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Territorialité et torture

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. Territorialité et torture. In: La torture. Le corps et la parole : Les actes du IIIéme Colloque interuniversitaire [sur les droits de l'homme] . Fribourg : Ed.

universitaires, 1985. p. 37-45

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4503

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Territorialité et torture

Claude RAFFESTIN

Professeur de géographie à l'Université de Genève

Lorsque M. Meyer-Bisch m'a invité à participer à ce troisième colloque

interdisciplinaire sur les droits de l'homme dont le thème est la torture, j'ai été saisi d'une profonde angoisse qui s'est manifestée sous la forme de questions: avais-je le droit, moi qui n'ai jamais été torturé, si non par la maladie, de parler de la torture?

Etais-je autorisé à évoquer, non pas ce thème, mais bien cet anti-thème qui, pour cause, ne trouve pas sa place dans

l’Encyclopaedia Universalis? Comment, sans être dérisoire, pouvais-je utiliser la parole pour dire I' inacceptable, l'intolérable et l’inhumain? Je ne suis pas sorti du cercle infernal des questions et j'ai failli

renoncer. Si je suis ici, aujourd'hui, ce la signifie que confusément j'ai senti que je ne pouvais pas refuser de m'interroger sur cette limite mouvante, que certains, hélas, s

s'efforcent de repousser sans cesse et qui constitue une démarcation entre l’humain

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et l’inhumain. Si je suis bien l’homme que je crois être, celui qui

condamne la transformation des êtres humains en instruments et en choses, alors je dois aller sur cette frontière qu'institue la pratique

de la torture...

Mais comment, le géographe que je suis, si même humain, aurait-il à dire quel que chose de spécifique sur la torture? Comment peut- il répondre aux deux questions majeures qui ont été posées? Quel les sont les conditions de possibilité de la torture d'une part et quels sont les moyens à mettre en œuvre pour créer des conditions d'impossibilité d'autre part?

Si je m'en tiens à l'image classique que certains se font de la géographie à savoir celle d'une domiciliation de phénomènes dont l'explication se résous en un jeu de corrélations, je doute d 1 être en mesure d'apporter une réponse ou une esquisse de réponse aux questions posées. Non pas que cette forme originelle de la géographie soit sans valeur mais elle est très

probablement inadaptée au cas qui nous

occupe. Il faut donc chercher une autre voie mais auparavant il convient de s’interroger sur le mot lui-même: la torture.

Le mot est d’origine indo-européenne {terek) et signifie "tordre". I1 a donné

"tortura" en latin, mot qui,

étymologiquement, indique le "tort",

"l'injustice": tort ou injustice fait à quelqu'un ou à quelque chose. Faire du tort c'est entretenir avec quelqu'un ou quelque chose une relation injuste autrement dit une relation dissymétrique qui met en danger l’altérité ou l'extériorité. Faire du tort c'est user de la violence dans le rapport avec l'autre. Certes, ce n'est pas la torture dans le sens qu'on donne

habituellement à ce terme mais c’est le germe de la torture. Pour cette raison, entre autres, le germe de la torture est présent dans toutes les sociétés qui

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tolèrent les relations dissymétriques ou qui usent purement et simplement de relations dissymétriques. Comme aucune société ne peut se targuer d'ignorer les relations

dissymétriques aucune n'est jamais à l’abri de la torture. Il reste à savoir, néanmoins, pourquoi dans certains cas le "germe"

explose et devient virulent et pourquoi dans d’autres cas il est combattu et maîtrisé.

Pour traiter ce problème, il faut recourir à une problématique relationnelle et

rechercher les relations dissymétriques.

