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Histoire de l'algérie française

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L'ALGÉRIE HEUREUSE

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Créée d'après une idée de Claude Tchou,

« L'Algérie heureuse » a été réalisée sous sa direction avec la participation de :

Pierre LAFFONT et du Général BONHOURE (Directeurs de la Collection) Carl Van EISZNER (Secrétaire Général)

Thierry BORDAS (Directeur de l'Édition) Jean-Marc LEBRETON ( Chef de Fabrication) Françoise TCHOU et Martine CHANTENAY (Iconographie) Imprimerie-Reliure Maison Marne - Tours

© Tchou, éditeur, 1979. N" d'Éditeur 667. I.S.B.N. 2-7107-0162-6 Ph. de couverture: Vue d'El Oued (ph. J.-M. Lebreton).

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CLAUDE MARTIN

Histoire

l'Algérie française de

I I

Centre Français d'Édition

et de Diffusion ROBERT LAFFONT

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I V

Pendant que la France achevait d'étendre son empire au Sahara et au Maroc, la situation économique de l'Algérie s'améliorait sensiblement.

Le long proconsulat de Jonnart (1903-1911) avait permis à l'expérience de l'autonomie financière algérienne de se développer avec succès. Le gouverneur avait proposé aux notables de l'assemblée d'Alger de travailler modestement dans la concorde. Les Délégations financières avaient accepté ce programme. Les résultats de cette collaboration entre le représentant du gouvernement français et les élus algériens furent heureux sur de nombreux plans. La gestion prudente des deniers publics permit de mener à bien une œuvre importante d'équipement sans compromettre les finances algériennes. Le réseau des chemins de fer qui dépendait de cinq compagnies fut étendu et en partie unifié. On agrandit le réseau routier, on creusa de nouveaux bassins dans les ports d'Alger, d'Oran et de Bône. On se décida en 1920 — tardivement — à mener une politique de l'eau nécessaire à l'irrigation. Les trois grands ouvrages qui existaient déjà devaient être perfectionnés et neuf nou- veaux barrages édifiés. On pouvait emmagasiner de ce fait 460 millions de mètres cubes d'eau — et plus tard 720 millions — grâce auxquels on irriguerait 148 000 hectares. Parallèlement on poursuivit les travaux de drainage et d'assèchement des marécages, sources de paludisme. On améliora l'enseignement en créant l'Université d'Alger — jusqu'en 1910

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il n'y avait eu que des écoles supérieures dans la capitale algérienne — et en construisant de nouvelles écoles. Enfin, on multiplia, à côté des hôpitaux des villes, des infirmeries dans le bled où la population rurale, dans son immense majorité indigène, put recevoir des soins qui lui avaient souvent manqué auparavant.

Cet essor était rendu possible par l'amélioration considérable de l'économie algérienne au cours des premières années du XX siècle. Les difficultés de la crise vinicole avaient été surmontées. Le blé gagnait les hautes plaines méridionales. Les agrumes se cultivaient sur le littoral ou dans les plaines irriguées de l'intérieur. Les plantations d'olivier et de tabac s'étendaient. Le coton qu'on avait délaissé après la reprise de l'exportation du coton américain qui avait suivi la guerre de Sécession redevenait une source de richesse pour l'Algérie. Les produits forestiers comme le liège, l'alfa des hauts plateaux, le bétail et les peaux s'exportaient vers la métropole. Enfin les produits miniers, comme le fer de Mokta el-Hadid et de Beni Saf, et le phosphate de Tebessa augmen- taient considérablement la valeur des ventes à la métropole et à l'étran- ger. Le commerce extérieur de l'Algérie qui était passé de 509 millions en 1890 à 536 millions en 1900, dépassa le milliard en 1910, pour arriver à 1 168 millions en 1913. Sur ce chiffre, le commerce avec la France représentait 900 millions (550 millions pour les importations et 350 pour les exportations). L'Algérie devenait une pièce essentielle du commerce français, grâce aux produits fabriqués qu'elle achetait et aux matières brutes qu'elle fournissait. Le monopole du pavillon assurant le trafic aux bateaux français, la métropole faisait encore un bénéfice appréciable sur ce point. On en concluait que peu à peu l'Algérie cessait d'être la mauvaise affaire qu'elle constituait aux yeux de beaucoup d'économistes du XIX siècle et qu'elle compenserait bientôt les sacrifi- ces que la France y avait faits. L'Algérie y trouvait d'ailleurs un avantage. Ce pays agricole et minier avait besoin d'un marché sûr qui absorbât ses produits. La France représentait ce client sûr. Métropole et départements d'outre-mer se complétaient utilement.

La colonisation officielle était menée parallèlement. Le décret du 13 septembre 1904 avait modifié le vieux règlement de 1878 où se trouvaient les normes de la colonisation à la fin du XIX siècle. Le nouveau système admettait plusieurs modalités de vente ou en certains cas la concession gratuite. Il agrandissait les lots dont l'étendue variait de 30 ou 40 hectares à 200. Mais il stipulait que les colons devaient résider au moins dix ans sur leur domaine. Une cinquantaine de milliards consacrés en dix ans à l'aménagement des nouveaux centres de colonisation et aux voies de communication les desservant amenèrent des résultats appréciables : la création de 59 nouveaux villages, l'agran- dissement de 140 centres, la mise en exploitation de 200 000 hectares (dont 53 000 concédés gratuitement et 128 000 vendus à des colons pour 19 millions).

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Cette colonisation était conçue pour accentuer la « francisation » du pays. Depuis la crise antijuive on s'inquiétait à Paris du haut pourcen- tage d'étrangers dans la population européenne et d'éléments naturali- sés parmi les citoyens français d'Algérie. D'autre part, la croissance démographique indigène posait un autre problème. Il fallait pour que l'influence française demeurât ou grandît, augmenter la proportion de Français de souche dans la population de l'Algérie. En vingt ans, de 1891 à 1911, la population européenne avait crû de 531 000 à 752 000 âmes. Les statistiques indiquaient une nette progression des Français (de 318 000 à 493 000) et une diminution sensible des étrangers (de 212 000 à 189 000). En fait, beaucoup de ces « Français » étaient des naturalisés ou des fils d'étrangers que le jeu de la loi de 1889 avait francisés. Le département d'Oran où l'immigration espagnole avait toujours été importante comptait trois groupes ethniques européens qui s'équilibraient: 95 000 Français d'origine, 93 000 naturalisés et 93000 Espagnols — ceux-ci particulièrement nombreux dans les villes.

La mentalité de ces Européens d'Algérie n'était pas identique à celle des Français de la métropole. On l'avait clairement vu pendant la crise antijuive qui laissait encore bien des séquelles. Mais les hauts fonction- naires pensaient qu'avec le temps, la formation scolaire aidant, l'assi- milation des néo-Français se ferait. D'ailleurs qu'ils fussent Français de vieille souche ou naturalisés, ces gens se sentaient français, se croyaient français, et de fait ils accomplissaient strictement leurs de- voirs de citoyens comme leurs compatriotes de la métropole. La guerre de 1914 devait mettre leur fidélité à l'épreuve. L'épreuve fut concluante.

