La logique modale, les limites du formalisme
cours d’introduction à la logique, UniL, Philipp Blum 29 mai 2019
La logique modale propositionnelle
Voici quelques inférences valides en logique modale :
(14.1)
Quelqu’un de sage est nécessairement heureux.
Dieu est nécessairement sage.
Dieu est nécessairement heureux.
(14.2)
Il n’est pas possible qu’une chose soit entièrement rouge et verte en même temps.
Cette chose est entièrement verte.
Cette chose n’est pas entièrement rouge.
(14.3)
Il est possible que sipalorsq.
Il est nécessaire quep.
Il est possible queq.
La logique modale étudie les notions de possibilité, d’impossibilité, de nécessité, de contingence et de compatibilité. Une phrase est possible si elle peut être vraie et impossible dans le cas inverse. Elle est nécessaire si sa négation est impossible, contingente si elle n’est ni nécessaire ni impossible. Deux phrases sont compatibles s’il est possible qu’elles soient toutes deux vraies.
Nous commençons en élargissant notre langage :
Définition 1. L’alphabet du langage L□ de la logique modale propositionnelle consiste en les signes suivants :
1. des phrases atomiques «p0 », «p1 », «p2 » … (une infinité dénombrable) ; 2. un opérateur «□. . . » (« nécessairement ») ;
3. les connecteurs «¬. . . », «. . . ∧ · · · », «. . . ∨ · · · », «. . . → · · · » et « . . . ↔ · · · » ; 4. des symboles auxiliaires : parenthèses ;
Comme la négation, «□. . . est un opérateur du typeS/S:
Définition 2. Uneformule propositionnelledeL□ est toute expression obtenue par la procédure suivante :
1. Toute phrase atomique «pi » ( i∈N) est une formule propositionnelle.
2. Siϕ est une formule propositionnelle, alors ⌜(□ϕ)⌝ et ⌜(¬ϕ)⌝ sont des formules proposi- tionnelles.
3. Siϕetψsont des formules propositionnelles, alors ⌜(ϕ∧ψ)⌝,⌜(ϕ∨ψ)⌝et⌜(ϕ→ψ)⌝sont des formules propositionnelles.
4. Il n’y a pas d’autres formules propositionnelles.
Nous introduisons l’opérateur «♢. . .» comme abréviation pour «¬□¬. . .» et ainsi établissons les équivalences suivantes par définition :
¬♢ϕ ⇐⇒ □¬ϕ
♢¬ϕ ⇐⇒ ¬□ϕ
¬♢¬ϕ ⇐⇒ □ϕ
↔ ¬♢¬□p p
↔ ¬♢□¬pp
♢p
↔ ¬□¬p ♢¬p
↔ ¬□p contraire
subcontraire
subalterne subalterne
contradictoire
contradictoire
L’idée de base de la sémantique pour la logique modale est que nous relativisons la notion de vérité à ce qu’on appelle normalement un « monde possible », un point d’évaluation autre que le monde comme il est, le monde dit « actuel ». Au lieu de dire de la phrase « il y a des cochons qui volent » qu’elle est fausse, nous dirons qu’elle est possiblement vraie, ainsi la distinguant de la phrase « 2 + 2 = 5 », par exemple. Nous dirons qu’elle est vraie dans un monde possible, un scénario consistant, et que c’est parce que « il y a des cochons qui volent » est possiblement vrai, vrai dans un monde possible, que « il est possible qu’il y a des cochons qui volent » est une affirmation vraie sur notre monde actuel. Pour relativiser la vérité d’une phrase à un monde possible ou point d’évaluation, nous rajouterons un nom de ce dernier à nos affirmations de
« validité » (du type «|=ϕ») qui deviennent ainsi des affirmations des affirmations de « vérité par rapport à un monde » (du type «w1|=ϕ»). «w1|=ϕ» veut dire quephidécrit correctement (est vraie dans) le mondew1.
Le système le plus simple (et le système le plus faible dit « normal ») de logique modale pro- positionnelle est le système K. Il consiste en une axiomatisation de la logique propositionnelle (comme l’est par exemple le calcul HC introduit en leçon ??, cf. p. ??) et un seul schéma
d’axiomes modal :
(K) □(p→q)→(□p→□q)
(K) dit que je peux ‹ distribuer › l’opérateur de nécessité à travers une implication : s’il est né- cessaire qu’une implication avec un antécédent nécessaire soit vraie, alors son conséquent obtient également avec nécessité.K, ainsi que toutes les systèmes modales normales, contient également (MP) et une nouvelle règle d’inférence appelée « règle de nécessitation » (Nec) :
⊢ϕ
⊢⌜□ϕ⌝ Nec
qui nous permet de passer de n’importe quel théorème « ϕ » à sa nécessitation ⌜□ϕ⌝ : nous pouvons toujours préfixer d’un opérateur de nécessité un théorème d’un système modale normale.
Dans le nouveau calculK, nous construisons des preuves de la même manière que dansHC.
