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PAROLES DE FEMMES NOIRES

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PAROLES DE FEMMES NOIRES

Circulations médiatiques et enjeux politiques

Emmanuelle Bruneel et Tauana Olivia Gomes Silva

La Découverte | « Réseaux » 2017/1 n° 201 | pages 59 à 85 ISSN 0751-7971

ISBN 9782707194497

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-reseaux-2017-1-page-59.htm

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PAROLES DE FEMMES NOIRES

Circulations médiatiques et enjeux politiques Emmanuelle BRUNEEL Tauana Olivia GOMES SILVA

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es femmes noires ont été marginalisées, voire exclues du récit qui constitue la mémoire nationale française. Dans l’historiographie, leurs prises de parole, leurs travaux écrits et leurs actions indivi- duelles ou collectives sont, la plupart du temps, mis de côté et donc délais- sés. Cela conduit à de nombreuses omissions, à une large méconnaissance et à des injustices concernant leur participation à l’histoire de France en tant que sujets politiques. Pourtant, force est de reconnaître que les femmes noires ont assidûment pris part aux luttes féminines et féministes, antiracistes et de classe. Pour montrer dans quelle mesure Internet peut constituer un ressort spécifique pour les luttes militantes des femmes noires (cisgenres ou trans- genres), nous avons choisi de nous pencher sur différentes formes de média- tisation de leurs mouvements organisés. Dans une perspective à la croisée de l’approche historique, de l’analyse de contenu et de la sémiologie des médias informatisés, nous envisageons plusieurs supports matériels, produits ou non par des femmes noires elles-mêmes. Nous avons donc sélectionné au sein des éléments disponibles dans les archives et sur Internet des documents au for- mat papier et numérique via lesquels elles se sont exprimées en tant que sujets politiques opprimés (parce que femmes et noires) : notamment des journaux et des ouvrages, puis des blogs et des sites Internet ainsi qu’une vidéo et une émission de radio. Ces documents revêtent divers statuts ontologiques et constituent des sources diachroniques à partir desquelles il est possible de se saisir de paroles médiatisées de femmes noires. L’analyse des matériaux de ce corpus permet de rendre compte de modalités par lesquelles la parole de femmes noires françaises s’incarne et circule, mais ne vise pas le décryp- tage de l’exhaustivité de leurs mises en représentation. La question de l’invi- sibilité des femmes noires et des ressources pour leur donner une visibilité (N’Diaye, 2008) a été soulevée à plusieurs reprises par le passé et se pose encore aujourd’hui. La lutte pour la visibilité (Voirol, 2005) dans laquelle elles sont engagées se manifeste via différents discours qui visent à porter leurs combats, à dénoncer à la fois le racisme et le sexisme, et résister à ces oppressions. Comment les expressions publiques des femmes noires ont-elles cheminé entre les revendications des groupes d’Afro-Antillaises engagées dès 1910 et le discours afro-féministe aujourd’hui porté par Mwasi ? Quelles stratégies tant militantes que discursives ont-elles déployé ? Les modes de

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mise en visibilité des activités politiques des femmes noires constituent l’ob- jet de notre interrogation. Dans un premier temps, en retraçant un parcours historique à partir de quelques jalons, nous montrerons que leur lutte pour la reconnaissance s’inscrit dans un fort enjeu d’appropriation de l’espace public (Habermas, 1988) tel qu’il est possible d’en disposer à différentes époques.

Nous nous pencherons en particulier sur l’émergence de revendications spé- cifiques qui participent à la constitution des femmes noires en groupes politi- sés qui s’organisent et prennent la parole entre 1910 et aujourd’hui. Dans un second temps, nous nous intéresserons aux formes contemporaines de circu- lation du discours militant des femmes noires sur Internet. Nous analyserons en particulier des discours élaborés par ou sur le collectif militant Mwasi. Bâti sur une posture afro-féministe dont nous expliciterons la teneur, ce collec- tif organisé opère une reconfiguration des discours politiques portés par les femmes noires sur elles-mêmes. Nous soulignerons les modalités verbales et visuelles qui participent dans leur communication à l’énonciation problémati- sée de la race et du genre selon une perspective intersectionnelle.

LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE DANS LES DISCOURS DE FEMMES NOIRES

Les manifestations historiques des femmes noires de France

Par le passé, un certain nombre de mouvements de femmes noires se sont organisés autour d’un enjeu commun : faire reconnaître politiquement les problèmes spécifiques auxquels elles étaient confrontées dans des situations coloniales ou postcoloniales très violentes. Les démarches qu’elles ont pu mettre en place consistèrent notamment en des pratiques médiatiques inno- vantes avec pour horizon un début d’existence des femmes noires dans l’es- pace public. C’est le cas de Paulette Nardal, Jane Nardal et de Suzanne Césaire (N’Diaye, 2009), de la Coordination des femmes noires et du Modefen 1 (Châabane, 2008) entre autres. C’est aussi un enjeu pour le collectif afro- féministe contemporain Mwasi.

Dans les années 1910-1950, les réflexions proposées par des femmes noires ont été publiées dans des journaux et des revues. Ces publications, aux positions pourtant assez modérées, se sont vues frappées par la censure des

1. Mouvement pour la défense des droits de la femme noire.

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gouvernements français. Parmi les premières sources médiatiques émanant de femmes noires françaises au début du XXe siècle, on trouve le journal gua- deloupéen Pointe-à-Pitre, organe des Dames de la colonie (1911-1912) qui deviendra l’Écho de Pointe-à-Pitre (1918-1921), porteur de revendications en faveur du suffrage féminin. Ce dernier était un journal féministe composé d’un comité éditorial jeune et affilié à la mouvance socialiste locale. Il « pla- çait l’émancipation de la femme au-dessus de la lutte “de race et de classe”

qui émaillait la scène politique guadeloupéenne de ces années-là » (Palmiste, 2008). Son discours militant mobilise la mémoire de l’esclavage de manière analogique pour dénoncer la condition subalterne des femmes noires dans la société antillaise. Par ailleurs, on trouve l’article de Jane Nardal intitulé « L’in- ternationalisme noir » publié dans La Dépêche africaine en février 1928 et un peu plus tard celui de sa sœur Paulette Nardal intitulé « Éveil de la Conscience de Race » dans la Revue du Monde Noir (1931-1932). Suzanne Césaire a égale- ment écrit sur les Noirs dans le cadre de la revue Tropiques (1941-1945), inter- dite par Vichy en 1943. Elle s’est inspirée de certains intellectuels européens très influents à l’époque : Frobénius, Breton, Marx, Freud, etc. Cependant, elle a toujours cherché à soutenir l’originalité et la légitimité de la culture et de l’identité martiniquaise. Elle a notamment lancé une rigoureuse critique du

« doudouisme », une littérature basée sur les caractères exotiques de la région visant à plaire à l’imaginaire colonialiste. La pensée de Suzanne Césaire est bâtie autour de la notion de racine commune et de discernement de soi ; elle comporte également l’idée que le surréalisme constitue une voie pour l’avène- ment socioculturel de son peuple. L’écrivaine a certainement été influencée par le mouvement littéraire de la négritude, mais ses réflexions propres sont per- ceptibles tout au long de son écriture qui s’en démarque de manière incontes- table. Le travail de publicisation des analyses de ces femmes noires des années 1910-1950 est pourtant largement resté dans l’ombre des tenants masculins de la négritude ou plus généralement des penseurs noirs hommes de l’époque.

