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Rhétorique de l'encyclopédie: le cas du De naturis rerum d'Alexandre Neckam (vers 1200)

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Rhétorique de l'encyclopédie: le cas du De naturis rerum d'Alexandre Neckam (vers 1200)

TILLIETTE, Jean-Yves

TILLIETTE, Jean-Yves. Rhétorique de l'encyclopédie: le cas du De naturis rerum d'Alexandre Neckam (vers 1200). In: Nobel, P. La Transmission des savoirs au Moyen Âge et à la Renaissance. Besançon : Presses Universitaires de Franche Comté, 2005.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:85446

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(vers 1200)

Dans sa belle leçon introductive à un colloque dont le thème recoupe en partie celui de la « transmission des savoirs », Jacques Le Goff entreprenait de répondre à la question : « Pourquoi le XIIIe siècle a-t-il été plus particulièrement un siècle d’encyclopédisme ? »1 Le projet que j’avais tout d’abord conçu était de montrer comment le XIIe, marqué par l’essor formidable des école cathédrales et le développement d’une culture savante largement ouverte aux sciences profanes, lui avait préparé la voie : il se serait alors agi de tester, et peut-être de contester, l’idée communément reçue selon laquelle cette période voyait la pensée encyclopédique, d’abord fondée sur l’analogie et le symbolisme et attachée à interpréter les phénomènes à la lumière de la cosmologie néoplatonicienne et de son principe d’harmonie universelle, se faire peu à peu analytique et descriptive, et ce sous l’influence, entre autres, de la redécouverte progressive de la physique aristotélicienne – deux moments que les noms respectifs d’Honorius Augustodunensis et d’Alexandre Neckam paraissent assez justement emblématiser.

La parution toute récente de l’ouvrage de Bernard Ribémont sur La « Renaissance » du XIIe siècle et l’Encyclopédisme2 a rendu ce projet caduc. Désormais, mon propos ne pouvait plus être que redondant ou polémique par rapport au sien, dans l’un et l’autre cas inutile. On ajoutera à cela que l’idée d’embrasser d’un seul regard, en l’espace de quelques pages, l’ensemble si divers de la production encyclopédique du XIIe siècle, même sur la base d’un choix judicieux d’exemples, était tout simplement chimérique.

Plutôt donc que d’explorer un système du monde à partir d’une collection d’informations positives puisées à des sources variées, j’ai choisi, suivant une voie qui m’est plus familière, d’envisager cette question sous l’angle de l’analyse des formes littéraires. Tout objet de langage est en effet susceptible d’être soumis à une approche rhétorique. Le discours scientifique lui-même n’échappe pas à cette règle : on en voudra pour preuve la constitution récente, dans l’université américaine, d’une discipline académique à part entière intitulée « rhetoric of science », qui suscite

1 L’enciclopedismo medievale, a cura di Michelangelo Picone, Ravenne : Longo, 1994, p. 23-40.

2 Paris : Champion, 2002.

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d’ailleurs des débats passionnés et féconds3. Quant au champ de l’enquête, il sera restreint – pour des raisons qui, je l’espère, apparaîtront au cours de l’exposé - au deux premiers livres, déjà assez abondants, du De naturis rerum d’Alexandre Neckam.

Ce dernier, né à Saint Albans près de Londres en 1157, le même jour que Richard Cœur de Lion, après les longues études parisiennes qui constituent alors une étape obligée dans le cursus de qui veut devenir un clerc vraiment savant, revient enseigner les arts libéraux dans sa ville natale, puis à Oxford. Au tournant des XIIe et XIIIe siècles, probablement en 1197, il entre au couvent de chanoines de Circencester, dont il deviendra l’abbé en 1213, quatre ans avant sa mort4. C’est un polygraphe extrêmement fécond5, un esprit ouvert et curieux, qui allie à une spiritualité assez traditionnelle une vive attention aux nouveautés intellectuelles de son temps. Celles-ci nourrissent en particulier son intérêt pour l’histoire naturelle, ou ce que nous conviendrons par commodité de nommer ainsi. Il n’y consacre en effet pas moins de trois ouvrages : le De naturis rerum en prose6, vraisemblablement composé dans les toutes premières années du XIIIe siècle, s’inscrit, avec les inflexions qu’a bien marquées Bernard Ribémont7, dans la tradition taxinomique illustrée avant lui par Pline, Isidore de Séville, Raban Maur ; vers 1213, Neckam entreprend de retravailler la même matière, mais cette fois en vers, dans un poème en sept livres de plus de trois mille distiques élégiaques qu’il intitule De laudibus sapientiae divinae, « Éloges de la Sagesse divine »8 ; le résultat de cet effort doit le laisser insatisfait, puisqu’il rédige encore, in extremis, un « Supplément » (Suppletio defectuum) également en distiques, et en deux livres pour l’essentiel consacrés à la botanique, à la zoologie et à l’astronomie, que sa mort laissera inachevé9.