Voici par exemple une preuve de « □(p∧q)→(□p∧□q)» :
(1) K⊢(p∧q)→p H8
(2) K⊢□((p∧q)→p) Necde (1)
(3) K⊢□((p∧q)→p)→(□(p∧q)→□p) K
(4) K⊢□(p∧q)→□p (MP) de (2) et (3)
(5) K⊢(p∧q)→q H9
(6) K⊢□((p∧q)→q) Necde (5)
(7) K⊢□((p∧q)→q)→(□(p∧q)→□q) K
(8) K⊢□(p∧q)→□q (MP) de (6) et (7)
(9) K⊢(□(p∧q)→□p)→((□(p∧q)→□q)→(□(p∧q)→(□p∧□q))) H10
(10) K⊢(□(p∧q)→□q)→(□(p∧q)→(□p∧□q)) (MP) de (9) et (4)
(11) K⊢□(p∧q)→(□p∧□q) (MP) de (10) et (8)
Sémantique de la logique modale propositionnelle
Définition 3. Uncadreest une paire⟨W, R⟩d’un ensemble non-videW, dont les membres sont appelés « mondes possibles » et une relation binaireR dite « d’accessibilité » entre ces mondes possibles.
Comme pour la logique des prédicats, nous développons la sémantique de la logique modale propositionnelle en deux étapes : la première notion détermine ‹ l’univers modal › de différents
‹ mondes possibles ›, la deuxième fournit une interprétation des phrases simples (relative à un monde possible).
Définition 4. Uncadreest une paire⟨W, R⟩d’un ensemble non-videW, dont les membres sont appelés « mondes possibles » et une relation binaireR dite « d’accessibilité » entre ces mondes possibles.
Définition 5. Unmodèleest un triple⟨W, R, V⟩consistant en un cadre⟨W, R⟩et en une fonction V :Form(L□)×W → {v,f} (appelée « valuation ») qui assigne à toute formule et tout monde possible une valeur de vérité satisfaisant les conditions suivantes :
I1 Si ϕest une phrase atomique «p» et w∈W, soit V(ϕ, w) :=v, soit V(ϕ, w) :=f I2 V(¬ϕ, w) :=
{ v V(ϕ, w) =f f V(ϕ, w) =v I3 V(ϕ∧ψ, w) :=
{ v V(ϕ, w) =v etV(ψ, w) =v f V(ϕ, w) =f ouV(ψ, w) =f I4 V(ϕ∨ψ, w) :=
{ v V(ϕ, w) =v ouV(ψ, w) =v f V(ϕ, w) =f etV(ψ, w) =f I5 V(ϕ→ψ, w) :=
{ v V(ϕ, w) =fouV(ψ, w) =v f V(ϕ, w) =vet V(ψ, w) =f I6 V(ϕ↔ψ, w) :=
{ v V(ϕ, w) =V(ψ, w) f V(ϕ, w)̸=V(ψ, w) I7 V(□ϕ, w) :=
{ v ∀v(Rwv→V(ϕ, v) =v) f ∃v(Rwv∧V(ϕ, v) =f)
Définition 6. Une formule propositionnelleϕ deL□ estvalide sur un cadre ⟨W, R⟩si et seule- ment si pour tout modèle⟨W, R, I⟩et pour tout monde possiblew∈W du cadre, alorsV(ϕ, w) =v.
Propriétés métalogiques de la logique modale propositionnelle
Nous avons un premier théorème de correction :
Théorème 7 (Correction deK). Tout théorème de K est valide sur tous les cadres.
« □p→p» n’est pas un théorème deK. Si nous l’ajoutons comme axiome (T) □p→p
àK, nous obtenons un système plus fort, appeléT.
Pour certaines interprétations de «□», l’axiome (T) est trop fort : bien qu’adéquat pour l’inter- prétation dite « aléthique » de «□» comme « Nécessairement … », il exclut une interprétation comme « il est obligatoire que … ». Pour cette interprétation dite « déontique », un système plus faible est plus adéquat, ayant comme seul axiome supplémentaire à (K) le suivant :
(D) □p→♢p
Lu « déontiquement », (D) dit que ce qui est obligatoire est permis : s’il est obligatoire de faire quelque chose, il n’est pas interdit de ne pas le faire.
L’axiome (T), par contre, peut être lu comme restriction aux relations d’accessibilité : il force cette relation à être réflexive : si w est en relation avec n’importe quel autre monde v, alors forcémentwest en relation avec lui-même.
Théorème 8(Correction deT). Si⟨W, R⟩est tel que∀w∀v(Rwv→Rww), alors tout théorème deTest valide sur⟨W, R⟩.
Pour la correction de D, nous remarquons que l’axiome (D) ne peut être vrai dans un monde que si ce monde est en relationR avec au moins un monde. Autrement dit, (D) sera faux dans un monde si ce monde est une impasse par rapport àR. Nous appelons un cadre « sériel » si sa relation d’accessibilité n’a pas d’impasses. Prouvons la correction de Dpar rapport aux cadres sériels :
Théorème 9 (Correction de D). Si ⟨W, R⟩ est tel que ∀w∃v(Rwv), alors tout théorème de D est valide sur⟨W, R⟩.