La croissance du bloc européen avait pour corollaire celle de la population indigène. De quelque 3 500 000 en 1901, elle était passée à 4 750 000 en 1911. Cette courbe triomphale démontrait combien les craintes de disparition des indigènes qu'on avait exprimées lors des désastreuses années de la fin du Second Empire étaient vaines. L'amé- lioration de l'hygiène, la diminution de la mortalité infantile, la fin des famines massives et des grandes épidémies expliquaient une croissance qui faisait entrevoir de délicats problèmes pour l'avenir. La coexistence de deux populations fécondes sur un pays dont les bonnes terres étaient limitées ne devait-elle pas engendrer des difficultés d'où pouvait sortir un réveil des vaincus ? Le gouverneur Jonnart ne le croyait pas. Il faisait confiance à l'évolution du monde indigène « prudemment dirigée, prépa- rée par le développement économique, intellectuel et social ». Sous sa direction la politique indigène se fit plus sociale. On augmenta le nom- bre des écoles indigènes, qui purent accueillir, en 1914, 45 000 élèves contre 25 000 en 1900. On créa des centres artisanaux destinés à rani- mer les vieilles industries indigènes telles que la céramique, la confec- tion des tapis, la broderie, la maroquinerie. La création de sociétés indigènes de prévoyance destinées à aider les fellahs à acquérir des

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semences et des outils sans recourir aux usuriers diminua une des pires plaies de la société algérienne.

En revanche, la France, lancée en pleine course aux armements avec l'Allemagne et ayant besoin d'un nombre croissant d'hommes pour son armée, constitua en 1912 le service militaire obligatoire pour les indi- indigènes. Depuis longtemps l'armée d'Afrique comptait des régiments indigènes : les tirailleurs — les fameux « turcos » du Second Empire — et les spahis. Ils étaient recrutés par engagement volontaire. Le goût des indigènes pour le « baroud » et leur pauvreté assuraient un nombre

« Les unités de recrutement, formées en Afrique du Nord, de 1839 - année de la création du premier bataillon de Tirailleurs algériens à 1962 qui vit les derniers Harkis, ont combattu sur tous les théâtres d'opération où l'armée française s'est illustrée... » (Maréchal Juin, mars 1966). Le drapeau du 9 régiment de Tirailleurs algériens, 1913 (ph. Roger-Viollet).

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suffisant de volontaires en temps normal. Mais depuis l'épreuve de force du discours de Tanger, les temps n'étaient plus normaux. La France se préparait à la guerre que beaucoup de ses dirigeants considéraient inévitable. A partir de 1908, le gouvernement étudia le moyen de combiner le système du volontariat et celui de la conscription qu'on n'appliquerait au début que partiellement. Ce projet provoqua des réactions de deux sortes. D'une part, les Français d'Algérie s'inquiétè- rent à la pensée qu'on donnerait une éducation militaire aux indigènes qui pourraient ensuite se servir de ces connaissances pour se révolter ou pour pratiquer le brigandage. D'autre part, des indigènes manifestèrent une vive répugnance à accepter l'impôt du sang. Un millier environ de Musulmans de la région de Tlemcen aimèrent mieux s'expatrier en Syrie que de servir la France. Une certaine agitation se fit jour dans dif- férentes tribus. Cependant les décrets du 31 janvier et du 3 février 1912 qui fixaient les modalités du service militaire des indigènes étaient si prudents qu'ils ne touchaient qu'une faible partie des jeunes Musul- mans. La France n'appelait sous les drapeaux qu'un nombre restreint de conscrits (2 500 sur 45 000) et admettait que ceux-ci se fissent remplacer. En gros on exonérait les fils de notables qui ne voulaient pas servir pour faire retomber le fardeau du service sur les fils de fellahs.

Cette application contestable des principes républicains permettait toutefois d'éviter trop de mécontentements.

La mesure cependant contenait en elle-même des conséquences révolutionnaires. Si l'on considérait les indigènes comme des citoyens et non plus comme des sujets, ne devait-on pas leur donner des droits égaux à ceux des Français ? Certains publicistes comme Paul Bourde et Philippe Millet le soutinrent dans Le Temps. De «jeunes Algériens»

s'inspirant peut-être de ces critiques déposèrent en 1912 leurs revendica- tions. Après de vives discussions à la Chambre, le gouvernement français fit droit à une partie de leurs requêtes. Les indigènes ayant fait leur service militaire devinrent électeurs municipaux (septembre 1912).

Au début de 1914, on augmenta le nombre des conseillers municipaux indigènes — qui passa du quart au tiers de l'effectif total des conseillers

— et celui des électeurs. De même, on adoucit le code de l'indigénat, on supprima le permis de voyage des indigènes ainsi que l'internement administratif.

Cependant bien des gens restaient sceptiques sur la fidélité des Musulmans. Ceux-ci se soulèveraient, disaient-ils, quand la lutte aurait commencé sur la ligne bleue des Vosges. Ou, pour prévenir ce soulève- ment, il faudrait qu'une armée restât en Algérie. La Revue indigène écrivait en 1913: «Dès qu'une menace de guerre se manifestera en Europe, il nous faudra distraire 2 ou 300 000 hommes pour aller en Algérie prévenir les insurrections. » Dans les deux cas, la France per- drait et l'Algérie serait pour elle un poids mort.

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Ces prévisions s'avérèrent à l'épreuve complètement fausses. Les hommes d'état allemands avaient compté que leur politique de défense des peuples musulmans contre les impérialismes occidentaux et que l'alliance de l'Allemagne avec l'empire ottoman vaudraient à celle-là de sérieuses sympathies dans le Moghreb. Si le sultan proclamait la guerre sainte contre la France, les Musulmans vaincus ne relèveraient-ils pas la tête ? Avant la guerre, des spécialistes allemands des questions arabes s'étaient infiltrés parmi les tribus algériennes. Ils y avaient fait de la propagande. Berlin pouvait espérer que ce travail ne serait pas vain.

C'est pourquoi, dès la déclaration de guerre, le 4 août, deux navires de guerre allemands se présentèrent devant les ports de la côte orientale de l'Algérie. Le Goeben bombarda Philippeville et le Breslau Bône. Après avoir provoqué des dégâts et fait quelques victimes, ces vaisseaux mirent le cap sur la Turquie. Les Allemands espéraient probablement que cette démonstration de force déterminerait les patriotes algériens à se soule- ver contre la France, ce qui aurait retenu l'armée d'Afrique en Algérie.

Les faits ruinèrent ce calcul. Aucune révolte ne se produisit. On ne nota qu'une émeute locale chez les Béni Chougran en octobre 1914, à l'occasion d'opérations de recrutement. Elle fut sans lendemain. A cette date, les hommes du XIX corps étaient passés sur le front français où ils combattaient vaillamment.

L'entrée dans le conflit de la Turquie qui amena le sultan à déclarer la guerre sainte à la France et à l'Angleterre au nom de l'Islam n'eut pas non plus d'effets importants sur les populations d'Afrique du Nord.

Il y avait trop longtemps que l'Algérie et la Tunisie étaient détachées de l'Empire ottoman pour que la voix du souverain de Constantinople pût les lancer dans une révolte hasardeuse. Ce ne fut qu'au Sahara, où la puissante confrérie des Senoussiya de Libye avait pris position pour les Turcs que des opérations de guerre eurent lieu. Les Senoussistes attaquèrent des postes du Sud tunisien puis du Sud algérien. Ils réussirent à s'emparer de positions comme Djanet, Fort-Charlet et Fort-Polignac. Peu après, le 1er décembre 1916, les Senoussistes venus de Tripolitaine assassinèrent dans son ermitage de Tamamrasset le Père de Foucauld.

