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Processus constitutionnel et société civile : de la négation à l acceptation?

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Academic year: 2022

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l’acceptation ?

Jawhar BEN MBAREK Entretien avec le PNUD

Commençons par une remarque liminaire qui a son importance : il n’y a pas de société civile tunisienne. Il y a des sociétés civiles au pluriel et elles s’organisent autour de trois clivages : une société civile indépendante qui s’oppose à une société civile partisane, une société civile moderniste laïque qui fait face à une société civile conservatrice, proche de l’islam politique et enfin, une société civile dont le seul but est de constituer des réseaux d’organisations-écrans qui financent le terrorisme. Cette dernière catégorie n’appartient pas réellement à la société civile et il faut absolument distinguer entre les organisations proches des islamistes et celles qui financent le terrorisme, elles ne sont pas de même nature et ne recherchent pas la même chose.

Ce dont je vais témoigner ne concerne ainsi qu’une fraction de la société civile : celle qui est indépendante et d’inspiration moderniste. D’autres acteurs présenteront sans doute les choses différemment. Les événements que nous avons vécus ont beau être les mêmes, la perception que l’on en a diffère énormément. En témoigne le fait qu’une partie de la société civile qualifie aujourd’hui le sit-in du Bardo de sauvetage, alors qu’un autre segment de la société civile le considère comme une tentative de coup d’Etat. Voyez à quel point le décalage est grand entre une action de sauvetage et une action de traîtrise !

Je vais donc exposer une vision partielle et partiale de la manière dont une fraction de la société civile, a vécu la transition démocratique et le processus constitutionnel.

Pour cela il faut revenir sur l’effort de proposition qui a été celui de la société civile, sur les initiatives qui ont permis à la société civile d’être force de proposition par rapport au contenu de la Constitution et il faut également revenir, et c’est essentiel, sur la réactivité de l’Assemblée nationale constituante vis à vis de ces associations.

La relation entre la société civile et l’Assemblée a énormément évolué, et est passée de la négation à l’acceptation. On peut identifier trois phases. La première est placée sous le signe de la négation : le rôle de la société civile dans la transition démocratique est nié par les élus et les partis politiques sous des prétextes politiques de légitimité électorale et de représentativité. La deuxième consiste en un moment de résistance réciproque, l’Assemblée et la société civile s’oppose. La troisième phase, c’est le dénouement de la crise : il s’agit de la dernière année des travaux de l’Assemblée nationale constituante, et c’est à ce moment que les contributions de la société civile sont acceptées et intégrées au travail parlementaire mené au palais du Bardo.

A l’origine de l’exclusion de la société civile

Pour comprendre ce processus d’exclusion de la société civile, il faut revenir en arrière, avant les élections et la mise en place de l’Assemblée nationale constituante. Car le processus d’exclusion de la société civile commence lorsque la Haute Instance pour

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la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique s’est agrandie. Les soixante-quinze membres initiaux de cette instance qui était le législateur de l’époque, le seul pouvoir avec un semblant de légitimité, étaient principalement issus de la société civile et les partis politiques étaient très minoritaires.

Ceux-ci n’avaient pas pris part à la révolution, ils étaient inconnus à la plupart des tunisiens, même Ennahdha qui, comme tous les autres partis, était absent de la scène politique depuis une quinzaine d’année. Ce n’est qu’une fois réveillés du choc de la révolution, qu’ils ont réalisé qu’ils n’étaient pas du tout représentés dans les instances provisoires. La Haute Instance a alors pris une décision que j’ai considérée comme un coup d’Etat dans la révolution : elle s’est ouverte aux partis politiques. Béji Caïd Essebsi, qui était alors premier ministre, les dirigeants des principaux partis politiques et les dirigeants de la Haute Instance se sont mis d’accord pour élargir la composition de l’instance aux partis et ont doublé le nombre de ses membres. Les équilibres ont complètement basculé. Désormais, les partis politiques avaient pris en main les rennes de la transition démocratique. Ils n’avaient pas pu supporter les quelques mois où la société civile avait été au pouvoir. Impossible pour eux de laisser la transition aux mains de la société civile. Evidemment, dans une situation normale c’est aux politiques de gouverner, pas à la société civile, mais dans la Tunisie en 2011, la situation n’avait rien de normal, elle était extraordinaire, et les partis politiques ne représentaient rien.

