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NOTES DE LECTURE. Saint-Exupéry Paraclet Sylvain Fort. Le Corps des ruines Juan Gabriel Vásquez. De l avantage d être en vie Mathieu Terence

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Le Corps des ruines Juan Gabriel Vásquez

› Marie-Laure Delorme

Un certain M. Piekielny François-Henri Désérable

› Marie-Laure Delorme

La Chère et l’esprit. Histoire de la culture alimentaire chrétienne Massimo Montanari

› Sébastien Lapaque

L’Art de perdre Alice Zeniter

› Isabelle Lortholary

Nos richesses Kaouther Adimi

› Charles Ficat

La Salle de bal Anna Hope

› Auriane de Viry

Saint-Exupéry Paraclet Sylvain Fort

› Sébastien Lapaque

De l’avantage d’être en vie Mathieu Terence

› Lucien d’Azay

Manifeste incertain.

Tome VI, Blessures Frédéric Pajak

› Charles Ficat

Pure colère Camille Lepage

› Bruno Deniel-Laurent

L’Un l’autre Peter Stamm

› Bertrand Raison

Malpertuis Jean Ray

› Laurent Gayard

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ROMAN

Le Corps des ruines Juan Gabriel Vásquez

Traduit par Isabelle Gugnon Seuil | 520 p. | 23

Trois figures politiques du XXe siècle assassinées : le sénateur colombien Rafael Uribe Uribe (1914) ; le leader libéral colombien Jorge Eliécer Gai- tán (1948) ; et le président américain John Fitzgerald Kennedy (1963). Rien ne lie ces meurtres, si ce n’est qu’ils donnent lieu, encore aujourd’hui, à de multiples interprétations conspi- rationnistes. Le romancier colombien Juan Gabriel Vásquez s’interroge sur la violence et la vérité dans un ample roman mêlant fiction et réalité, auto- biographie et histoire. Tout bascule lors d’une soirée où le narrateur ren- contre un homme marginal et brillant, Carlos Carballo, obsédé par le meurtre de Rafael Uribe Uribe. Il se tisse alors entre eux une relation faite de répul- sion, de manipulation, de fascination.

Les rapports de force s’inversent à de multiples reprises au cours des années.

Car l’un est de plus en plus curieux et l’autre de plus en plus convaincant. Et si peu à peu on se laissait emporter par les thèses conspirationnistes de Carlos Carballo ?

Tout écrivain aime spéculer et imagi- ner pour mieux soulever la peau du monde. Deux visions de l’histoire se font face : la vision accidentelle et son éternel chaos ; la vision conspiration- niste et sa main invisible. Mais nous sommes dans un roman. L’auteur des Réputations écrit avec la chair des

hommes. Les sentiments les plus pri- maires sont souvent au cœur de l’his- toire. « La jalousie et l’envie font tour- ner le monde. » Le Corps des ruines est une enquête épique sur soi et les autres, une œuvre sur le possible, le putatif, le probable, le parallèle. L’auteur place au cœur de l’investigation notre devoir envers des fantômes de l’histoire. Car le temps, le passé dans le présent et le présent dans le passé, est le grand sujet de Juan Gabriel Vásquez.

On écrit avec ce que l’on est : le roman- cier colombien est imprégné de l’his- toire violente de son pays comme Car- los Carballo de l’histoire de sa famille.

Il n’y a pas de fascination sans raison.

« On hérite de tout : sagesse et déme- sure, réussites et erreurs, innocence et crimes. » Dans ce flot de pages, où les hommes perdus s’arriment à une pas- sion, une certitude : on ne laisse jamais rien derrière soi. › Marie-Laure Delorme

ROMAN

Un certain M. Piekielny François-Henri Désérable

Gallimard | 272 p. | 19,50

Le narrateur de ce roman, coincé à Vilnius, la capitale de la Lituanie, à la suite d’un concours de circonstances, décide d’enquêter sur l’un des person- nages mineurs de la Promesse de l’aube.