3 Cf. Alan G. Gross, The Rhetoric of Science, Cambridge (Mass.) : Harvard UP, 1990; Henry Krips, J.E. McGuire et Trevor Melia (éd.) Science, Reason and Rhetoric, Pittsburgh : Pittsburgh UP, 1995.

4 La référence essentielle à propos de notre personnage reste la brève, mais remarquable

monographie de Richard W. Hunt, The Schools and the Cloister. The Life and Writings of Alexander Nequam (1157-1217). Edited and revised by Margaret Gibson, Oxford : Clarendon, 1984.

5 Voir la notice qui lui est consacrée dans C.A.L.M.A. Compendium Auctorum Latinorum Medii Aevi (500-1500), fasc. I.2, Florence : Edizioni del Galluzzo, 2000, p. 170-173.

6 Éd. Thomas Wright, Alexandri Neckam De naturis rerum libri duo with De laudibus divinae sapientiae distinctiones decem, Londres, 1863 (Rerum Britannicarum Medii Aevi Scriptores, 34), p. 1-354.

7 Op. cit., p. 163-207.

8 Éd. Wright, cit. supra, p. 357-503. La division par Wright en dix parties, ou distinctiones, de cet ouvrage, qui en compte en réalité sept, est fautive, comme l’a montré Hunt (op. cit., p. 138).

9 Éd. Christopher J. Mc Donough, Alexander Neckam. Suppletio defectuum. Book I. Alexander Neckam on plants, birds and animals, Florence : Edizioni del Galluzzo (coll. “Per verba” 12), 1999. Le livre 2 (1796 vers) est encore inédit.

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Il vaudrait la peine – et voici déjà un problème de rhétorique – de comparer les versions en prose et en vers de l’encyclopédie plus attentivement que ne l’a fait jusqu’à présent la critique. Pour elle, la relation entre le De naturis rerum et le De laudibus sapientiae relève de la pratique et de l’esthétique de l’opus geminum, selon lesquelles les deux réalisations de la même œuvre ne diffèrent que par la forme, le poème étant alors conçu comme la pure et simple paraphrase versifiée du traité en prose, augmenté toutefois d’un certain nombre d’informations et émondé de presque toutes les digressions qui l’émaillent : telle est l’opinion de leur éditeur Thomas Wright10, depuis lors très généralement acceptée. Elle peine pourtant à rendre compte des raisons qui ont motivé la remise de l’ouvrage sur le métier, et je serais quant à moi enclin à poser en principe que l’adoption d’un médium stylistique nouveau connote un projet différent. Avant d’y revenir brièvement au terme de cette étude, je me bornerai à constater que, de façon tout à fait déroutante par rapport à notre propre expérience de la littérature, le poème apparaît comme beaucoup plus

« scientifique », c’est-à-dire beaucoup plus au ras de la description des phénomènes, que le traité en prose11, et cela en dépit de leurs titres respectifs, dont l’authenticité est parfaitement attestée.

Celui du De naturis rerum fixe donc à l’ouvrage pour programme l’exposé des caractères innés (naturae) des êtres. Suivant la pratique des traités de rhétorique médiévaux, je commencerai par en décrire la dispositio, l’organisation, sans pour autant (fidèle en cela à ma déclaration d’intention liminaire) extrapoler de cette description les linéaments d’une quelconque pensée scientifique.

A tout seigneur, tout honneur : les deux premiers chapitres, assez longs, du De naturis rerum, s’efforçant de mettre en concordance les versets initiaux de la Genèse et de l’Évangile de Jean, sont centrés sur le Créateur. Ils développent tour à tour une discussion sur le mystère de la Trinité, nourrie d’une connaissance au moins superficielle de l’hébreu12, et l’élucidation des symboles baptismaux, la lumière appelée à l’existence par le Fiat du Père et l’eau au-dessus de laquelle planait l’Esprit quand la terre était encore vide. Viennent ensuite les anges, et la déchéance du premier d’entre eux (ch. 3). Puis un chapitre sur le temps (4), qui démarque la

10 Éd. cit., p. LXXV.

11 Cf. les remarques à ce sujet de Hunt, op. cit., p. 77-78.

12 Id., ibid., p. 108-110.

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belle méditation développée par Augustin au livre 12 de ses Confessions. C’est ensuite le tour des créatures célestes, le firmament, les astres, les planètes, les deux luminaires (5-15). Le chapitre 16 présente les quatre éléments qui, du plus léger au plus lourd, vont servir de principe organisateur à la suite de l’exposé. Un seul chapitre sur le feu (17), mais il est vrai que ceux qui brillent au ciel ont déjà été évoqués. L’air, en revanche, et surtout ses habitants, les oiseaux, occupent toute la fin du premier livre : du chapitre 23 au chapitre 79, quarante et une espèces sont décrites, avec leurs propriétés physiques et dans la majorité des cas leurs valeurs symboliques. C’est toutefois de façon bien prosaïque que s’achève le livre, par un bref chapitre (80) exposant que les oiseaux n’urinent pas.

