• Aucun résultat trouvé

Félix, Anonyme

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Félix, Anonyme"

Copied!
159
0
0

Texte intégral

(1)

FÉLIX

(2)

Page - 2 -

Table des matières

Chapitre 1 ... 3 Chapitre 2 ... 6 Chapitre 3 ... 11 Chapitre 4 ... 19 Chapitre 5 ... 34 Chapitre 6 ... 42 Chapitre 7 ... 52 Chapitre 8 ... 56 Chapitre 9 ... 64 Chapitre 10 ... 78 Chapitre 11 ... 95 Chapitre 12 ... 108 Chapitre 13 ... 110 Chapitre 14 ... 122 Chapitre 15 ... 145 Chapitre 16 ... 148 Chapitre 17 ... 152 Chapitre 18 ... 154 Quatrième de couverture ... 159

(3)

-Page - 3 -

Chapitre 1

Si un morceau de réel ne voulait rien dire, il ne ferait même pas un souvenir.

Boris Cyrulnik

Olivier et Félix Octobre 2017

J’attends l’autobus. J’aperçois un bout de papier sur le trottoir, à quelques pas devant moi. Un papier blanc qui n’y était pas quelques minutes plus tôt, pas avant que ne passe ce beau jeune homme au foulard gris, maintenant adossé à l’abribus. J’observe un instant le papier, sur le sol, agité par le vent. Plié en quatre, il semble s’agir d’une lettre. Je me penche et, du bout des doigts, le ramasse.

C’était l’idée du jeune homme au foulard gris, mais je n’en savais rien.

Je ne suis que l’inconnu dans le commencement de cette histoire, et je ne sais pas pourquoi je me suis emparé de ce bout de papier tombé sur le trottoir.

(4)

Page - 4 -

Une facture. C’est une facture, du libraire du coin.

Hésitant, je lève les yeux sur les voitures en éternelle panique, sur les quelques personnes silencieuses, en attente. Je repère le jeune homme. Je m’approche.

Je lui tends le papier.

- Excuse-moi, c’est à toi ? - Euh… Oui ! me répond-il.

Je l’observe brièvement. Je retiens mon souffle. Il est si beau. Ses cheveux dans l’automne, son sourire à faire tomber des dieux. Il est tout à fait mon genre.

- Mais ça ne serait pas ton bus qui s’en va? me dit-il. - Oui ! Ouf ! Merci ! bafouillai-je.

Et j’ai bien failli manquer mon bus.

Je m’assois près d’une fenêtre après avoir salué le chauffeur (doté d’une moustache digne de mention!). Je me tourne vers le jeune homme au foulard gris, et dehors, il me sourit. Je laisse vagabonder mes pensées entre les bâtiments de la vieille ville quelques instants. J’aime bien le quartier, la bibliothèque, la promenade St-Léonard et la salle de

(5)

Page - 5 -

spectacle dont je ne me rappelle plus le nom. Puis me reviennent à l’esprit le jeune homme au foulard gris et ses yeux de rêves.

(6)

Page - 6 -

Chapitre 2

Olivier et Félix

Deux semaines plus tard

Au même endroit, tout près de l’abribus, sans égard à mon emploi du temps, sans égard à une motivation mitigée à me hisser hors de mon lit par un matin brumeux et gris, sans égard au fait qu’une gêne polie eusse plutôt été appropriée puisque nous nous étions rencontrés dans la rue en contemplant l’heure de pointe, sans considérer cette manifeste misanthropie qui se pointe dans mon esprit après une nuit trop courte, le jeune homme au foulard gris me lança une toute petite question sur un ton enjoué. Un peu comme le ferait un ami de longue date, il me lança une toute petite question, en me pointant son livre de proche :

- Aimes-tu lire ?

- …

Drôle de question. Ici, au Québec, on salue, puis on pose la question « comment ça va ? » et il est habituel de ne pas s’attarder à la réponse. Ou bien on parle du travail… foutu travail, toujours le travail… ou le temps qu’il fait, toujours le temps qu’il fait. Le jeune

(7)

Page - 7 -

homme au foulard gris faisait les choses autrement. Avec sa question, il m’a fait un peu penser au petit prince de St-Exupéry! Il me montra son livre, et reposa sa question, sur le même ton enjoué, avec le même sourire moqueur (et charmeur), il répéta sa question :

- Aimes-tu les livres ?

- … Euh… Je lis de temps en temps, surtout des romans fantastiques. - C’est vrai ?

- Oui.

Il me sortit aussitôt un livre de son sac, un roman de fantasy que je ne connaissais pas.

- Tiens je te prête celui-là. Pas besoin de me le rendre, je l’ai déjà lu. J’ai bien aimé. - Ok, je le prends. Je vais le lire c’est sûr. Peux-tu, s’il te plaît, écrire ton nom sur la

deuxième page, je vais me rappeler qu’il est à toi. - Comme tu veux. En passant, moi c’est Félix. Et toi ? - Olivier. Olivier Francoeur.

- Oh oh…. Ton bus !

Et je manquai mon bus.

Je fis le trajet à pied, malgré la petite bruine qui tombait. Puis me revinrent à l’esprit Félix et son sourire de rêves.

(8)

Page - 8 -

Olivier et Félix Novembre 2017

14, rue James. C’est chez lui que j’ai revu Félix : il ne lui avait fallu que très peu de temps pour me retracer sur le réseau social. Il m’invita. Je pense que j’ai couru pour me rendre. J’étais encore essoufflé quand j’ai cogné à sa porte.

J’entre pour la première fois dans l’appartement de Félix Zachary-Perreault. Une grande bibliothèque remplie où traîne des boîtes de jeux, d’immenses fenêtres qui laissent entrer le soleil d’automne et sur les murs, il y a deux tableaux. L’une des toiles révèle un marcheur au milieu d’une tempête de neige redoutable, la deuxième, en teintes de noir et de blanc, s’ouvre sur des flots déchaînés au-dessus desquels veille un phare.

Déjà que Félix était à mon goût dans la rue, je tombe secrètement amoureux de lui seulement en contemplant son salon !

J’avais devant moi une tasse de café (deux sucres, un lait). Et j’étais bien. Les fesses dans un sofa en cuir noir. Félix faisait jouer des trames sonores de films. Et Elvis (le Bouvier-Bernois) semblait apprécier, il grignotait un os recouvert de bave de chien. En jasant, la moitié de l’après-midi s’était envolé – c’est beau le cégep. Le soleil traversait les grandes fenêtres qui permettaient de voir un coin de rue où passaient plein de gens, ce que nous avons fait un moment Félix et moi. Quelques fous rires nous avaient pris tous les deux…

(9)

Page - 9 -

Félix a été gardien de buts un an pour l’École secondaire St-Léonard : il n’aime pas tellement quand je parle des défaites contre Eymard. Mais ça me donne le goût d’en rajouter, juste pour le faire fâcher.

Félix.

Un après-midi nous filait entre les doigts. Nous avions tellement ri et parlé. Je me suis surpris à le retenir encore un peu avec une conversation sans importance.

Félix.

Ses questions, ses rires qui brillaient comme des soleils, son regard intelligent.

Sa question « Aimes-tu lire ? » qu’il m’avait posée, plus j’y pensais, plus j’étais convaincu qu’elle pouvait avoir un autre sens. Ce soir-là, je quittai le 14, rue James avec une idée. Je me dirigeai à la Brûlerie Caféine avec mon ordinateur portable, des stylos et du papier.

J’avais hâte. J’avais hâte d’être amoureux. Mais je sais que ça se prépare, et d’abord, ça se fête ! Et ça prend des rites, comme l’a dit le renard de Saint-Exupéry. C’est long, c’est précieux. On l’écoute, on rit ensemble. On s’apprivoise.

(10)

Page - 10 -

(11)

Page - 11 -

Chapitre 3

Félix Zachary-Perreault, ton histoire commence il y a un an. Tu étais en cinquième secondaire. Tu habitais encore avec ta grand-mère, à St-Léonard, et tu étais obnubilé par le beau Louis.

Félix. Février 2017

- J’ai les doigts gelés. Et les orteils aussi.

Félix referme la porte d’un coup, le froid attend dehors.

- Y neige pas à peu près mon Félix !

- Mets-en ! Ça sent bon grand-m’man, est-ce qu’on mange bientôt ? - La soupe est prête… Mais le lard va nous faire attendre encore un peu. Prends l’temps d’arriver, dit-elle.

(12)

Page - 12 -

- T’arrive d’où comme ça ?

- Je suis allé marcher derrière l’aréna. J’ai presque donné à manger à une mésange dans ma main. Elle était pas peureuse du tout. Mais elle n’avait pas l’air d’aimer les chips au ketchup.

- Ça doit être une fine gueule. Essaie avec des crème sûre et oignons la prochaine fois.

À soixante-quatre ans, grand-mère fait rire son petit-fils. L’âge et l’humour vieillissent et prospèrent ensemble.

- Salut Félix ! - Salut sister…

- Viens écouter ma toune au violon. - …tantôt.