Le Père de Foucauld représente sans doute avec le cardinal Lavigerie, mais pour des raisons bien différentes, la plus haute figure de l'Eglise d'Afrique pendant la période de domination française. Il avait été dans sa jeunesse un brillant officier de cavalerie et avait mené alors une vie assez dissipée. Puis il avait fait un voyage au Maroc anarchique du

« bled es siba », sous le déguisement d'un juif, ce qui l'avait exposé à de pénibles humiliations. Il en avait publié le récit dans un livre qui fit autorité. Ensuite, il avait dit adieu au monde, pris le froc de moine et, après une expérience de vie monastique qui sans doute ne l'avait pas satisfait, s'était retiré vers 1900 dans un ermitage du Sahara au milieu des Touareg du Hoggar, d'abord à Beni-Abbès puis en 1905 à Tamam-

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rasset, à 40 kilomètres de Fort Motylinski. Il y vivait misérablement à la façon d'un marabout, rendant des services aux Touareg, leur donnant des conseils, soignant les malades. E.-F. Gautier raconte même qu'il assista durant son agonie une Musulmane, la mère de l'amenokal toua- reg Mouça Ag Amastane, qui mourut en récitant des versets du Coran Il ne prétendait convertir personne. Il donnait l'exemple. Et cet ermite chrétien jouissait d'un prestige immense auprès des Sahariens musul- mans qu'impressionnait son rayonnement spirituel, même s'ils ne le comprenaient pas tout à fait. Mouça Ag Amastane, par exemple, lui disait : « Tu es chrétien, mais alors tes aumônes ne te serviront à rien dans l'autre monde » Il n'avait cependant pas rompu tout lien avec la France. Une amitié de jeunesse l'unissait au conquérant du Sahara, Laperrine. Il faisait des travaux de philologie sur le dialecte du Hoggar pour la Faculté des Lettres d'Alger, à condition qu'ils ne fussent pas publiés sous son nom. Mais son prestige aux yeux des Musulmans venait de son ascétisme et de son rayonnement.

En tout cas, la mort de ce juste provoqua une réaction curieuse de la part des Touaregs. Loin d'être indignés du meurtre de leur ami, ils se joignirent aux Senoussistes soit parce qu'ils estimaient inéluctable le devoir de la guerre sainte, soit que la mort du moine français que les siens n'avaient pas su protéger leur fît penser que les Senoussistes étaient les plus forts. La révolte s'étendit, parut gagner tout le Sahara.

Mouça Ag Amastane lui-même prit une attitude équivoque. L'insurrec- tion pouvait gagner l'Algérie même. En novembre 1916, des indigènes révoltés avaient assiégé le bordj de Mac-Mahon dans la commune mixte d'Aïn Touta et massacré le sous-préfet de Batna ainsi que l'administra- teur. Il avait fallu envoyer d'urgence un bataillon de tirailleurs sénéga- lais pour étouffer la révolte. On y était parvenu sans trop de mal. Mais si les succès senoussistes s'amplifiaient au Sahara, l'incendie pouvait reprendre et se propager dans les territoires du Nord.

Le gouvernement français dut donc reprendre la pacification de Sahara. Lyautey, alors ministre de la Guerre, décida d'y envoyer le général Laperrine qui reçut le commandement des territoires sahariens.

Laperrine, que le meurtre du Père de Foucauld avait indigné, accepta cette mission difficile. Sa connaissance du pays, son ascendant sur les chefs de tribus et la vigueur qu'il imprima aux opérations rétablirent vite la situation.

A la fin de 1917, le danger était circonscrit. La paix régnait de nouveau dans le Hoggar où Mouça ramené par les Français persuada les chefs des autres tribus de la nécessité de se rallier à la France. Les Azdjer et l'Aïr d'où l'agitateur Khaoussen dut se retirer se soumirent.

1. E.-F. Gautier, Un siècle de colonisation, p. 150.

2. Ibid., p. 149.

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La lutte reprit bien dans le Tafilelt marocain où elle dura jusqu'en 1919. Mais il s'agissait de territoires marocains et non plus algériens.

Laperrine, qui avait inscrit sur son cahier les noms des 103 membres du rezzou qui avaient assassiné le Père de Foucauld et qui les rayait à mesure qu'ils étaient abattus, avait sauvé son œuvre au Sahara Il devait y trouver un peu plus tard, le 5 mars 1920, une mort stoïque à la suite d'un accident d'aviation.

Si l'on excepte cette crise saharienne dont l'épicentre se trouvait en Tripolitaine italienne plus que dans le Sahara français, on ne peut que noter l'impressionnant loyalisme de l'Algérie envers la France pendant toute la guerre. A l'exception des émeutes locales des Benichougran en 1914 et d'Aïn Touta en 1916, le pays ne bougea pas. Le successeur de Jonnart, Lutaud, l'ancien préfet d'Alger du temps de la crise antijuive, n'eut guère de peine à y maintenir l'ordre nécessaire. Sans doute y eut-il une recrudescence du banditisme, surtout dans les montagnes de l'Est, mais ce ne fut jamais un phénomène politique susceptible de mettre en danger la sécurité du pays. Cela ne paralysa pas en Algérie l'armée française comme l'espéraient les dirigeants des Empires centraux. Au contraire, l'Algérie contribua vigoureusement à l'effort de guerre fran- çais. La population française qui eut 155 000 mobilisés en envoya 115 000 sur les champs de bataille de la métropole et sur le front d'Orient où un général né en Algérie, Franchet d'Espérey, devait les mener à la victoire. Les pertes de ces unités de choc furent considéra- bles : 22 000 Français de souche ou néos perdirent la vie dans ces batailles. Les indigènes avaient été appelés avec prudence au début de la guerre. A mesure que les hécatombes du front rendaient nécessaire l'entrée en ligne de nouveaux combattants, le gouvernement français eut plus largement recours aux recrues indigènes. « Ne me demandez pas de soldats, disait Clemenceau, mais faites en sorte de m'en envoyer le plus possible ». A partir de 1917, on mobilisa les jeunes gens musulmans comme les Européens. Jonnart, nommé de nouveau en Algérie en 1918, envoya 50 000 soldats et 20 000 travailleurs pour les usines. Au total 173 000 musulmans: 87 000 engagés, 83000 appelés et 3 000 réservis- tes, soit 3,6 % de la population indigène participèrent à la lutte. Leurs pertes — 25 000 hommes — dépassèrent légèrement celles des Français d'Algérie, bien que leur pourcentage fût moins élevé.

Ce sacrifice avait été loyalement accepté par les « néo-Français » comme par les indigènes. Les remous que la conscription avait provo- qués chez ceux-ci s'étaient vite apaisés, peut-être parce que les alloca- tions familiales qu'on leur donnait comme aux Français (1,25 franc par jour et 50 centimes par enfant) leur semblaient un moyen de subsis- tance satisfaisant. Guerriers par tempérament, les Berbères se battirent

1. E.-F. Gautier, op. cit., p. 179.

2. A. Bernard, Histoire des Colonies Françaises, Algérie, p. 491.

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« Qu'on se souvienne ! Les Français doivent à l'armée d'Afrique une immense reconnaissance. » (Maréchal Juin, mars 1966). Zouave (ph. Harlingue-Viollet).

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bien. Leurs prisonniers se laissèrent rarement endoctriner par les Allemands qui, comptant sur la solidarité islamique, essayaient de les entraîner dans l'armée turque. Le Comité musulman pour l'indépen- dance de l'Algérie qu'un fils d'Abd el-Kader, l'émir Ali, avait mis sur pied à Berlin ne recueillit que peu d'adhésions. A l'épreuve il apparais- sait que la domination française en Algérie était très solidement assise.

La participation des musulmans algériens à l'effort de guerre économique français avait été également importante. Quelques années avant 1914, des milliers de montagnards kabyles avaient émigré en France où ils servaient de manœuvres dans les grandes villes ou dans les mines du Pas-de-Calais. A mesure que les exigences de l'armée faisaient prélever des hommes à l'arrière et que l'industrie de guerre s'étendait, le gouvernement songea à recruter des travailleurs algériens. A partir de 1916, on fit non seulement appel aux volontaires mais on recruta d'office les travailleurs. On envoya ainsi dans la Métropole 119 000 indigènes dont 89 000 avaient été réquisitionnés parmi les hommes qui avaient passé l'âge de combattre. Ainsi se créa un courant d'émigration vers la France qui s'avéra fructueux pour les indigènes.