Le second livre est d’abord consacré à l’eau, la mer, les fleuves, et surtout une série de sources aux propriétés magiques (ch. 1-20), dans la bonne tradition de la littérature des mirabilia13. L’évocation d’un aquarium que s’était fait construire Alexandre le Grand (21) conduit naturellement à celle des poissons, crustacés et mollusques décrits selon le même modèle – apparence physique et mœurs, suivis d’une interprétation morale - que précédemment les oiseaux (22-47). Avec la terre, des éléments le plus peuplé, le plan se complique un peu : après la description de quelques minerais - le charbon, la chaux, l’or, le fer, le vif-argent (50-55)-, l’auteur en vient à des généralités sur l’herbe (56-58), et de là aux végétaux, fleurs et arbres (59- 84). Il poursuit avec les pierres, auxquelles il consacre des développements qui s’inscrivent dans le droit fil de la tradition des lapidaires (85-98), en arrive ensuite aux animaux, les reptiles d’abord (99-121), puis les quadrupèdes sauvages, dragon compris (122-151), enfin l’homme, dont les cinq sens sont mis en relation avec les quatre éléments (152-154). Comme il en va de la plupart des autres res énumérées par l’encyclopédie, la description physique de l’être humain a pour pendant un développement de nature spirituelle : c’est l’énumération des dons, liberté, noblesse, richesse, puissance, paix, beauté, science et gloire, qui comblaient l’Adam pré- lapsaire (155) ; en somme, eût-il évité de pécher que la création semblait faite à sa mesure (156).

La boucle ici semble bouclée : on pourrait croire, avec la reine des créatures, l’inventaire du réel achevé, le projet scientifique de l’auteur réalisé. Il n’en est rien.

Car son propos rebondit sur des chapitres consacrés aux animaux domestiques

13 Cf. par ex. Giraud de Cambrie, Topographia hibernica 2, 7 (éd. J.F. Dimock, Giraldi Cambrensis opera, t. V, Londres [Rerum Britannicarum Medii Aevi Scriptores, 21], 1868, p. 84-89).

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(157-165), puis à l’agriculture, à certains arts mécaniques et aux professions qui les exercent (166-172) et, longuement, aux arts libéraux (173-174) ; c’est à ces derniers, et singulièrement à ceux du quadrivium, que sont dédiés les développements les plus étendus et, selon les spécialistes, les plus novateurs, du De naturis rerum. Il reste enfin dix-huit chapitres qui, rompant décidément avec le point de vue de la science physique, décrivent l’univers social, sous forme d’une brève revue d’ « états du monde » (175-179), et surtout moral, avec les « caractères » successifs d’hommes adonnés à divers vices, la flatterie, la calomnie, l’ambition, le jeu, l’hypocrisie, et ainsi de suite (180-192). Le texte s’arrête alors plutôt abruptement.

Au terme d’une énumération dont le lecteur voudra bien excuser le caractère franchement indigeste, le traité encyclopédique de Neckam peut parfois sembler désordonné et discontinu, voire répétitif. Et il est vrai qu’une lecture myope, suivant pas à pas le fil des chapitres, peine parfois à en comprendre l’agencement et la succession. Certes, de grands ensembles se laissent discerner, mais leur articulation mutuelle n’est pas toujours bien claire, et le risque de la digression menace toujours.

C’est que l’auteur obéit aux principes de composition habituels à son époque, fondés d’une part sur l’accumulation de références, de l’autre sur l’association par analogie, caractéristique de la « pensée magique » – deux méthodes que Bernard Ribémont désigne de façon assez heureuse par les formules de « compilation cumulative » et d’ « effet d’emboîtement »14. Ainsi, à propos de la première, on perçoit que l’encyclopédiste tient à cœur de transmettre toutes les informations, fussent-elles hétéroclites, qu’il a pu rassembler à propos d’un objet15 : le développement sur le perroquet n’occupe pas moins de trois chapitres – la transition entre eux étant assurée par un simple item -, qui présentent successivement une notice de type Physiologus, un bref conte soi-disant tiré de la « matière de Bretagne » (une sorte de

« chevalier au papegaut ») et une longue citation de Solin16. Le chapitre consacré au renard est suivi de deux fables – Neckam est aussi l’auteur d’un Novus Aesopus17-, celui sur le cerf du récit, d’après Ovide, de la métamorphose d’Actéon18, et il ne s’agit là que d’exemples pris parmi beaucoup d’autres. Ceux que voici, également

14 Op. cit., p. 178 et 191.

15 D’où également un effet de déséquilibre : certains chapitres, dédiés à des objets dont Neckam est peu familier, se limitent à trois lignes empruntées à Isidore ; d’autres s’étendent sur de pages entières.

16 De naturis rerum 1, 36-38, éd. cit., p. 89-90.

17 Ibid., 2, 125-127, éd. cit., p. 204-207. Cf. Giovanni Garbugino, Alessandro Neckam. Novus Aesopus (= Favolisti latini medievali, t. II), Gênes : D.AR.FI.CL.ET., 1987.