Au moment des élections de 1945, année marquée par l’octroi du droit de vote aux femmes en France, deux organisations féminines œuvrent en Martinique : Le Rassemblement féminin (1945) fondé et dirigé par Paulette Nardal et affi- ché comme apolitique et L’Union des femmes de la Martinique (1944) d’orien- tation communiste et dirigée par Jeanne Lero. Dans La Femme dans la Cité (1945-1950), journal associé au Rassemblement féminin, nombreux sont les articles sur la fonction sociale et politique de la femme noire qui revendiquent également de meilleures conditions de vie pour les femmes. Dans l’éditorial de juin 1948, Paulette Nardal met l’accent sur le devoir des citoyennes, sur- tout des chrétiennes, de se tourner vers les problèmes sociaux et de s’engager

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dans des initiatives aptes à construire une société plus juste et plus égalitaire (Nardal, 1948). L’Union des femmes de la Martinique de Jeanne Lero, dont la fondation est annoncée par un : « Jeunes filles et femmes de la Martinique, venez en grand nombre ! », le 3 juin 1944 dans le journal communiste marti- niquais Justice, a pour spécificité de défendre une position marxiste de lutte contre les inégalités économiques et raciales. Une certaine animosité entre ces deux groupes (liée aux scissions politiques, sociales et raciales de la société martiniquaise de l’époque) est lisible dans le rapport rédigé par Paulette Nardal pour le Bureau d’information coloniale de New York. « Il conclut que les femmes blanches créoles se désintéressaient des affaires politiques et que leurs actions dans le social se limitaient à quelques exceptions, aux œuvres de charité […]. Quant aux femmes de couleur influencées par l’idéologie du parti communiste, elles nourrissaient un fort ressentiment contre l’élite blanche (métropolitaine et créole) » (Palmiste, 2014). Les mobilisations pour le vote et l’éligibilité des femmes ont été cruciales, car il s’agissait non seulement d’élire les membres des assemblées locales, mais aussi de mettre en place les futures institutions de la République et de voter aux élections législatives. Ces élections ont été au cœur d’un enjeu majeur pour l’avenir de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane, de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane, étant donné que les élus à l’Assemblée constituante ont dû répondre pour ou contre l’assimilation juridique de ces territoires à la nation française. Les femmes noires Eugénie Éboué-Tell, candidate de la SFIO et Gerty Archimède, candidate du Parti communiste ont été toutes les deux élues à l’Assemblée constituante en 1945. Dans les conférences et les mee- tings organisés en 1945-1946, les deux politiciennes ont participé à plusieurs débats où elles ont présenté le programme de leurs partis et donné leurs avis sur la situation économique et sociale de la région. Ces actrices de la poli- tique et des mouvements sociaux antillais exigeaient des mesures spécifiques pour les femmes, y compris des dispositions susceptibles d’assurer une pro- tection juridique à l’épouse et à la mère, les congés de maternité, la réglemen- tation de la prostitution, le droit à la retraite, la sécurité sociale, etc. (Palmiste, 2014). En effet, certains droits qui étaient déjà sanctionnés en métropole ne s’appliquaient pas aux femmes d’outre-mer. Par la suite, Eugénie Éboué-Tell et Gerty Archimède ont poursuivi leurs engagements et ont exercé plusieurs mandats politiques bénéficiant d’une très faible médiatisation de leurs actions politiques.

Dans les années 1970-1980, plusieurs femmes africaines, maghrébines, latino-américaines et caribéennes se sont constituées en groupes et en asso- ciations politiques pour élaborer des actions collectives. Ces femmes étaient

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étrangères, immigrées, exilées, établies provisoirement ou définitivement en France, ou alors se revendiquaient « Françaises issues de l’immigration ».

Ces cercles se situaient au carrefour des mouvements de gauche, féministes, antiracistes et, sur le plan international, à la croisée des mouvements de l’immigration et des luttes qui avaient lieu dans leurs pays d’origine (luttes anticoloniales, luttes contre les gouvernements autoritaires et dictatoriaux, contre les partis uniques…). « Ces groupes militants participent à de nom- breuses initiatives publiques avec les autres féministes et les mouvements de gauche ou d’extrême gauche, se mobilisant contre la répression, l’apartheid, mais aussi contre les expulsions ou le racisme en France » (Lesselier, 2013).

Cependant, à l’intérieur de ces organisations, notamment celles composées de femmes noires, se trouvaient aussi des initiatives visant à définir des reven- dications spécifiques et des solutions pour garder leur autonomie organisa- tionnelle et politique. En particulier, en 1976, la Coordination des Femmes noires fut créée avec pour objectif de constituer une lutte à l’intersection de plusieurs catégories d’oppression : genre, race, classe, immigration, etc. Ce groupe formé surtout de femmes antillaises et africaines, ne se définissait pas par une appartenance nationale ou culturelle, mais bien par rapport à une expérience et un vécu particulier en tant que femmes noires : « La Coordina- tion des femmes noires, ce sont des femmes qui veulent que cesse le ghetto social et politique dans lequel elles sont durement rejetées dans l’immigra- tion. La conscience de classe est là pour certaines, elle arrive pour d’autres, et ensemble nous voulons sortir notre oppression d’un cadre individuel » (CFN, 1978). La constitution de ce collectif est donc conçue comme un moyen de sortir de l’isolement les opprimées. À la suite de la Coordination des femmes noires se forment le mouvement Modefen (1981-1994) et plus tard encore le collectif Mwasi qui, actuellement, propose un fonctionnement militant en non-mixité sur lequel nous reviendrons. Regardons maintenant selon quelles modalités énonciatives particulières s’opèrent les prises de parole successives des femmes noires dans l’espace public français, afin de rendre compte de leur trivialité, de leur « cheminement à travers les carrefours de la vie sociale » (Jeanneret, 2008).

Des modalités énonciatives spécifiques pour dire les luttes des femmes noires

Dans son article « L’internationalisme noir », Jane Nardal propose la notion de « métissage culturel » et souligne le lien entre les différentes commu- nautés noires, surtout entre celles qui se sont installées en Europe : « Des

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noirs de toutes origines, de nationalités, de mœurs, de religions différentes sentent vaguement qu’ils appartiennent malgré tout à une seule et même race » (Nardal J., 1928). En parallèle, elle y façonne le néologisme « Afro- Latin » pour exposer la complexité d’un vécu et d’une identité à la confluence des multiples langues et cultures. Ce vocable exprime l’idée d’une double conscience de soi, liée à l’expérience « latine » de la domination coloniale française (et plus largement de la domination de pays européens francophones ou non) et à la filiation africaine. Ainsi, « afro-latin » renvoie d’abord à la couleur de peau, mais aussi à une certaine idée d’un monde noir associé à l’africanité comme source culturelle ayant été en relation avec la culture latine française, mais de manière asymétrique. Dans « afro-latin », le préfixe

« afro » fait référence à l’Afrique non pas tant comme continent mais comme ressource identitaire spécifique. Il s’agit là d’un processus complexe de requa- lification historique et géographique qui établit un lien partagé à un territoire et à un passé meurtri par les expériences de l’esclavage et de la colonisation, tout en soulignant la diversité intrinsèque aux populations noires. La posture des sœurs Nardal constitue ici un compromis pour se faire accepter dans le champ littéraire français de l’époque et pouvoir écrire dans des publications telles que La Dépêche africaine et La Revue du monde noir, éditées et impri- mées à Paris. De son côté, afin de se départir de l’assignation identitaire de la domination coloniale, Suzanne Césaire affirme : « La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas » (Césaire S., 2009). Par des modalités énoncia- tives poétiques, elle élabore un univers de signification original au sein duquel peut s’épanouir une conception positive de soi en rupture avec les connota- tions négatives dont sont façonnées les représentations des Noirs. Elle estime qu’« il est maintenant urgent d’oser se connaître soi-même, d’oser s’avouer ce qu’on est, d’oser se demander ce qu’on veut être » (Césaire S., 2009). Elle développe dans son écriture des ferments narratifs pour la construction d’une identité martiniquaise faisant référence à des sources africaines. La perspec- tive avec laquelle elle aborde l’identité collective noire comme « identité fine » (N’Diaye, 2008) fait ainsi la part belle à sa diversité intrinsèque.