La géographie humaine dispose, pour cela, de la notion de territorialité. Sans doute, d’ailleurs, s’agit-i-il de quel que chose de plus que d'une notion, peut-être faut-il déjà même parler d'un paradigme qui irrigue plusieurs sciences humaines. La

territorialité peut être définie comme l’ensemble des relations que, l'homme, en tant qu'il appartient à une société,

entretient avec l'extériorité et l'altérité à l'aide de médiateurs, dans la perspective de satisfaire ses besoins. Un besoin n'est rien d’autre qu'une quantité d'énergie et d'information nécessaire au maintient d'une structure. L'obtention de cette énergie et de cette information passe prioritairement selon les 1ieux par les relations au travail et/ou à la terre. Le travail et la terre constituent donc des enjeux fabuleux puisqu'ils permettent d'assurer le survie des individus dans une société. Contrôler le travail et/ou la terre revient à contrôler socialement et économiquement ceux qui

doivent satisfaire leurs besoins. Le travail et la terre sont des instruments de pouvoir, des moyens à travers lesquels une minorité peut imposer des relations dissymétriques à une majorité. Les finalités de ces relations dissymétriques sont diverses : maintenir la domination économique et/ou politique d'une classe dirigeante, assurer la pérennité d'un ordre social, empêcher tout changement, etc.

...

Les relations dissymétriques, on l'a dit, existent dans toutes les

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sociétés mais elles peuvent être transitoires dans la mesure où elles procèdent d’ajustements nécessaires. Une fois l’équilibre rétabli, ces relations sont corrigées sinon totalement du moins dans une large mesure. Mais elles peuvent être aussi permanentes, ou du moins certains groupes dominants peuvent chercher à 1es pérenniser parce qu'elles sont source de gains et à terme de pouvoir. Dans le cas des relations transitoires, les coûts peuvent être

relativement concentrés et les gains relativement dispersés. Dans le cas des relations permanentes ou que certains souhaiteraient tel les, les coûts sont dispersés et les gains concentrés d'une manière générale.

Si je considère tout d'abord la relation au travail dans la perspective dissymétrique, je constate que 1'accès au travail peut être extrêmement restrictif pour des raisons économiques. Indépendamment des lieux concrets dans lesquels le travail est exercé, ce qu'on appel le communément le

"monde du travail" est en fait un hyper- espace caractérisé par des dimensions

parfaitement indentifiables. Le chômage peut être interprété comme une augmentation de la distance à cet espace du travail. Les lieux concrets peuvent être rendus différentielle ment accessibles pour des raisons

syndicales, politiques, sociales ou culturelles.

Qu’est-ce à dire? Que l’espace du travail est clôturé, qu'il est partiellement fermé et inaccessible. Le groupe qui dispose de ce pouvoir de clôture détermine des relations dissymétriques pour ceux qui ont besoin de travail. Dans la dynamique relationnelle, les groupes exclus vont chercher à éliminer ou à transgresser ces clôtures car il en va de leur survie. A l'opposé, ceux qui

instituent la clôture et qui veulent la maintenir vont être, et sont de fait, entraînés dans un processus de violence.

Nous avons dès lors "les conditions de possibilité de la torture".

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L'opposition à la "clôture", à la "fermeture"

déclenche la persécution qui peut aboutir à ta torture comme moyen d'intimidation ou comme moyen de briser toute opposition. Cela dit, il y a une cohérence sociale conditionnée par les relations dissymétriques. En effet, il ne peut y avoir de relations dissymétriques dans un secteur sans risque de contamination dans d’autres secteurs.

Même si la torture ne se manifeste pas sous la forme la plus inhumaine de la mise en question de l’intégrité physique, la torture dérivée des conditions inacceptables résultant de la clôture du travail n’en existe pas moins. Un grand quotidien français signalait, il y a quelques années, qu'un homme privé de travail au Brésil "survivait" en vendant son sang à quelque multinationale. N’est-ce pas l’extrême réification qui consiste à voir dans l’ homme un lieu d'extraction d'une quelconque

ressource? Quelle que soit l’origine des discordances en matière de travail il y a création de "friches humaines". L'existence de ces friches est porteuse d'opposition voire de révolte et par conséquent de réaction: les relations dissymétriques créent des nœuds sociaux qui amarrent la torture à la société.

Le dernier rapport d'Amnesty International est suffisamment éloquent pour qu'on puisse se passer d'exemples.