En gravissant l’escalier, Félix se dit qu’il est bien, dans son nouveau chez-lui, dans le chalet de sa grand-mère. Tout est en bois. Les murs craquent quand une tempête d’hiver se trame, et c’est à coup sûr le plus chaleureux de tous les chalets. Le poêle à bois ne s’échauffe qu’en temps de froidure. Mais demeure en tout temps un brin de réconfort. C’est simple ici.

(13)

Page - 13 -

Félix pousse la porte de sa chambre. Le lit occupe toute la place. Quelques livres entassés dans le coin gauche, une guitare dans un étui, et une large fenêtre qui révèle la rive nord du Lac St-François. Félix s’étend un moment.

Sa sœur Sarah joue du violon depuis peu, et… ça paraît. C’est… atroce ! On croirait qu’elle torture l’instrument. La douleur est telle que les cordes hurlent, et hurlent. Les oreilles de Félix s’impatientent. Pas très insonorisé…

« L’an prochain, dans mon appartement, ça sera bien mieux.», songe-t-il.

- Fé’ ? lance sa sœur.

- Quoi ? Je vais aller t’écouter jouer après souper. - Non, c’est le téléphone. Et c’est pas une fille.

Sarah ne manquerait jamais une occasion de taquiner son frère au sujet des demoiselles. Elle trouve à son frère un charme certain. Plus grand qu’elle, les yeux foncés, un visage bien dessiné, petit, mais musclé… Elle lui a déjà présenté… ou fortement recommandé deux de ses amies par le passé. Pour la première, Félix n’était pas son genre de gars. Ça n’a pas marché. La deuxième, elle était vraiment attachée à lui. Félix l’a laissée deux mois plus tard. C’était une relation à distance. Montréal-Sherbrooke. Difficile.

- Allô ?

(14)

Page - 14 -

- Ouep, en forme ?

- Ouin, je voulais savoir, le devoir de français, je comprends rien. - Moi non plus.

- J’écoutais pas quand il parlait tout à l’heure. - Moi non plus.

- Bon…

- Veux-tu que je passe chez toi ce soir ?, demande Félix. On pourra au moins le faire ensemble.

- Okay, c’est good. Je reviens du resto à sept heures et demie… Arrive quand tu veux. - C’est bon, à tantôt. Je m’en vais souper là.

- Okay, à tantôt ! - Bye.

« Ouf… Heureusement que Louis m’a appelé. J’avais complètement oublié le dev’ de français… Ark… Bon, ma grand-mère doit m’attendre… »

***

Un appel téléphonique bien anodin, c’est ainsi que commence cette histoire. Un appel téléphonique et un devoir de français à remettre dans deux jours.

(15)

Page - 15 -

L’histoire commence bien avant, lorsque Félix n’a que cinq ou six ans.

Il est assis dans son petit lit, sa mère est assise près de lui.

- Félix, quel livre on lit ce soir ? - Blanche-Neige avec les nains !

Un conte pour enfants devant les yeux, le petit garçon que Félix était, dit des mots inoffensifs, dit des mots d’enfant, des mots de rêves de petit garçon qui rêve.

- Oui ! L’histoire avec le beau prince charmant, lance Félix à sa mère. Il est beau hein maman ?

Cela ne plait pas du tout à papa.

Un conte pour enfants devant les yeux. Une histoire apparemment sans importance. Le petit garçon agence naïvement des mots sans importance. Mais l’histoire ne plaît plus du tout à papa.

Et j’ai longtemps cru que papa n’aimait pas lire des histoires.

Et s’il s’agissait seulement d’une question de mots et de rêves… de princes et de princesses. Tout se complique adolescent. Si nous n’étions que des enfants…

(16)

Page - 16 -

***

Olivier

Début novembre 2017

Et maintenant, je vais donner un brin de connaissance de mon humble personne ! L’an passé. Cinquième secondaire. Comme les autres, je ne faisais pas tous mes devoirs, je me cherchais un peu, et je me trouvais un peu. Mes parents n’étaient jamais à la maison. Bouffon à mes heures, j’ai commencé à tripper en art dramatique… le prof était pas comme les autres. Il donnait les cours debout ou assis sur la scène, ça bougeait ! Un jour, il m’a félicité pour un extrait d’une pièce d’Ionesco. Il avait ébouriffé mes cheveux indomptables. Et j’en suis secrètement tombé amoureux.

Je suis sorti de l’ombre avec la ligue d’improvisation. J’ai souvent été l’étoile du match, c’était une bonne chose, je pense. Parce que je ne parlais pas beaucoup, j’étais à la maison comme à l’école, muet comme un haut-parleur débranché. Avant, je préférais pas avoir de vie, comme dirait l’un de mes amis, et jouer à des jeux vidéo dans mon sous-sol, chatter sur Internet et dessiner. Moi qui ne traînais pas trop longtemps dans les partys…

(17)

Page - 17 -

Aujourd’hui, mes amis ne manquent pas de me le rappeler quand je leur sers un « shooter » ou une bière au bar St-Léonard. J’y travaille du jeudi au samedi depuis quatre mois.

Mais peu importe les beaux gars du St-Léonard ! Il y a Félix! Avec qui je viens de passer l’après-midi, et il me donne le goût de danser, et de jaser. Et je veux encore le faire rire, et je ne veux pas que ça s’arrête ! Je suis si bien.

***

Olivier

Fin novembre 2017

Je pousse la porte du Caféine, une petite brûlerie de la rue James. La serveuse connaît bien les habitués, elle me surnomme « monsieur cheveux en bataille ». Elle me tend un mochaccino lequel frôle dangereusement le rebord de la tasse. Encore endormi, je réussis de justesse à éviter un dégât. Il restait encore pas mal de monde quand j’ai fermé le bar à trois heures cette nuit. Des filles n’arrêtaient pas de me regarder. Ça me fait sourire.

Neuf heures, je m’assois près d’une fenêtre, mon portable fermé. J’aime le matin. La petite brume qui se dissipe tranquillement (dans ma tête, il se passe la même chose). Et je perds mon temps pour mon plus grand plaisir. J’observe les gens, ça m’inspire.

(18)

Page - 18 -

Plusieurs étudiants du cégep viennent ici pendant l’année pour se motiver à étudier… C’est bien mieux de faire semblant d’étudier à plusieurs que tout seul dans son salon ! Parmi tous ceux qui passent devant moi, je me dis que certains pourraient disparaître, du jour au lendemain, et que personne ne s’en rendrait compte. Ça ne vous est jamais passé par la tête que des gens puissent être complètement oubliés par le reste du monde ? C’est la même chose au St-Léonard, ils y a des clients qui n’existent à peu près pas, ils se trimballent au hasard des rues de la ville, au rythme de l’atroce musique des bars. Ils existent parce qu’il y a, dans un registre, à quelque part, leur nom à côté d’une adresse et d’un numéro de téléphone. Mais qui s’en soucie vraiment ? Des gens vides et transparents. Des Meursault au 21e siècle. Ils ne sont qu’une ombre errante dans ce café du centre-ville,

dans ce bar quelconque, une personne qui a payé un breuvage chaud ou une bière comme tout le monde et c’est tout. On peut être seul, même en groupe. Un jour n’exister pour personne. Je pense que c’est ma plus grande peur…

Mais je ne suis pas venu ici pour refaire le monde. Et j’existe pour un joli jeune homme. Et j’ai le goût de parler de lui, et parler de moi aussi. De tout cœur j’espère que l’histoire finisse bien, à deux, lui et moi pour la vie !

J’ouvre mon portable, « félix20 » en guise de mot de passe. Je sais c’est un peu quétaine, mais j’assume ! Il m’a piégé le petit maudit. Son grand sourire digne du chat de Cheshire (vous vous rappelez bien sûr le chat d’Alice au pays des Merveilles)… Ça m’a donné le goût de plonger dans une nouvelle histoire, mais cette fois, c’est moi qui l’écris…

(19)

Page - 19 -

Chapitre 4

Félix et ses amis

17 mars 2017, début de soirée

Un film. Une image très claire remonte le temps jusqu’aux pensées de Félix. Il se souvient du vieux sofa gris chez Fanny. Et de Louis assis à côté de lui. Du film qu’ils ont écouté avec Caro, Fanny, Alex et Sarah. Il n’a pas rêvé… ou il n’a pas tout imaginé… Ses neurones peuvent-ils à ce point changer sa perception de la réalité ? A-t-il donc tout perçu de travers ce soir-là ? Ses espaces synaptiques ne lui inspirent tout d’un coup aucune confiance.

Tous avaient répondu « présent » à l’invitation de Fanny. Félix avait invité sa petite sœur Sarah (pour l’intérêt évident qu’elle portait à Alex).

- Fé’ ? T’es dans la lune !

- Hein ?! Sarah, tu m’as fait peur.

- T’étais où, hein ? Sur quelle planète ? S’ils découvrent encore une autre planète dans le système solaire, je déclare forfait. Te connaissant, t’es pas pressé d’arrêter de faire le touriste dans notre galaxie…

(20)

Page - 20 -

- Justement, c’est le mot « égarer » qui me fait peur. Si tu te perds, hein, qui va aller te chercher ?

