P A R T I E I V
L’approche historique
de l’échec en gestion
L
a plupart des articles des trois pre- mières parties de ce numéro His- toire et Gestion : vingt ans après, proposent une vision « optimiste »1de la gestion. Les auteurs présentent, analysent et conceptualisent l’histoire de réussites qu’ont pu connaître, après des difficultés plus ou moins importantes, des organisa- tions (Fridenson, 1989), des groupes sociaux, des outils de gestion (Marco, 2005).À l’opposé, dans cette quatrième partie nous nous intéressons aux échecs, qui, dans
toutes les organisations, et en particulier dans les entreprises, ne bénéficient pas de la même attention. On le comprend car par- ler des échecs est contre-productif au regard des règles de la bonne communica- tion, qu’elle soit interne ou externe. C’est pourquoi les plans de communication, sou- vent coûteux, financés par les organisations se fixent deux objectifs principaux2. Il s’agit d’une part de mobiliser l’ensemble de leurs salariés et d’autre part, de valoriser l’image de l’organisation vis-à-vis des par- tenaires extérieurs3.
MARC-DANIEL SEIFFERT
Université de Reims Champagne-Ardenne PIERRE LABARDIN
MARC NIKITIN Université d’Orléans
L’approche historique des échecs en gestion : une nécessité
DOI:10.3166/RFG.188-189.285-289 © 2008 Lavoisier, Paris
É C H E C E N G E S T I O N
1. Tout comme ceux publiés, il y vingt ans, dans Les racines de l’entreprise.
2. L’étude comparative pour une organisation de sa communication interne et externe est très intéressante.
3. La diversité de ceux-ci exige des médias adaptés, et là encore, une étude comparative est passionnante.
Les organisations préfèrent donc raconter des histoires (Chanal, 2005)4 qui, comme des contes de fée, se terminent très bien.
Depuis les années 1960, surtout dans les années 1980 (Kervern, 1986), les pages des magazines économiques grand public de tous les pays sont remplies de success sto- ries qui se déroulent dans un monde enchanté. Les dirigeants d’entreprise sont sacrés « Managers de l’année » à l’occasion de grandes messes où se pressent le monde des affaires, de l’administration, de la poli- tique et du show business. Les heureux lau- réats, le sourire radieux, y reçoivent des
« Prix de l’excellence ». Le maître des céré- monies prononce un discours dithyram- bique décrivant le parcours sans faute du héros du jour ainsi que l’histoire magnifiée de l’entreprise qu’il dirige.
Et pourtant les belles histoires finissent
« mal, en général »5et « Hochmut kommt vor dem Fall ! »6. Entre mille exemples, citons un des cas les plus célèbres de ces dernières années. « Pendant six ans, de 1996 à 2001, Enron (a reçu) le prix de la société américaine la plus innovante attri- bué par le magazine Fortune »7. Selon un ouvrage récent (Cusin, 2008), l’échec com- mercial concernerait selon la définition et le secteur retenu entre 46 % et 95 % des déci- sions industrielles et commerciales des entreprises.
Les travaux empiriques et théoriques (Pavitt, 1984 ; Koenig, 1994)8 sur les apprentissages organisationnels valident les préceptes du sens commun. Ils nous apprennent que succès et échecs ont des relations ambiguës et dialectiques que l’on peut résumer en cinq points :
1) un succès peut rapidement se transfor- mer rapidement en échec et vice versa;
2) les succès et échecs se succèdent souvent de manière très brutale9;
3) un échec peut être vu comme un succès, ou vice versa, selon les différents acteurs ; 4) les organisations comme les individus apprennent autant sinon plus de leurs échecs que de leurs succès. Ce dernier point nous semble le plus important pour l’action des managers ;
5) pourtant il arrive que les acteurs des organisations prennent de manière collec- tive des décisions qui vont à l’encontre du succès. (Morel, 2004).
Dans la littérature, le premier point est illustré par l’exemple très connu de la Renault Twingo (Midler, 1993), voiture conçue à l’origine pour les jeunes, et qui n’atteint pas sa cible car elle est trop chère.