Leur donner tout, c’était tout faire basculer.

Ce basculement s’est manifesté clairement lors l’adoption de la loi électorale dont on a compris, après coup, qu’elle constituait l’unique raison pour laquelle les partis politiques avaient intégré massivement la Haute Instance. Deux ou trois partis majeurs se sont ainsi retirés tout de suite après avoir voté la loi électorale. C’était une loi défavorable à la société civile, les modalités de financement prévues pour la campagne l’étaient tout autant. Il s’agissait de limiter l’accès de la société civile à l’élection. Cette loi a ainsi offert sur un plateau d’argent l’Assemblée constituante aux partis politiques alors qu’ils n’avaient pas de représentativité. Il était impossible que des partis politiques représentatifs se constituent en sept ou huit mois. Ce manque de représentativité a constitué une faiblesse congénitale de l’Assemblée constituante, elle a limité sa légitimité. Lorsque les électeurs ont voté, en octobre 2011, pour des partis, c’était essentiellement par défaut : ils ne connaissaient pas les partis. Ce manque de représentativité est encore important aujourd’hui. Les gens ne votent toujours pas pour des raisons politiques. Les partis sont en crise de légitimité et cette crise va prendre des années à se résorber. La loi électorale et le primat accordé aux partis politiques a provoqué un problème qui hypothèque encore aujourd’hui la transition démocratique : il s’agit du décalage entre la carte sociale de la Tunisie et sa carte politique.

La carte réalisée en fonction des indicateurs de développement économique et humain, du chômage, de la pauvreté, de l’exclusion, est claire ; elle est divisée en deux, et oppose l’est à l’ouest. Elle est rouge vif à l’ouest, presque blanche à l’est. La carte électorale aurait dû correspondre à cette fracture sociale, ou du moins l’exprimer, alors que la fracture politique du pays oppose le nord au sud. Ce n’est donc pas sur une base politique et sociale que les gens votent mais sur une base idéologique, les sympathisants islamistes étant au sud et les sympathisants modernistes au nord. Je crois qu’on commencera à sortir de cette crise quand les gens voteront sur la base de la fracture économique et sociale et non plus idéologique. On a voulu par un acte violent imposer les partis politiques à une société qui n’y était pas prête et a été poussée à se

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de conséquences.

Des associations forces de proposition mais tenues à l’écart du processus constitutionnel

Les associations de la société civile ont cherché à s’impliquer dans le processus constitutionnel. Doustourna, l’association que j’ai contribué à fonder, a rédigé un projet, mais nous n’étions pas les seuls à le faire. Il y a eu au moins quatre projets sérieux – le nôtre, celui de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens, celui des experts pour la Haute Instance et la contribution de Sadok Belaïd, qui a rédigé un projet en tant que professeur de droit.

Le projet de Doustourna a une double particularité : il a été élaboré directement par des citoyens et c’est un projet laïc. Le projet émane de la société civile, mais c’est le seul projet élaboré dans le cadre d’une action participative et citoyenne. La première étape du projet a été de rédiger un manifeste de quarante-cinq points, fruit d’une discussion entre amis sur les grandes lignes de la réforme constitutionnelle et sur le socle à donner à cette réforme. Nous avons profité de ce texte pour lancer un débat dans les régions : nous avons commencé par le grand Tunis puis avons organisé une soixantaine de débats, pratiquement dans toutes les régions avec les citoyens. Ces débats nous ont permis d’entrer dans une deuxième phase de correction du texte, à la lueur des remarques qui avaient été faites. C’est alors que nous nous sommes dit que nous pourrions aller plus loin et élaborer un texte constitutionnel, formé de propositions concrètes, et effectivement le 26 juillet 2011, date initialement prévue pour les élections, nous nous sommes retrouvés à quatre cent personnes à Mahdia pour débattre d’un projet de constitution. C’était les assises de la société civile. Il y avait des citoyens de tous les horizons, des jeunes des moins jeunes, des fonctionnaires, des chômeurs, des salariés... Nous avons travaillé quatre jours en petits groupes, en ateliers thématiques, et nous avons produit un texte qu’on a appelé « Doustourna », c’est-à-dire « notre Constitution ». Le texte est le produit d’un débat citoyen car même si des experts ont participé aux discussions, c’était en tant que citoyens. A ce titre, ils n’ont pas mené les débats plus que les autres, et n’ont pas imposé leurs choix. C’était une expérience formidable, tout le monde a participé.