On croise dans cette autobiographie romancée de Romain Gary, au cha- pitre vii, un certain M. Piekielny. Il aurait été le voisin de Roman Kacew et de sa mère, Mina Kacew, lorsqu’ils habitaient la ville, alors nommée

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OCTOBRE 2017 167 Wilno. On l’appelait « la Jérusalem de

Lituanie » : près de soixante mille juifs y vivaient avant la guerre. Il en restait, à la fin, moins de deux mille. M. Pie- kielny aurait été déporté et assassiné en 1941. Mais avant, le petit homme anonyme aurait demandé au futur Romain Gary : « Quand tu rencontre- ras de grands personnages, des hommes importants, promets-moi de leur dire : au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait M. Piekielny… » L’écrivain et diplomate dit avoir tenu sa promesse. Mais faut-il croire l’affa- bulateur Romain Gary, qui confondait fiction et réalité ?

Notre enquêteur part sur les traces de M. Piekielny. Plusieurs histoires s’entre- mêlent : l’ascension de Romain Gary, le destin tragique de M. Piekielny, les choix de vie du narrateur. Un certain M. Pie- kielny est un roman sur la littérature, les mères et le passé enfoui. Romain Gary et François-Henri Désérable doivent tous deux à leur mère d’être devenus des écrivains. Les mères ont foi en leur fils et les fils ont foi en leurs livres.

L’auteur d’Évariste a un style nerveux, vivant, allègre. Il mêle, dans ses romans, la vie et la mort afin de les montrer en état de lutte permanente. De Wilno, que reste-il ? Les nazis ont massacré le peuple juif ; les Soviétiques ont détruit le patrimoine. Alors, François-Henri Désérable sauve les deux à travers un petit homme inconnu. Car pourquoi écrit-on, si ce n’est pour ne pas oublier que la littérature, les mères et le passé enfoui sont liés à jamais ? › Marie-Laure Delorme

E SSAI

La Chère et l’esprit. Histoire de la culture alimentaire chrétienne

Massimo Montanari

Traduit par Martine et Jacques Pagan-Dalarun

Alma | 286 p. | 25

Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu crois. Depuis le partage par le Christ du pain et du vin avec ses dis- ciples à Jérusalem, un soir de l’an 33, les aliments n’ont plus simplement une valeur objective, mais subjective. Révélé en sa divinité à l’occasion de noces qui se firent à Cana, en Galilée, accusé par ses adversaires de perdre son temps à table avec les gloutons et les ivrognes, Jésus a retourné les anciens mythes et les anciennes théodicées liés aux nourritures terrestres. Avec lui, le « sujet mangeant » – celui qui mange, quand, où, comment, pourquoi, avec qui, en quelle quantité – compte plus que ce qu’il mange. Le Fils de l’Homme accorde davantage d’im- portance à ce qui peut sortir du corps de l’homme – des pensées et des paroles mauvaises  – qu’à ce qui y entre. Voilà pourquoi « il n’existe pas de modèle alimentaire chrétien », explique l’histo- rien Massimo Montanari à la première page d’un essai qui éclaire des questions complexes en dix chapitres riches, pré- cis et lumineux. Les universitaires ita- liens ont le don de mêler l’érudition la plus aiguë à une remarquable simplicité d’exposition. Ils savent lire ensemble Michel Foucault et les Pères de l’Église – fût-ce « à rebrousse-poil » – pour en rendre compte de manière admirable.

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La culture religieuse, chez eux, n’est pas séparée de la culture profane. Pour évoquer les interdits alimentaires, le sta- tut des nourritures carnées, la tradition monastique ou les usages du carême, Massimo Montanari revisite vingt siècles de tradition spirituelle et litté- raire, citant tour à tout Augustin d’Hip- pone et Claude Lévi-Strauss, Giorgio Agamben et Évagre le Pontique, Jacques Le Goff et Thomas d’Aquin. En n’ou- bliant jamais de souligner la dimension humaine des arts de traiter et de cuire.

Les animaux ni les dieux ne cuisinent.

