

16

(17)

Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 97 maintient le cadre original des photographies (tandis que le photo-roman implique le recadrage) ou qu’il attribue une identité égale à chacune des images. Par ailleurs, la possibilité d’un transfert vers un autre support est chose étrangère aux pratiques de Plissart et autres. Non pas à la confluence du livre d’artiste et du roman-photo mais dans une situation intermédiaire, Hôtel Latone résiste à l’assimilation. S’il échoue à répondre aux divers cadres à disposition dans le champ des productions éditoriales, en revanche il correspond avec plus de précision qu’aucune autre œuvre de Burgin, à la manière dont celui-ci conçoit l’objet et le lieu de ses interventions, conception résumée en quelques lignes en ouverture du catalogue Between paru en 1986 :

« Ma décision de situer mon œuvre dans la théorie culturelle contemporaine, plutôt que dans l’esthétique traditionnelle, a eu pour conséquence de lui attribuer une location précise incertaine, « entre » ; entre la galerie et le livre, entre l’art visuel et la théorie, entre l’image et la narration – une « œuvre » fournissant un travail entre le lecteur et le texte. »17

Olivier Mignon est licencié en Histoire de l’art et Archéologie (UCL) et détient un DEA en Art Actuel. Cofondateur de (SIC), plateforme éditoriale et curatoriale, il collabore régulièrement aux revues Artforum, L’art Même et DITS. oliviermignon@gmail.com

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