À partir des années 1970, afin de forger leur propre lutte, les militantes de la Coordination des femmes noires ont produit un certain nombre de textes écrits (sous forme de brochures ou d’essais) et ont mis en place plusieurs événements (conférences de presse, messages de solidarité internationale, participation à des manifestations syndicales et politiques…). Les principaux thèmes abordés étaient ceux du corps et de la sexualité (y compris le désir, l’homosexualité, l’avortement, la contraception, la stérilisation forcée…), du

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viol et des violences faites aux femmes, du racisme, des systèmes d’oppres- sion et d’apartheid, de l’immigration, de la répression politique en Afrique, des luttes anticoloniales. Parfois, leurs actions s’articulaient directement avec d’autres mouvements contestataires français, mais aussi avec des organisa- tions situées en Afrique, aux Antilles et à la Réunion. Parmi les fondatrices de la Coordination, nous pouvons citer les noms d’Awa Thiam (présidente), Susy Landeau, Maria Kalalobé, Époupa Mitzipo, Béatrice Elom, Françoise Elom.

En 1978, alors qu’elle était étudiante à la Sorbonne, la Sénégalaise Awa Thiam a publié La parole aux négresses (réédité en 1980, puis 1983) à des fins de dif- fusion de la lutte portée par la Coordination, mais aussi en vue de pointer les difficultés spécifiques qu’elles rencontrent auprès des lecteurs. Les récits de vie récoltés offrent une vision réaliste de diverses expériences de souffrance de femmes noires et montrent la pertinence de leur mobilisation militante.

En effet, l’ouvrage aborde différentes problématiques touchant les femmes noires comme l’excision, l’infibulation, la stérilisation forcée, la polygamie ou le blanchiment de la peau. Il pointe également les origines socioculturelles des asservissements subis par les femmes noires. Ces sujets étaient omnipré- sents au sein de la Coordination : les enjeux étant la saisie du vécu réel de ces femmes, l’émancipation par elles-mêmes et le recouvrement de leur dignité humaine. Cet ouvrage a connu un certain succès puis est relativement tombé dans l’oubli. Sur son site Internet, Mwasi en suggère la lecture au niveau de l’onglet « ressources », mais n’en commente pas le contenu. Par ailleurs, la Coordination des femmes noires, en tant qu’organisation militante spécifique et bien identifiée comme telle, a pu bénéficier de quelques retombées média- tiques, notamment à la suite de l’organisation de la première « Journée des femmes noires » le 29 octobre 1977 qui leur a valu un article dans Libération et un autre dans Le Monde en date du premier novembre 1977. On pouvait y lire la déclaration suivante : « Nous avons des problèmes en commun avec les hommes de couleur, avec toutes les femmes, mais aussi des problèmes qui nous sont spécifiques à nous, femmes noires. D’où la nécessité d’une lutte commune et d’une lutte spécifique. »

Avec les réseaux socionumériques, il semble plus facile d’accéder à la publi- cisation lorsque l’on est un mouvement ou un collectif militant dans la mesure où les outils d’édition de contenu sur Internet sont disponibles et ne néces- sitent pas d’engager des frais de publication (bien que les plateformes éditrices se rémunèrent d’une autre manière). La course aux armements symboliques (Neveu, 2010) de la mobilisation militante se fait allègrement et de manière relativement indépendante des médias « traditionnels », via des plateformes

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de blogs, des sites Internet ou des interfaces de réseaux sociaux. Ces espaces numériques d’existence du discours social opèrent une visibilisation des luttes par une mise en réseaux de différents types de contenu qui, notamment par le biais des liens hypertextes, peuvent faire référence les uns aux autres et être assez facilement partagés. Pour Mwasi, la mise en visibilité d’une parole militante de femmes noires semble être beaucoup plus simple sur le plan tech- nique que pour leurs consœurs du passé. Pour autant, et bien qu’au niveau de la censure de leurs discours par l’État elles ne rencontrent plus les mêmes dif- ficultés, il reste qu’il s’agit d’une gageure pour des femmes noires de prendre la parole en tant que telles, et ce, d’autant plus que cela se fait sur un mode politisé avec des accents militants assez marqués. De plus, sur le plan intel- lectuel, la constitution de femmes noires en sujets politiques, capables de pro- duire elles-mêmes des connaissances d’ordre sociologique sur leurs vécus, est sans cesse déconsidérée. La politisation dont elles souhaitent teinter leurs dis- cours est d’emblée suspectée et dévaluée.

En effet, l’acceptabilité sociale d’une telle prise de parole publique et poli- tique reste subordonnée à des imaginaires peu enclins à accorder un espace de discours et de militantisme propres aux femmes noires (Dorlin, 2009).

D’où une médiatisation générale relativement restreinte par rapport à d’autres groupes militants eux aussi spécifiques à un « groupe social » constitué comme tel via une prise de conscience progressive de soi comme sujet poli- tique. Par exemple, nous pouvons observer que les groupes LGBTQ 2, fémi- nistes, ou encore un mouvement comme celui du « Parti des Indigènes de la République » (PIR), bénéficient d’une bien plus forte médiatisation générale.

La dimension numérique de l’activisme politique de Mwasi consiste princi- palement en un relais d’événements et d’actions organisés par elles-mêmes ou par d’autres mouvements, en un relais filtré de l’actualité élaborée par d’autres sources médiatiques, et en une automédiatisation/autopromotion via des contenus verbaux et visuels. Ces derniers revendiquent tout particulière- ment la fierté d’être une femme noire. La médiatisation numérique autonome permet certes aux revendications de Mwasi d’émerger, mais elle consiste sur- tout en un espace d’informations sur le collectif, ses actions et ses soutiens, sur les possibilités d’expression de soi des femmes noires et également sur ses propres postures politiques. Elle joue comme un tremplin vers d’autres médiations dans l’espace public, par le biais d’autres supports médiatiques plus importants en termes de réception (des articles de presse en ligne) ou pour se faire connaître dans des espaces scientifiques (CNRS, Sorbonne).

2. Lesbiennes, gays, bisexuel-le-s, trans et queer.

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Vers l’intersectionnalité comme forme de lutte : l’afro-féminisme, une énonciation problématisée de la race et du genre

Afro-quoi ? La féminité et la race noire forment une double source de fierté et une spécificité revendiquée par les afro-féministes. Rappelons que la dyna- mique internationale, voire panafricaine, dans laquelle s’est inscrit le vocable

« afro-latin » forgé par Jane Nardal, faisait en particulier écho au terme

« Afro-Américain » déjà en vigueur aux États-Unis. Il résonne également avec la posture afro-féministe – qui couple panafricanisme et féminisme maté- rialiste – portée par des collectifs actuels de femmes noires. À l’époque, les Afro-Américaines (y compris celles venues de la partie sud du continent), les Antillaises et les Africaines, d’abord méfiantes les unes à l’égard des autres, notamment en raison de disparités sociales, de différences culturelles, linguis- tiques et d’expériences vécues, ont développé un sentiment d’appartenance commune à une même race, ont élaboré une manière positive de s’autodéfinir comme Noires et ont identifié le besoin de développer une histoire collec- tive transatlantique. Elles se sont intéressées aux conditions subalternes des femmes noires, et se sont alors tournées vers une mise en question du genre comme support d’oppression corrélé à celui de la race. Ces discours et ces pratiques politiques se sont développés dans les revues, les journaux, les orga- nisations et les partis, mais aussi dans les différents environnements culturels et artistiques (bals, concerts, théâtres, expositions, salons littéraires) à l’initia- tive de femmes noires sur tout le territoire français. Ces formes de résistances ordinaires ont permis de mettre en circulation les savoirs élaborés par les unes et les autres et ont participé à l’émergence d’une conscience collective. Déjà, dans l’Écho de Pointe-à-Pitre, les rédactrices estimaient que la femme noire dans la société antillaise faisait l’objet d’une « double oppression » liée à la fois au genre et à la domination coloniale esclavagiste (à soubassement idéo- logique raciste) ; domination dont les séquelles sont encore très douloureuses pour les « nouveaux libres » (Palmiste, 2008).