- Y a Fanny, pis Caro, pis Alex…

- Et tu penses qu’on va risquer ainsi notre vie pour toi ?

- Je pensais que tu avais un peu plus d’estime pour ton frérot…, dit Félix en se levant et en prenant son manteau.

- Vite, on va être en retard pour aller chez Fanny. - Qu’est-ce que tu penses qu’elle va avoir cuisiné ? - Aucune idée.

Félix a une autre idée. Chez Fanny, il y aura Louis, son ami préféré. Le beau Louis, ses yeux brillants, le rire clair, l’esprit vif. Louis, silhouette d’Alexandre Despaties en un peu plus petit. Combien de parties de badminton ont-ils jouées ensemble ? Combien de travaux d’équipe ? C’est avec Louis que le frère de Sarah a bu sa première bière et avec Louis qu’il s’est étranglé dans sa première once de Tequila. Le problème, s’il en est un, c’est que Félix, dans sa tête à lui, voit Louis autrement. Alex, le poilu prétendant de Sarah, ne voit sûrement pas Louis comme Félix le voit. Félix veut être proche de Louis. Félix veut garder Louis pour lui.

Le frère et la sœur marchent côte à côte, sans plus d’échanges qu’il le faut. Fanny habite à deux coins de rue, avec sa mère.

(21)

Page - 21 -

C’est Fanny, habillée en blanc et noir, les cheveux remontés derrière la tête. Et maquillée. Ça c’est rare.

- Salut beauté, dit Félix. Ça sent bon !

- Entrez, entrez, lance Fanny. Louis et Alex sont là. Il ne manque plus que Caro.

- Sarah, crie Alex de l’autre côté de la cuisine. Viens, je veux te montrer une vidéo sur mon téléphone.

- Attends, j’ai même pas enlevé mes souliers. - Salut Alex !, lance Félix.

Pas de réponse. Alex fait de l’écoute sélective. On comprend qu’il n’a d’oreilles que pour une certaine personne dont le prénom commence par S et se termine par arah.

- Pis, Félix, en forme ?, demande Fanny.

- Ouep, un peu fatigué. Au fait, c’est quoi que tu as préparé, hein ?, dit Félix en se frottant le ventre de la main.

- Des biscuits aux amandes, raisins et avoine.

- Elle a passé proche de les brûler toute la gang !, commente Louis en se pointant dans l’entrée.

- Pas vrai ! Toi, t’en n’auras pas, réplique-t-elle. - Je t’en donnerai la moitié d’un, dit Félix à Louis.

(22)

Page - 22 -

- Toi, embarque pas là-dedans, rétorque Fanny. - Bon, bon…

Félix jette un coup d’œil à sa sœur et Alex. Vraiment, difficile à cacher qu’ils se veulent l’un et l’autre.

- Ta sœur va ben finir avec lui, hein ?, dit Louis en énonçant une évidence bien plus qu’une question.

- Le grand frère regarde ça aller. Le grand frère protecteur regarde ça aller..., dit Félix en croisant les bras, mimant un gros costaud comme ceux que l’on voit à la porte des bars.

- Bon, les biscuits sont prêts ! Tout le monde est invité à se servir, sauf Louis. Laissez-lui les miettes.

- Fanny changera ben jamais, lance Félix.

Ça sonne à la porte.

- Tiens, ça doit être des témoins de Jéhovah. Fanny, apporte-leur des biscuits !, suggère Alex.

- Non, c’est Caro, qui vient nous annoncer la Parole de Dieu. - On est sauvés !

(23)

Page - 23 -

- Vraiment bons ces biscuits. C’est dommage qu’il n’y en ait plus. On se fait du popcorn ?

- On dit du « maïs soufflé » en français, monsieur Louis, le corrige Alex. - Quoi, vous voulez encore vous gaver ? Vous allez me ruiner, s’écrie Fanny, feignant une détresse monumentale.

- Fé’ ? T’es où encore ?

- Sur le neuvième astéroïde de la planète mars, capitaine, répond Fanny à Sarah.

- Ah ah, fait le principal concerné.

- Aaaaaaah ! Est-ce que Fanny m’a gardé des biscuits !? M’as-tu-gardé-des-biscuits ?, s’écrie Caroline, soudain au bord d’une attaque d’apoplexie.

- Caroline, Caroline. Comment aurais-je pu t’oublier ? Je t’en ai gardé trois. - Hein ! C’est pas juste, on en a seulement eu deux chaque !, s’écrie Alex. - Tu m’en donnes un ? S’il vous plaît. S’il vous plaît.

Louis est à genoux devant Caroline. Aucune dignité.

- Fais-moi de beaux yeux. Bien. Bon chien. Assis ! Bon chien. Tiens, ton biscuit, attrape !

- Juste la moitié ?, implore-t-il. - Contente-toi de ça.

(24)

Page - 24 -

- Alex, va chercher le DVD, je l’ai laissé sur la table en entrant. - Oui, madame Fanny.

- Il manque juste une bonne bière, dit Caro.

- Ouin, ma mère a pas voulu. Elle trouve que j’en prends assez souvent de même. On n’est pas chez mon père ce soir…

- C’est pas grave Fanny, à soir, on se soûle au jus de…

Félix regarde l’étiquette sur la bouteille laissée sur le comptoir…

- …au jus de fruits de la passion…!

- Prenez place, mon salon est assez grand pour tout le monde, fait Fanny, invitant ses amis à s’asseoir.

C’est le signal que Félix attendait. Juste à temps, il s’assoit à côté de Louis, sur le bras du vieux sofa gris. Assis, leurs épaules se touchent. « Ouin, belle soirée en perspective… »

- À ce que m’a dit Caro, c’est un très bon film, prédit Fanny. - Ouin, et le personnage principal meurt à la fin.

- Caro, c’est étonnant que je ne t’aie pas encore tordu le cou.

- Woh, woh, la violence entre femmes. Ça suffit, dit Alex, l’index levé, faisant la leçon, aucunement crédible.

(25)

Page - 25 -

- Chut ! Ça commence !

Sarah n’a jamais toléré qu’on parle pendant un film. Elle ne changera certes pas ce soir. Mais Félix gagerait un p’tit cent piastres qu’elle va échanger au moins cinq ou six commentaires avec Alex pendant le film… et deux ou trois p’tites minouches… Félix, quant à lui, se fout complètement du film.

« Bon, je vais faire un test. Si je me tasse juste un peu, est-ce que Louis va se recoller sur moi ? »

« Prise un… »

Mission planète Mars 01-aY9-G. Louis semble attentivement regarder le film, mais son épaule se repose sur celle de Félix. « My… ! Il s’est recollé. Bon, sans que ça paraisse louche... Je vais rester comme ça un peu avant de me redécoller d’un centipoil… »

- Ark, j’sus pas capable de voir ça ! Ça me dégoutte… - C’est même pas du vrai sang, Fanny.

- Ça a l’air vrai… Brrr, imagine si ça t’arrivait.

- Avant que je sois poursuivie par une meute de loups affamés, les poules vont avoir le mors aux dents.

- C’est pas ça l’expression Caro ! dit Louis. - C’est quoi d’abord ?

(26)

Page - 26 -

- Je sais pas, mais c’est pas ça. De toute façon, je… - Chut !

- S’cuse Sarah.

« Prise 2. »

Louis se recolle aussitôt sur l’épaule de Félix, ce dernier réalise tout d’un coup que son cœur commence à battre assez vite merci. « Ça veut rien dire. Dans le fond, on n’a pas beaucoup de place dans ce sofa-là… » Sans crier gare ou arachides, Louis passe son bras derrière la tête de Félix, pour le laisser, nonchalant, traîner sur le dossier du sofa.

« Son bras est derrière ma tête. Son bras est derrière ma tête. Je capote. Il l’a fait exprès ? Ça veut dire quoi ? J’voudrais tellement le savoir. Attends, je vais dou-ce-ment-re-cu-ler-ma-tête… Louis ne pourra pas penser que je fais exprès pour le toucher… Prise 3 ».

L’ami de Félix ne bronche pas. Le cœur de Félix bat à tout rompre. Sa cage thoracique brasse autant qu’une laveuse en plein essorage. Félix craint que quelqu’un ne l’entende ! En effet, il n’y a rien dans le film qui justifierait le fait que son cœur batte aussi vite. Félix accote le dos de sa tête sur le bras de Louis. Rien ne bouge. Félix jette un coup d’œil à sa sœur, à Alex, à Fanny et à Caro. Personne ne s’intéresse à l’épopée glorieuse ayant lieu à ce moment même. Personne. « Tant mieux. Tant mieux ».

Félix se détend un peu et reste là, la tête accotée sur le bras de son meilleur ami. Espérant qu’un lien hypothétique existe entre eux. Pendant ce temps, le film passe. Les

(27)

Page - 27 -

minutes s’écoulent… Félix voudrait que le temps s’arrête. Mais les secondes passent aussi vite que l’indique son rythme cardiaque, ce qui signifie à la vitesse d’un TGV en pleine santé. « Je voudrais que le temps s’arrête. Je voudrais que le temps s’arrête alors que je suis accoté sur le bras d’un gars, sur le bras de mon meilleur ami. Criss, je suis gay. Ostie. Je pensais tellement que ça passerait. Non. Toujours en train de zyeuter les gars… C’est plus fort que moi. Mais est-ce que j’sus vraiment gay ? »

- Là, ils vont pas être capables de traverser le pont. - Caro, on s’en doutait.