Augustin Bernard cite à l'appui de cette affirmation le chiffre des mandats qui furent payés en Kabylie, principal centre de l'émigration algérienne : 10 millions de francs en 1914, 12 en 1915, 17 en 1916, 27 en 1917. Cet afflux de capitaux, important dans cette espèce d'Auvergne africaine, améliora les conditions de vie de la population, comme la hausse des prix des produits agricoles provoqua dans les régions céréalières un certain enrichissement.

La guerre avait eu d'autres effets importants sur l'économie algé- rienne. La course des sous-marins allemands avait gêné les communica- tions maritimes entre la France et l'Algérie. Le commerce avait diminué. Le recul était notamment sensible dans le secteur des importa- tions car la France envahie et tournée tout entière vers la production d'armements ne pouvait pas envoyer autant de charbon, de pétrole, d'essence, de sucre et d'étoffes qu'avant 1914. En revanche, les céréales, le vin, l'huile, le tabac, les moutons et les chevaux d'Algérie prenaient plus de valeur qu'auparavant. Leurs prix devinrent rémunérateurs.

Colons et cultivateurs indigènes y gagnèrent. Sous l'empire de la nécessité, l'Algérie commença à s'industrialiser — très modestement.

Elle exploita les petits gisements pétrolifères de Relizane, le lointain gisement houiller de Kenadsa, non loin de Colomb-Béchar, les lignites de Marceau et de Smendou. Des industries alimentaires se fondèrent.

Tout cela était insuffisant, mais permettait de pallier la diminution des importations métropolitaines. Malgré les privations qu'elle imposait, la guerre somme toute avait été moins pénible à supporter en Algérie que dans la métropole.

Elle avait cependant des conséquences graves. En premier lieu, la colonisation avait été arrêtée pendant les hostilités. L'immigration avait

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été réduite à peu près à rien. L'accroissement de la population algérienne avait été réduite aux naissances. Enfin le groupe français avait perdu 22000 hommes jeunes à la guerre. Cela l'affaiblissait en face de la population indigène qui, étant cinq fois plus nombreuse, avait moins souffert numériquement de la perte de 25 000 de ses membres.

Les indigènes, qui pendant la guerre avaient amélioré sensiblement leur situation matérielle, rachetèrent des terres aux colons européens

— en particulier dans l'Est algérien. En 1918 et 1919, ils acquirent ainsi 60 000 hectares de terre et n'en vendirent que 35 000. « Vous nous avez pris la terre à coups de fusil, nous vous la reprenons à coups de douros », disaient-ils C'était le début de la reconquête indigène.

Le gouvernement français notait-il ce renversement quand il proposa de réformer le statut des Musulmans ? Il semble surtout qu'il tenait à donner des satisfactions aux indigènes afin de leur faire accepter les sacrifices qu'il leur demandait. Le loyalisme des indigènes méritait sa récompense. En allant se battre bravement sur le front, en travaillant dans les usines, les Musulmans se comportaient en membres de la famille française.

Déjà avant la guerre, à la suite des campagnes de Paul Bourde dans Le Temps et de parlementaires comme Albin Rozet et Abel Ferry, la Chambre française avait voté le 9 février 1914 un ordre du jour demandant « de réaliser à bref délai l'égalité fiscale, de modifier largement et d'améliorer le statut des indigènes pour accorder à ceux-ci toutes les libertés compatibles avec la souveraineté française ». La guerre avait empêché des réformes conformes à son idéal démocratique.

Jonnart, qui avait une grande autorité en Algérie, fut chargé de les faire admettre par les élus des Français.

Ces réformes portaient sur de nombreux points. En premier lieu, elles modifiaient le statut militaire des Musulmans. Il était juste, puisqu'ils se battaient comme les Français, qu'on leur permît l'accès aux plus hauts grades s'ils le méritaient. Le gouvernement décida en même temps que les militaires indigènes toucheraient les mêmes pensions que les Français.

En deuxième lieu venait la réforme fiscale. Le régime des contribu- tions était différent entre Européens et indigènes. Ces derniers payaient leurs impôts traditionnels sur les bestiaux et les récoltes. On parlait, depuis la tentative de ministère de l'Algérie sous Napoléon III, d'insti- tuer un régime identique pour les Français et pour les Musulmans.

Maintes fois repris, ce dessein n'avait jamais été exécuté. Au cours de la guerre, plusieurs délégués financiers avaient exprimé le vœu qu'elle passât dans les faits dès le retour à la paix. Clemenceau et Jonnart firent pression sur les Délégations financières pour qu'elles n'attendis-

1. A. Bernard, Histoire des Colonies Françaises, Algérie, p. 491.

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sent plus. Ils eurent satisfaction le 21 juin 1918 — au moment où les Allemands menaçaient Paris et où l'entente avec les indigènes devait paraître nécessaire. L'égalité fiscale des indigènes et des Européens fut proclamée. Tous, suivant leurs revenus, furent soumis aux mêmes contributions directes. Les Européens, détenant la plus grande partie de la fortune (63% environ), devraient assumer les charges les plus lourdes. Ils l'acceptèrent et s'en montrèrent même satisfaits, non sans une certaine vanité quelques années plus tard

Restaient les réformes politiques. Elles furent adoptées après l'armis- tice, par la loi du 4 février 1919, après de vives représentations des élus européens. Depuis 1865, les Musulmans algériens étaient Français mais non citoyens, sauf s'ils renonçaient à leur statut personnel coranique. Il semblait impossible d'admettre la polygamie chez un citoyen français par exemple. L'acquisition de la citoyenneté française pour les Musul- mans qui acceptaient les normes du Code civil était très facile. Par malheur, les Musulmans, très attachés à leur foi, refusaient d'acquérir le titre de citoyen français au prix de ce qu'ils considéraient comme un reniement. Avant le décret Crémieux, les efforts faits pour naturaliser les Juifs algériens s'étaient heurtés à un obstacle identique. Il avait fallu naturaliser en bloc et en quelque sorte de force les Juifs algériens pour les faire renoncer à la loi mosaïque. Mais une mesure de cette sorte eût provoqué une agitation furieuse et peut-être même une révolte des masses indigènes. La loi du 4 février n'osa pas aller jusque là. Elle se contenta de créer, entre les Musulmans devenus citoyens et les sujets français sans droits politiques, une catégorie de Musulmans qui, en vertu de leur instruction, de leur fortune ou des services rendus à la France, recevaient certains droits tout en gardant leur statut coranique.

La représentation indigène dans les assemblées algériennes — des Délégations financières aux djemâas des communes mixtes — devait être assurée par le système électoral. Le corps électoral indigène s'accroissait considérablement : les électeurs aux Délégations financières passaient de 15 000 avant la réforme à 100 000; ceux des conseils municipaux et des djemâas s'élevèrent à 400 000. Les élus indigènes siégeaient dans ces assemblées avec les mêmes droits que les Français et participaient comme ceux-ci à l'élection des maires et des adjoints. Dans un conseil municipal divisé entre plusieurs partis, ils pouvaient donc jouer le rôle d'arbitre. Cette perspective avait vivement ému les hommes politiques français d'Algérie et les experts de la politique algérienne, des préfets au doyen de la Faculté de droit Morand, qui déonçaient le péril des çofs indigènes et les perturbations qu'ils pouvaient causer à la paix du pays. Mais Jonnart n'avait pas cédé à leurs représentations et Clemenceau les avait éconduits avec sa brutalité ordinaire. A l'époque, le danger de voir les représentants indigènes peser d'un grand poids dans

1. A. Bernard, Histoire des Colonies Françaises, Algérie, p. 508.

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la politique locale n'était pas grand, les conseillers indigènes restant une minorité. Mais cette brèche faite dans le statut colonial ne s'agran- dirait-elle pas avec le temps ? Vue d'Alger, la situation de la minorité européenne devenait inquiétante à partir du moment où l'élément indigène entrait dans la vie politique où régnait la loi du nombre démocratique. Proclamer l'égalité des droits politiques entre Français et Musulmans dans un système électoral c'était mettre en péril la position de la minorité européenne. C'est pourquoi les leaders de celle-ci se sentaient inquiets et mécontents quand ils réfléchissaient aux perspecti- ves qu'ouvraient les réformes de 1918-1919.