Sébastien Lapaque

ROMAN

L’Art de perdre Alice Zeniter

Flammarion | 512 p. | 22

« C’est vrai que cette histoire manque de chameaux » : cette phrase, pronon- cée par l’un des personnages au deux tiers du roman, résume bien l’entre- prise ambitieuse d’Alice Zeniter dans son cinquième livre. « Sans chameaux », c’est-à-dire sans folklore à bon mar- ché – sans accessoires ni pathos – mais comme de l’intérieur et dans un présent de l’instant, la romancière raconte le destin de trois générations successives d’une famille kabyle, retraçant ainsi les soixante-dix dernières années des rela- tions franco-algériennes. Sans doute en partie autobiographique, sans doute motivé par l’actualité des questions polémiques sur l’identité ou la légitimité d’une appartenance à la nation, l’Art de perdre plonge le lecteur, à l’instar de ses

personnages, dans une succession d’épi- sodes dramatiques qui ne lui sont pas immédiatement intelligibles. Comment devient-on ce que l’on nomme harki et qu’est-ce que cela signifie ? Quelles hési- tations, quelles peurs ou quels enchaî- nements d’incidents ont-ils conduit Ali, patriarche respecté de Palestro, à s’enfuir d’Algérie en 1962 pour rejoindre le camp de transit de Rivesaltes ? Et deve- nir ainsi doublement traître et paria, aux yeux des Algériens restés sur place, autant qu’à ceux des Français d’Algérie et des Français de l’Hexagone ? Quant à son fils aîné Hamid, né en 1953, quels souvenirs peut-il garder d’un pays que son propre père ne veut plus évoquer ? Quel regard portera-t-il sur ce géniteur qui n’a su que bafouiller un « merci » à la condescendance méprisante des auto- rités françaises ? Comment grandir, quel homme devenir, pour celui qui ne res- pecte plus son père, ne craint plus son autorité et ne parle plus sa langue ? Et, pour la génération qui suit, quelle vie se construire, c’est-à-dire quelle identité endosser, lorsqu’on est fille et petite- fille de harki, doublement héritière d’un pays perdu et d’un passé man- quant mais tenace ? Et cela dans une France meurtrie, qui assimile chaque musulman aux terroristes des premiers attentats islamistes de 2015 ? C’est à Naïma, double ou sœur de l’auteure, que revient cette enquête aux accents de devoir de mémoire. Et cela donne l’un des plus beaux romans qu’il nous ait été donné de lire sur l’immigration et la liberté d’être soi. Sans chameaux, donc.

Isabelle Lortholary

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ROMAN

Nos richesses Kaouther Adimi

Seuil | 224 p. | 17

Troisième roman de Kaouther Adimi, Nos richesses confirme la singularité de son talent et de sa voix. Le titre renvoie à la célèbre librairie fondée par le jeune Edmond Charlot à Alger en 1935 : Les Vraies Richesses, appellation qui se plaçait sous le patronage d’un titre de Giono. Charlot eut entre autres le mérite d’être l’un des premiers édi- teurs du jeune Albert Camus – pour sa pièce collective Révolte dans les Asturies (1936).

Le roman met en scène le jeune Ryad, chargé, dans le cadre d’un stage trouvé par son père, de vider et de repeindre l’ancienne librairie destinée à être rem- placée par un magasin de beignets. La tâche se révèle plus difficile que prévu en raison de la vigilance d’Abdallah, le gardien du seuil, qui veille sur le lieu et son esprit. Entre eux s’instaure un dialogue vif non dénué de complicité.

Entrecoupé d’extraits d’un journal imaginaire d’Edmond Charlot de 1935 à 1961, le récit tisse d’étonnantes cor- respondances entre l’histoire tragique de l’Algérie au XXe siècle et notre temps. Sa librairie finira plastiquée par l’OAS.

« Nos richesses », ce sont ces échanges passés qui forment une histoire com- mune et rappellent des moments de fer- veur et de drame sous une lumière médi- terranéenne. La jeune romancière joue de plusieurs partitions et finit par des- siner un conte avec une part d’idéal en

rempart contre le désespoir d’une réalité contemporaine qui trop souvent mine Alger, si bien décrite ici. C’est aussi une ode au livre, à la lecture : la librairie de Charlot portait en vitrine l’inscription

« Un homme qui lit en vaut deux ». Le roman s’accompagne d’une bibliogra- phie qui rappelle les sources principales utilisées, preuve supplémentaire que cette œuvre s’enracine dans l’histoire d’une contrée qui participa à sa manière à la noblesse de la littérature. Kaouther Adimi ne manque ni de bagage ni d’ha- bileté. Trait d’union entre les deux rives du Mare Nostrum, Nos richesses compte parmi les belles surprises de l’automne romanesque. › Charles Ficat