- Vous pourrez pas me dire que je vole les punchs ! - Chut !

- Sarah, toi aussi t’arrêtes pas de parler. Un film en gang, c’est l’fun juste quand tu peux parler, réplique Alex.

- Y a une p’tite musique épeurante, c’est là qu’il se cache, c’est sûr, lance Louis.

- Hein ! Il a le couteau du début. Ça veut dire…

- C’est lui qui a été fouiller chez elle, précise Caro à l’intention de Fanny. - Je me demande comment il a fait pour trouver la place, c’était bien caché. Moi, je l’aurais jamais trouvé.

- Alex, on est dans un film. Dans-un-film… Hello ?, se moque Fanny. - C’est sûr, c’est Alex, il est pas vite, vite…, ajoute Louis.

(28)

Page - 28 -

Félix n’a absolument pas porté attention à la discussion. Mais, cette fois, il n’est pas sur un astéroïde quelconque. Il se demande s’il est en train de tout imaginer. Sûrement. Dans le fond, Louis n’est pas du tout comme lui. C’est juste qu’il ferait ça avec n’importe qui… Se coller de même. Avec n’importe qui. « J’aimerais tellement ça pouvoir entrer dans sa tête. À quoi il pense ? Était-il vraiment concentré sur le film ? » C’est justement la fin du film. Louis se lève d’un bond, sans un regard pour Félix. Il annonce à tous qu’il doit y aller. La mission a avorté, Son Excellence. La quête sera plus rude que prévu.

- Tu pars déjà ?, dit Fanny.

- Ouin, je travaille toute la journée demain, dit-il - Au Provigo ?, lui demande Sarah.

- Non, avec mon père.

Tous le saluent, même Félix qui se demande quoi penser et qui, sérieusement, est vraiment déçu. Et, pour tout dire, d’humeur soudain bien sombre.

« C’est ça, va-t-en ! T’aurais au moins… J’aurais au moins voulu savoir à quoi tu jouais. Fuck, de toute façon, je commence à être habitué… ».

- C’était un film pas pire, hein ?

Sarah finit de lacer ses souliers et attend la réponse de son grand frère, qui, comme à l’habitude, tarde à venir.

(29)

Page - 29 -

- Ouin, pas pire comme film.

- Eh, t’as l’air de l’avoir aimé rare… - C’est pas ça, j’sus fatigué, c’est tout.

- C’est l’fun que Fanny nous ait reçu chez elle. - Ouin, faudra reprendre ça.

Félix n’étant pas très bavard, ils font le chemin du retour en silence. À l’exception, quelques commentaires de Sarah au sujet d’Alex. Félix s’en contrefout. Il n’a pas les idées très claires, ni trop envie de jaser.

Félix

24 avril 2017, avant-midi

- Cours de théâtre, cours de théâtre… J’haïs ça moi me prendre pour une autre ! - Voyons Caroline, ça sera pas si pire, le prof nous demande pas de faire un monologue. T’as juste à prendre un rôle secondaire.

M. Létourneau a choisi de terminer l’année scolaire avec un peu de cours d’expression, comme il le dit si bien, muni d’un « r » sonore déterré de l’époque de

(30)

Page - 30 -

Duplessis. Il n’y a que Caroline Auger-Desnoyers pour avoir l’air dramatique à cette annonce.

« Ça m’arrange bien, songe Félix, je vais pouvoir passer du temps avec Louis, Fanny, Caroline et Alex. On travaille en équipe, on choisit ce qu’on veut présenter… »

- Mademoiselle Caroline, venez nous aider à choisir l’extrait que nous allons présenter, cessez de bouder ainsi, vous ressemblez à un chiwawa offusqué, j’en ai vu un semblable dans une sacoche, récemment, lance Alex.

Alex exagère tout le temps. Mais on le lui pardonne, il aime tellement rire. Question d’éviter une guerre ouverte entre Alex et Caroline, Fanny enchaîne :

- On a le choix entre Tit-Coq, Zone, Les Belles-Sœurs, Dialogues d’hommes et de bêtes, Bousille et les justes…

- On prend pas de tragédies grecques, c’est plate à mort, dit Alex.

- Y a pas de danger. On doit jouer un extrait de littérature québécoise… T’écoutais pas tantôt ?, lui répond Félix.

- Zone, ça l’air bon, s’exclame Alex.

- T’es-tu vu la face ?, s’esclaffe Louis, on dirait que tu connais ça ! - J’en ai lu des bouts, tu sauras.

- Vite les gars, il nous reste deux minutes pour faire notre choix. - Fanny, c’est pas vrai, on a jusqu’à la fin de la période.

(31)

Page - 31 -

- Je dis ça pour que vous arrêtiez de niaiser.

- Bon, je dis qu’on prend ça, dit Félix en mettant la main sur une pièce quelconque. C’est écrit gros, Louis aura pas de misère à lire.

- Ah ah ah, fait Louis en guise de réplique.

- Bon, venez-vous-en, lance Fanny. Il faut présenter un extrait à M. Létourneau. Et on va pouvoir choisir quand on le présente.

- On le présente devant tout le premier cycle, souligne Alex, en appuyant sur ses mots et regardant Caroline en faisant de grands yeux.

- C’est vrai ? Devant tout le premier cycle…?, s’écrie Caroline, soudainement toute stressée (et ça ne lui en prend jamais beaucoup).

- Pis devant notre classe, complète Fanny.

- Oui, et ils ont invité le Premier ministre du Canada. Et la reine de Tombouctou, ajoute Louis.

- T’es con, fait Alex.

- Hé, hé, fait Louis, fier de ses blagues pas si drôles que ça.

Félix est arrivé dans à l’école secondaire de St-Léonard-sur-les-Îles, un peu en retard cette année-là, au mois d’octobre 2017. Qui peut prévoir un accident aussi bête. « Bête » comme il le dit. C’est le mot qu’a choisi Félix pour parler de l’évènement qui défigure sa vie.

La mort de ses parents dans un accident de voiture sur la 263. Un camion arrivé à toute vitesse en sens inverse. Pas de neige, pas de glace, juste la malchance. Sur le coup,

(32)

Page - 32 -

Félix croyait que sa mère survivrait à l’accident. Mais elle a succombé quelques jours après. Le laissant tatoué et abandonné. Mais Félix a sa grand-mère, qu’il connaît bien. Et sa sœur. Il a donc déménagé chez la mère de son père au mois de septembre, trois semaines après le départ de Lynne et René. Au fond, le changement d’école lui a fait du bien. Il ne s’y attendait pas vraiment, mais le fait de ne pas être regardé par les autres élèves comme « un pauvre petit garçon » l’a aidé à passer par-dessus peu à peu. Et il se rappelle quand il a confié ça à Alex, une semaine après son arrivée à St-Léonard-sur-les-îles. Alex avait ouvert de grands yeux ronds, lui qui était d’ordinaire si niaiseux dans ses propos, sans mot, il avait pris Félix par les épaules et il avait réussi à lui articuler : « Je comprends pas la vie, mon homme, mais il y a une chose qui sera toujours vraie, ce sont les amis… Moi, je suis là pour toi si t’as besoin… Viens prendre une bière chez nous ».

Et c’est comme ça qu’il a fait son entrée dans la classe de M. Létourneau qui leur a enseigné la moitié de leurs matières cette année. Leur titulaire connaissait ce que vivait Félix dès son arrivée. Il a toujours été compréhensif à son égard, malgré son air de fonctionnaire à cravate. En quelques jours, le nouveau a connu la sérieuse et l’organisée Fanny, Caroline-toujours-stressée puis le beau et sportif Louis. Tous trois amis avec Alex, ils étaient tellement différents entre eux que je me demandai plus tard comment ils ont toujours fait pour si bien s’entendre. « Bah, me confia Félix, nous sommes tous de bons vivants, et partants pour n’importe quoi, même Caroline, qui a une peur bleue de se promener seule dans le noir. Et puis, on s’ennuie jamais avec eux : souper à la fondue, films, parties de Risk, partys… fous rires assurés !

(33)
(34)

Page - 34 -

Chapitre 5

Félix et Sarah

24 avril 2017, l’après-midi après les cours

- Qu’est-ce que j’t’ai fait ? Tu sais pas c’que tu veux. Tu changes tout le temps d’idée, lance Sarah.

- J’ te demande juste de comprendre que ça se peut que j’aie pas le temps ou le goût de passer mon avant-midi à t’écouter jouer du violon.

- Pis laisse donc faire. J’vais m’trouver quelqu’un de moins égoïste. Pis r’donne-moi mes écouteurs, j’vais les prêter à quelqu’un qui va… qui va moins penser juste à lui…

- Osti’ qu’tu m’fais chier. T’es rien qu’une p’tite chiâleuse. T’as toujours besoin de quelqu’un pour te dire que t’es donc-ben-bonne parce que sinon t’es même pas capable de t’endurer toute seule.