Ces inquiétudes devaient se dissiper assez rapidement pendant les années qui suivirent. Les institutions algériennes n'avaient pas été modifiées. Le gouverneur général et les Délégations financières restaient les rouages essentiels de l'administration algérienne. Jonnart s'était retiré en 1919 estimant que sa mission avait pris fin avec la guerre. Il fut remplacé par un parlementaire comme lui, Abel, qui dura peu. Un homme politique important, le radical Jules Steeg, lui succéda de 1921 à 1925. Sous leur administration les finances algériennes ébranlées par les dépenses extraordinaires de la guerre et par la diminution des recettes se rétablirent malgré de mauvaises conditions générales. La sécheresse avait sévi et entraîné une pénible disette au cours des premières années qui suivirent la paix Il fallut pour faire face aux besoins importer au prix fort plus de deux millions de quintaux de blé. Ce fut la source de nouvelles dépenses imprévues. Le recours à l'emprunt permit de bou- cher ces trous et même de financer les travaux publics indispensables, comme les barrages et les voies ferrées. En 1924, le budget était de nouveau excédentaire. Mais les Délégations financières avaient dû pour cela consentir de lourds impôts. L'agriculture algérienne risquait — disait-on — d'être mise en état d'infériorité sur les marchés européens si aux frais de transport par mer venaient s'ajouter des charges fiscales trop lourdes pour ses moyens.

Peut-être était-ce la raison qui freinait la reprise de la colonisation et qui dans certains secteurs du pays la faisait même reculer. La popula- tion européenne continuait à s'accroître. En 1926, elle atteignait 833 000 unités. Elle avait augmenté de 42 000 âmes, ce qui était à peu près son rythme d'avant guerre. Les statistiques indiquaient qu'il y avait sur ce nombre 549 000 Français d'origine, 71 000 étrangers naturalisés, 37 000 juifs naturalisés. Mais on comptait parmi les « Français d'origi- ne» les fils d'étrangers ou d'israélites naturalisés. En réalité la fusion 1. La récolte de blé qui s'était élevée à 13 millions de quintaux en 1918 tomba en 1920 à 1 800 000. L'ensemble des céréales tomba de 30 millions de quintaux en 1918 à 3 millions en 1920. La sécheresse décima également le cheptel qui perdit dans plusieurs régions 60 à 70 % de têtes de bétail.

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des Européens s'était réalisée par les mariages mixtes et on se trouvait en face d'un groupe ethnique original : l'Européen d'Algérie animé d'un patriotisme local très vif. Ce groupe augmentait plus à cause de sa forte natalité que par l'afflux de nouveaux colons. De France, il venait bien des fonctionnaires ou des militaires mais leur temps de service accompli, la plupart repartaient dans la Métropole. L'immigration espagnole et iitalienne avait baissé depuis que les concessions de terre étaient devenues rares et que le franc s'était déprécié. Les Européens d'Algérie restaient donc entre eux pour poursuivre la tâche de la mise en œuvre du pays. Mais ils avaient tendance à se concentrer dans les villes plutôt que de continuer la colonisation agricole.

C'est que les terres libres devenaient rares en Algérie. Les indigènes qui avaient compris que le franc d'après guerre avait perdu beaucoup de sa valeur résistaient aux propositions d'achat et dans le Constantinois rachetaient même le sol aux colons. Pour poursuivre la colonisation il eût fallu faire usage de l'expropriation publique. Mais le gouvernement français ne l'osait pas. Pratiquement, la colonisation officielle était à peu près arrêtée. La colonisation libre se poursuivait parfois sous une forme spéculative qui favorisait la constitution de grandes propriétés aux dépens soit des indigènes, soit des petits propriétaires français.

Parallèlement, des coopératives agricoles se multipliaient. De 28 en 1915, elles passaient à 179. Avec le développement du Crédit mutuel agricole qui permettait aux colons d'échapper en partie aux exigences des usuriers ou au contrôle des banques, la petite et la moyenne propriété recevaient le moyen de subsister pendant les cycles de mauvaises années. La colonisation organisait en somme ses positions, faute de pouvoir s'étendre à son rythme d'avant la guerre.

La stagnation relative de la colonisation agricole était due à la croissance du groupe musulman. Les indigènes formaient une masse de 5148000 âmes, en grande partie rurale. Ils étaient le nombre. Mais leur énorme proportion d'illettrés, leur pauvreté aussi, rendaient impossible leur participation à l'administration et plus encore à la vie publique.

Ces responsabilités incombaient à un nombre relativement restreint de diplômés, de commerçants et d'anciens soldats dispensés du régime quelque peu arbitraire de l'indigénat. Derrière cette élite il restait un prolétariat urbain et surtout rural arriéré et pauvre qu'il convenait d'éduquer, de former à la civilisation du XX siècle et d'aider à vivre décemment. Dans certaines régions pauvres comme la Kabylie où la population était pléthorique, les habitants cherchaient à améliorer leur existence en émigrant. Ils étaient descendus de leurs montagnes pour travailler à Alger et dans les plaines agricoles. Puis, grâce à la guerre, ils avaient franchi la Méditerranée et servaient de manœuvres dans les usines de Paris et les mines du Nord et de Lorraine. On en comptait 100 000 en France vers 1930, vivant pauvrement dans des taudis, mangeant peu et économisant pour envoyer une partie de leur paye à

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leur famille en Kabylie. Cet exode qui raréfiait le nombre des travail- leurs était mal vu des colons qui avaient besoin de main-d'œuvre abondante et bon marché. Fils ou petits-fils de pauvres enrichis par leur travail, les Européens manquaient souvent de générosité envers leurs subordonnés indigènes. Ils se justifiaient en expliquant qu'ils ne pouvaient pas payer cher de mauvais ouvriers. « Travail arabe» était synonyme de travail bâclé. Les Musulmans rétorquaient qu'ils travail- laient peu parce qu'on les payait mal. On ne pouvait sortir de ce cercle vicieux. La croissance de la population rendait improbable d'ailleurs une crise de main-d'œuvre gênante pour l'économie algérienne. Mais on préparait ainsi un avenir cruel. A l'époque cependant la collaboration

— parfois grondeuse — des fonctionnaires, des colons et des indigènes aboutissait en fin de compte à une œuvre qui n'était pas méprisable et dont on dressa complaisamment le bilan en 1930 à l'occasion du cente- naire de la conquête de l'Algérie.

Les hommes qui vivaient en Algérie à cette époque se souviennent de l'optimisme qui régnait quant à l'avenir de l'Algérie française. Deux faits paraissaient sûrs : d'abord la réussite matérielle, puis l'acceptation par les indigènes du fait accompli, leur attachement à la France qui s'étaient démontrés pendant la grande guerre d'abord puis plus récem- ment encore, dans des conditions plus délicates, pendant la guerre du Rif contre Abd el-Krim.