De plus, l’objectif affiché par l’article intitulé « Éveil de la Conscience de Race » rédigé par Paulette Nardal dans la Revue du Monde Noir (1931-1932) est de « redonner aux Noirs la fierté d’être Noirs » (Boni, 2014), et notamment aux Noirs antillais. Dans les années 1930 s’est opéré un bouleversement dans le regard et dans la posture des Noirs au sujet de la race et de l’esclavage.

L’estime de soi en tant que Noir et la solidarité entre les différents groupes noirs ont acquis une place importante chez les intellectuelles antillaises. L’auteure constate que l’émergence de ces thématiques est le résultat des contradictions

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entre le discours assimilationniste – très soucieux de faire du Noir « un vrai Français » –, et la place subalterne et dépréciative assignée à cette population.

En outre, le sentiment de déracinement, enduré en métropole et issu des rap- ports inégaux et oppressifs avec les Français sur place, a également engendré des épreuves traumatisantes. Elle estime que cet arrachement à soi, bien qu’il se soit exprimé de manière différente selon l’expérience vécue, s’est avéré fort propice à cette prise de « conscience de race » (Nardal, 1992). Cet éveil racial pour Paulette Nardal suit « […] un schéma ternaire qui va de l’assimilation à la conscience de soi, en passant par une phase de révolte » (Boni, 2014). L’at- tention accrue qu’elle porte à la race n’éclipse pas pour autant sa dénonciation des inégalités au sein des rapports de genre. Elle évoque les conditions écono- miques moins avantageuses pour les femmes, l’absence de reconnaissance et de valorisation de leur travail intellectuel tout en soulignant que ces obstacles ont joué le rôle de force motrice quant à l’intérêt précurseur que les femmes ont prêté aux problématiques raciales. « Les femmes de couleur vivant seules dans la métropole, moins favorisées jusqu’à l’Exposition coloniale que leurs congénères masculins aux faciles succès, ont ressenti bien avant eux le besoin d’une solidarité raciale qui ne serait pas seulement d’ordre matériel : c’est ainsi qu’elles se sont éveillées à la conscience de race » (Nardal, 1992).

La pensée d’Awa Thiam met aussi l’accent sur les divergences avec les hommes noirs et les femmes blanches. Dès les premières pages de son ouvrage, elle attire l’attention sur les craintes et les réactions négatives et violentes des hommes noirs face à l’étendue des mouvements de libération des femmes dans les années 1960-1970. Elle s’est opposée au discours selon lequel l’engagement militant des femmes pour leurs revendications spéci- fiques était le premier responsable de la fragmentation des luttes des peuples africains. « Les problèmes de la Négro-Africaine ont toujours été escamotés, déplacés dans sa société et cela, soit par les tenants du gouvernement, soit par les intellectuels réactionnaires ou pseudo-révolutionnaires. Il n’est plus question de faire abstraction de ces problèmes sous quelque prétexte que ce soit, et encore moins celui qu’on nous oppose le plus souvent : la libération des peuples noirs est de loin plus importante que celle des femmes » (Thiam, 1978). Elle insiste sur les rapports inégalitaires entre les hommes noirs et les femmes noires et dénonce l’assignation généralisée des femmes noires à un statut subalterne. Elle indique aussi que la lutte contre le racisme et le combat pour s’affirmer en tant que race ne signifient pas négliger la condition des femmes noires. Par ailleurs, l’auteur critique sévèrement les hommes noirs qui véhiculent une image mythique des femmes noires par un regard normatif

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sur leur beauté et leur féminité, par leur réduction à l’état d’objet sexuel, de muse, ou encore de mère souffre-douleur ou enragée. Cet argument va de pair avec ceux des femmes noires engagées dans la Coordination, extrêmement contestées par les mouvements noirs, majoritairement masculins.

Lors de la « Journée des femmes noires » du 29 octobre 1977, les militantes se sont heurtées à de nombreuses résistances. Cet événement visait simple- ment à discuter de certaines thématiques liées au racisme en France, mais aussi de la situation des femmes noires dans d’autres pays. Pourtant, elles ont dû affronter une virulente critique de la part de leurs « camarades » des mouvements français et africains de gauche. En raison d’un positionnement considéré comme trop féministe, elles ont été accusées d’être « bourgeoises » et « secondaires » (Lesselier, 2013). Dans la brochure publiée l’année sui- vante en juillet 1978, elles exposent leur stratégie politique face aux critiques masculines : « De la même façon que nous entendons combattre le système capitaliste qui nous opprime, nous refusons de subir les contradictions des militants qui, tout en prétendant lutter pour un socialisme sans guillemets, n’en perpétuent pas moins dans leur pratique, à l’égard des femmes, un rap- port de domination qu’ils dénoncent dans d’autres domaines » (CFN, 1978).

Elles s’autonomisent donc par rapport aux groupes exclusivement masculins, bien que, dans d’autres circonstances, malgré les divergences et les conflits, elles aient affirmé une solidarité primordiale avec leurs « frères noirs » et les groupes révolutionnaires africains, voire panafricains. Ces blâmes éma- nant des militants noirs ont été considérés par la presse féministe comme une intention volontaire de disqualifier et de ridiculiser la Coordination. Dans certaines occasions, les militantes noires ont également noué des alliances avec les féministes (majoritairement blanches) du Mouvement de Libération des Femmes (MLF), sur des sujets tels que le droit à disposer de son propre corps, la sexualité, l’avortement, l’accès à la contraception, le droit d’avoir des enfants et de ne pas être stérilisées de force. Néanmoins, la Coordina- tion s’est également située dans une stratégie autonomiste vis-à-vis du MLF.

Les militantes de la Coordination ont reproché à maintes reprises l’attitude

« maternante » de certaines féministes blanches à leur égard. Gerty Dambury a évoqué un « maternalisme occidental » (Schieweck, 2011), tandis qu’Awa Thiam a vigoureusement dénoncé les disparités dans les rapports entre les femmes blanches et les femmes noires. Pour l’auteur, l’asymétrie se retrou- vait quasiment à tous les échelons : « La lutte des femmes noires et celle des femmes blanches ne se situe pas au même niveau. [...] Les premières ont à lutter contre le colonialisme ou le néo-colonialisme, le capitalisme et le

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système patriarcal. Les dernières luttent uniquement contre le capitalisme et le patriarcat » (Thiam, 1978).

Dans la décennie suivante a été fondé le Mouvement pour la défense des droits de la femme noire (Modefen) qui a été actif entre 1981 et 1994. En ce qui concerne les luttes quotidiennes des femmes noires contre les différents aspects du racisme et du sexisme, les militantes du Modefen ont suivi une ligne de pensée semblable au mouvement antérieur. Selon le témoignage de Lydie Dooh-Bunya (présidente), recueilli par Philippe Dewitte, « […] d’un côté il y avait nos frères, nos maris qui avaient leurs associations, leurs syndi- cats de professionnels et de l’autre côté il y avait les femmes françaises luttant pour certains droits spécifiques à la civilisation occidentale. Mais en mettant ensemble les deux groupes revendicateurs, on ne trouvait pas notre compte » (Dewitte, 1990). C’est ainsi que le Modefen s’est engagé également dans une lutte pour les revendications spécifiques et pour l’émancipation des femmes noires de France. Les principales demandes portaient sur l’instruction, le logement, la dignité, la connaissance de son corps, la liberté de choix du mode de vie et les violences faites aux femmes. Elles étaient également très inves- ties dans la lutte contre la polygamie, aggravée par le regroupement familial en France et contre les mutilations sexuelles faites aux femmes africaines.