- Ta gueule, je t’ai rien fait pis tu m’envoies chier. Donne-moi mes écouteurs pis ça presse.

- Non! crie Félix à Sarah.

Il lui tourne le dos et claque la porte de sa chambre, ébranlant le chalet tout entier. C’est clair que sa grand-mère a tout entendu. Il s’en fout.

(35)

Page - 35 -

« Il me semble que s’il y en a une qui devrait être capable de m’écouter, c’est bien ma soeur. Elle veut toujours que je sois là, à côté d’elle. Elle pratique tout le temps. C’est sûr qu’elle s’améliore ! Mais il y a bien une autre personne sur la Terre pour faire du bénévolat auprès de Sarah Zachary-Perreault. Mais non, je suis le seul crétin qui accepte de lui donner des conseils et de l’écouter at-ten-ti-ve-ment… »

Félix sent un trop-plein en dedans de lui. « J’sus tanné. Osti d’criss. J’sus tanné ». Il donne un coup dans son oreiller. « J’comprends pu ». Sa respiration se fait plus courte et l’eau lui monte aux yeux. « Osti que j’sus pu capable ». Il prend son oreiller dans ses bras et le sert contre lui. Il laisse des larmes descendre sur son visage.

Cinq minutes s’écoulent, les yeux fermés et couché sur le dos, des images de toutes sortes lui passent par la tête, Félix se lève, prend son coton ouaté, son I-Pod et sa casquette. Il sort et passe devant sa grand-mère avec une expression indéchiffrable dans le visage (du moins, le croit-il). « De l’air. Donnez-moi de l’air ».

Il se dirige rapidement vers la grande côte derrière le chalet. D’en haut, on voit le lac St-François presque en entier. Il marche à grands pas jusqu’à ce qu’il y ait moins de maisons sur le bord du chemin. Là, il ralentit l’allure, ses pas au rythme de la chanson qu’il écoute. Le silence se fait un court moment dans sa tête. Quelques pas. Puis les pensées reviennent vite.

(36)

Page - 36 -

« Quand tu penses que t’as fini, dans la vie, t’as jamais fini. Y a toujours quelque chose de nouveau à surmonter. Mon père me disait ça souvent. Et qu’on a tous des défis à relever. Mais un défi, il faut bien être capable de passer au travers pour que ça en soit un, un vrai défi ! » Il soupire et lève les yeux vers les arbres. Il aperçoit quelques mésanges sur le bord du chemin, dans un jeune peuplier. Elles sautent de branches en branches au rythme de leurs petits chants brefs. Dans ses poches, pas de chips crème sure et oignons.

« Je n’ai rien pour vous les p’tits zozios. On va se r’prendre une autre fois ! »

Félix baisse les yeux et regarde la neige au sol, tout en marchant. Ses traces dans la neige fondent au fur et à mesure. « Ça paraît que le mois d’avril avance… Ça serait plus facile d’être un oiseau des fois. Ça doit être tellement cool de te lever l’matin, de voler dans le ciel, de chanter pis de faire c’que tu veux de tes journées, sans obligation, sans préoccupation. Sont chanceux, eux ».

Il marche deux minutes encore sur le bord de la route, les pieds dans un gravier terne. Des pensées se bousculent dans sa tête, il essaie de ne penser à rien. Il soupire puis tourne une fois sur lui-même, les mains dans les poches.

« Au moins, c’est beau ici. Si Dieu existe, il doit ressembler à ça. Le lac qui brille au soleil, les oiseaux, les arbres avec leurs bourgeons… C’est fou – dans le bon sens du mot ! Mais la température ne va pas du tout avec moi. J’me sens plus comme un après-midi de printemps quand la neige est sale, que tout est brun et gris, même les arbres. Osti. J’vais

(37)

Page - 37 -

passer combien de temps de même encore, en criss, en morceaux ? J’vas-tu m’endormir encore ben des fois en pensant à lui de même, sans jamais savoir ? »

Au moment où Félix fait demi-tour, il se rappelle qu’il n’a pas encore fait son devoir d’ECR. « Maudit devoir ».

En arrivant dans sa chambre pour y déposer son I-Pod – ça sent bon, sa grand-mère a préparé des brownies – Félix trouve un papier au bas de sa porte de chambre :

S’cuse-moi frérot, c’est juste que j’aimerais ça que tu m’écoutes un peu des fois. Tu peux garder mes écouteurs. On se revoit au souper.

Je t’aime fort. Ta sister, Sarah.

Félix sourit malgré lui. « Cré, p’tite sœur ». Il met la main sur un papier sur lequel il écrit, à son tour.

C’est beau… des fois, je me comprends pas. Comment veux-tu me comprendre alors ? On se revoit au souper. Vive les brownies…! Ton grand frère, Fé

Message déposé sous la porte. Félix retourne à sa chambre en quelques pas. Au moment où Félix sort ses trucs pour essayer de peut-être commencer son devoir d’éthique et culture religieuse, sa grand-mère l’appelle d’en bas pour le souper.

(38)

Page - 38 -

- C’est prêt les jeunes…

- C’est beau, on arrive ! , lui répond Félix, d’une voix calme.

Félix et Sarah descendent pour mettre la table. Leur grand-mère cherche ses lunettes. - Ben, voyons, où est-ce que je les ai mises… Ah oui, fait-elle, deux secondes plus tard en mettant la main dessus. Vous vous êtes réconciliés tous les deux ? La prochaine fois, Félix, essaie de pas arracher la poignée de porte.

Félix observe en silence sa grand-mère qui lève les yeux vers lui.

- Ouin, je vais essayer, dit-il après un moment.

- …

- Ces temps-ci, j’sus pas motivé par grand-chose… J’aurais autant envie d’assister à une conférence sur les chirurgies à cœur ouvert que de me rendre en avion aux Îles Canaris…

- Je parie que tu ne sais même pas c’est où…!, lui répond sa sœur. - Recommence pas… miss Violon.

- Ben bon appétit à tout le monde. C’est fait avec amour.

- Grand-m’man, je t’avais dit que j’allais faire un devoir d’anglais chez Louis ce soir ?

- Non.

(39)

Page - 39 -

- Fait pas trop de bêtises. - Non. Non.

- Ça, c’est beaucoup lui demander, grand-m’man.

- Attention où tu verses ton jus, dit Félix à sa sœur qui est en train de vider la moitié du pichet sur la table.

Les trois partent à rire en même temps.

- Y a un linge humide sur le comptoir, Sarah.

Du jus tombe de la table pas très loin de Minou.

- Des fois, je me dis que j’aimerais bien être un chat ou un oiseau pour avoir la vie simple. Regarde Minou. Il n’a pas l’air de s’en faire avec la vie.

Le gros chat gris et noir est allongé de tout son long sur le tapis près du poêle, donnant l’impression d’être une vieille guenille usée, oubliée là. La paresse avec des moustaches, vêtue d’un collier à puces.

- Je n’aimerais pas ça être comme Minou, dit Sarah. Il ne peut pas faire grand-chose : il ne peut pas travailler pour protéger l’environnement, voyager à l’étranger faire de l’aide humanitaire ou rencontrer du monde. Mais ça m’est arrivé de penser à ça quand je me trouvais vieille.

(40)

Page - 40 -

- Tu t’es déjà trouvée vieille ?, la questionne sa grand-mère, surprise. - Oui, quand m’man et p’pa sont partis.

- …

- Des trucs peuvent parfois t’obliger à quitter ton enfance plus tôt que prévu… C’est ça qui fait qu’on peut se sentir vieux., complète Félix.

- Vous êtes ben sérieux vous autres à soir…!

Le repas se termine sur des sujets divers : les options de cours pour Sarah lorsqu’elle entrera en cinquième secondaire à l’automne, le meilleur cégep à fréquenter pour Félix l’an prochain, et des compliments sur les Brownies toujours aussi remarquables.

- C’était très bon ! Merci. - C’est gentil.

- Je vous laisse la vaisselle, lance Félix.

- Il me semblait que le pot allait arriver dans pas long. - Sister, j’ai fait la vaisselle toute la semaine passée. - C’est pas vrai, s’oppose-t-elle.

- Je te jure : t’étais à ton cours de violon mardi, chez Ariane mercredi et avec Alex jeudi… Tu disais tout le temps que t’étais pressée, alors c’est moi qui faisait la vaisselle. Et puis, toi et Alex, ça avance ?

- Chut, c’est pas de tes affaires !, s’exclame Sarah en guettant la réaction de sa grand-mère.

(41)

Page - 41 -

- En tout cas, oubliez pas de me nommer parrain. Je trouverais ça triste que ça soit quelqu’un d’autre.

- T’es vraiment con. J’sus pas enceinte. - Continuez de vous protéger !

Félix part à rire et se dirige vers la salle de bain en imitant sa sœur enceinte, les mains sur la bedaine.

