Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 28 mai 2014 1219
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Oser la bienveillance
Madame Lytta Basset me pardonnera cet emprunt au titre de son brillant ouvrage consacré aux effets désastreux du dogme augustinien du péché originel. Ce dogme a marqué de son empreinte maléfique 17 siècles de culture occidentale, y compris la société déchristianisée d’aujourd’hui.1 Dans ce livre, Lytta Basset nous invite ensuite, comme en réaction, à cultiver la bienveil- lance, «pour sortir ensemble de ce bour- bier» (p. 20).
Ce titre m’a rappelé une histoire vécue il y a quelques années, lors d’une journée d’en- seignement au cabinet du praticien (ECP).
Les deux étudiantes avaient fait l’anamnèse de Marcel, retraité de 75 ans, victime de l’amiante. Marcel avait quatre enfants. Un de ses fils, âgé de 20 ans, s’était fait faucher au bord de la route, en pleine nuit, laissé mort par le conducteur du véhicule qui n’avait pas jugé bon de s’arrêter. Une quinzaine d’an- nées après ce dramatique événement, Marcel avait dû prendre soin de son épouse, atteinte d’un cancer de l’ovaire et l’avait accompa- gnée jusqu’à la mort, dans leur maison.
Quelques années plus tard, Marcel avait retrouvé une compagne, Odile, heureux de ce nouvel amour. Mais voilà qu’Odile venait de se faire découvrir un cancer de la vessie.
Une opération d’ablation totale était program- mée pour le lendemain de cet ECP. «Voilà que tout recommence», nous dit-il !
Sandrine, l’une des deux étudiantes, me restitue l’anamnèse et tente, à ma demande, de résumer. Cette histoire si lourde est dé- crite de manière très factuelle, sans émo- tion. Je vois Marcel se crisper. J’entends même Sandrine préciser : «Du point de vue psychosocial, M. Marcel est retraité, a trois enfants et vit avec une amie. Je réagis : «Trois enfants, vous êtes sûr ? «Ah, non, il en avait quatre mais un est décédé». «Etait-il marié ?».
«Ah oui, mais son épouse est décédée».
Je profite du moment, après le status, où l’on fait une radiographie du thorax de Marcel, pour expliquer à Sandrine, au demeurant très sympathique, qu’on ne peut pas restituer, devant le patient, une telle histoire de vie, sans témoigner d’un peu d’empathie. Sandrine
en est consciente, même gênée, mais dit à quel point il est difficile de se concentrer sur tous les éléments de l’anamnèse tout en étant attentif aux émotions du patient.
Lorsque nous prenons congé de Marcel, Sandrine lui serre chaleureusement la main, en lui glissant à l’oreille : «Dites à votre amie que nous pensons fort à elle et que nous nous tenons les pouces pour son opéra-
tion». Marcel, très touché, essuye une larme et remercie chaleureusement Sandrine, très touchée à son tour. Sandrine vient d’oser la bienveillance. Magnifique retournement de la part d’une étudiante capable d’apprendre, d’écouter une remarque, et de se corriger.
Ce jour-là, dans le regard embué et recon- naisssant de Marcel, Sandrine a compris un des fondements de notre métier, en un ins- tant, mieux que durant des heures de théorie sur la communication. Elle n’a certainement pas oublié cette rencontre.
A l’heure où même le monde des entre- prises s’intéresse aux effets de l’intelligence émotionnelle sur le lieu de travail,2 je m’in- quiète de constater que le terme d’empathie ait disparu (!) de la fiche d’évaluation des étudiants des facultés de médecine de Lau- sanne et Genève, fiche utilisée à la fin de tous leurs stages, en hôpital comme en ca- binet .
L’empathie, et sa sœur la bienveillance, sont-elles des valeurs et des compétences si désuètes ?
Sandrine le sait maintenant : la bienveil- lance, cette attitude aux effets puissants sur la relation thérapeutique, ne coûte rien, même pas un effort. Et pourtant, elle fait tellement de bien, autant à la personne qui l’envoie qu’à celle qui la reçoit. Pourquoi donc s’en priver ?
1 Basset L. Oser la bienveillance. Paris : Albin Michel, 2014.
2 Miyashiro MR. Les enjeux de l’empathie au service de l’entreprise. Archamps : Ed. Jouvence, 2013.
carte blanche
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D.R.
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