Le projet est également à part en raison de son contenu : c’est un projet laïc. Nous étions les seuls à proposer la révision de l’article 1er de la Constitution pour distinguer entre la religion du peuple et l’Etat. On a considéré que l’article 1er confondait les deux, et qu’il fallait distinguer l’islam en tant que religion du peuple et la neutralité de l’Etat, qu’il fallait souligner le fait que l’Etat n’a pas de religion mais le peuple a une religion.

De plus, en ce qui concerne la restructuration de l’Etat, nous étions les premiers à poser la question de la décentralisation. Nous avons proposé une réforme totale de l’organisation de l’Etat. L’essentiel de l’idée a été repris par la suite dans le chapitre VII de la Constitution qui a mis en place les principes généraux de décentralisation. C’est un bon chapitre qui peut mener à une véritable réforme de l’Etat mais qui reste pour le moment théorique et qu’il est impératif de confronter à la législation. Nous étions aussi les premiers à parler de cour constitutionnelle quand les autres voulaient créer un conseil constitutionnel. La cour constitutionnelle que nous proposions ne ressemble pas à celle dont les grandes lignes ont été définies dans le texte constitutionnel : nous

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voulions qu’elle puisse être saisie par les citoyens, ce qui n’est pas le cas. Les députés ont gardé le nom de cour constitutionnelle mais pas le contenu, puisqu’ils ont en réalité créé un conseil constitutionnel, qui ne peut être saisi que par les autorités, à la manière du Conseil Constitutionnel français.

C’est lors de la plénière de clôture de ces assises de Mahdia, une fois le texte rédigé, que nous avons décidé d’aller défendre nos idées pendant les élections. Il n’y avait aucun obstacle de principe à ce que des candidats indépendants entreprennent ce projet, c’est pourquoi nous avons crée le mouvement Doustourna, c’est à dire « Notre Constitution».

Nous nous sommes présentés dans onze circonscriptions et avons profité de la campagne pour communiquer à grande échelle sur notre projet. La campagne nous a permis de gagner en visibilité et de défendre notre projet. Nous n’avons pas eu de siège mais ce n’était pas l’objectif, nous savions que face aux partis politiques, nous n’avions aucune chance ; nous voulions par contre nous servir de la campagne pour donner davantage d’autorité à notre projet. C’est ce qui nous a permis de le mettre ensuite sur la table de l’Assemblée constituante, qui l’a accepté comme projet de départ avec les trois autres.

Nous avons cette conviction que la question constitutionnelle n’est pas une question qui concerne exclusivement les partis politiques, c’est aussi un enjeu pour la société civile. Le manque d’acteurs issus de la société civile a d’ailleurs constitué une faiblesse au sein de l’Assemblée constituante. Même les militants qui s’étaient engagés contre Ben Ali étaient là comme représentants de leurs partis politiques et n’avaient pas le comportement ni les pratiques des acteurs de la société civile.

N’ayant pas eu de siège, nous avons décidé de transformer notre mouvement en association en janvier 2012 avec un double objectif : accompagner l’Assemblée nationale constituante dans l’écriture de la Constitution et par la suite accompagner le législateur dans la mise en application de ce texte. Nous avons commencé par un acte officiel : une fois l’Assemblée nationale constituante élue, nous avons officiellement déposé notre projet de Constitution à l’Assemblée, afin qu’il puisse servir de base de départ et de support à la discussion pour les élus. Au même moment, les trois autres projets ont été déposés aussi et ont également été retenus comme projets de départ.

Très rapidement, on est entré dans une phase que je qualifierai de négation : l’Assemblée ne voulait pas reconnaitre le travail de la société civile. Cette négation trouve son fondement dans la théorie de la feuille blanche, selon laquelle les députés devraient partir d’une feuille blanche pour rédiger la nouvelle Constitution et non pas s’inspirer des projets proposés par la société civile. La conséquence directe de cette prise de position, c’est que notre projet n’a pas été distribué aux élus. Nous avions pourtant déposé non pas une copie, mais 217 copies éditées, reliées, pour que chaque député puisse avoir la sienne. La présidence de l’Assemblée a pourtant écarté les projets qui sont restés dans le bureau de la vice-présidente, Meherzia Labidi. Pour l’Assemblée, exclure la société civile était avant tout une question de légitimité : il s’agissait d’affirmer « nous sommes élus, nous n’avons besoin ni de la société civile, ni des experts ». Le processus constitutionnel s’est alors ralenti et pendant une année l’écriture de la Constitution n’a pas avancé.