« □p → □□p » n’est pas un théorème de T (ni, par conséquent, de D ni de K). Si nous le rajoutons àT, nous obtenons la logiqueS4, caractérisée par le schéma d’axiomes suivant : (4) □p→□□p
Théorème 10(Correction deS4). Si⟨W, R⟩est tel que∀w∀v(Rwv→Rww)et∀w∀v∀u((Rwv∧ Rvu)→Rwu), alors tout théorème de S4est valide sur⟨W, R⟩.
En ajoutant
(5) ¬□p→□¬□p
à T, nous obtenons un système plus fort que S4, appelé S5. Dans S5, les opérateurs modaux distribuent plus librement sur la disjonction et la conjonction, puisque tous les suivants sont des théorèmes deS5:
(i) «(□p∨□q)↔□(p∨□q)» (ii) «(□p∨♢q)↔□(p∨♢q)» (iii) «(♢p∧♢q)↔♢(p∨♢q)» (iv) « (♢p∧□q)↔♢(p∨□q)»
Comme (4) est un théorème deS5,S4est contenue dansS5. La relation d’accessibilité d’un cadre sur lequel (5) est valide doit donc être réflexive et transitive. En outre, elle doit être symétrique, donc ce qu’on appelle une « relation d’équivalence » :
Théorème 11(Correction deS5). Si⟨W, R⟩est tel que∀w∀v(Rwv→Rww),∀w∀v∀u((Rwv∧ Rvu)→Rwu), et∀w∀v(Rwv→Rvw)alors tout théorème deS5 est valide sur⟨W, R⟩.
En somme, nous avons les correspondances suivantes : système axiomes cadres
K (K) tous
D (K)+(D) sériels
T (K)+(T) réflexifs
S4 (K)+(T)+(4) réflexifs et transitifs
S5 (K)+(T)+(5) réflexifs, transitives et symétriques
La logique de prouvabilité
Le système de la logique de prouvabilité est appeléGL (après Gödel et Löb) et consiste enK avec le schéma d’axiomes suivant :
(GL) □(□ϕ→ϕ)→□ϕ En voici quelques propriétés :
(i) «□ϕ→□□ϕ» est un théorème de GL.
(ii) «□ϕ→ϕ» n’est pas un théorème deGL (iii) «□(□p→ϕ)↔□ϕ» est un théorème deGL.
(iv) « ((□ϕ→ϕ)∧□(□ϕ→ϕ))→ϕ» est un théorème deGL.
(v) « □♢ϕ↔□(ψ∧ ¬ψ)» est un théorème deGL.
Si nous abrégons par « Bew (ϕ) » l’assertion que ϕ peut être prouvé dans une formalisation de l’arithmétique de Peano PA, nous pouvons prouver en métamathématiques les assertions suivantes :
(i) Si nous avonsPA⊢ϕ, nous pouvons prouverPA⊢Bew(ϕ).
(ii) PA⊢Bew(⌜ϕ→ψ⌝)→(Bew(ϕ)→Bew(ψ)
« Bew. . .», interprété comme opérateur modal, est donc au moins aussi fort que le systèmeK.
Dans sa preuve de l’incomplétude de l’arithmétique, Gödel montrait le ‘lemme diagonal’ suivant : (iii) Si F(x)est un prédicat du langage de PAavec aucune autre variable libre quex, il
existe une phraseϕde ce langage tel quePA⊢ϕ↔F(⌜ϕ⌝).
Il s’ensuit le premier théorème d’incomplétude :
Théorème 12 (Incomplétude de l’arithmétique). Si PAest consistant, elle est incomplète : il existe une phrase qui peut être formulée dans son langage mais qui est indécidable (ne peut ni être prouvé ni être déprouvé).
Démonstration. « ¬Bew(x) » est un prédicat avec une seule variable libre, donc il existe une phrase tel quePA⊢p↔ ¬Bew(⌜p⌝). Si cette phrase était prouvablePA⊢p, alors nous aurions parMPque PA⊢ ¬Bew(⌜p⌝), ce qui contredit PA⊢Bew(⌜p⌝)que nous obtenons de (i). Si PAne prouve pas de contradiction, « p» n’est pas prouvable et alors « Bew(⌜p⌝)» est faux.
Si «¬p» était prouvable, alors «Bew(⌜p⌝)» le serait aussi (par la direction de droite à gauche du lemme diagonal) : donc une fausseté pourrait être prouvé. Donc niPA⊢pni PA⊢ ¬p.
M.H. Löb a prouvé en 1954 :
(iv) SiPA⊢Bew(ϕ)→ϕ, alorsPA⊢ϕ.
On obtient le deuxième théorème d’incomplétude comme conséquence immédiate :
Théorème 13(Deuxième théorème d’incomplétude).SiPAest consistant, alorsPA̸⊢ ¬Bew(⌜ϕ∧
¬ϕ⌝).
Démonstration. Si PA prouvait sa propre consistance, PA ⊢ ¬Bew(⌜p∧ ¬p⌝), alors PA ⊢ Bew(⌜p∧ ¬p⌝)→ (p∧ ¬p), d’où s’ensuit par le théorème de Löb que PA ⊢p∧ ¬p, ce qui le rendait inconsistant.