Ensuite, d’autres femmes noires ont constitué de nouveaux mouvements usant des nouvelles modalités d’expression offertes par Internet pour servir leur lutte à la fois antiraciste et antisexiste. Elles ont pris la parole individuel- lement au sein de la blogosphère française faisant émerger une large constel- lation de blogs sur des sujets très divers. Mentionnons les initiatives telles que celle de Mrs Roots concernant la littérature 3, les blogs « les bavardages de Kiyémis » 4, « équimauves » de Po K. Lomami 5 et « Many chronique » 6, ou encore la chaîne de « Naya la ringarde » 7. En parallèle de ces initiatives indi- viduelles existent également les groupes « Afrofem » 8 et « Afrofem France » 9, le groupe Facebook « Afro-féminisme, parlons des femmes noires » 10, le

3. https://mrsroots.wordpress.com/ (consulté le 13 février 2017).

4. https://lesbavardagesdekiyemis.wordpress.com/ (consulté le 13 février 2017).

5. https://equimauves.wordpress.com/ (consulté le 13 février 2017).

6. https://manychroniques.wordpress.com/ (consulté le 13 février 2017).

7. https://www.youtube.com/channel/UCScUARAGiZQkPHpOHuS_drA/videos (consulté le 13 février 2017).

8. https://www.facebook.com/AFROFEM/ (consulté le 13 février 2017).

9. https://www.facebook.com/olympe.dei/about (consulté le 13 février 2017).

10. https://www.facebook.com/parlonsdesfemmesnoires/ (consulté le 13 février 2017).

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groupe belge « Mwanamké » depuis 2015, et puis, le collectif Mwasi lancé en novembre 2014, sur lequel nous focalisons la seconde partie de notre propos.

LES DISCOURS AFRO-FÉMINISTES CONTEMPORAINS SUR INTERNET : MÉDIATIVITÉ D’UNE LUTTE

Identification des acteurs des discours afro-féministes d’aujourd’hui De nos jours, parmi les différentes voix qui s’élèvent pour investir le débat public et défendre spécifiquement les femmes noires face aux multiples oppressions qui les concernent, le collectif militant Mwasi 11 est celui qui va retenir notre attention dans la suite de cet article. Parmi les différents collec- tifs militants qui œuvrent à faire reconnaître la spécificité des oppressions que subissent les femmes noires en France, il nous a semblé que ce collec- tif est celui qui bénéficie de la plus forte médiatisation. Ainsi, pour aborder les modalités de mise en visibilité de l’afro-féminisme français sur Internet, il nous paraît pertinent d’en analyser les médiations médiatiques contempo- raines. Si discret soit-il dans le champ médiatique hégémonique, Mwasi est présent dans les médias informatisés contemporains. Il investit en particulier les réseaux sociaux pour diffuser ses messages et faire connaître ses actions.

Cette activité numérique est importante pour son déploiement public, sa médiativité (Marion, 1997) et sa reconnaissance comme dispositif spécifique de lutte politique. Constitué en association loi 1901, le collectif Mwasi est innovant dans sa posture, se donne des buts précis (comme la lutte contre la misogynoire 12) et engage des actions y correspondant. Il nous semble donc judicieux d’étudier les mécanismes médiatiques et communicationnels qui lui permettent de parvenir à maintenir son dispositif d’existence en place depuis sa création en novembre 2014.

Afin d’aborder la circulation numérique ainsi que le fonctionnement dis- cursif actuel de l’afro-féminisme militant, nous allons nous pencher sur des formes médiatiques qui sont à la fois réceptacles et espaces de diffusion de discours émanant de Mwasi. Nous avons donc cherché à collecter des docu- ments numériques dans lesquels Mwasi était cité (recherche sur Europress) ou bien desquels il était énonciateur. Nous étudions en particulier les pages

11. Prononcé « mouassi », ce mot signifie « femme » dans l’un des dialectes congolais.

12. La « misogynoire » désigne la misogynie spécifiquement dirigée contre les femmes noires.

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web qui composent le site Internet du collectif 13, ses pages Facebook 14 et Twitter 15 ainsi que sa présence numérique via d’autres instances médiatiques qui parlent d’afro-féminisme en citant Mwasi, ou qui en ont invité des porte- parole. Nous avons retenu cinq articles de presse en ligne présents sur les sites mailtingblog.fr (Radio France), lesinrocks.fr, id-vice.fr, madamefigaro.

fr, madmoizelle.fr ; et au niveau audiovisuel, l’émission de radio « Bienvenue chez Ouam » du 3 février 2016, animée par Max Lebon, diffusée sur « Fré- quence Paris Plurielle » 16 et dont les podcasts hébergés sur « streetpress.

com » sont disponibles en permanence dans les archives 17 ainsi que la vidéo élaborée et mise en ligne via YouTube le 15 mars 2016 par « Naya La rin- garde », avatar numérique d’une « youtubeuse » afro-féministe française. Ces deux derniers supports, l’un audio, l’autre audiovisuel, font chacun intervenir deux membres du collectif Mwasi (deux duos distincts) qui s’y expriment sur leurs parcours, leurs engagements et le sens de leur démarche militante afro- féministe. Pour traiter ce corpus, nous avons décortiqué, un à un, puis collec- tivement, sept documents médiatiques différents (un audio, un audiovisuel et cinq rédigés). Dans le cadre de l’étude du vocabulaire de ces discours afro- féministes en ligne, 115 mots et expressions ont été repérés. Ces éléments ont été saisis via une lecture attentive du corpus afin d’en envisager la dimension raciale, genrée, corporelle et colorielle, de mettre au jour sa teneur militante et sociopolitique, et de rendre compte de ses préoccupations intersection- nelles et médiatiques. Les formes linguistiques relevées sont au nombre de 2 116 (avec des cas non relevés, car non présents) pour les sept documents analysés. Au global, le relevé lexical est d’environ 10 % de la matière linguis- tique présente qui totalise 21 221 mots. Elles ont été comptabilisées d’une part au sein de chacune des retranscriptions discursives intégrales (pour la vidéo YouTube et l’émission de radio « Bienvenue chez Ouam ») et d’autre part dans les textes rédigés des cinq articles de presse en ligne étudiés. In fine, 10 champs lexicaux ont été identifiés à partir de ces 115 mots et expres- sions récurrentes. Une fois ces mots et expressions rassemblés au sein de ces 10 groupes lexicaux cohérents : afro-référence, colonisation, corps, cou- leur, genre, intersectionnalité, discours publicisé ou médiatique, militantisme, thématique politique et sociale et race ; nous avons pu faire apparaître, de

13. https://mwasicollectif.com/ (consulté le 13 février 2017).

14. https://www.facebook.com/mwasiafrofemparis/ (consulté le 13 février 2017).

15. https://twitter.com/mwasicollectif (consulté le 13 février 2017).

16. RFPP 106.3 FM en Île-de-France.

17. http://blogs.streetpress.com/bienvenuechezoam/2016/02/03/speciale-afro-feminisme- avec-fania-noel-mwasi-et-many-chroniques/ (consulté le 13 février 2017).