ROMAN

La Salle de bal Anna Hope

Traduit par Élodie Leplat Gallimard | 400 p. | 22

Après s’être intéressée aux femmes de l’entre-deux-guerres dans le Chagrin des vivants (2016), Anna Hope se tourne vers d’autres abandonnés de l’histoire : à l’aube du XXe siècle, une partie de l’élite britannique, dont Winston Churchill, milite pour la ségrégation et la stérilisa- tion forcée des « faibles d’esprit », avec les asiles en cible prioritaire.

Nous sommes en 1911, dans le York- shire. Esclave des temps modernes, Ella Fay est fileuse dans une usine dont elle finit par briser une fenêtre, désespérée de revoir la lumière du jour. Internée à l’asile de Sharston, elle tente une éva- sion spectaculaire qui tourne court.

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170 OCTOBRE 2017 OCTOBRE 2017

John Mulligan, un Irlandais classé parmi les « mélancoliques », assiste impuissant à la scène. L’un comme l’autre, sains d’esprit mais sans famille ni ressources, n’ont aucun espoir de quitter l’institution. Dans le huis clos de l’asile, les hommes travaillent à l’extérieur, les femmes à l’intérieur, et ne s’entrevoient que le vendredi, le temps de quelques danses dans la salle de bal. Cette salle, d’une beauté vétuste et incongrue, devient pour Ella et John une parenthèse d’humanité et de poé- sie dans une vie d’automates, puis le théâtre d’un amour naissant qui n’est pas sans contrarier le docteur Charles Fuller. Ce dernier est un mélomane un brin idéaliste, qui désire apaiser les tourments de ses patients avec son orchestre ; mais la gangrène de la pen- sée eugéniste progresse en lui, le diffi- cile refoulement de son homosexualité se heurte à sa conception de l’« homme supérieur » qu’il aspire à devenir, et depuis l’estrade de la salle de bal, il se met à nourrir de grands projets pour les internés.

La Salle de bal est un roman à trois voix, intime et tragique, dont l’atmosphère n’est pas sans évoquer celle de Jane Eyre, et dont le style emprunte par touches subtiles au stream of consciousness à la Virginia Woolf ; à la croisée de la grande histoire et de la petite, Anna Hope évite avec élégance l’écueil de la moralisation rétrospective en faisant s’affronter des personnages complexes, animés pour le meilleur ou pour le pire par le même irrépressible instinct d’évasion. › Auriane de Viry

E SSAI

Saint-Exupéry Paraclet Sylvain Fort

Pierre-Guillaume de Roux | 96 p. | 15 Normalien, auteur d’ouvrages savants consacrés à la littérature germanique et de monographies de musiciens, Syl- vain Fort est, depuis le mois de mai, l’un des conseillers spéciaux d’Emma- nuel Macron à l’Élysée, en charge des discours historiques. Le signe social accaparé par un écrivain l’expose aux malentendus. On aurait tort cepen- dant de négliger le vif petit livre que Sylvain Fort consacre à Antoine de Saint- Exupéry. On sent que son héros le travaille depuis longtemps. Il connaît sa grandeur, mesure ses fai- blesses – et sait que sa grandeur, ce sont ces faiblesses : « Saint-Exupéry dans le domaine spirituel est un déraciné. » L’écrivain- aviateur ne cherche pas ce qu’il a trouvé, comme Simone Weil ; il cherche ce qu’il a perdu. Saint-Exu- péry Paraclet est un éloge critique de l’auteur de Terre des hommes au prisme de Georges Bernanos, dont la grande ombre et « l’amère prédication » sont convoquées au début et à la fin de l’ou- vrage. Du diamant noir d’une œuvre concentrée, Sylvain Fort se demande comment on a pu extraire une fade morale de boy-scout. Ce n’est pas une éthique du consentement mais l’espoir des désespérés qu’il convient de recher- cher dans les livres du compagnon de Jean Mermoz et de Henri Guillaumet à l’Aéropostale. Mystique sans dieu, Saint-Exupéry n’est pas un officier en gants blancs mais un aviateur aux