La réussite matérielle sautait aux yeux. En 1830, l'Algérie turque était un pays pastoral et agricole, aux villes rares — la capitale, Alger, elle-même voyait sa fortune décliner depuis la décadence de la piraterie

— aux gisements miniers inexploités, aux routes inexistantes, à la navigation commerciale et à la pêche nulles, au commerce réduit, à la culture intellectuelle médiocre chez les sédentaires et quasi inexistante chez les nomades. En cent ans, le pays s'était transformé. De grandes villes s'étaient bâties à la place des bourgs de 1830. Alger, la capitale, avait 215 000 habitants dont 160 000 Européens. Oran qui avait 10 000 habitants en 1830 arrivait à 150 000 dont 125 000 Européens.

Ces villes, qui comptaient à elles seules un tiers de la population euro- péenne, devaient leur développement à leur port. Elles centralisaient la majeure partie du commerce algérien — le reste se faisant par Bône, Philippeville et Bougie pour l'Est algérien et par les ports secondaires de l'Ouest, Nemours, Arzew, Mostaganem. Elles recevaient aussi beaucoup de navires étrangers qui faisaient escale pour charbonner. La troisième ville, Constantine, cité continentale perchée sur son haut plateau calcaire, faisait assez pâle figure à côté des deux grands ports rivaux, avec ses 88 000 habitants dont plus de la moitié indigènes. Alger, grâce à ses administrations centrales et à son université, constituait le centre de la culture française en Afrique du Nord. Au pied de la ville indigène, de la Kasbah aux ruelles étroites et parfois sordides où les émigrants

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Miliana. La rue Saint-Jean (coll. Martinet).

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kabyles submergeaient les descendants des Maures d'autrefois, s'allon- geait la ville française. Les quartiers primitifs de l'époque des gouver- neurs militaires ne témoignaient pas de très larges vues. Mais les quartiers neufs de Mustapha, du Telemly, les quartiers de villas cossues d'El Biar et de Saint-Eugène marquaient une nette amélioration de l'urbanisme. Enfin les faubourgs de Bal-el-Oued et de Belcourt animés d'une vie intense et bruyante, où grouillait une plèbe méditerranéenne vulgaire et bon enfant, constituaient un ensemble pittoresque, doué d'une originalité indéniable que les écrivains — de Musette, le créateur de « Cagayous » et de Louis Bertrand à Albert Camus — se sont plu à observer et à décrire.

Alger représentait une synthèse de l'Algérie musulmane et de l'Algé- rie française. Oran était presque purement européenne. Si Alger avait ses monuments turcs, quelques édifices des vieux quartiers d'Oran portaient encore les armes de Castille et rappelaient que pendant plus de deux siècles elle avait été une place forte espagnole contre les corsaires barbaresques avant d'être abandonnée par Charles IV. A l'exception d'un quartier arabe sans caractère, «le village nègre », c'était une cité moderne, bâtie sans goût, une sorte de très grande sous-préfec- ture de France où l'on aurait parlé un français mêlé d'espagnol — ou plutôt de dialecte valencien. Mais cette cité sans grâce avait une économie intense. Sur ses quais s'accumulaient les barriques de vin, les sacs de blé, les ballots de peaux, les caisses d'agrumes ou se rassem- blaient en été de grands troupeaux de moutons qui arrivaient du Sud.

Dans ses cafés, colons et courtiers concluaient leurs marchés devant des verres d'anisette — la boisson nationale — au cours de conversations où le cours des blés et du vin se mêlaient de curieuse façon avec les discussions de politique électorale, les considérations sur les équipes de football, les derniers modèles d'autos ou sur les ripailles des gourmets.

Ces colons, les artisans de la prospérité algérienne, représentaient une humanité curieuse. Du paysan d'Europe ils avaient le réalisme terre à terre et la ténacité. Mais ils avaient en plus l'audace du pionnier. Les innovations techniques — la motoculture par exemple — les enthousias- maient. Ils voulaient avoir les machines agricoles les plus récentes comme les autos du dernier modèle. Ils affectaient une supériorité condescendante en face des paysans arriérés de France ou d'Espagne, leurs cousins. Travaillant sous un climat où alternent le meilleur et le pire, menacés tantôt par la sécheresse et tantôt par l'inondation, attendant du hasard de beaux bénéfices ou des pertes sensibles, ils aspiraient à jouir des biens de la vie — vite et fort — en sachant que la ruine pouvait fondre sur eux brutalement. Un homme comme le viticulteur Debonno qui, à la fin du XIX siècle possédait à Boufarik 2 500 hectares et 25 millions de francs-or et se retrouva sans un sou, constituait le symbole frappant de ces colons pour qui l'agriculture était un jeu passionnant et souvent ruineux. Mais en fin de compte ces

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Oran, la plus européenne des villes d'Algérie, fut fondée en 903 par des musulmans exilés d'Espagne. Elle devint, sous l'impulsion de la colonisation, une cité commerçante

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prospère. L'indépendance de l'Algérie et le départ des Européens (65 % de la population en 1954) entraîna un déclin des activités économiques. Ici, le boulevard Séguin et l'hôtel

Continental (ph. Roger-Viollet).

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aventuriers laissaient une œuvre, des centaines de milliers d'hectares défrichés ou drainés par leurs soins, ici plantés de vignes, là d'arbres fruitiers, ailleurs consacrés aux céréales et au coton. Et sans trop y songer ils faisaient vivre — bien ou mal — de nombreux ouvriers agricoles européens ou indigènes.

Derrière l'œuvre agricole, le bilan de la colonisation se poursuivait triomphalement avec les réalisations minières. Les capitalistes français s'y étaient intéressés et avaient mis en exploitation le fer de Mokta el Hadjd, de l'Ouenza et de Beni Saf, les phosphates de l'Algérie orientale.

Des batailles feutrées s'étaient livrées pour la possession de certains de ces gisements. Des politiciens locaux — le maire de Bône Bertagna, le député de la même circonscription Thomson avaient vu sous le gouver- nement de Cambon leur nom fâcheusement mêlé à des concessions faites à leurs protégés ou à leurs clients — mais les polémiques s'étaient apaisées et les énormes tas de minerais s'entassaient sur les quais des ports. L'Algérie exportait bon an mal an 715 000 tonnes de phosphates et plus de un million et demi de tonnes de minerai de fer. Et elle en- voyait encore dans la Métropole ses minerais chers : plomb, zinc, galène, calamine, blende.

L'administration française pouvait encore parler des 4 724 kilomètres de chemins de fer qu'elle avait construits, des 5 351 kilomètres de routes que sillonnaient les autos, des barrages qu'elle avait édifiés et qui per- mettaient de transformer en terres cultivables des steppes jusqu'alors stériles, d'un commerce florissant et sans cesse accru Elle pouvait se glorifier de son œuvre sanitaire, depuis l'Institut Pasteur d'Alger et les hôpitaux des villes jusqu'aux infirmeries et aux cabinets des médecins de colonisation du bled, montrer la courbe démographique ascendante de la population. Plus modestement, elle pouvait enfin énumerer les lycées et les écoles qui s'étaient multipliés, donner les chiffres crois- sants de la population scolaire (en glissant sur le fait que la scolarisation satisfaisante pour les Européens et les Israélites l'était beaucoup moins quant aux indigènes dont 60 000 enfants seulement sur 400 000 fré- quentaient l'école en 1928). Tout cela s'étalait dans une littérature optimiste. L'Algérie avançait résolument sur ce qu'elle aurait pu appeler, suivant le mot de Tardieu, «la route joyeuse de ses destinées ».

De magnifiques parades militaires où l'on faisait surgir du passé les uniformes de l'armée d'Afrique de 1830 à Verdun exaltaient les conquérants et les défenseurs de l'Algérie française. Les indigènes y avaient une large part. Des turcos de Froschwiller aux soldats de la grande guerre ils n'avaient pas cessé de fournir des combattants 1. En 1927, 7 927 millions. En 1928, 8 964 millions. En 1929, 9 885 millions (importations 5 849 millions, exportations 4 036 millions). Le commerce avec la France se montait à 7 475 millions (importations: 4 552 millions, exportations: 2 993 millions). L'Algérie était le plus gros client de la métropole.