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manière tendancielle, les proportions dans lesquelles chaque champ lexical était présent pour chaque document pris singulièrement, pour chaque type de documents (presse en ligne, émission de radio, vidéo YouTube) et également sur l’ensemble. Ces discours se déploient donc via des supports numériques qui en assurent la diffusion auprès du public donc visé (prioritairement les femmes noires) et dans une sphère de réception potentiellement beaucoup plus large (blogs, YouTube, presse en ligne, etc.). Ces formes discursives – qui font circuler un certain discours afro-féministe français contemporain – cristallisent à la fois des enjeux de représentation et de représentativité de la parole politique des femmes noires. La problématique mêlée de la visibilité et de la reconnaissance (Voirol, 2005) qui s’y joue nous permet de restituer « ce qui se dit » de l’afro-féminisme et de montrer « comment il se dit », notam- ment via Internet.

Stratégie intersectionelle et médiatisation

Être femme et être noire constitue pour ce groupe un plus petit dénominateur commun à partir duquel elles conçoivent et mettent à distance les articulations entre les divers rapports de force qui les oppriment. Cette manière de les arti- culer ensemble (pour les penser, s’en saisir et tenter de s’en défaire) participe d’une démarche intersectionnelle. Elsa Dorlin précise que « l’intersectionna- lité est devenu depuis quelques années l’expression par laquelle on désigne l’appréhension croisée ou imbriquée des rapports de pouvoir. Le concept d’“intersectionnalité” a été élaboré par Kimberlé W. Crenshaw en 1989. Par ce terme, elle critique d’une part les stratégies politiques des mouvements féministes et antiracistes et, d’autre part, elle développe, avec d’autres, un champ d’analyse […] qui entend montrer comment les dispositifs législatifs de lutte contre les discriminations réifient des catégories exclusives, telles que le “sexe” ou la “race” ou la “classe” » (Dorlin, 2009). Mwasi revendique l’intersectionnalité de sa posture et le vocable est également repris par les sup- ports de presse en ligne qui se font l’écho de ce mouvement militant : la notion est mentionnée 7 fois dans la vidéo, 4 fois dans l’émission de radio et 14 fois en tout pour les 5 articles (dont 6 fois dans l’article de Madmoizelle.fr rédigé par Naya Ali 18). L’intersectionnalité portée par Mwasi s’accompagne d’une conséquence organisationnelle revendiquée comme telle : cela consiste à mili- ter en « non-mixité », c’est-à-dire à n’accueillir dans ses espaces d’échanges

18. Naya Ali est « Naya la ringarde » (avatar de la chaîne YouTube du même nom).

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que des personnes partageant le fait d’être femme et d’être noire (avec un élargissement coloriel à toutes les métis jusqu’au white-passing 19, selon ce qui est mentionné sur leur site Internet). Le corps fonctionne ici comme un signe porteur de marqueurs visibles de l’afro-descendance et du genre corré- lés. La mention de cette « non-mixité » revient 12 fois dans la vidéo et 7 fois dans l’émission de radio, seulement 5 fois dans les 5 articles (dont 2 desquels elle est absente). Sur le site Internet de Mwasi, on peut lire que l’exclusion des femmes/féministes blanches, hommes racisés et hommes blancs de leur espace de parole est justifiée ainsi : « Il n’y a aucune hiérarchisation des races dans Mwasi, nous revendiquons uniquement le droit d’avoir un espace entre nous où nous puissions nous sentir en sécurité, et où il nous est possible de mettre notre temps au profit de notre lutte plutôt que de le consacrer à de la pédagogie (en répondant par exemple aux nombreuses questions sur la non-mixité […]) » 20. Dans tout notre corpus, il est fait référence 48 fois (soit environ 2 % du relevé) à l’idée de « non-mixité ». Les personnes désignées comme en dehors de la démarche afro-féministe sont parfois qualifiées d’in- compréhensives, jamais mentionnées comme des opposant.e.s.

Les discours émanant de médias dans lesquels des membres de Mwasi ont été directement invitées à prendre la parole (l’émission de radio et la vidéo YouTube) ont des accents plus militants, plus politiques. Le champ lexical du genre qui est mobilisé y fait référence en tant que marqueur social support d’une oppression sexiste (Bentouhami-Molino, 2015). Ces discours insistent aussi davantage sur les nécessités de reconnaissance et de mise en visibilité du combat afro-féministe. Tandis que, dans les articles de presse en ligne, la thématique militante et la dimension politique sont moins marquées, au profit d’autres thèmes comme l’insuffisante présence médiatique des femmes noires, leurs corps et la beauté, ou bien encore le genre comme thème fémi- niste transverse. Le statut de la parole véhiculée par ces différents espaces de médiatisation n’est donc pas le même dans tout notre corpus. Il faut opérer une distinction claire entre : d’une part, les cinq articles de presse en ligne rédigés par des journalistes ou rédacteurs web qui reprennent des sources qui citent des membres de Mwasi ; et de l’autre, les deux documents audiovisuels dans lesquels des membres de Mwasi ont été invitées à prendre la parole à la fois individuellement (en termes d’expériences vécues et d’engagement militant)

19. Le white-passing consiste à « passer pour blanc » : quand bien même l’on aurait des ascen- dants racisés, cela ne se voit pas.

20. https://mwasicollectif.com/faq/ (consulté le 13 février 2017).

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et au nom du collectif, pouvant ainsi promouvoir ses positionnements poli- tiques. En effet, en fonction de la manière dont est retransmise la parole afro- féministe à travers ces différents supports médiatiques, on ne mesure pas la même tonalité militante, ni tout à fait le même type de vocabulaire employé (quand bien même des champs lexicaux similaires se retrouvent), notamment sur le plan politique. Ce sont ces écarts et ces distinctions que nous avons mis en relief afin de rendre compte des enjeux liés à la médiatisation numérique du discours afro-féministe du collectif Mwasi.

La (re)prise de la parole par soi pour soi sur Internet constitue l’ouverture d’un espace des possibles pour le discours afro-féministe en France. Cela constitue un enjeu de taille pour les afro-féministes qui revendiquent – avant toute autre chose –, cette possibilité de prendre elles-mêmes la parole sur elles-mêmes, en tant que groupe de femmes noires, non pas homogène, mais cohérent. Les membres du groupe Mwasi ayant a minima en commun l’expérience de l’op- pression combinée de la domination masculine (qu’elles qualifient tantôt de

« patriarcat », tantôt de « sexisme ») et du racisme. Elles estiment que l’élabo- ration d’une parole authentique sur leur situation spécifique ne peut de facto émaner que d’elles-mêmes. Elles considèrent que certains discours désirant parler pour elles par procuration sont inadéquats : d’une part celui des anti- racistes classiques, majoritairement masculins, et d’autre part celui des fémi- nistes universalistes (Delphy, 2008), dites « féministes blanches ». Chacun de ces mouvements ne s’attaque qu’à l’une ou l’autre des oppressions qu’elles subissent et non à la conjonction/combinaison des deux. Cette double critique de mouvements capables de ventriloquie sur le sort des femmes noires, est très notable dans les propos de Fania et d’Audrey (auteure du blog Many- chroniques), interrogées dans le cadre l’émission « Bienvenue chez Ouam » ainsi que dans les propos d’Alma et Christelle dans le cadre de la vidéo. Leurs différents propos font montre d’un fort désir de se parler soi-même plutôt que d’être parlées par les autres. C’est ainsi qu’en lieu et place de discours qui, ou ne parlent pas d’elles, ou en parlent en des termes inadéquats, elles ont décidé d’élaborer une parole apte à rendre compte de leurs situations spécifiques de femmes noires dans la France contemporaine. Sur ce point, Audrey raconte :

« […] toutes les femmes noires, on se retrouvait avec les mêmes expériences, face aux hommes, au travail et à l’école. Donc c’est très important, je pense, qu’il y ait ce collectif qui soit en non-mixité, parce qu’il y a besoin de libérer la parole et de déconstruire aussi tout ce que l’on a ingurgité dans une société pensée comme blanche. » Elles inscrivent cette réappropriation de la parole sur soi pour soi et pour les autres dans la lignée des féministes afro-américaines

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des années 1970 aux États-Unis, et dans celle des féministes africaines telles qu’Awa Thiam ou Maryse Condé, tout en étant conscientes de ne pas se situer dans les mêmes contextes socio-historiques que celles-ci ou celles-là. Cette réappropriation s’accompagne d’un discours sur l’invisibilité des femmes noires dans les médias majoritaires. Cette invisibilité est en particulier sai- sie comme l’opportunité d’un développement médiatique de niche pour la presse féminine noire dont l’existence vise en premier lieu à rendre visible les femmes noires mais sur un mode non-militant (Sassoon, 2015).