La confrontation de l’Assemblée et de la société civile

Dans un second temps, la société civile s’est opposée à l’Assemblée à travers une série de confrontations qui ont peu à peu permis de faire émerger un nouveau rapport de

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Le premier moment de tension a eu lieu lors du vote sur le texte d’organisation provisoire des pouvoirs publics (OPPP). Nous avons considéré que le projet était hégémonique et particulièrement déséquilibré. Il y a eu un mouvement de contestation qui a aboutit à un premier sit-in devant le palais du Bardo, organisé par la société civile qui a ensuite été rejoint par certains députés. Là, la société civile a dit non. Ce positionnement fort nous a permis en quelques jours de rectifier le texte et d’aboutir à un texte acceptable, plus équilibré. C’était d’autant plus important de se mobiliser car, les autres expériences de transition l’ont montré, les textes provisoires ont une influence massive sur les textes définitifs. Pour nous, la rédaction du texte d’organisation provisoire des pouvoirs publics, c’était le début de la bataille sur la constitution. Nous savions qu’il allait influencer le texte définitif, et c’est ce qui s’est passé : le choix d’une solution hybride entre régime parlementaire et présidentiel a été un choix de départ, et la structure de la Constitution s’est largement inspirée de celle de l’organisation provisoire des pouvoirs publics. C’était un combat important et il fallait réagir dès le départ.

Le deuxième moment de tension a concerné les questions identitaires et s’est exprimé sous la forme d’une série de chocs tout au long de l’année 2012, principalement au sujet du statut de la femme. Il s’est cristallisé autour des termes de complémentarité, d’égalité, et de préservation des acquis. Cette question a bouleversé la société civile, de même que le fait de mettre sur la table la question de la référence à la Charia comme source possible du droit. C’était un vrai renversement de la source de légitimité et de souveraineté. Sur ces deux points, la société civile s’est engagée et n’est pas sortie perdante. Elle n’avait pas gagné, mais n’avait pas non plus perdu.

La société civile s’est alors organisée pour mener des actions conjointes dont les temps forts ont été l’organisation d’assises de la société civile en décembre 2012 et 2013 à Monastir et à Djerba. Lors des assises de Monastir en 2012, nous avons voulu orienter la discussion sur la société que nous voulions aider à bâtir. Ce projet a regroupé environ 200 associations dans le but de définir un projet sociétal de la société civile.

Nous avons essayé de rédiger un document qui rende compte de la vision qu’a la société civile pour la société tunisienne. Ce document s’intitule « La Tunisie aux yeux de la société civile », et ce qui est intéressant c’est qu’il porte sur tous les aspects de la société ; il aborde les questions économiques, sociales, culturelles. Là encore, plusieurs propositions et chapitres de ce document ont été adressés à l’Assemblée dans la mesure où ils comportent des propositions pour la Constitution. Les assises de Djerba ont eu lieu juste après le vote de la Constitution. Il s’agissait de préparer les élections et nous avons lancé la première pierre du projet de loi électorale qui a ensuite été discuté à l’Assemblée constituante. L’événement s’est appelé « Mobilisons-nous pour les élections » ; c’est à cette occasion qu’est née l’idée d’écrire un projet de loi entier pour le soumettre à l’Assemblée. C’était des réunions énormes, il y avait plus de 400 associations participantes soit environ 1400 personnes qui ont préparé les idées principales relatives non seulement à la loi électorale mais encore à la coordination de la société civile pour observer les campagnes électorales. Ces deux assises ont formé les temps forts du travail conjoint des associations, c’étaient des moments exceptionnels.