18 Ibid., 2, 135-137, éd. cit., p. 216-219.

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sélectionnés, illustreront le phénomène de dérive analogique, ou plus simplement d’association d’idées par contiguïté : les premiers chapitres dédiés à l’élément aérien intercalent entre l’évocation de la voix et celle du son des cloches la présentation du caméléon, que l’on aurait plutôt attendue ailleurs, … au motif que cet animal se nourrit d’air19 ; la description de la faune marine entraîne celle du filet du pêcheur, dont la structure (le plomb qui le leste, le liège qui le fait flotter) est non seulement fonctionnelle à sa destination, mais constitue une image de l’univers et du microcosme humain, faits de la concordia discors des éléments20 ; après avoir étudié globalement les organes des sens, l’auteur consacre au plus noble d’entre eux, la vue, un long chapitre qui donne lieu à une digression technique sur des questions de catoptrique21

Il y aura lieu de revenir plus bas sur cette circulation constante entre le descriptif, le narratif et l’interprétatif. Mais le cours souvent sinueux du propos ne doit pas nous faire oublier que la structure d’ensemble se veut ferme. L’auteur signale à plusieurs reprises de façon explicite que c’est le schéma constitué par les quatre éléments qui organise son ouvrage22. Si toutefois ce projet peut ne nous paraître qu’imparfaitement ou maladroitement réalisé, c’est que ce système classificatoire se superpose à un autre, plus implicite et sous-jacent, et entre parfois en conflit avec lui.

Bien que les commentateurs ne l’aient guère relevé, il paraît très clair à mes yeux que l’authentique trame, que le scénario qu’entend développer le De naturis rerum est celui de l’Hexaemeron. En fait, ces deux livres (on en exceptera pourtant, à titre provisoire, les considérations morales qui concluent le second) constituent comme une sorte de glose démesurément amplifiée du premier chapitre de la Genèse23. Si l’on veut bien admettre cette hypothèse, les incohérences apparentes de l’ordre d’exposition s’abolissent : il est normal que les êtres définis par Augustin, dans son analyse du texte biblique, comme antérieurs à l’introduction de la temporalité dans le

19 Ibid., 1, 20-22, éd. cit., p. 65-70.

20 Ibid., 2, 47, éd. cit., p. 157-158.

21 Ibid., 2, 153 (De visu) et 154 (De speculo), éd. cit., p. 234-240. On rappellera au passage que le thème polyvalent du miroir est au cœur de la topique de l’encyclopédie médiévale : il n’est que de penser au titre de la formidable entreprise de compilation érudite réalisée par Vincent de Beauvais.

Sur l’histoire du terme de speculum et le symbolisme qui s’y attache (jusqu’au XIIe siècle inclus), voir Einar Már Jónsson, Le Miroir. Naissance d’un genre littéraire, Paris : Les Belles Lettres, 1995.

22 Ainsi à la fin du prologue du livre 2 (éd. cit., p. 127), où l’auteur évoque l’ordo naturalis de son discours, ou en 2, 48 (éd. cit., p. 158).

23 Voilà pourquoi la dimension historique, si présente dans les encyclopédies du début du XIIe siècle, comme l’Imago mundi d’Honorius Augustodunensis (éd. Valerie I.J. Flint, in : Archives d’histoire doctrinale et littéraire du moyen âge 49 (1983), p. 48-151), est tout à fait étrangère au propos de Neckam.

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monde, donc de la mutabilité inhérente à la nature des éléments, soient rejetés en tête du schéma quaternaire et évoqués en premier lieu24. Et surtout la place, bizarre à nos yeux, de l’homme intercalé entre deux séries d’animaux s’explique pleinement à la lumière de l’intertexte. On ne doit pas voir là une sorte de va-et-vient curieux et incongru sur l’échelle des créatures, mais la fidélité rigoureuse à l’ordre d’énonciation du texte sacré qui, au terme de l’œuvre des six jours, donne mission à l’homme de se soumettre les autres êtres vivants et l’univers (Gn 1, 28-30). Dans ces conditions, il est parfaitement logique que le catalogue des animaux domestiqués, puis des diverses techniques qui, de l’agriculture aux arts libéraux, doivent lui assurer la maîtrise de la nature, vienne après les analyses consacrées au statut particulier, physique et moral, de la créature humaine. En somme, l’espace physique défini par la quarternité élémentaire ne fait que s’inscrire à l’intérieur du temps mystique du récit génésiaque.

C’est la référence biblique qui dicte l’ordre de l’exposé. Il est donc malvenu de reprocher à Alexandre Neckam de n’avoir pas élaboré de schéma théorique d’analyse du monde, de système hiérarchisé des sciences en forme d’arbre, comme en construisent avant lui Hugues de Saint-Victor, après lui des hommes comme Roger Bacon ou Raymond Lulle. Car c’est l’ordre, non des lois qui régissent l’univers, mais celui du discours divin, qui fonde son enquête.

Cela m’amène tout naturellement à la question de l’inventio rhétorique qui, comme chacun sait, ne réfère pas au choix de la matière à traiter, de toutes façons donnée par la réalité des faits, de la cause à défendre, mais à celui du type d’argumentation.