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doigts tachés de cambouis. Il n’a pas honte d’appartenir à une génération littéraire « sérieuse, grave, occupée de problèmes, inquiète d’avenir », comme dira Emmanuel Mounier. « Sa foi dans le monde et dans l’homme ne sont pas l’effet d’un optimisme inné, mais la seule réponse possible à la solitude, à la déchéance et même au désastre », note Sylvain Fort, qui s’astreint à la disci- pline d’une lecture bien faite. Pour dis- siper les quiproquos, l’essayiste n’écarte pas le Petit Prince mais le replace au milieu de la forêt, pour lui éviter de la cacher. Il cite abondamment Cita- delle, l’œuvre privée de point final. Un livre-prière. Un silence de 500 pages.

Sébastien Lapaque

E SSAI

De l’avantage d’être en vie Mathieu Terence

Gallimard | 128 p. | 12

Il y a deux Mathieu Terence : l’auteur de fictions fantastiques, envoûtantes, où une sensualité surréaliste à la André Pieyre de Mandiargues s’associe au roman d’anticipation d’un Philip K.

Dick, et dont un récent recueil de nouvelles, Filles de rêve (L’Arbre ven- geur, 2016), a confirmé la singularité ; et puis le penseur qui, depuis dix ans, s’applique de son mieux à échafau- der une philosophie de la joie à coups d’aphorismes soigneusement rabotés.

C’est le second Terence qui écrit De l’avantage d’être en vie. Ces quatre-vingt- neuf fragments sont censés prendre le contre-pied de la mélancolie suicidaire

de Søren Kierkegaard et du redoutable pessimisme d’Emil Cioran, comme l’annonce clairement le titre parodique, au profit d’une éthique pour le moins spinozienne : la joie se manifeste par l’actualisation d’une puissance, la santé en l’occurrence, synonyme de bonheur dans l’Utopie de Thomas More.

« Une sagesse est à opposer au nihi- lisme. Une sagesse échappant à ses pré- dicats morbides, à son hypnose consu- mériste et à sa dangereuse frustration. » Terence s’en prend aux « esprits cha- grins » et à leurs « sophismes de rabat- joie ». De plus en plus lâche, fataliste et hédoniste, la civilisation occidentale sombre dans le désenchantement, le sentimentalisme et le cynisme, tout en se complaisant dans l’inquiétude, le désespoir et l’ennui. Le nihilisme contemporain est à la fois « un état d’âme et une culture ». Face à cette

« dictature de l’impuissance », érigée en système neurasthénique, Terence pro- pose une ascèse intérieure fondée sur la générosité, « don des dons ». Contre toute espérance, ce poète aux airs de héros de Blade Runner renoue avec l’exaltation franciscaine de la première heure. Solitaire, vagabond, marginal et

« galactique d’origine », il se dit « insol- vable pour les états d’âme ». À l’ère de ce qu’il nomme la « technosmose », âge machinal de « mue du monde où s’ac- complit la symbiose entre la technique et le vivant », comme il l’a remarqua- blement analysé dans le roman du même nom (Gallimard, 2007) et dans le livre passionnant qu’il a consacré à Masdar (Masdar, la mue du monde, Les

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Belles Lettres, 2014), il vous exhorte à tabler sur la chance et à écouter la musique universelle. Qu’on apprenne en somme à « entendre autant que l’on voit ». › Lucien d’Azay

ROMAN

Manifeste incertain. Tome VI, Blessures

Frédéric Pajak

Les Éditions Noir sur Blanc | 144 p. | 23 €

« Je voudrais tant balayer mes déri- soires désastres d’un revers de la main. » Pourtant, ces catastrophes intimes engendrent tous les livres de Frédéric Pajak et ce récent volume de Manifeste incertain n’échappe pas à la règle. Après l’évocation dans maints ouvrages de la mort accidentelle de son père en voi- ture, survenue le 27 juillet 1965 à l’âge de 35 ans, il se penche dans Blessures sur le cas maternel et le résultat se révèle cruel. Sans doute fallait-il reprendre le problème d’un autre point de vue avec une perspective modifiée. Cette fois, le dessin et le texte n’expriment plus de mélancolie, mais une rage sourde, contenue, qui sommeille dans un cli- mat de froide observation : « Ma mère a tué mon innocence ; elle l’a enseve- lie au nom de sa propre émancipation sexuelle, pensant agir au nom d’une société libérée, d’un lendemain qui chante. » Le jeune Frédéric aura tôt fait de déchanter. Le propos brutal et cru traduit une distance irréparable.