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valeureux à cette armée. Quand leurs vétérans s'avançaient constellés de décorations derrière les drapeaux français, ils étaient les symboles vivants du loyalisme arabo-berbère à l'égard de la France. Qui pouvait mettre en doute leurs sentiments quand en 1925-26, la guerre contre Abd el-Krim au Maroc avait montré que la solidarité berbère, la communauté de foi ne parvenaient pas à les détacher de l'obédience française? C'était la preuve, pensait-on, que la fusion des départements d'outre-mer et de la Métropole était réalisée. Après tout, si l'Algérie avait été conquise, bien d'autres provinces françaises avaient elles aussi subi ce sort. Les procédés de Bugeaud et de Pélissier avaient eu bien des précédents dans l'histoire de France. Quel Méridional se souvenait de Simon de Montfort ? Le temps avait fait son œuvre et avait assimilé la conquête. C'est ce qui se passait en Algérie. Sans doute la masse arabo-berbère n'était pas encore assimilée — hors une minorité. Sans doute y avait-il la barrière de l'Islam. Mais la France républicaine et laïque mettait toutes les religions sur le même pied. Grâce à son école elle absorberait peu à peu les indigènes musulmans comme elle avait assimilé les Juifs depuis le décret de Crémieux. Qui pouvait résister au génie assimilateur de la France ?

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Le réveil du nationalisme arabe s'exprima notamment dans la révolte des Oulémas, docteurs de la loi et défenseurs de la culture islamique. Ici, Ben Badis Abd el-Hamid et Taïeb el-Okbi, après l'assassinat du Grand Muphti de la mosquée d'Alger, en 1936

(ph. H a r l i n g u e - V i o l l e t ) .

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V

Pendant que l'on célébrait les vertus de l'œuvre française en Algérie, en présence du Président Gaston Doumergue qui rappelait qu'il avait été dans sa jeunesse juge de paix à Aïn el Arba en Oranie, quelques tracts apparaissaient annonçant que les colons français seraient bientôt jetés à la mer. On les attribua au parti communiste algérien qui n'avait qu'un nombre infime d'adhérents et on haussa dédaigneusement les épaules. Cependant des spécialistes des questions indigènes comme le professeur Desparmets faisaient part quelquefois à mi-voix de leurs soucis. L'agitation des peuples islamiques du Moyen-Orient ne gagne- rait-elle pas le Maghreb ? L'université El Azhar du Caire, le grand foyer de culture islamique, constituait aussi un centre de révolte contre la prédominance de l'Occident dans les pays musulmans. Les étudiants maghrébins qui allaient y perfectionner leurs études coraniques, les pèlerins de La Mecque ne risquaient-ils pas de ramener d'Orient le virus du nationalisme arabe qui causait tant de préoccupations aux Anglais dans l'est du Bassin méditerranéen ?

L'Algérie avait été conquise et pacifiée au moment où l'Empire turc vieilli et délabré ne pouvait guère disputer aux chrétiens ses lointaines positions du Maghreb. Mais les temps avaient changé. On avait vu

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Kemal Ataturk sauver sa nation et battre les Grecs et leurs protecteurs d'Occident. L'Islam renaissait après la chute de l'Empire ottoman.

Bagdad, Le Caire cherchaient à se soustraire à la suzeraineté britanni- que. Le principe des nationalités érigé en dogme de la politique démocratique depuis Wilson et la victoire des alliés de 1918 proclamait que les peuples avaient le droit de disposer d'eux-mêmes. Pourquoi les nations musulmanes n'auraient-elles pas droit à son application ? C'est ce qu'avait déjà proclamé un petit-fils d'Abd el-Kader, l'émir Khaled.

Le souvenir de la lutte de son aïeul contre les Français n'avait pas empêché cet homme séduisant de servir en qualité d'officier dans l'armée française et d'entretenir de bons rapports avec les dominateurs de l'Algérie. Mais les transformations du monde l'avaient amené à revendiquer hautement le droit des indigènes algériens à l'égalité. Cela lui valut des inimitiés furieuses de la part des élus européens. Il dut prendre le chemin de l'exil où il mourut en 1937.

Des adversaires plus redoutables se présentèrent ensuite avec les

« oulémas » qui agissaient au nom de la pureté de l'Islam. Le mouvement nationaliste algérien commença en effet comme tous les grands mouve- ments de l'histoire du Moghreb par une tentative pour restaurer dans l'Islam moghrébin l'esprit du Coran. Les Berbères ont une tendance, fâcheuse selon les Musulmans orthodoxes, à la superstition — par exemple la croyance à la barakha, à la chance qui donne la réussite dans la vie et préserve des périls. Ils donnent une importance exagérée aux marabouts et aux confréries. Les administrateurs français avaient su utiliser les chefs de ces confréries qu'ils comblaient d'honneurs, pour avoir en main des milliers d'indigènes. L'appui des grandes familles et celui des autorités religieuses constituaient les piliers de la politique indigène des spécialistes de ces questions au gouvernement général et dans les préfectures. C'est contre ces manquements à la prédication du Prophète que les oulémas partirent en guerre. Qu'étaient ces oulémas ? Des lettrés musulmans ayant étudié le Coran et la Sunna, la théologie, le droit, les lettres et les sciences de l'islam. Selon la religion sans clercs qu'est l'islam, ces savants avaient le droit d'enseigner la vérité et de prêcher dans les mosquées. Ils recommandaient donc de rejeter tout ce qui s'écartait du livre saint, depuis le culte des fondateurs de confréries et des marabouts jusqu'au jeu et au vin. Ils étaient en cela dans la ligne de la plus pure orthodoxie musulmane. Mais il y a aussi dans le Coran la notion de guerre sainte qu'il est difficile de rendre compatible avec l'acceptation de la domination des Musulmans par les Infidèles. Leur orthodoxie devait mener les oulémas à la lutte non seulement contre les marabouts et les profiteurs de la superstition publique mais contre les Français, leurs protecteurs. Les oulémas s'étaient constitués en association le 5 mai 1931. Ils entreprirent de fonder des écoles coraniques, de répandre l'arabe parmi les populations berbérophones, de défendre la culture islamique mena-

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cée par la culture française, de prêcher le véritable Islam, enfin — et c'était là une grande nouveauté — de mettre à la portée des élèves la science contemporaine.

L'animateur du mouvement était un cheikh constantinois, Abd el- Hamid ben Badis. Il appartenait à une vieille famille qui avait déjà donné au XI siècle un faqïh à l'islam berbère. Son père, membre du conseil général de Constantine et du conseil supérieur de l'Algérie, n'avait rien d'antifrançais. Cependant il avait envoyé son fils faire des études coraniques à l'Université tunisienne de l'Olivier plutôt que dans les universités françaises. Ce jeune homme y connut les théories des rénovateurs de la foi comme le cheikh égyptien, Mohammed Abdo qui avait un grand prestige dans le monde musulman. Lorsqu'il revint en Algérie ce fut pour prêcher le retour à la pureté religieuse et à la culture islamique. Son éloquence incontestable, sa flamme lui gagnèrent l'admiration de nombreux disciples. Il fonda un journal, El Bassaïr, puis une revue Ech Chiheb (L'Etoile), qu'il dirigea jusqu'à sa mort. En face des Algériens qui s'étaient ralliés à la France, il se dressait pour célébrer le passé — embelli — du Moghreb, le temps où la culture islamique était la première du monde et pour préconiser enfin le retour aux sources du Coran.

