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Le désir d'être inutile...

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Academic year: 2022

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Le désir d'être inutile...

STIEFEL, Friedrich, BONDOLFI, Guido

STIEFEL, Friedrich, BONDOLFI, Guido. Le désir d'être inutile.. Revue médicale suisse , 2020, vol. 16, no. 681, p. 299

PMID : 32049449

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:154798

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ÉDITORIAL

WWW.REVMED.CH

12 février 2020

299

Le désir d’être inutile…

Pr FRIEDRICH STIEFEL Le désir d’être inutile, tel est le titre d’un livre

d’entretiens avec Hugo Pratt, créateur de Corto Maltese, le marin iconique.1 C’est aussi le titre du dernier chapitre de ce livre : Hugo Pratt repense aux gens qui l’accusaient autre- fois d’être inutile et en particulier, à ce que ceux-ci croyaient être utile pour la société.

Pour eux, il n’était qu’un faiseur d’histoires pour perdre son temps.

L’inutilité a aussi fait l’objet d’une réflexion dans le cadre d’un récent colloque sur le corps en situation,2 qui s’est tenu au CHUV.

Un collègue y relatait ses difficultés à avancer avec une patiente dépressive. Se sentant ainsi bloqué, il lui propose, sans vraiment savoir pourquoi et sans trop y réfléchir, de la raccompagner à sa chambre. Alors qu’ils che- minent en silence à travers un parc, le théra- peute s’aperçoit que la patiente est en larmes.

Il la questionne et elle répond :

« Cela faisait longtemps qu’on ne m’avait pas proposé de perdre du temps avec moi ». Notre collègue évoquait cet épisode comme un moment marquant dans le travail thérapeutique qui avait permis quelque chose de l’ordre d’une rencontre impossible jusque-là.

On peut comprendre ce qui se

joue à cet instant de plusieurs manières. La patiente est peut-être simplement touchée de l’investissement du thérapeute qui se montre prêt à faire pour elle quelque chose qui sort de l’ordinaire. Elle le formule comme une perte, alors qu’elle l’éprouve peut-être comme un don qui lui a alors permis de relâ- cher toute la tension accumulée. Il est aussi possible que cette proposition de prendre pour elle plus de temps résonne avec un temps vécu comme ralenti, et pallie à l’impa- tience de son entourage devant une guérison qui tarde à venir. Quoi qu’il en soit, pour le clinicien, ce temps inutile aura été précieux.

En clinique, les moments creux, les rencontres sans objectif diagnostique ou thérapeutique sont devenus rares. Nous passons notre temps à documenter, informer et rendre des comptes pour prouver notre efficacité et optimiser notre productivité clinique.3 Il y a quelques années, lors d’une conférence que je donnais sur la communication clinique, un vieux pro- fesseur m’avait interpellé : « C’est intéressant

ce que vous dites, mais vous savez, moi quand j’avais un problème avec un patient, je l’invitais pour un café et une cigarette ». Tempi passati…

Le métier du médecin a changé et le temps est devenu, avec l’accélération sociale,4 un déterminant implacable de la clinique.

Certaines choses demeurent néanmoins (re- lativement) inchangées : à l’instar du besoin d’aide du côté du patient, le mandat d’aider du côté du médecin, et la rencontre de l’un et de l’autre dans la clinique. Au-delà ou en deçà du besoin et du mandat, la rencontre est toujours aussi affaire de désir : désir de réconfort, de soulagement, d’espoir, désir d’aider, d’accom- pagner, de diminuer la souffrance, de rétablir un état de santé. Pour émerger et circuler, le désir a besoin d’une certaine liberté, un espace- temps « flottant » et ouvert à l’inconnu. Les objectifs d’efficacité concrète et immédiate risquent d’écraser cet espace du désir. En monnayant et dénatu- rant tout échange, le « time is money » du capitalisme est un tueur du désir qui envahit tous les champs de l’activité humaine, et dont les études ont démontré les effets négatifs sur la clinique et les cliniciens qui relatent une perte de désir dans leur travail.5 Certes, la médecine doit utiliser les moyens attribués avec soin et intelligence et être en mesure de justifier ses actions. Toutefois, ceci n’exclut pas qu’une place soit laissée à l’inutile, au fait d’être présent sans objectif et sans activité diagnostique ou thérapeutique dirigée. Alors, les rencontres peuvent devenir, sans préméditation, des rencontres théra- peutiques.

Je pense que le temps – dans la perspective non d’en gagner ou d’en perdre mais d’en avoir – est un important remède contre l’uti- litarisme et l’accélération qui envahit notre profession. En psychothérapie, les cliniciens ont la chance de pouvoir vivre avec leurs patients des moments d’inutilité. J’espère que l’on trouve encore de tels moments ailleurs dans la pratique de la médecine.

À la fin de sa vie, son œuvre reconnue, Hugo Pratt répondit à ceux qui l’avaient accusé, qu’il n’avait pas seulement le plaisir, mais aussi le désir d’être inutile.

Articles publiés sous la direction de

FRIEDRICH STIEFEL Chef de service Service de psychiatrie de liaison CHUV, Lausanne

GUIDO BONDOLFI Médecin-chef

Service de psychiatrie de liaison et d’intervention de crise Département de santé mentale et de psychiatrie HUG, Genève

LE TEMPS EST UN IMPORTANT REMÈDE CONTRE L’UTILITARISME ET L’ACCÉLÉRATION

QUI ENVAHIT NOTRE PROFESSION

Bibliographie 1

Pratt H, Petitfaux D, Lagrange B. Le désir d’être inutile: souvenirs et réflexion. Paris : Ed.

Laffont, 1991.

2

Perspectives sur le corps en situation.

Psychopathologie, phénoménologie et sciences sociales. 20-22 novembre 2019.

CHUV-Lausanne.

3

Abelhauser A, Sauret DM, Gori R. La Folie Evaluation : les nouvelles fabriques de la servitude. Mille et une Nuits. Paris : Ed. Fayard, 2009.

4

Rosa H. Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive.

Paris : Ed. la Découverte, 2012.

5

Stiefel F, Stiefel Fa, Terui T, et al. Spotlight on Japanese physicians. An exploration of their professional experiences elicited by means of narrative facilitators.

Work 2019;63:269-82.

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