« Bon, une bonne douche ». Il se regarde dans le miroir. « Pas pire, j’ai de l’allure ce soir. Ce shampoing-là me donne des beaux cheveux. J’ai dix minutes pour prendre ma douche. Je vais me dépêcher. Ah non, Sarah a encore pris ma serviette. Je vais prendre la sienne. Elle va se choquer, mais ça fera pas changement de l’habitude…! »

(42)

Page - 42 -

Chapitre 6

Félix et Louis

24 avril 2017, début de soirée

C’est frais dehors. Félix avance sur la rue Cartier, les mains dans les poches, ses cheveux dépassent d’une capuche en coton ouaté.

« Ouin, ça s’ra frais en rev’nant », songe-t-il.

Il s’arrête et regarde un grand arbre de haut en bas, un orme. « C’est ben silencieux ! Ça fait du bien tout d’un coup. Quand je pense que chez Alex, la télé est toujours ouverte… ».

Félix remonte sur son épaule la courroie de son sac à dos. Une voiture passe, et l’éblouit complètement. Il détourne les yeux un moment.

« Belle Civic. Le frère de Louis en a une pareille. C’pas trop cher, p’t’être que si j’travaille tout l’été… C’est tellement l’fun de rouler sur l’autoroute le soir, et encore mieux quand il pleut. Avec de la bonne musique… Oups. Louis va m’attendre un peu… » Félix

(43)

Page - 43 -

ralentit l’allure en arrivant chez Louis, il se passe la main dans les cheveux et sonne à la porte.

- Salut ! lance Louis. - Salut.

- En forme ?

- Ouep. Y fait vraiment beau dehors. C’est tranquille. - C’est frette un peu par exemple.

- Ouin, dit Félix en souriant. - Entre, je te laisserai pas dehors. - J’m’en doutais ben.

- Pis, t’a regardé le dev’ d’anglais ? - Non, je…

- Ça va être long.

« Tant mieux », se dit Félix en accrochant son chandail dans le vieux placard à droite dans l’entrée. Il enlève ses espadrilles. Il se rappelle l’odeur accueillante et familière de la demeure. Louis a des parents vraiment sympathiques, un grand frère vraiment trippant. Il est chanceux. Et ses deux petites sœurs sont encore à l’âge de se faire discrètes, encore à l’âge d’être qualifiées d’agréables. Louis descend au sous-sol, suivi de Félix.

- On peut travailler sur l’ordinateur. - Oui, c’est une bonne idée.

(44)

Page - 44 -

- Prends la chaise qui est là. C’est pas ma plus confortable, mais… - C’est pas grave, j’sus encore jeune : pas d’arthrite, pas encore. - Ah, ah. Toujours aussi drôle, dit Louis, ironique.

- Qu’est-ce que tu veux… J’sus fait de même.

Félix s’assoit près de Louis.

- Ah non ! J’ai oublié mon sac en haut. - Ça, c’est toi à cent miles à l’heure.

Félix remonte l’escalier en quelques pas. Louis est toujours dans les premiers à mettre la main sur les nouveaux groupes de musique, il en fait souvent découvrir à ses amis. Et il vient de trouver le fichier qu’il voulait.

- Tu as déjà entendu ce groupe-là ?, demande Louis à Félix qui vient de redescendre les marches.

- Non. C’est bon comme groupe !

- Okay, question 1. Describe the main character. Ark… Ça va être plate… - C’est pour ça qu’il faut faire ça en équipe.

- Mets-en.

Félix s’assoit tout près de son ami. Leurs bras se touchent à chaque fois qu’ils pointent un mot sur l’écran.

(45)

Page - 45 -

- Attends, je vais chercher dans le dictionnaire, sur l’ordi. - Ouin, worried… worried…

- What does it mean ? What does it mean ? , fait Louis avec une drôle de petite voix de farfadet malicieux.

- Je l’ai… euh… soucieux… ou inquiet…

- Les deux veulent pas mal dire la même chose. C’est bon signe. - Ouin, bon… question 2.

- Why did the dog bark when Bill’s girlfriend entered the garden? - Why did the…

- …bark doit vouloir dire japper…, précise Louis. - Ça aurait de l’allure. Veux-tu que je le cherche ?

- Non, non. It’s because… Comment on dit ça « il reconnaissait l’odeur » ? - Euh… he recognized…

- It recognized… c’est le chien… faut dire « it »…

Félix est à moitié concentré. Le dev’ d’anglais, c’est pas important. Être à côté de Louis, c’est comme être en vacances ou prendre une marche en plein air. Tu voudrais jamais que ça ait de fin. « Je pourrais faire de l’anglais comme ça pendant des heures. Tout compte fait, c’est bon pour mes notes ! », songe-t-il.

Félix porte presque toute son attention sur une intrigue secrète, bien à lui. Une quête qui lui est venue à l’esprit depuis quelques mois. Un souhait sorti tout droit du brouillard

(46)

Page - 46 -

de ses rêves. Mission planète mars 02-aY9-G (s’étant d’abord senti comme un extra-terrestre, il a tout de même choisi d’explorer le terrain, quitte à partir souvent dans la lune).

« Si je déplace mon bras, est-ce qu’il va se rapprocher ? Je risque pas grand-chose, je vais essayer ».

- Fé’. Hello ? Are you on earth ? E.T., E.T.-téléphone-maison. - Hein ?! Ah, s’cuse-moi j’étais dans ma tête.

- Eh que ça t’arrive souvent ça !

- Ouin, ma sœur aussi me dit tout le temps ça. - Elle va bien ta sœur ?

- Oui. Elle veut tout le temps que je l’écoute jouer du violon. Toi, t’as passé une bonne semaine ?

- Oui, j’ai été avec mon père à Québec, il a commandé son passeport. Il part deux semaines en Allemagne avec ma mère cet été.

- Ils te laissent la maison ?

- Si tu veux, ouin. Mais mon cousin va passer souvent pour voir si je suis correct, voir si je suis pas en train de faire des mauvais coups à l’insu de « my parents »…

Félix part à rire.

- De toute façon, même s’il te voyait en plein openhouse, il ne lui resterait plus qu’à se joindre à vous.

(47)

Page - 47 -

- Eh, tu connais pas mon cousin, toi. Pogné, sérieux, y est plate à mort. - J’vais être plate à mort là : le dev’ avance pas.

- Ouf ! Question 3.

Félix est surpris. Louis vient d’approcher sa chaise de lui. Leurs épaules se touchent. Félix ferme les yeux.

« Y est tellement beau ».

Il jette un coup d’œil discret vers son ami, un léger frisson presque imperceptible lui parcourt la nuque.

- How does Bill convince his brother to dance with his girlfriend ? - C’est ben plate comme texte ça.

- Ça et une conférence sur la croissance du lichens dans la Toundra, pas mal pareil.

- Où tu vas chercher ça ?!

- Dans mon imagination, mister… répond Louis en pointant sa tempe gauche, le sourire au coin des lèvres.

Félix fait semblant d’être découragé.

(48)

Page - 48 -

- De l’anglais, cher ami, de l’anglais… - Je finis tout le temps par parler espagnol… - Heureusement que t’en parles pas dix, hein ! - Find eight adjectives describing the garden.

- Quiet…

- Old…

- Worried…

- Non, ça, ça veut dire soucieux… T’as déjà vu un jardin soucieux ?!

Les deux partent à rire. Louis se lève.

- Tu veux de quoi à boire ? - Ouin, qu’est-ce que t’as ?

- Du lait, de l’eau, du jus, de la vodka...

- J’vais te prendre un verre de jus, s’il te plaît, esquissant un sourire. - C’est beau. Ça sera pas long.

Félix s’étend sur le sofa. Il croise les bras derrière sa tête.

« C’est pas la première fois que je me sens de même. Je suis pas comme les autres gars… Faut vraiment que je me mette à tripper sur Louis…? C’est trop fou. Pourquoi ça m’arrive à moi ? Mais Louis a pas l’air de savoir ce qu’il veut. De toute façon, je dois m’imaginer des choses. Il a l’air distant. Il est peut-être juste gêné. J’aimerais juste savoir.

(49)

Page - 49 -

J’ai pas hâte de m’en aller. Si je pouvais juste avoir une idée, un indice qui me dit s’il est intéressé. Qu’il se colle vraiment sur moi, pas juste de quoi de normal. Mais en même temps, je serais vraiment gêné de lui parler de ça là… »

Félix ferme les yeux et inspire profondément, pour bien peser chacune de ses pensées. Lourdes de sens, et d’avenir. Ce n’est pas la première fois qu’il discute du sujet avec lui-même. Son cerveau est l’hôte d’une singulière comédie. Drame ou comédie ? Félix aimerait mieux que ça se transforme en film d’actions, tant qu’à parler de cinéma !

Soupir. « Le mieux, c’est de profiter du temps que je passe avec lui. Je suis tellement bien avec… »

En parlant du loup, celui-ci redescend les marches en chantonnant une de ses tounes en anglais.

- Y reste juste une question. - Ouin, c’est pas pire.

- Elle a l’air longue par exemple, dit Louis. - Trop beau pour être vrai. Tu fais quoi après ?

- Je vais faire mes bagages pour notre visite d’en fin de semaine à mon parrain à Rimouski, vu que je m’en vais étudier là l’année prochaine. Pourquoi, t’aurais voulu faire de quoi ?