Sous cet aspect, je me limiterai, par souci d’économie, à n’examiner qu’un indice, qui relève de l’évidence codicologique. D’après l’édition, fort scrupuleuse malgré son ancienneté, établie par Thomas Wright d’après d’excellents manuscrits, proches de l’auteur dans l’espace et dans le temps, l’œuvre est équipée de gloses marginales, en forme de manchettes, dont la tradition est assez homogène pour que l’on puisse considérer qu’elles sont originales. Or, ce type d’auto-commentaire, se superposant aux titres rubriqués sans faire double emploi avec eux – un procédé relativement neuf, du point de vue de la mise en page, dans les manuscrits scolaires de l’époque – vise à définir un protocole de lecture.

24 Aug., conf. 12, 12, 15 – 13, 16.

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Ces gloses sont de quatre types distincts :

1- Tout d’abord, pratique assez banale, les références aux auctores : Augustinus, Solinus, Isidorus, … avec parfois l’allusion à des opinions contraires (multi contradicunt).

2- Ensuite, la mention des possibles applications morales du propos : de ambitione, de potente iracundo, de operibus misericordie, contra libidinem, … 3- En troisième lieu, des questions de type scolastique, présentées sous forme

d’interrogatives indirectes, qui formulent des problèmes de nature aussi bien théologique (« Pourquoi le péché du diable est irrémissible ») que physique (« Que la lune reçoit plus de lumière du soleil au moment de la nouvelle lune que lors de la pleine lune »). Ces indications sont surtout concentrées au début de l’ouvrage.

4- Enfin, la qualification du type de l’énoncé : interpretatio moralis, instructio, ironia, narratio, adaptatio.

Ces deux derniers termes, qui sont de loin les plus fréquents, nous retiendront un instant. La mention narratio signale les digressions fort nombreuses, en forme de récit indifféremment emprunté à l’histoire et à la mythologie antique, à la tradition folklorique surtout celtique, à la vie quotidienne, qui servent à illustrer en acte les propriétés de l’objet décrit. Or, le mot de narratio renvoie aussi à une technique oratoire précise envers laquelle les prédicateurs cisterciens, puis mendiants du moyen âge central vont manifester une dilection toute particulière, je veux parler de l’exemplum. Ainsi, l’énorme compilation d’exempla réalisée par le dominicain Arnold de Liège à la fin du XIIIe siècle s’intitule Alphabetum narrationum. Plus intéressant encore est le terme d’adaptatio, qui revient cent quatre fois dans les marges. Il n’appartient pas au lexique du latin classique et semble apparaître au XIIe siècle avec saint Bernard qui désigne ainsi, dans ses Sentences, la mise en correspondance de deux séries hétérogènes – en l’occurrence, les sept dons du Saint-Esprit et les sept apparitions du Christ ressuscité25. Gerhoh de Reichersberg l’applique à la démarche typologique, qui met en parallèle épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament26. Ernaut de Bonneval et Richard de Saint-Victor l’associent au

25 Sent. 2, 27, éd. J. Leclercq et H. Rochais, S. Bernardi opera, t. Vi, 2, Rome, 1972, p. ooo.

26 De investigatione Antichristi I, 7 et 12 (PL 194, col. 1451 et 1458).

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terme de similitudo, dans le syntagme adaptatio similitudinum27. Or, la similitudo est, chez les prédicateurs, une technique concurrente et voisine de celle de l’exemplum, en ce qu’elle cherche à suggérer ce qu’il en est des réalités spirituelles non à partir d’un récit, mais d’après les propriétés d’un objet sensible28. Ainsi, Pierre le Mangeur, dans un sermon pour la fête de la Purification de la Vierge, parle-t-il d’adaptatio turturis ad carnem et columbae ad spiritum29. Enfin, dans les recueils de distinctiones, ces dictionnaires du symbolisme sacré qui se répandent au XIIIe siècle, l’emploi du terme est clairement associé à la pratique de la prédication30.

On aura compris où je voulais en venir : le De naturis rerum, dans la forme matérielle même où il se présente, ne vise nullement à la connaissance désintéressée, mais s’attache à fournir une profusion de matériaux utiles à la diffusion des vérités de la foi. Le système des manchettes encadrées, adopté à la même époque par le grand prédicateur Jacques de Vitry dans les transcriptions de ses sermones vulgares, permet au lecteur de « rechercher des points précis pour les intégrer dans un sermon plus personnel », comme l’a montré Nicole Bériou31. L’intention de Neckam, lui- même prédicateur brillant et renommé32, est donc plutôt parénétique que didactique.