Ce volume diffère des cinq premiers tomes parus. Pas d’évocation d’écri- vains ou d’artistes : oubliés les Walter

Benjamin, Ezra Pound et Vincent Van Gogh. Voici un pur Pajak autobio- graphique, noir, romantique, inspiré, à rebours des lendemains de Mai 68, dont il a payé les excès au prix fort. Le fleuve pajakien s’écoule une nouvelle fois au milieu de paysages urbains ou champêtres et de textes ciselés tels des poèmes en prose. Le périple s’achève à Rome, en un désir d’Antiquité – et d’éternité sans doute.

À signaler également, chez le même édi- teur, un recueil d’entretiens, Un certain Frédéric Pajak, menés par Christophe Diard, sur l’ensemble de l’œuvre de ce dessinateur-écrivain-éditeur, créa- teur de journaux à foison, à l’occasion d’une rétrospective au musée d’Art de Pully (près de Lausanne) qui se tiendra jusqu’au 12 novembre 2017. Il en res- sort le portrait composite d’un artiste en quête de profondeur. › Charles Ficat

PHOTOGRAPH I E

Pure colère Camille Lepage

La Martinière | 160 p. | 30

Le 12 mai 2014, la photographe Camille Lepage était assassinée à Ngambongo, en République centrafricaine, dans des circonstances troubles qui n’ont pas été éclaircies à ce jour. Tuée d’une balle dans la tête – probablement par des miliciens de l’ex-rébellion Séléka –, cette Angevine intrépide de 26 ans s’apprêtait à réaliser des clichés sur le travail des enfants dans les exploitations diamantifères à la fron- tière du Cameroun. Après s’être immer- gée en 2011 dans l’ambiance électrique

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au Caire, Camille Lepage avait été l’une des très rares photographes à s’intéresser aux conflits du Soudan du Sud, s’im- misçant au plus près des populations bombardées des monts Nouba. Puis en septembre 2013, elle s’était installée en République centrafricaine au moment où la rébellion Séléka – constituée de milices musulmanes venues du nord du pays, du Tchad et de Libye – multipliait les assauts contre les forces gouverne- mentales et les chrétiens, provoquant en retour la constitution des brigades d’autodéfense « anti-balaka ». Durant ces trois années, Camille Lepage a su développer une conception exigeante de l’art photographique, privilégiant des immersions longues et éprouvantes dans des régions ignorées par les médias occidentaux.

C’est grâce au travail acharné de sa mère, Maryvonne Lepage, qu’est aujourd’hui publié Pure colère, rassemblant une cen- taine de photographies commentées et accompagnées d’extraits de correspon- dances. Ce livre permet de prendre la mesure d’une œuvre qui va bien au- delà du simple reportage, les clichés de guerre de Camille Lepage offrant des compositions et des cadres d’une beauté saisissante et quasi picturale qui par- viennent à faire surgir des sentiments mêlant l’effroi, la révolte et la fascina- tion. Livre terrible et magnifique, donc, d’une jeune artiste disparue trop tôt, dont le courage exemplaire nous aura gratifiés de pépites lumineuses arrachées aux enfers oubliés de notre monde.

Bruno Deniel-Laurent

ROMAN

L’Un l’autre Peter Stamm

Traduit par Pierre Deshusses Christian Bourgois | 176 p. | 17

Thomas a tout ce qu’il faut pour être heureux, il n’est mécontent de rien et pourtant un soir, au retour des vacances, il part, quittant sans un mot femme et enfants. On s’attend à suivre la leçon du titre, que l’on nous donne les raisons de cette fuite, que l’on nous parle des divergences du couple formé par Astrid et Thomas. Non, rien de tout cela. Thomas disparaît parce qu’il en a la possibilité. Comme le rappelle l’auteur, citant la réponse d’un alpiniste à qui l’on demandait pourquoi il entre- prenait l’ascension de l’Everest : « Juste parce que la montagne est là. » À part le laconisme tranchant de la réponse, n’oublions pas que Peter Stamm a l’ha- bitude de ciseler le profil de ses histoires, d’en creuser le parcours sans s’embar- rasser des motivations superflues. Les nouvelles parues dans Au-delà du lac (Christian Bourgois, 2012) reflétaient déjà cet art de préciser l’incertitude qui habite l’Un l’autre. Dès lors, il s’agit de se mettre dans les pas du fuyard, d’affronter cette carence d’explications.