Les militantes de Mwasi se sont donc aménagé, notamment via des pratiques numériques actives, un espace de prises de parole et de partages d’expérience afin de manifester la variété individuelle pouvant exister au sein d’un groupe de femmes noires, groupe souvent considéré comme homogène et très fré- quemment essentialisé dans ses représentations. Soulignons que le vocabu- laire relatif à la parole renvoie également à la problématique de la légitimité politique de parler dans l’espace public français lorsque l’on est une femme noire ou plus largement une femme racisée (Bentouhami-Molino, 2015). Sur les 2 216 éléments lexicaux relevés, le champ sémantique du « discours publi- cisé ou médiatique » concerne 14,4 % de cette matière linguistique. La dimen- sion médiatique des problématiques de visibilité des femmes noires est à peu près autant mise en avant dans les propos des articles que dans ceux des duos interrogés. D’une part, en soulignant le manque de médiatisation des femmes noires, invisibles dans la plupart des supports médiatiques dits dominants ou mainstream. D’autre part, en enjoignant à la production médiatique de la part de femmes noires. Cela est bien mis en avant dans la vidéo par Naya qui s’ex- prime ainsi : « […] j’encourage toutes les filles qui voudraient créer une chaîne YouTube et qui n’ont pas le courage de le faire, […] à ouvrir une chaîne You- Tube. Parce qu’il n’y a pas assez de femmes noires sur le YouTube français. » En filigrane, ce métadiscours critique la production médiatique hexagonale qui ne mettrait en visibilité des femmes noires que par le truchement des objets médiatiques anglo-saxons (et encore, assez rarement) ou de figures stéréoty- pées. C’est le caractère hégémonique et excluant de la production médiatique française qui est alors pointé ainsi que la très faible quantité de femmes noires représentées, notamment sous un jour non réducteur. Pourtant, cet encourage- ment à une meilleure et à une plus grande présence des femmes noires dans les médias ne se répercute pas dans la posture militante de Mwasi qui, au sujet de sa propre médiatisation, écrit : « Le collectif n’est pas particulièrement inté- ressé par la visibilité dans les médias et nous n’acceptons que les interviews menées par des femmes ou personnes non binaires racisées, de préférence

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afro-descendantes (noires comme Maghrébines) et refusons la majorité des demandes d’interviews ne se pliant pas à ces conditions » 21. Ainsi, elles disent ne pas forcément vouloir une meilleure médiatisation pour Mwasi lui-même qui nous semble être aujourd’hui le collectif afro-féministe le plus connu.

Pratiques visuelles, pratiques corporelles, pratiques politiques

Pour Mwasi, le numérique constitue un espace discursif ouvert pour (re)valo- riser ce qui leur est collectivement spécifique (être femme et être noire), pour se saisir de cette dimension à la fois sociale, physique et personnelle de leur être, notamment en se réappropriant leurs corps à travers divers processus de représentation. Dans les discours que nous étudions, Mwasi se promeut comme le collectif à même d’offrir cet espace, tant par ses événements que par les ressources numériques offertes. Cette volonté de « faire média », ou du moins de devenir un « point relais » privilégié d’informations se traduit par de nombreuses publications sur Facebook et Twitter. Mwasi y délimite un champ discursif anti-hégémonique qui comprend l’afro-féminisme internatio- nal, le discours contre le racisme structurel, des sujets ayant trait au corps des femmes noires (qu’il s’agisse d’informations sportives, relatives à la coiffure, à la mode, etc.) et leurs événements militants. Les membres de Mwasi élaborent également un discours soucieux de justice sociale qu’elles articulent avec leur problématique de lutte pour la reconnaissance et contre le capitalisme.

En outre, certains éléments éditoriaux ont attiré notre attention en raison de leur récurrence dans la prise de parole numérique du collectif. Le hashtag

« la flamboyance » qui est utilisé en légende des images de femmes noires publiées sur les réseaux sociaux par Mwasi. Il permet de qualifier, selon une connotation très positive, les images de femmes noires dans diverses postures corporelles : conquérantes, en action, libres, apprêtées, apaisées, bien dans leurs corps. On trouve des photographies des femmes anonymes, de leurs consœurs londoniennes, des reprises de photographies de mode, des photo- graphies d’athlètes et autres images médiatiques. Cette manière d’accoler à ces images le vocable « la flamboyance » constitue une modalité communi- cationnelle d’enchantement de soi par le corps des autres. Par ce geste de qualification, Mwasi désigne les êtres représentés comme participant d’une

« flamboyance ». Il y aurait l’idée que, de ces corps mis en représentation, émane une exubérance sereine, une visibilité valorisante pour toute femme

21. https://mwasicollectif.com/faq/ (consulté le 13 février 2017).

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noire. Ce jeu visuel avec le corps féminin noir prend la forme d’un leitmotiv sur les réseaux sociaux, du fait de sa sérialité. Ce procédé visuel vise à susciter une réinterprétation du corps féminin noir (souvent stéréotypé), comme beau, diversifié et riche de multiples possibilités expressives au niveau corporel.

Cette mise en circulation de diverses figures relevant de « la flamboyance » participe d’une modalité esthétique militante. Elle traduit une forme de prise de pouvoir par la mise en scène de figures renouvelées de femmes noires qui se détournent de cadrages sociaux habituels. Le corps féminin noir y devient un support de projection des désirs de symbolisation pour soi qui confine à l’essentialisation stratégique (Spivack, 2006) au point de désamorcer sa teneur stéréotypique (Berthelot-Guiet, 2012). Il s’agit d’une stratégie visuelle, médiatique et ici numérique, de résistance politique.

Le corps devient alors un support sensible pour la problématique média- tique. En effet, les discours de Mwasi se cristallisent de manière aiguë sur la dimension physique, corporelle, voire même charnelle, de l’être au monde des femmes noires. En effet, la thématique du corps constitue 7,6 % des éléments lexicaux relevés. La sur-sexualisation, l’animalisation voire l’exotisation dont peuvent faire l’objet les représentations des corps des femmes noires sont cri- tiquées par les afro-féministes. Le rapport contraint et normatif à la nudité qui pèse sur leurs corps est aussi fortement critiqué. Elles revendiquent la possi- bilité de choisir leurs tenues vestimentaires, quelles qu’elles soient, sans faire l’objet de jugements. Sur ce point, Fania s’exprime ainsi à la radio : « parce que dans l’afro-féminisme il y a toutes les questions de body positive, d’être bien dans son corps, de faire ce que l’on veut de son corps, […]. C’est-à-dire de pouvoir sortir en poum poum short ou en burka, ça devrait être autorisé, parce que je choisis […]. Dans “estime de soi-même”, il y a le mot “soi-même” donc [cela] veut dire qu’on le définit nous-mêmes. Merci pour les gens qui aiment venir juger les autres ! » De son côté, le webmagazine Id-Vice, relate l’élé- ment suivant : « […] en pointant du doigt la façon dont son corps noir était étiqueté “vulgaire” quand les poses sexy de ses consœurs blanches et sveltes ne choquaient personne […]. La nudité serait-elle bon chic, bon genre (BCBG) chez certaines (les blanches), mais antiféministe chez les autres (les Noires) ».