Ces idées se répandirent. A côté de ben Badis, on vit apparaître d'autres personnalités, le cheikh Taïeb el-Okbi, un Arabe de Biskra qui après avoir vécu vingt-cinq ans au Hedjaz s'était installé à Alger, Brahimi el-Bachir qui avait vécu en Syrie avant de se fixer à Tlemcen d'où il dirigea les oulémas d'Oranie. Les écoles que leurs disciples fondèrent — il y en avait 250 à la mort de ben Badis — devinrent vite des centres ardents où la politique se mêla à la culture et à la religion.

Dans une religion orientale comme l'islam où la théologie, le droit et la culture ne se séparent pas, tout est subordonné à la foi. Or la domi- nation d'un pays musulman par des chrétiens était intolérable. Si ben Badis et ses disciples ne prêchaient pas la guerre sainte, ils s'élevaient contre la subordination des musulmans à l'Occident. Ils deman- daient pour l'Algérie une autonomie, analogue à celle dont jouissaient les dominions anglais, à défaut de l'indépendance intégrale.

« L'indépendance est un droit naturel pour chaque peuple de la terre » écrivait en avril 1936 Ben Badis qui n'hésitait pas à parler de « patrie algérienne ». Ces théories, même si elles n'étaient pas soutenues par une action violente, eurent un écho profond parmi les Musulmans lettrés.

Comme dans tous les grands mouvements historiques de l'histoire du Moghreb à partir de la conquête islamique, les réformateurs parlaient de Dieu et du Coran pour saper l'ordre établi. Ben Badis, el-Okbi et Brahimi el-Bachir rappelaient que le fondateur des Almoravides, Ibn Yasin, le Mahdi des Almohades Ibn Toumert et plus près de nous Abd el-Kader avaient été des réformateurs religieux avant d'être des fonda-

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teurs d'empire. C'est en quoi l'administration d'Alger pouvait s'inquié- ter de leur mouvement.

Parallèlement, il est vrai, une autre opposition d'essence plus moderne se révélait, celle des communistes et de Messali Hadj. Le parti communiste français s'était proclamé, dès sa fondation, anticolonialiste.

Il n'avait fait que reprendre en cela l'héritage du socialisme français de Jaurès dont il accentuait la violence. La III Internationale se pronon- çant dans son appel de Moscou du 20 mai 1922 pour « la libération de l'Algérie et de la Tunisie» lui avait fixé la voie à suivre. Lénine, avec une juste vision des réalités politiques, avait montré qu'il fallait débiliter les grands Etats capitalistes occidentaux en ruinant leurs empires. Dès cette époque, les agents du communisme international travaillèrent à éveiller la conscience nationale des peuples colonisés, à attiser leur colère contre leurs « maîtres » et leurs « exploiteurs ». Cette tâche présentait cependant des difficultés sérieuses en raison des répugnances des Musulmans à s'associer à un parti qui reposait sur l'athéisme. Autant le Berbère était perméable à la propagande religieuse des oulémas, autant il se hérissait devant des gens qui définissaient la religion « l'opium du peuple ». Il est vrai qu'il existait une catégorie de « déracinés » plus accessible à la propagande communiste, celle des ouvriers nord-africains travaillant en France. C'étaient pour la plupart des Kabyles que la misère due à la surpopulation de leurs terres avait poussés à chercher du travail dans les régions industrielles de la Métropole où ils servaient d'hommes de peine. A partir de la guerre de 1914-1918, leur immigra- tion s'était considérablement amplifiée : des dizaines de milliers de tra- vailleurs partaient chaque année pour la banlieue parisienne ou les centres de l'industrie lyonnaise, stéphanoise ou lorraine Mal payés, ils vivaient pauvrement afin d'envoyer leurs économies à leurs familles restées dans leurs mechtas montagnardes ou leurs douars. Ils s'entas- saient dans des chambres sordides des quartiers pauvres, mangeaient avec leur frugalité habituelle, s'habillaient de nippes européennes achetées à quelque décrochez-moi-ça et changeaient symboliquement leur chéchia pour une casquette ou un béret basque qu'ils jetaient à l'eau pour reprendre le couvre-chef national quand ils entreprenaient leur voyage de retour. Les Français les surnommaient ironiquement « les Sidis ». A l'exception de quelques-uns de ces pauvres diables qui se mariaient ou se mettaient en ménage avec des femmes de la Métropole

— ce qui eût semblé incroyable en Algérie — la plupart de ces ouvriers arabes vivaient mal et se sentaient dépaysés. Leur résistance à la propagande révolutionnaire eût été vigoureuse ou victorieuse dans leur village. En France, les conditions où ils vivaient les incitaient à maudire une société où ils faisaient figure de parias et à se joindre à ceux qui 1. De 1920 à 1938, 617469 Algériens partirent pour la France, 537 658 en revinrent, 80 000 s'y fixèrent.

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leur proposaient de la détruire L'administration métropolitaine ne sachant comment encadrer ces gens si différents des citoyens qu'elle avait mission de diriger se contentait de les faire surveiller par la police.

Qu'une minorité assez réduite seulement se soit laissé gagner par les idées révolutionnaires montre la force de résistance de l'Islam au marxisme. Certains travailleurs indigènes adhérèrent cependant plus ou moins au communisme à l'instar du leader qu'ils se choisirent, Messali Ahmed ben Hadj.

Contrairement à Ben Badis et à Ferhat Abbas, l'autre leader politique algérien de l'époque, c'était un homme d'une famille modeste de Tlemcen. Il avait servi dans l'armée française pendant la première guerre mondiale puis avait travaillé comme ouvrier dans la région parisienne. Là il avait connu le communisme, s'en était pénétré et avait fondé, en mars 1926, un parti anticolonialiste: L'Etoile nord-africaine dont les membres se recrutèrent parmi les prolétaires indigènes vivant dans la Métropole. L'Etoile se proposait de défendre les intérêts des Musulmans nord-africains et d'éduquer ses membres. Elle était révolu- tionnaire en même temps que nationaliste, car Messali Hadj, en se séparant du parti communiste, avait accentué la tendance nationaliste de ses idées. L'homme avait une éloquence directe et brutale qui con- venait à des auditoires frustes. En 1929, son mouvement groupait quatre mille adhérents. Le gouvernement français s'en inquiéta. Il prononça la dissolution du groupement. Mais Messali continua sa propagande clandestinement.

Un troisième courant indigène se développait parallèlement, celui des réformateurs dont les représentants les plus qualifiés étaient le docteur Ben Djelloul et le pharmacien Ferhat Abbas. Il s'agissait cette fois d'indigènes ayant passé par les écoles et par les universités françaises, possédant une culture plus française qu'arabe et portés par là à envi- sager la vie sociale d'un point de vue différent de celui de leurs com- patriotes. Leur position était difficile. Par le sang, par toutes les forces obscures qui relient un homme à son pays, c'étaient des Berbères ou des Arabes. Mais la science française, la culture laïque française les éloignaient de la théocratie du Coran. Ferhat Abbas a avoué qu'il parlait mieux le français que l'arabe. Dans un certain sens c'étaient eux aussi des déracinés. Leur culture les désignait pourtant pour jouer un rôle important entre les Français et la communauté musulmane qu'ils estimaient devoir diriger. Or ce rôle était tenu par les chefs tradition- nels, bach-aghas ou caïds pris dans les grandes familles alliées de la France depuis plusieurs générations ou recrutés parmi les agents de l'administration. Les experts en questions africaines du ministère de l'Intérieur ou du gouvernement général de l'Algérie avaient l'habitude 1. E.-F. Gautier. «Menaces sur l'Afrique », dans Revue de Paris, septembre- octobre 1934.

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Achevé d'imprimer le 2 janvier 1979 par l'imprimerie-reliure Maison Mame

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De la collection l'Algérie Heureuse,

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Le tirage de “ luxe” a été relié en Skivertex.

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