D’ailleurs se colleter au mutisme vaut mieux que toutes les exégèses et inter- prétations puisque le lecteur, abandon- nant enfin les garde-fous de la pensée, aborde de plein fouet les failles dessi- nées par l’existence. Voilà donc l’expé- rience proposée. Et puis pour enfoncer le clou, Thomas ne commence pas une nouvelle vie. On dira qu’il persévère, sa

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désertion ne ressemble pas à une fugue provisoire, ici défection et obstination vont de pair. Tour de vis supplémen- taire : Astrid, certes délaissée, s’obs- tinera de son côté à ne pas croire à la réalité de la rupture ou tout au moins à soupeser les conséquences de la perte.

Elle aussi s’obstine dans son silence et sa solitude et ne recommencera pas sa vie. Elle ne cherche pas à rempla- cer l’homme parti, elle apprivoise au contraire le cours de ses défaillances. Le récit s’organise sur ce contrepoint du mari et de la femme qui, chacun de son côté, frôle les fêlures de l’absence. Pour- tant ne rabattons pas trop vite le roman sur son titre français car l’intitulé alle- mand, Weit über das land (Bien au- delà du pays) vise d’autres ambitions.

Notamment ce paradoxe saisissant qui veut que ces deux-là continuent à s’aimer en se cognant avec constance au temps qui les sépare et aux souvenirs qui inexorablement les rapprochent.

Bertrand Raison

ROMAN

Malpertuis Jean Ray

Alma | 280 p. | 18

L’œuvre de Jean Ray, né Raymond Jean Marie de Kremer en 1887 à Gand et mort dans la même ville en 1964, est un breuvage fort, propre à susciter rapide- ment l’addiction. Quelques phrases suf- fisent au lecteur pour être la proie d’un étrange sortilège qui le rend tout aussi captif que les marins hagards, les pro- meneurs égarés ou les spectres protéi-

formes, prisonniers de terribles sorti- lèges ou d’inquiétantes promesses, qui peuplent les récits étranges de Jean Ray, quelquefois à mi-chemin entre Howard Lovecraft et Joseph Conrad, évoquant à d’autres moments Horace Walpole ou E.T.A. Hoffmann. Si l’auteur belge emprunte aux uns et aux autres, ses contes et nouvelles baroques dessinent toutefois un univers unique dont la puissance évocatrice prend toute sa force dans Malpertuis, publié en 1943 et considéré comme son chef-d’œuvre.

Malpertuis est le nom d’une vaste et sombre demeure dans laquelle le vieux Cassave, mourant, convoque ses proches pour leur livrer ses dernières volontés. La règle qu’il impose à ses invités est simple : tous doivent demeu- rer à Malpertuis jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une seule personne ou un couple en vie qui pourra bénéficier de l’immense héritage du vieil homme. À partir de ce scénario à la Dix petits nègres se déroule une fresque gothique qui tient le lecteur sous son emprise longtemps encore après la dernière page tournée sur le destin des infortunés habitants de Malpertuis. Dans les décennies qui ont suivi sa publication, l’ombre de Malpertuis s’est étendue sur le cinéma : le roman a été adapté par le metteur en scène Harry Kümel en 1971 (avec, entre autres, Orson Welles et Michel Bouquet). Et l’on enviera les lecteurs qui ont aujourd’hui la chance de décou- vrir ce joyau noir de la littérature grâce à l’initiative des Éditions Alma, dont la collection « Jean Ray », lancée en 2016, permet de redécouvrir l’œuvre complète

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de cet auteur essentiel. (Dans la même collection et du même auteur : le Grand Nocturne, la Croisière des ombres, la Cité de l’indicible peur, les Contes du whisky.)

Laurent Gayard

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