Et à vrai dire, on aurait pu s’en aviser plus tôt. J’ai signalé en commençant que le De naturis rerum correspondait aux deux premiers livres d’un ouvrage qui, en réalité, en comporte cinq. C’est que les trois suivants, encore inédits à ce jour, paraissent n’entretenir aucun rapport avec ce que je viens de décrire. Il s’agit en effet d’un commentaire exégétique mot à mot du livre biblique de l’Ecclésiaste. Cette juxtaposition a surpris et choqué les modernes, qui ont parfois cherché à l’imputer à une pesante erreur de scribe. La tradition manuscrite ne justifie en rien cette hypothèse. Il s’agit bien d’un ensemble organique. Et on peut le comprendre à la lumière d’un usage qui remonte aux origines mêmes de l’exégèse chrétienne. C’est Origène en effet qui, dans le prologue à son commentaire au Cantique des cantiques, assimile les trois livres attribués à Salomon aux trois parties de la

27 Ernaut de Bonneval, De donis Spiritus sancti 3, 1 (PL 189, col. 1593) ; Richard de Saint-Victor, Beniamin maior 4, 11 (PL 196, col.147).

28 Jacques Le Goff, Jean-Claude Schmitt et Claude Bremond, L’ « exemplum », Turnhout : Brepols (Typologie des sources du moyen âge occidental 40), 1982, p. 31.

29 PL 198, col. 1746.

30 Cf. Olga Weijers, Dictionnaires et répertoires au moyen âge. Une étude du vocabulaire, Turnhout : Brepols (coll. CIVICIMA 4), 1991, p. 123-124.

31 « Introduction historique » à : Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti archevêque de Pise (1253-1277), Rome : École française, 2001, p. 83.

32 Cf. Hunt, op. cit., p. 84-94.

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philosophie. La relation entre les Proverbes et l’éthique va de soi ; le lien entre le Cantique des cantiques et la logique soulève en revanche une vraie difficulté, que Jérôme, suivi par Isidore, résout en assimilant celle-ci à la théologie33 ; mais on peut assez raisonnablement rapporter l’Ecclésiaste, qui énumère les choses terrestres pour en mettre en évidence la vanité, à la physique. On notera que les trois seuls livres bibliques auxquels Neckam ait dédié, à peu près à la même époque de sa vie, un commentaire suivi sont précisément ceux de Salomon – en l’absence d’édition qui permette de juger sur pièces, je n’aurai pas l’imprudence de parler de trilogie, mais il me semble qu’il y a là comme l’indice d’un projet cohérent.

Reste que, des trois, seul le commentaire à l’Ecclésiaste est muni d’un vaste préambule, le texte que je me suis employé à décrire. Et l’articulation entre les deux éléments qui constituent cette œuvre soulève un nouveau problème, non plus de forme, mais de fond : comment est-il possible d’accoupler l’inventaire passionné de toutes les merveilles de l’univers avec le commentaire d’un texte, qui, à chaque verset, en proclame l’inanité ? Maria Teresa Fumagalli et Massimo Parodi qui, avec perspicacité, ont identifié la fonction d’instrument de travail pour le prédicateur du De naturis rerum, en tirent des conséquences extrêmes : pour eux, Neckam, enfermé dans une conception passéiste et moralisante de l’encyclopédie, aveugle aux nouveautés introduites par la méthode dialectique, ne tendrait, au fil de quelques sentences d’un pessimisme tout « ecclésiastique » désignées en manchette par la mention ironia, qu’à dénoncer toute entreprise de connaissance comme diabolique.

En somme, il ne convoquerait la science que pour la dénigrer34. C’est quand même faire bon marché des passages, beaucoup plus nombreux, où notre auteur se montre attentif aux toutes récentes découvertes de la pensée savante, notamment dans le domaine des mathématiques35. Il manifesterait alors une inconséquence proche de la schizophrénie. Si la curiositas est un vilain défaut, pourquoi donc avoir consacré tant d’efforts à exercer la sienne avec une telle acuité ? Il n’est peut-être pas inutile, pour résoudre cette contradiction, de rappeler que la finalité assignée à la science au XIIIe siècle n’est pas nécessairement celle que nous lui fixons, de rendre raison du réel tel qu’il se donne objectivement à nous, ce que les deux savants

33 Hier., ep. 30, 1 : … logica, pro qua nostri theologicam sibi uindicant, ut in Cantico canticorum (cité par Isid., or. 2, 24, 8).

34 « Due enciclopedie dell’occidente medievale : Alessandro Neckam e Bartolomeo Anglico », Rivista critica di storia della filosofia 40 (1985), p. 51-90.

35 Ribémont, op. cit., p. 193-194.

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italiens paraissent avoir un peu oublié. Or, Neckam décrit de façon lumineuse son projet dans les deux brefs prologues dont il équipe chacun des livres du De naturis rerum.