La relation à la terre dans les pays où

l'activité agricole est encore la garantie de la survie n'est pas moins génératrice de

dissymétries. Il ne s'agit pas seulement de la concentration de la propriété foncière, de ces latifundios qui accaparent la terre ou

détriment des masses rurales mais il s'agit de ces tentatives d'extorquer (on retrouve ici la racine du mot torture) la terre aux

communautés rurales. L'accaparement de la terre est une manière d’empêcher l’accès à la terre. La distance à la terre croit rapidement pour ceux qui sont rejetés hors du latifundio.

Là encore, il s'agit d'une clôture de l'espace au sens strict du terme. Clôture qui

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détermine non seulement des "friches humainés"

mais encore des friches territoriales, des friches sociales par insuffisance d'ex- ploitation ou mauvaise mise en valeur. La relation dissymétrique à la terre pourrît tout aussi sûrement les autres relations que celle au travail. Bien évidemment par l’accès à la terre, on contrôle également l’accès au

travail. Là encore, la "clôture" du territoire agraire facilite une exploitation qui se

traduit par des gains concentrés et des coûts qui diffusent sur l'ensemble du corps social.

Progressivement on en arrive à une territorialité dans laquelle l’effet de clôture marque tout. Tout le système socio- territorial est marqué, défini par des

oppositions du type "centralité-marginalité, richesse-pauvreté, dominant-dominé".

Le maintien d'un tel système implique la multiplication des "clôtures", des

"interdits". A l’espace, prison donnée par la nature mais identique pour tous, se superpose le territoire, prison créée par les hommes. La domination de la terre et celle de l’homme par l’homme sont fondamentalement la même chose.

Toute domination qui restreint l’accès suppose le quadrillage des "territoires" : c'est la première forme de la clôture. Le quadrillage permet de découper le champ de vision du pouvoir qui tente ainsi de réaliser le panop- tisme. Il s1 agit de tout voir pour être en mesure d'intervenir là où les "clôtures" sont menacées.

La mise en place d'un tel ordre, par essence répressif, suffit une logique qui contamine toute ta vie sociale. Réprimer et punir les transgressions conduit à la création des espaces hyper-clos, espaces opaques du

pouvoir: les postes de police, les casernes, les prisons, les camps, les lieux secrets de la torture. Beccaria avait parfaitement vu la caractéristique de ces espaces: "Mais que

doit-on penser des tortures, de ces supplices secrets que la tyrannie emploie dans

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à l’innocent comme au coupable" (Des délits et des peinés, p. 72).

La clôture des enjeux, de manière à les rendre inaccessibles, oblige à mettre en place un réseau de relations à l’altérité qui est fait de violences puisque le maintien d'un ordre dissymétrique suscite la révolte. Dès lors, il faut surveiller et punir pour reprendre le titre d'un ouvrage de Foucault. L'ordre

dissymétrique conduit également à une inversion territoriale: les espaces privés tendent à devenir publics puisque la répression frappe partout et les espaces publics tendent à devenir privés puisque le pouvoir d'Etat est mis au service de minorités dominantes. Il y a donc aussi une inversion dans la qualité des territoires: le territoire privé qui devrait bénéficier d'une certaine opacité devient de plus en plus transparent tandis que l'espace public qui devrait être relativement

transparent devient de plus en plus opaque.

Les conditions de possibilité de la torture existent donc dès que la société est infestée de relations dissymétriques qui contraignent le pouvoir à restreindre la circulation, à

surveiller l'habitat et à multiplier les lieux de contrôle. Si la torture s'inscrit sur les corps et Kafka nous en donne une terrible illustration dans son énigmatique "Colonie pénitentiaire", elle s'inscrit aussi dans le territoire ponctué de lieux hyper-clos dans lesquels l'homme apprend sur son corps la sentence inconnue d'une faute qu'il ignore.

Par une observation attentive et une lecture de la territorialité, le géographe peut déchiffrer la possibilité de la torture. Mais alors, il n'est plus un observateur seulement, il devient une conscience malheureuse confronté à la

nécessité de dénoncer comme l’ont été des géographes comme Alexandre de Humboldt et

Elisée Reclus qui ont stigmatisé l'esclavage au XIXe siècle. Le germe de la torture est présent dans toutes les sociétés mais heureusement à l'état latent.