(50)

Page - 50 -

- Non, non, ma grand-mère va m’attendre, je lui ai dit que je reviendrais à neuf heures et demie. Je vais me coucher tôt. Je suis fatigué.

- Okay.

« Pourquoi j’ai répondu ça ? Non, ma grand-mère va m’attendre. Ma grand-mère va m’attendre. Osti d’con. J’sus même pas foutu de lui dire la vérité. Ça m’aurait tenté de rester. On aurait peut-être écouté un film… »

Encore une fois, assis tout près de Louis, devant un devoir d’anglais plate à mourir, Félix tente en vain d’obtenir un infime indice. A-t-il donc tout perçu de travers l’autre fois chez Fanny ? Peut-être que s’il lui posait la question… il doit faire vite, il ne lui reste que quelques précieuses minutes.

- Merci pour le jus. - De rien, répond Louis.

- Question 5. Could you describe the behaviour of the dog when it starts raining ? Please, use tree adjectives in your answer. Euh...behaviour…?

- …comportement…

- Ah oui, c’est ça. Sais-tu… T’es assez bon en anglais, toi !

- J’me débrouille. J’pourrais cruiser en anglais. Hey ! Darling, what do you do tonight ? Would you come with me…

- Oh yeah… dit Félix en partant à rire. - Bon… Its behaviour was…

(51)

Page - 51 -

- …strange…

- Euh… J’sais pas moi.

Louis finit de répondre à la question. Il regarde l’heure.

- Ouin, ça a passé vite. - En bonne compagnie.

- Ouep ! Eh ben, mon Fé’ , à la prochaine !

Félix remonte l’escalier, lace ses espadrilles. La porte s’ouvre et se referme. Mission terminée, échec à nouveau. Neuf heures et quart. Quinze minutes avant de mettre une musique qui crache dans ses oreilles. Quinze minutes avant de faire semblant que tout-va-bien quand il passera devant sa grand-mère qui sera dans sa chaise, à lire ou à regarder la télévision. Quinze minutes avant l’insomnie. Il commence à pleuvoir, c’est frais. Félix resserre son coton ouaté autour de son cou. Pour une fois, la température ressemble à comment il va.

(52)

Page - 52 -

Chapitre 7

Olivier et Thomas 1er mai 2017

Ce matin, le Caféine est désert. Hier, Félix me racontait à quel point il pouvait être distrait parfois : il avait encore embarré ses clés dans sa voiture en marche. Quand je lui ai dit que sa vie pourrait un jour faire un roman, Félix est parti à rire. Moi aussi j’ai une histoire, plein de petites histoires, des amourettes sans valeur. Félix et moi avons en commun que ça n’a pas toujours été facile, surtout les premières fois ! Félix a une histoire qui s’appelle « Louis », les miennes s’appellent « Thomas », « Guillaume », « Étienne », « David »… autant de noms que de bonheurs et de malheurs dans mon cas ! Mais avec Félix, je suis sûr que ça serait différent. Il est pas comme les autres. Et des histoires, j’en ai entendues et réentendues ! Mes clients au bar, ils jasent avec un verre dans le nez, alors…

Le St-Léonard est un bar comme les autres. Il crache sa musique dans l’univers, bar ouvert aux esprits fermés. Des dizaines de corps s’animent autour des bouteilles et des fumées. Les pieds couverts d’égo. Les rires vides. Les regards sont inquiets et cherchent. Dans ces endroits, des amis, il y en a peu. Et pour combien de temps ?

(53)

Page - 53 -

C’était cette année, fin octobre, au début de ma première année au cégep. Deux filles qui frôlaient l’âge de la majorité venaient d’entrer. Elles parlaient sans même s’écouter. Pendant plus d’une heure, elles ne parlaient que d’elles-mêmes. Se versaient dans l’autre comme un égout dans une rivière. Ces clients-là me dégoûtent. Leurs amitiés ne tiennent qu’à ça : avec toi, je me vide le cœur et de toi je me câlisse.

J’étais rentré à 22h00, les étudiants étant en congé, c’était plus tranquille que d’habitude. Mon ami Thomas, que j’avais rencontré ici, était assis au bar. Quelques clients que je connaissais bien me saluèrent. Ils me surnommaient « le T.S. » J’adorais jaser avec tout le monde ce qui m’avait valu ce surnom. Ça me faisait rire.

J’entendais des histoires vieilles comme le monde. Des Sisyphe quotidiens. Un nouvel amour, un projet, l’achat d’une voiture neuve, quelques onces de Jack Daniel’s, et les voilà repartis, les jours se succèdent au travail, le patron qu’on peut pas sentir, la déprime, le salaire de misère, un accident de voiture et les assurances ne paient pas, les tabarnak. Pas d’emploi depuis des semaines, un logement, ça se paye pas de même, osti’. Un chien qui s’est fait frapper par une remorque, on pourrait gagner un séjour en Floride. C’est pas un 6/49, mais quand même… Cette semaine, 46 millions à Loto-Québec. Qu’est-ce que je ferais avec ça ? Dix heures. Onze heures. Une heure et demie. Trois heures du matin. Fin de mon chiffre de travail. Entretiens terminés.

Thomas était resté jusqu’à la fermeture, c’était la quatrième fois qu’il faisait ça. Comme je rangeais mes verres, je lui jetai un coup d’œil intéressé. Il écoutait la télé. Il était

(54)

Page - 54 -

assez grand, comme moi… toujours bien habillé. Et il sentait bon. « Ce soir, me dis-je, je fais un move ».

- Oli, on se paye une bonne poutine ?, me lança-t-il sur un ton joyeux. - Je suis partant. Donne-moi dix minutes.

On avait été marcher en ville. Pis on avait pris un café. Je repensais sans arrêt à la fameuse soirée où on avait pris un peu trop d’alcool… J’avais été dormir chez lui… dans son lit ! Il m’avait dit, comme ça : « J’te laisserai pas dormir à terre, y a assez de place sur mon matelas ! » Inutile de préciser que je n’avais pas dormi de la nuit. L’écouter respirer à côté de moi, c’était trop beau. J’avais eu le goût de le serrer dans mes bras, mais j’avais hésité. C’était peut-être trop vite.

- C’est la meilleure poutine en ville ! - Mets-en, lui dis-je entre deux bouchées.

- Pis, quand est-ce que vous présentez votre spectacle de musique au cégep ? - Dans trois semaines ! Ça avance, ça avance… Tu veux venir nous voir ? - Ben oui, pourquoi pas !

- T’es-tu pressé à soir ?

- Non, non… J’ai un cours demain à 11h00.

- Okay.

Il était quasiment quatre heures du matin. C’était frais dehors. Il s’était assis tout près de moi sur le banc. « Vas-y Oli, c’est le moment ou jamais ! » m’étais-je dit.

(55)

Page - 55 -

- Ouf ! Je commence à m’endormir, m’avait dit Thomas, en posant sa tête sur mon épaule.

C’était le geste que j’attendais. Je m’étais penché vers lui et je l’avais embrassé. Ses lèvres étaient tièdes. Il avait ouvert les yeux, figé.

- T’es fif ?

Décontenancé par sa réplique, j’ai failli le prendre à la blague, mais à son expression, j’ai bien compris que je venais de faire la pire erreur de ma vie.

Je me suis levé. J’étais pas triste, j’étais en criss. J’habitais à une heure en bus, j’ai fait tout le trajet à pied. J’ai traversé la ville en entier. Quand je suis arrivé chez moi, le soleil se levait. J’avais un examen à 9h30. Je m’en foutais complètement.

(56)

Page - 56 -

Chapitre 8

Félix et ses amis

31 mai 2017, milieu d’après-midi

L’alarme d’incendie sort Félix de la lune. M. Létourneau se lève et demande aux élèves de sortir calmement à sa suite. Une alarme de même, c’est comme une douche froide ou un échec, ça te plante tout entier les pieds dans la réalité.

- On se rassemble sur le terrain de soccer du côté de l’entrée principale. Allez, on ne traîne pas.

- Monsieur, dit un élève, est-ce que c’est une pratique ?

L’enseignant ne répond pas. Félix et Caroline rejoignent Alex et Fanny en se dirigeant vers le terrain de soccer.

- Cette foutue cloche aurait pu sonner pendant la pièce de l’autre équipe. C’était encore plus plate.

(57)

Page - 57 -

- Caroline, je pense que t’es juste pas capable de sentir le français tout court, dit Félix. Tu fais une sorte de réaction allergique à toutes les phrases qui contiennent les mots Bescherelles, dictionnaire ou grammaire…

- Arrêtez de chiâler, ajoute Alex à l’intention de Caroline, on a au moins la chance de sortir dehors au lieu d’être assis en classe.

- Je me demande bien qu’est-ce qui est arrivé pour que l’alarme parte… - Regarde, Fanny, on a notre réponse.

- Aïe ! J’espère que personne n’est pris dans le laboratoire. - As-tu vu la fumée qui sort de là ! lance un élève à proximité.

- Le prof de sciences a déjà mis le feu une fois l’année passée, ajoute un autre.

Tout le monde est maintenant rassemblé sur le terrain de soccer.