Je n’ai pas encore évoqué la troisième partie de la rhétorique, l’elocutio, ou ornement stylistique. Et pour cause : le prologue du premier livre est d’abord consacré à le réfuter sans ambages. Dans un langage au demeurant assez fleuri – mais c’est là un paradoxe tout à fait habituel dans la phraséologie prologale -, l’auteur excuse par avance la médiocrité de son style en déclarant préférer le langage simple et direct de la vérité à celui de l’ornatus, qui ne cherche qu’à la masquer. Voilà, dira-t-on, un exemple parmi des milliers d’autres du fameux topos de modestie affectée, mais il trouve pourtant ici, par-delà le formulaire creux, une justification spécifique. Dès la première phrase en effet, il est suggéré que, s’il est en l’occurrence tout à fait inutile de faire usage d’un langage orné, c’est que l’ornatus est déjà inhérent à la matière, aux choses qu’il se donne pour fonction de représenter : le langage n’a donc d’autre choix que de se faire transparent à l’éclat et à la richesse de la création36. L’éclat et la richesse : deux vertus que la théorie rhétorique affecte au style. Et de fait – nous sommes maintenant au début du prologue du second livre -, le monde est un texte.

Reprenant le célèbre verset 2 du psaume Eructavit, qui inspire tant de ses contemporains, lingua mea calamus scribae velocius scribentis, « ma langue est le calame d’un scribe qui écrit vite », Neckam proclame que les choses terrestres sont autant de lettres (litterae) inscrites par le calame divin37. Le monde est l’alphabet de Dieu. Il ne revient à l’encyclopédiste que de l’épeler, et de le faire épeler à ses lecteurs. Écrire de l’univers, c’est donc d’abord le lire. Or, on sait que l’acte de lecture, au moyen âge – voir Hugues de Saint-Victor, son plus profond théoricien -, ne doit pas s’en tenir à la lettre, qui tue, mais atteindre à l’esprit, qui vivifie, ou plutôt s’appuyer sur la littera pour viser le sensus. Il est vrai que la langue d’Alexandre Neckam, correcte et claire, et de ce fait plaisante, a renoncé aux figures. Mais les figures ne sont pas pour autant absentes du texte : ce sont les objets qu’il décrit,

36 Forma decens admiratione dignis nature munifice dotata deliciis modico cultu contenta est, sibi sufficiens ad ornatum. Sic et sententiae commendabiles, serenitate majestatis radiantes, nimio verborum elegantium ornatu non egent (éd. cit., p. 1). Les images, qui suivent immédiatement, de la source d’eau limpide qui suffit à étancher la soif et des gemmes qui n’ont pas besoin d’être serties dans l’or pour rayonner, décrivent admirablement ce projet stylistique.

37 … sapientia Patris omnia inscribit, ita quod in rebus sapientia Dei elucet : Mundus ergo ipse, calamo Dei inscriptus, littera quaedam est intelligenti (éd. cit., p. 125).

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métaphores de « la justice et de la miséricorde de Dieu »38. D’où la nécessité des adaptationes, qui les décryptent.

Mais l’Ecclésiaste, alors ? En fait, je crois que la leçon du De naturis rerum, c’est qu’il y a un bon et un mauvais usage du monde. Ce dernier s’en tient à la lettre, je veux dire : s’abstient de rapporter les choses à leur source de lumière ; le premier prologue développe d’ailleurs une belle métaphorique de la lumière, puisqu’on y voit l’auteur se donner pour mission d’induire son lecteur à rejeter « les œuvres de ténèbres » pour accéder à l’éternelle clarté39. Les œuvres de ténèbres, ce sera sans doute la science orgueilleuse d’elle-même, obstinée à percer le secret des lois de l’univers sans les référer à leur fondateur et garant, donc attachée à la vanité de l’accidentel et du transitoire. Ce sera également, et peut-être surtout, dans la perspective protreptique que j’ai mise en évidence, l’attachement au monde matériel transformé en pur objet de jouissance : il est remarquable à cet égard que l’encyclopédie s’achève par un long chapitre sur les vices du luxus, à la fois luxure, voracité, ivrognerie, bref toutes les formes du désir qui est à lui-même sa propre fin et instrumentalise les objets40. Point de difficulté dès lors à comprendre pourquoi la description physique du réel doit déboucher sur une morale… et sur la morale de l’Ecclésiaste.

Le débat aristotélisme vs. platonisme me semble donc, au bout du compte, dépassé.

Il n’y a pas contradiction entre l’analyse méticuleuse des phénomènes et des créatures et leur interprétation mystique. Bien au contraire : plus le monde se découvre comme riche et complexe, et plus il vérifie le jugement du Créateur qui, jetant un regard rétrospectif sur son œuvre au soir du sixième jour, en contemple la bonté.

C’est ce vidit Deus cuncta quae fecerat, et erant valde bona (Gn 1, 31) que met en scène, sur un autre mode, le poème à la gloire de la sagesse divine. Celui-ci, comme on l’a dit, diffère du De naturis rerum dont il suit à peu près l’ordre d’exposition sur deux points : il l’expurge presque entièrement des narrations et « adaptations », et il est encore plus précis et circonstancié dans la description des objets, notamment au

38… mens lectoris (…), admirans [opificem rerum] in se et in creaturis suis pedes Creatoris, justitiam scilicet et misericordiam, spiritualiter osculetur (éd. cit., p. 2).

39 In hoc enim opusculo lectorem ad opera lucis invitamus, ut abjectis operibus tenebrarum demum aeterna luce fruatur (ibid.).