Enfin, la dynamique de confrontation entre l’Assemblée et la société civile a conduit à une mobilisation importante : le sit-in du Bardo 2. L’appel est venu au départ de la

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société civile et a ensuite été rallié par des députés, qui se sont retirés c’est-à-dire qu’ils ont suspendu leur activité au sein de l’Assemblée. Ce n’était pas un sit-in consacré à la question constitutionnelle, c’était un sit-in sur la légitimité même de l’Assemblée. On n’était pas au Bardo pour changer un texte, comme on l’avait fait précédemment, ou pour imposer une vision. On était là pour dire que les choses ne pouvaient pas continuer de cette manière. Il y a eu une remise en question de la légitimité du pouvoir en place — pas seulement de l’Assemblée — sur deux bases : la dégradation de la situation politique et sécuritaire et la question du respect des délais et de la légitimité. Une grande partie de la société tunisienne avait l’impression que ceux qui étaient au pouvoir voulaient prolonger leur pouvoir de manière indéfinie alors qu’ils étaient élus pour une période d’une année avec une mission, écrire la constitution. Deux ans après les élections, en 2013, les délais étaient dépassés, la mission était en échec : la Constitution n’était pas écrite, le délai dépassé de deux ans. Il était urgent de mettre fin à tout cela et une partie de la société civile a réagi en se mobilisant et en organisant le sit-in.

A la suite de cette série de chocs qui a opposé l’Assemblée et la société civile, les députés ont compris qu’ils n’avaient pas les mains libres, et sont revenus sur le principe de la feuille blanche. Progressivement, le constat s’était imposé qu’Ennahdha ne pouvait pas continuer ainsi, qu’il fallait accélérer le processus constitutionnel, et sortir de cette logique de confrontation avec la société civile. C’était d’autant plus important que la société civile allait par la suite organiser le dialogue national sous l’égide du Quartet.

Les rapports de force ont commencé à se dessiner différemment et c’est ce qui a ouvert la voie à une nouvelle phase de la relation entre société civile et Assemblée.

Cette ouverture a partie liée avec le changement de gouvernement : en 2013, c’était la Troïka qui était au gouvernement mais qui était politiquement affaiblie en raison des problèmes sociaux, économiques, sécuritaires. Les assassinats de Chokri Belaid le 6 février 2013 et de Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013 lui avaient porté le coup de grâce. La Troïka cherchait une sortie de crise quitte à faire marche arrière sur un certain nombre de sujets et de tisser de nouvelles relations avec la société civile. Elle a donc pris la décision d’accélérer le processus constitutionnel tout en préparant sa sortie du pouvoir puisque les deux étaient intimement liées : la mission de l’Assemblée constituante et de la majorité sortie des urnes était de mener à bien le processus constitutionnel puis de préparer sa sortie du pouvoir en organisant les élections. Ce retournement est également lié au contexte géopolitique qui a poussé Ennahdha à se positionner différemment sur l’échiquier politique et à se questionner sur l’avenir.

Tous les indices portent à croire qu’Ennahdha a pris la décision de quitter le pouvoir pour éviter un scénario à l’égyptienne : pour cela il fallait composer avec la société civile mais aussi avec d’autres forces politiques qui étaient infréquentables jusque là, rattachées à l’ancien régime, à la dictature. Ce rapprochement entre les islamistes et l’ancien régime, c’était la rencontre historique voulue par l’union européenne, désirée par les Etats Unis, applaudie par l’Algérie… et Ennahdha a fait une lecture correcte de la situation en choisissant de ne pas aller jusqu’au bout.

L’Assemblée accepte la société civile

C’est à partir de ce moment-là que la société civile s’est pleinement impliquée dans le processus constitutionnel et a négocié certains points qui faisaient débat dans le texte constitutionnel. Ses propositions étaient écoutées, reconnues, et parfois retenues.

C’est à ce moment-là qu’a véritablement débuté l’écriture de la Constitution.

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de la Constitution était achevée, la plupart des articles n’étaient pas conflictuels mais une quarantaine de points sensibles demeuraient. C’est là qu’est entrée en scène la commission des consensus. Son travail n’était pas identique à celui des autres commissions, par exemple, elle n’auditionnait personne, mais elle permettait de débattre des points sensibles. Cependant, c’est davantage dans le cadre du dialogue national que ces points de divergence ont été résolus. Les membres de la commission y étaient d’ailleurs souvent présents. A ce moment-là, on est sorti du travail juridique, ce qui était en jeu, c’était la réussite, ou l’échec de la feuille de route. Ennahdha et le CPR avaient posé une condition à la démission du gouvernement, c’était l’achèvement du processus constitutionnel. Il fallait donc trouver des arrangements sur des questions constitutionnelles pour respecter la feuille de route. Celle-ci avait d’ailleurs été rédigée par la société civile sous l’égide du quartet. La société civile qui a pu réunir les partis politiques et les amener à signer la feuille de route sans qu’ils aient même la possibilité de négocier. C’était un autre monde ! Une année auparavant, c’était la confrontation totale, et là, les partis signent l’accord sans négocier.