Ces critiques de l’ordre médiatique hégémonique ainsi que le processus de légitimation de leur parole spécifique font émerger une interrogation sur le non-questionnement de la majorité invisible blanche, pourtant la plus visible médiatiquement (Cervulle, 2013). La pierre angulaire de ce combat sociopoli- tique est donc bien la visibilité et plus précisément la lutte contre une certaine norme de visibilité dans laquelle est incarcéré le corps féminin noir dans les

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représentations collectives. Cette importance de la manifestation visuelle du corps comme support de réappropriation de soi et de prise de pouvoir biopo- litique (Foucault, 1976) sur soi-même se dégage nettement dans les discours analysés. Dans les visuels publiés sur les réseaux sociaux par Mwasi, les figu- rations éditoriales (Bruneel, 2012) consistent à la fois en un détournement des codes sémiotiques et en un renouvellement des représentations par des procé- dés d’emphase et de sublimation. Symétriquement s’opère une déconstruction d’une imbrication de la race et du genre selon laquelle le corps serait figé dans une morphologie, une couleur de peau ou une nature de cheveux. La conden- sation sémiotique (Berthelot-Guiet, 2012) opérée sur les traits physiques a minima en commun vient mettre en avant la pluralité des dissemblances au sein du groupe. Cette déconstruction stratégique participe d’une lutte anti- hégémonique sur le plan médiatique. Les représentations élaborées par Mwasi ont une dimension sémioclastique et agissent comme des catalyseurs de dé- catégorisation à des fins de distanciation d’avec les figures stéréotypées, le tout en vue d’une considération non altérisante du corps féminin noir.

CONCLUSION

Les pratiques discursives et visuelles de Mwasi s’inscrivent dans une stra- tégie d’intervention dans la dénomination et dans la mise en visibilité des femmes noires. Il s’agit d’un discours politique du corps. Cet intervention- nisme consiste d’une part à subvertir les modalités de catégorisation avec les- quelles on les désigne et d’autre part à occuper l’espace de lutte. En effet, l’activité discursive de Mwasi accomplit ce que propose Kimberlé Crenshaw, à savoir : « […] pour les groupes maintenus dans une situation de dépen- dance, la stratégie de résistance la plus fructueuse consiste à occuper le terrain pour défendre une politique de la localisation sociale, au lieu de vider les lieux et de saborder cette politique » (Crenshaw et Bonis, 2005). Cette activité d’ordre politique constitue un travail de longue haleine dont les objectifs vont bien au-delà des questions de valorisation de soi par des figurations média- tiques innovantes. L’important est la création ou plutôt le redimensionnement d’une sociabilité par des activités liées au fait d’habiter le monde dans le corps d’une femme noire, et ce, quelle que soit sa tonalité de couleur de peau, sa morphologie et son identité sexuelle (cis, trans, inter, etc.), sa corpulence, son apparence générale, son orientation sexuelle, sa validité, etc. L’élargis- sement à ces éléments fait montre d’une autodésignation et d’une délimita- tion assez large de la non-mixité souhaitée par Mwasi qui considère que la double oppression systémique contre laquelle elles luttent est la domination

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masculine couplée au racisme structurel (suprématie blanche), appelée par- fois « blantriarcat ». Les ateliers proposés par Mwasi lors de sa Troc Party en décembre 2015 montrent l’ouverture thématique du collectif : de l’attaché de foulard à l’afro-véganisme, autant de sources potentielles de revalorisation du rapport à soi. Leur désignation usuelle de toutes les autres femmes noires comme des « sista », abrégé du mot « sisters », sœurs en anglais, audible dans les propos de la vidéo et l’émission de radio et aussi ailleurs, développe l’idée d’une solidarité entre femmes noires, de liens forts de sororité. Cette soli- darité sororale, spécifique aux femmes noires serait proprement intersection- nelle, et viendrait s’opposer de manière tacite à la fraternité jamais accomplie proposée par l’universalisme républicain de la société française.

Depuis déjà quelques décennies en France, le discours afro-féministe mou- vant pointe de manière originale la complexité des différents rapports de pou- voir entremêlés auxquels les femmes noires doivent faire face. Le sexisme, le racisme, la misogynie et la négrophobie sont, a minima, ce qu’elles combattent conjointement. Son enjeu est la reconnaissance des effets de la coextensivité (Kergoat, 2009) des oppressions systémiques qu’elles subissent et qui sont le plus souvent passées sous silence. L’entremêlement de rapports d’oppres- sion de genre, de race et de classe subis par un même acteur social, en plus d’avoir été saisi par la notion d’intersectionnalité développée par Kimberlé Crenshaw, a été également pensé en termes de co-formation des rapports de domination. Cela permet de penser le travail de reproduction sociale (Delphy, 2008) réalisé par les femmes noires comme intrinsèquement lié au système patriarcal, (post)colonial et néolibéral de domination. De plus, les groupes politiques contemporains sont le résultat d’un long processus d’intersection entre les mouvements noirs, féministes et de gauche. Ils n’ont pas « jailli […]

sans antécédent ou sans aucune continuité avec les mouvements associatifs féminins […] organisés dès la fin du XIXe siècle » (Palmiste, 2008). Dès le début du XXe siècle, les expressions publiques des femmes noires s’insèrent dans un contexte de lutte contre le système colonial et contre les discrimi- nations de sexe, de race et de classe. Ainsi, au-delà des moments discursifs analysés dans cet article, nous pouvons supposer que ces différentes femmes noires militantes ont des objectifs en commun, c’est-à-dire que, quelque part, elles se battent toutes pour les mêmes types de causes sociales (l’antiracisme, l’anti-sexisme, l’anti-patriarcat, l’anti-misogynoire dirait Mwasi). Néan- moins, leurs engagements et leurs revendications s’inscrivent dans différents contextes politiques. Leurs mobilisations assument ainsi des discours et des méthodes singulières selon chaque époque. En effet, alors que jusque dans les années 1940 ces femmes exigeaient principalement l’octroi du droit de

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vote et de meilleures conditions de vie, les membres de Mwasi vont plutôt mettre en avant l’importance de la valorisation médiatique de l’esthétique du corps féminin noir. Reste que nous constatons sur le plan militant des reven- dications similaires : droit au logement, à la dignité, à la connaissance de son corps et à la liberté de choix du mode de vie et contre les violences faites aux femmes et aux Noirs et à tou.te.s les racisé.e.s.

Enfin, Internet semble être une ressource communicationnelle importante dans la mise en place du mouvement afro-féministe Mwasi, notamment pour relayer les informations et les actions militantes plus traditionnelles (défilés urbains, marches munies de pancartes revendicatrices, rendez-vous pour des

« sit-in », événements), mais aussi pour rendre visible un mouvement très peu audible, voire en déperdition au niveau de ses propres archives historiques, et pour l’ouvrir sur d’autres espaces de médiatisations. Les différents documents médiatiques contemporains étudiés se sont fait les relais de l’existence du col- lectif Mwasi et d’une partie de son discours. Ils ont tenté de restituer avec plus ou moins de clarté et de justesse les diverses revendications portées, en manquant parfois la spécificité de leur teneur politique, laquelle se trouve le plus clairement explicitée par Fania au moment de son passage dans l’émission

« Bienvenue chez Ouam ». Ils s’attellent principalement à pointer à quel point les revendications et les discours afro-féministes ne sont pas assez mis sur le devant de la scène, peut-être pour se faire valoir comme médias ayant décidé, eux, à l’exception des autres, d’en faire un sujet à traiter.

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