40 De naturis rerum 2, 192 (éd. cit., p. 349-354).

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chapitre de la géographie41. Ces différences peuvent recevoir deux explications : d’une part, une évolution de la pensée de Neckam qui, face au développement rapide des sciences naturelles, estime de moins en moins nécessaire de fournir à sa soif de connaissances l’alibi de la moralisation ; d’autre part (et j’y croirais plus volontiers), le fait que les deux œuvres obéissent aux règles de genres littéraires bien distincts. Le traité en prose, j’espère l’avoir montré, répond à la nécessité si vivement ressentie par les clercs des alentours de l’an 1200 de diffuser largement et d’expliciter, à la faveur de toutes les stratégies de discours possibles, le message biblique au profit des laïcs. D’où son attention affichée dès le prologue du premier livre de ne pas s’aventurer au delà de l’exégèse tropologique, ou morale42. La laus divinae sapientiae s’inscrit, comme son titre l’indique, dans la tradition du panégyrique en vers telle que l’avait illustrée dès le Ve siècle Dracontius avec son De laudibus Dei. Le poème relève donc du genre épidictique plutôt que délibératif. Il ne tend qu’à exalter la sagesse divine qui, selon le livre biblique auquel elle donne son nom, « a disposé toutes choses en mesure, en nombre et en poids » (Sg 11, 21).

Plus besoin, dans ces conditions, d’expliquer : il suffit de montrer.

Et de montrer à qui ? Tout au long du poème, Neckam s’adresse au vocatif, et avec une franche agressivité, à un certain Faustus, qui semble dénier toute valeur à l’univers créé. Il serait vain de chercher le contemporain, s’il existe, que dissimule ce pseudonyme. Faustus, en homonyme de l’évêque manichéen dont Augustin fut un temps le disciple avant d’essayer, une fois converti, de le convaincre par les voies de la polémique mais aussi de la persuasion, est un emblème – celui des adeptes du

« mépris du monde » qui, au lieu de reconnaître la bonté de la création, la considèrent comme irrémédiablement gangrenée par le Mal. On doit même être plus précis : je forme l’hypothèse qu’à travers le personnage de Faustus, Neckam s’en prend aux manichéens de son temps, les cathares. Peu après avoir composé le De laudibus sapientiae divinae, il participe au quatrième concile de Latran, qui les condamnera, et, si l’on en croit Françoise Hudry43, il est en relation avec le vieil Alain de Lille, qui les a combattus sur le terrain, et dont il cite copieusement le Contra hereticos. Le propos du poème, que sa forme destine à des lecteurs plus érudits que

41 Hunt, op. cit., p. 78.

42 Nolo tamen ut opinetur lector me naturas rerum (…) investigare velle philosophice aut physice, moralem enim libet instituere tractatum (éd. cit., p. 2-3).

43 « Introduction » à : Alain de Lille, Règles de théologie, Paris : Cerf (coll. « Sagesses chrétiennes »), 1995, p. 42-47.

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ceux de l’œuvre en prose, n’est donc plus tant moral que bel et bien théologique44. Et Alexandre, plutôt qu’annonciateur des grandes sommes encyclopédiques du XIIIe siècle, ou d’ailleurs que témoin nostalgique d’un isidorianisme finissant, m’apparaît là comme le représentant parfait de cette renaissance du XIIe siècle qui écarquille des yeux émerveillés sur les mystères exaltants du monde façonné par Dieu.

C’est ici que je me sépare des historiens de l’encyclopédisme. Alexandre Neckam n’avait sûrement pas la conscience, et sans doute pas l’intention, d’écrire, avec le De naturis rerum « une œuvre charnière et abstraitement matricielle » [sic]45. Il n’est certes pas inintéressant de suivre à travers elle l’avènement de nouvelles références intellectuelles, le cheminement progressif de nouveaux modes de pensée – encore que, de l’avis unanime des commentateurs, notre auteur invoque si souvent Aristote plutôt comme caution d’autorité que pour l’avoir vraiment lu. Mais c’est d’abord une œuvre pour son temps. J’espère que l’approche rhétorique d’un texte sans doute moins novateur, mais sûrement plus profond qu’on ne le croit souvent aura su le mettre en évidence : au fond, l’encyclopédie est un ensemble de contenus, non pas un genre littéraire ; mais ce sont les genres littéraires à travers lesquels elle s’incarne qui lui donnent forme, et sens.

Jean-Yves Tilliette

44 Sa structure même est significative : la division en sept distinctiones (cf. supra, n. 8) renvoie le lecteur à la semaine de la création du monde, telle que la décrit la Genèse. Or, on sait que depuis l’origine ce récit est la principale pierre d’achoppement entre chrétiens et dualistes.

45 Ribémont, op. cit., p. 198. Pour avoir posé en principe que le De naturis rerum était un être hybride, mi-chair mi-poisson, plus vraiment ceci, mais pas encore cela, et pour omettre de façon surprenante d’interroger son rapport à l’Ecclésiaste, Bernard Ribémont, malgré de justes intuitions, s’interdit de le comprendre pour ce qu’il est.

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