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Dès qu'il se manifeste, il doit être dénoncé et condamné. Qu'on ne s'y trompe pas, il est

présent dans notre bonne société helvétique comme ailleurs.

Quels sont les moyens à mettre en œuvre pour créer des conditions d'impossibilité? Cette question, et je prie les organisateurs du colloque d'excuser ma franchise, est d'une exceptionnelle naïveté mais en même temps elle est d'une tout aussi exceptionnelle gravité et je crois qu'il fallait la poser.

Je distinguerai deux temps pour y répondre. Là où la torture est à l’état latent, il faut être à l'affût des relations dissymétriques, les identifier, les dénoncer et les stigmatiser. Il faut réaliser la transparence des lieux dans lesquels la torture peut se déclencher, c'est- à-dire dans ces lieux publics dont il a déjà été question. Nos "miss dominici" modernes, les parlementaires, doivent se préoccuper des

pratiques qui ont cours dans la police, dans les casernes et dans les prisons. Mais de la même manière, il faut se préoccuper des

pratiques qui peuvent s'instaurer dans le monde du travail et dénoncer tout ce qui touche à la dignité humaine. Des exemples récents dans notre pays sont évocateurs des dangers à cet égard. Il faut être attentif à la réalité sociale qui nous entoure et savoir que tolérer une exception qui confine à la torture, c'est déjà justifier les cas suivants. C'est sans doute dans cette perspective que la géographie classique pourrait être utile en cherchant à établir un Atlas des relations dissymétriques.

Là où la torture est en acte, là où elle

pourrit tous les rapports humains, les moyens à mettre en œuvre pour la rendre impossible ne peuvent résider que dans des modifications profondes de nature socio-politique et socio- économique. Il ne suffit donc pas de décréter la torture hors-la-loi comme cela vient d'être fait en Grèce, encore faut-il remplir les conditions de son inexistence. Non pas qu'une loi

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peut véritablement devenir efficace que si les

"clôtures", autour des enjeux nécessaires à la satisfaction des besoins, sautent. Pourquoi le Mexique, qui n'est pourtant pas le pays le plus anti-démocratique en Amérique latine, connaît- il à nouveau la torture? C'est que de puis une quinzaine d'années les relations au travail et à la terre sont devenues de plus en plus

dissymétriques : les exactions des potentats locaux contre les paysans, les violences des grands propriétaires contre les communautés se multiplient et par conséquent l’opposition qui gronde incite à la répression et à la torture.

Dans le dernier rapport d'Amnesty

International, on peut lire : "En zone rurale, c'est dans les postes de police et dans les prisons que la torture semble être le plus souvent pratiquée, alors qu'à Mexico de nombreux rapports indiquent que l’on torture dans des centres clandestins de détention équipés, semble-t-il pour les interrogatoires"

(p. 211). On notera l’emploi du mot

"clandestin" qui renvoie à cette "opacité territoriale".

La grande réforme agraire de Lazaro Cardenas, juste avant la seconde guerre mondiale, en débloquant 1'accès à la terre, a, pour un quart de siècle, créé des conditions favorables à la masse paysanne. Cela ne signifie pas que la torture n'a pas été pratiquée pendant cette période mais elle a été plus rare

qu'aujourd'hui où les positions par rapport aux enjeux se sont durcies voire cristallisées.

Alors, les moyens? Ils résident dans la

capacité des sociétés à se doter de structures qui tendent à supprimer le plus possible les relations dissymétriques. L'effort pour créer ces structures peut contribuer à éviter la tentation tortionnaire.

Une société qui franchit la ligne rouge de la torture n'est peut-être pas globalement

inhumaine mais ce qui est certain c'est qu'elle ne sait plus distinguer l'humain de l'inhumain.

Au prix de quels sacrifices sortira-t-elle de cette confusion?

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