- Monsieur Létourneau n’a pas l’air trop stressé par l’événement. - Il doit en avoir vu d’autres… Il a quel âge déjà ?

- Au moins quatre-vingt. - T’es con.

- Louis manque de quoi, lance Caroline en voyant les pompiers arriver. - Il est où Louis ? s’inquiète Félix.

- Chez le dentiste, répond Fanny.

- Ouin, Fanny, t’as l’air pas mal au courant de sa vie. - Arrête donc, lance-t-elle à Alex, t’es jaloux ? - Peut-être.

(58)

Page - 58 -

Félix se demande si Louis sera à temps au gymnase pour jouer au badminton. Ils ont réservé un terrain comme à tous les mercredis après l’école depuis un mois.

- Fé’ ?

- Hein, dit-il, nonchalant.

- On peut retourner en classe, annonce Fanny.

- Ça veut dire qu’on présente notre pièce au prochain cours ? se demande Caroline.

- C’est poche, on s’en serait débarrassé.

- Alex, Alex… Qu’est-ce qu’on va faire avec toi ?

- Marie-le Fanny, je te l’ai dit, fait Caroline, question de se mêler de ses affaires….

***

Félix. 31 mai 2017.

Louis arrive trois ou quatre minutes plus tard. Félix l’attendait à la porte.

- C’est pour me montrer tes belles dents que tu souris comme ça ? - Non, I feel good… , répond Louis sur l’air de la chanson bien connue.

(59)

Page - 59 -

- Bon…

- Allons nous dégourdir les pattes.

Louis et Félix font trois tours de gymnase pour se réveiller.

- Une chance que j’ai acheté de nouveaux volants. Ça coûte un prix de fou pour les louer. J’ai fait le saut l’autre fois.

- C’est pas pire que la fois où je suis venu ici en bottes. J’avais oublié mes espadrilles. Ça joue très bien en bottes…

- Bon, on va voir si on n’est pas trop rouillé, lance Félix en riant.

Il fait le service.

- Attends ! J’sus pas prêt.

Ils font plusieurs échanges. Plutôt à forces égales, c’est à cause de ses mauvais services que Félix perd la première partie. Louis s’avance près du filet pour lui serrer la main.

- Pas grave mon Fé’.

(60)

Page - 60 -

Tout près du filet, loin derrière. Sur les côtés. Félix essaie de faire courir Louis à en perdre souffle. Il s’arrête trente secondes pour attacher son lacet, et les voilà repartis pour quelques routines.

- Dégage, dégage, amortis…

- Amortis, amortis, dégage… Ah non ! Raté.

Seize heures quarante-huit. C’est le temps d’y aller.

- Ouep. C’est good. Bien joué. Ton dernier coup était vraiment fou. - Hé hé !

- Ouf ! J’ai vraiment chaud, lance Louis. - Mets-en.

- Rendu chez nous, je saute dans la douche !

Louis rejoint Félix à l’entrée du pavillon sportif au moment où une dame âgée entre avec son nécessaire de jogging. Les deux adolescents marchent côte à côte sur le boulevard. Ils tournent à droite vers le centre-ville. Ils sont à l’entrée du parc des Boisés St-Léonard. L’endroit est normalement très achalandé les soirs. Pour le moment, les bancs et les chats sont seuls sous les grands arbres. Un écureuil gris les regarde passer, l’air perturbé. Félix et Louis passent par leur raccourci habituel, un sentier improvisé par les piétons au début du printemps. Les herbes sont piétinées sur le sol terreux. Louis part à courir sans avertir.

(61)

Page - 61 -

- Le premier arrivé à la fontaine ! - Ta gueule, c’est pas juste !

Louis n’entend rien. Il court à pleines jambes. Félix le rattrape, et au lieu de le dépasser, se jette dessus pour l’arrêter.

- C’est pas juste, tu peux pas lancer un défi de même. C’est pas fiable. - Tu le sais que tu cours plus vite que moi de toute façon.

- Je sais pas, je…

Félix est sur Louis, les genoux de chaque côté de sa poitrine. Il tient son ami une main sur son bras et l’autre sur son épaule gauche. Moment incertain.

- Tu fais quoi ? Tu penses que tu vas m’empêcher de courir ? - Essaie de t’en sortir, pour voir.

Louis prend Félix aux épaules et pousse. Il se jette sur son ami, tenant ses bras avec ses jambes, les sacs à dos de travers, sur le sol. Louis est vraiment proche de Félix. Son visage est vraiment tout près. Félix retient sa respiration. Pour Félix, le temps s’arrête. Tout d’un coup, Louis s’empare des deux sacs à dos et s’enfuit.

- Rattrape-moi pour voir ! - Eh !

(62)

Page - 62 -

Félix finit par rejoindre Louis à la chute d’eau.

- Donne-moi mon sac ! - Tiens, t’as perdu.

- Pas du tout. C’est toi qui as triché.

Les deux s’arrêtent un moment pour respirer. Félix voudrait parler à Louis. Prendre le temps de stopper le trafic dans sa tête, arrêter de se poser toutes sortes de questions. Il regarde Louis. Félix baisse les yeux et les relève, masquant son souci, en silence.

- Bon, faudrait pas qu’on arrive en retard.

- C’est vrai, répond Louis, le souffle encore un peu court.

***

Félix

29 mai 2017, soirée

Le poêle à bois est allumé. Les yeux dans les flammes, passent quelques minutes. Il s’imagine en présence de Louis. Il revoit la scène de l’après-midi. Il s’imagine à l’embrasser aux Boisés St-Léonard. Il s’imagine une première fois à poser sa tête sur son épaule, à rire avec lui… le serrer dans ses bras. Juste passer du temps avec lui. Juste pour

(63)

Page - 63 -

être bien. Tout d’un coup, il réalise la teneur de ses pensées. « C’est pas possible. Je rêve. C’est impossible. Il n’est pas de même, Louis. Je ne devrais pas y penser. Parce que ça arrivera jamais ». La grand-mère de Félix vient s’asseoir dans l’autre chaise berçante placée à droite de celle dans laquelle son petit-fils est assis.

- Tu as passé une belle journée Félix ? - Oui… Je… C’était bien.

- …

- L’alarme de feu est partie à l’école. - C’était une pratique ?

- Non. Je pense que le prof de sciences a eu un problème avec une expérience au laboratoire…

- C’est pas très prudent.

Félix regarde le feu qui s’agite. Il sait que s’il regarde sa grand-mère dans les yeux, elle devinera que son petit-fils bien aimé est préoccupé. Pas besoin de le regarder dans les yeux, elle sait bien que son cher petit Félix est ailleurs. « Si grand-m’man savait ce qui mijote dans ma tête, elle ne le croirait sûrement pas… » Félix sourit en dedans de lui, il se trouve bien comique tout d’un coup.

(64)

Page - 64 -

Chapitre 9

Félix, Louis et Sarah 3 juin 2017, début de soirée

- Je me suis vraiment améliorée, dit Sarah en déposant un grand verre de lait au chocolat sur le clavier couvert de partitions de musique.

- Ça te fait une moustache, sister, intervient Félix.

Louis retient un fou rire. Son frère Étienne s’était promené toute une soirée avec une coulisse de pâte à dents sur son tricot noir à carreaux. Et il en avait vu du monde ce soir-là : il échangeait avec chacun, souriait aux plus belles femmes au point de risquer une tendinite, et il se rendait au moins à chaque quart d’heure au comptoir du bar... Personne ne lui avait dit d’enlever la trace dégueulasse qu’il avait sur son vêtement dernier cri. Il avait eu l’air d’un crétin. Louis s’en voulait un peu de ne pas avoir parlé – entre frères, quand même...! Mais il s’était dit qu’Étienne était assez vieux s’occuper de lui-même.

- Une moustache ? Ah…

- Prends ce vieux chiffon pour t’essuyer la bouche.

- Un vieux chiffon… Tu parles de mon chandail de New-York…! Je l’ai payé soixante piastres !

Références

Documents relatifs

Alors, l'image de l'étoile sera sous la forme d'un petit disque de lumière entouré concentriquement d'une série d'anneaux lumineux de faible intensité appelés anneaux de

Sa copie, 8 pages, fut corrigée par son propre professeur de mathématiques : elle était bonne et conforme aux résultats scolaires obtenus durant l’année (c’est ce que dit

[r]

On nous informe que l’objectif de cette directive est de diminuer le plus possible la propagation de la COVID-19 ET de ses variants en incitant la personne qui présente un ou

Vue de la machine Brinell et du four du Laboratoire d’essais du Conservatoire national des Arts et Métiers, qui ont servi à Félix Robin pour mesurer la dureté à chaud de

Analyser la série temporelle avec la méthode POT et comparer avec les résultats obtenus avec ceux des questions

Mes jours, mes nuits, mes peines, mes deuils, mon mal, tout fut oublié ; Ma vie de désœuvré, j’avais dégoût d'la recommencer Quand il pleuvait dehors ou qu’mes amis

Les commissions régionales sont compétentes pour les marchés initiés au niveau régional par les chefs des administrations publiques, des établissements publics,