Cependant, ce changement radical de position a concerné l’ensemble de la société civile mais pas Doustourna. En effet notre relation avec l’Assemblée ne s’est pas améliorée, pour de nombreuses raisons dont la plus importante est que nous étions la seule organisation à nous déclarer laïque et à défendre un projet laïc. Nous n’avons jamais été invités, jamais été auditionnés par les députés et cela quand bien même ils travaillaient sur notre projet. Nous avons cependant réussi à influencer les élus, à plaider notre cause et à défendre nos propositions, car il n’était pas nécessaire d’aller à l’Assemblée pour rencontrer les élus, on pouvait les voir en dehors du parlement.

Nous avons exercé sur l’Assemblée une pression en utilisant les médias, en ayant recours à des pétitions. Nous n’aurions pas pu le faire sans cette notoriété, sans cette visibilité acquise depuis 2011 – nous étions connus quand bien même nous n’avions pas mis un pied à l’Assemblée. A cette période, j’ai développé des liens, des amitiés, des connaissances, et même des combats avec des députés de l’Assemblée.

Certaines de ces amitiés sont de longue date, et c’est ce qui nous a permis d’exercer notre influence. A titre individuel, nous pouvions être amenés à nous rencontrer dans un cadre festif, ce qui permettait de discuter dans un autre cadre. Nous avons également organisé des séries de conférences hors de la capitale auxquelles nous invitions toujours des députés. Nous leur donnions la parole, nous discutions avec eux. Nous avons aussi développé notre influence grâce à un projet fait avec le PNUD qui consistait à publier un journal, El Majles, afin de créer des ponts entre les étudiants de l’université et les députés de l’Assemblée. Nous rendions compte aux étudiants des débats les plus importants traités à l’Assemblée sous la forme d’articles simples, éducatifs, et pédagogiques. L’autre volet du projet consistait à sonder les étudiants sur le processus de rédaction de la Constitution en leur faisant passer un questionnaire et d’en rapporter les résultats à l’Assemblée.

Nous pouvions dire aux élus « voilà ce que pensent les jeunes de vos débats ». Ce projet de journal nous a permis d’intégrer l’Assemblée avec une équipe de journalistes et de membres de l’association, c’était une manière détournée d’entrer pour mettre la pression aux élus, pour agir.

Malgré cela, le parlement était ouvert aux associations, et le point d’orgue de cette réconciliation a eu lieu lors du départ sur la loi électorale. Une fois la Constitution

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votée, les élections étaient imminentes mais l’Assemblée n’avait pas encore rédigé de projet de loi électorale. La société civile a alors préparé en amont deux projets de loi qui ont été déposés à l’Assemblée. Coup de tonnerre : l’Assemblée déclare que c’est sur la base de ces deux projets qu’elle va travailler. C’est la fin de la théorie de la feuille blanche. Le projet de loi qui a été adopté par l’Assemblée est un produit de la société civile. La participation de la société civile au travail de l’Assemblée est donc massive à la fin de la période constitutionnelle et avant les élections de 2014.

En définitive, la société civile a entretenu une relation mouvementée avec l’Assemblée constituante mais l’histoire s’achève sur une note positive : la société civile a été intégrée comme force de proposition aux travaux de l’Assemblée nationale constituante.

Cependant, la situation actuelle est décevante. Depuis les élections législatives d’octobre 2014, on est en plein retour en arrière. La manière dont l’Assemblée des représentants du peuple exclue la société civile de ses travaux rappelle les débuts de l’Assemblée constituante. Notre action est importante et exige une présence, un suivi des travaux des commissions parlementaires pour pouvoir évaluer la diligence des élus. Pourtant, nous sommes interdits d’accès aux commissions parfois même aux plénières, ce qui est en contradiction totale avec le règlement intérieur. Il y a une certaine méfiance du politique qui revient vis à vis des associations. Les améliorations, acquises de haute lutte pour construire une relation saine entre le pouvoir législatif et la société civile, ne sont pas définitives. Le combat continue.

Références

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