Mais la Twingo devient vite la deuxième voiture des familles pour leurs déplace- ments urbains.
L’ensemble des points peut être, quant à lui, illustré par l’histoire de l’industrie française 286 Revue française de gestion – N° 188-189/2008
4. Sur ce thème nous renvoyons le lecteur à l’excellent numéro spécial de notre revue, la Revue française de ges- tion, vol. 31, n° 159, novembre-décembre 2005 coordonnée par Valérie Chanal. On peut lire plus particulièrement l’article de cette dernière, « Récits et management » et celui de Nicole Giroux et de Lisette Marroquin « L’approche narrative des organisations ».
5. Chichin F., Ringer C., Les histoires d A., 1986.
6. « L’arrogance vient juste avant la chute. » Ou, comme disaient les Romains : « La Roche Tarpéienne est proche du Capitole ».
7. Leser E., Le Monde, 5 février 2002.
8. Pour des raisons différentes, ces articles sont des travaux fondateurs qui ont inspiré de nombreuses recherches ultérieures.
9. Sur ce point l’article de Jean-Guy Degos et Christian Prat-dit-Hauret sur la faillite du canal de Panama est parti- culièrement éclairant.
des hélicoptères (Seiffert, 2008). À la fin des années cinquante, cette industrie connaît une fulgurante réussite technique et commerciale avec la famille d’hélicoptères légers Alouette. La décision est aussitôt prise de fabriquer un hélicoptère lourd pour constituer une gamme. Grisés par leur réus- site antérieure, les ingénieurs français sont convaincus de réussir très rapidement. Mais ils connaissent un lourd échec technique.
L’industrie française est alors obligée de se tourner vers un concurrent américain, qui accepte de transférer sa technologie. Grâce à cette coopération l’industrie française sur- monte l’échec technique. Mais le nouvel hélicoptère, techniquement très performant connaît un échec commercial cuisant.
Cependant, à partir des années 1970 la divi- sion hélicoptères d’Aérospatiale, qui maîtrise maintenant la technologie des héli- coptères lourds, connaît des succès com- merciaux et techniques nombreux, et devient numéro un mondial10.
Nous pensons que le seul moyen d’augmen- ter le niveau des connaissances relatives au fonctionnement réel des organisations et de leurs « belles histoires » est d’en « douter ».
Pour ce faire, nous devons travailler dans une perspective historique, recoupant sans cesse les sources écrites ou orales et les soumettant à une critique continue. Il nous faut aussi travailler dans cette optique, avec les chercheurs de toutes disciplines.
C’est dans cet esprit, pour rompre avec la problématique des « belles histoires »11que les organisateurs des XIIIe Journées d’his- toire de la comptabilité et du management (JHCM)12 ont choisi le thème de l’échec.
« La gestion des échecs et les échecs de la gestion » ont ainsi fait l’objet de présenta- tions et de discussions très fructueuses.
Issus de ces nombreuses communications, nous avons choisi dans cette partie de pré- senter sept articles.
Simon Alcouffe, Nicolas Berland, Yves Levant, s’interrogent sur l’alternance de
« succès » et « d’échecs » d’un outil de ges- tion essentiel : le budget. Appréhender l’échec passe aussi par l’étude de la faillite des entreprises. Jean-Guy Degos et Christian Prat-dit-Hauret revisitent ainsi celle qui, sur le plan politique, a le plus marqué l’histoire de la France contempo- raine : la faillite dramatique du canal de Panama qui succéda à la glorieuse réussite du canal de Suez. Or, les deux entreprises étaient conduites par le même « entrepre- neur », Ferdinand de Lesseps. Ce hérosdes organisations (Abraham, 1986) connut donc successivement les honneurs de la réussite puis l’opprobre de l’échec. L’his- toire de l’échec peut être aussi plus immé- diate et permettre une aide à la décision pour les managers d’aujourd’hui. Monique Combes et Laëtitia Lethielleux, s’appuyant sur plusieurs cas d’entreprises étudiés au L’approche historique des échecs en gestion 287
10. En 1992, Aérospatiale et DASA, qui regroupe les activités aéronautiques de Daimler Benz, fusionnent leurs divisions hélicoptères pour former Eurocopter. Celle-ci devient très rapidement numéro deux puis numéro un de l’industrie des hélicoptères.
11. Encore une fois, cette démarche n’est suspecte que pour le chercheur. Les success storiesen elles-mêmes ne sont pas plus répréhensibles que n’importe quelle autre publicité.
12. Ces journées ont été organisées par le Laboratoire orléanais de gestion, IAE de l’université d’Orléans, les 27 et 28 mars 2008. La gestion des échecs et les échecs de la gestion ont fait l’objet de présentations et de discussions très fructueuses.
cours des dix dernières années, cherchent à identifier quelques invariants dans les opé- rations de croissance.
La faillite, une des manifestations de l’échec, peut s’étudier au travers des dos- siers judiciaires, ce qui permet de cerner des entreprises plus nombreuses et de tailles souvent plus réduites. Ces archives de faillite sont aussi l’occasion d’interroger les pratiques judiciaires en la matière : c’est ce que propose l’article de Natacha Coquery pour la fin de l’Ancien Régime et celui de Nicolas Praquin pour le XIXesiècle. Tous deux mettent notamment en évidence la professionnalisation pro- gressive de la justice entre le XVIIIe et la fin du XIXesiècle.
L’échec peut aussi dépasser le cadre de la seule entreprise. Il peut atteindre des insti- tutions. Béatrice Touchelay démontre à pro- pos du plan comptable français de 1942 que, si cette normalisation n’eut pas le
temps d’être mis en pratique, son échec ne fut que partiel : c’est sur lui que s’appuya le plan comptable de 1947. De même l’ana- lyse de la concurrence entre les filières du secondaire et l’université ne manquera pas d’intéresser les enseignants en sciences de gestion. L’échec des MSTCF, donc de l’en- seignement de la comptabilité à l’univer- sité, fait l’objet d’un article éclairant de Pascal Fabre et Marc Nikitin.
On pourrait compléter cette recherche par l’analyse de la concurrence entre les IAE et les écoles de commerce et autres business schools. Dans la même optique, il faudrait proposer une recherche complémentaire sur l’incontestable réussite de la MSG, la filière
« sœur » de la MSTCF, et puis sur sa bru- tale disparition. Ce travail indispensable pourrait nous intéresser à double titre ; comme chercheurs bien entendu, mais aussi comme enseignants responsables de diplôme.
BIBLIOGRAPHIE
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Chanal V. « Récits et management », , dossier spécial, Revue française de gestion, vol. 31, n° 159, novembre-décembre 2005.
Cusin J., Faut-il échouer pour réussir ?, Éditions du Palio, 2008.
Fridenson P., « Les organisations, un nouvel objet », Annales ESC, n° 6, novembre-décembre 1989, p 1461-1477.
Giroux N., Marroquin L., « L’approche narrative des organisations »,Revue française de ges- tion, vol. 31, n° 159, novembre-décembre 2005, p. 15-42.
Kervern G.-Y., « L’évangile selon St-Mac », Gérér & Comprendre, mai 1986.
Koenig G., « L’apprentissage organisationnel : repérage des lieux », Revue française de ges- tion, n° 97, 1994.
Midler C., L’auto qui n’existait pas : management de projets et transformation de l’entre- prise, Interéditions, 1993.
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Marco L., « Progrès ou stagnation du management ? » Nouvelles avancées du management sous la direction de Luc Marco, coll. « Recherches en Gestion », L’Harmattan, 2005, p. 13-16.
Morel C., Les décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes, Folio Essais, Gallimard, 2004.
Pavitt K., “Patterns of Technological Changes : Toward a Taxinomy and a Theory”,Research Policy, vol 13, n° 6, 1984, p. 343-374.
Seiffert M.-D., Apprentissage, stratégies et compétitivité sur la longue durée. L’étonnante histoire d’Eurocopter, coll. « Recherche en gestion », L’Harmattan, 2008.
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