• Aucun résultat trouvé

Entre fiction et réalité : un portrait de l’Absent dans Purgatorio de Tomás Eloy Martínez

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Entre fiction et réalité : un portrait de l’Absent dans Purgatorio de Tomás Eloy Martínez"

Copied!
10
0
0

Texte intégral

(1)

Entre fiction et réalité : un portrait de l’Absent dans Purgatorio1 de Tomás Eloy Martínez

Lucie Valverde 3L.AM - Université d’Angers

C’est une impulsion très personnelle qui a amené Tomás Eloy Martínez à l’écriture de Purgatorio, qui revisite le temps de la dictature militaire argentine de 1976, dans l’espoir d’exorciser les années d’exil qu’il a connues, à l’instar de bien de ses compatriotes. Ces années volées, irrécupérables, Martínez va tenter de les reconstruire à travers la fiction, en faisant réapparaître ce qui a disparu, en redonnant vie à travers la littérature à toutes les possibilités que l’Histoire a anéanties.

Purgatorio s’organise autour de trois protagonistes : un romancier (il s’agit du narrateur, double de l’auteur) et deux cartographes. D’après l’auteur, ces deux activités ont un point communs : elles sont semblables dans leur « désir de corriger la réalité2 ».

Nous concentrerons notre étude sur deux de ces protagonistes, les cartographes Simón et Emilia, et en particulier sur Simón, qui constitue la clé de voûte de tout le roman, puisque c’est précisément son portrait extraordinaire qui incarne à lui seul l’objectif même de Purgatorio.

I. Simón : un personnage qui incarne le « non-être »

La situation initiale de Purgatorio pose d’ores et déjà l’énigme qui constitue le fil directeur du roman : « Simón Cardoso était mort depuis trente ans lorsqu’Emilia Dupuy, sa femme, le trouva à l’heure du déjeuner dans le salon particulier de Trudy Tuesday3. »

Si l’on se réfère au schéma quinaire de Paul Larivaille4, c’est donc la présence de Simón qui fait office de déclencheur de l’action venant perturber l’état initial d’équilibre. Cette présence même est problématique, car impossible, s’agissant d’un homme privé d’essence depuis trente ans. Cette « phrase-choc » fait écho au titre du chapitre : « Voyant l’ombre comme un corps solide5 », ce qui peut amener le lecteur à supposer qu’Emilia est le jouet de son imagination et de son désir intense de retrouver son mari, mais le doute s’installe : l’ombre se fait corps, l’insaisissable souvenir devient « corps solide ».

1 MARTINEZ, Tomás Eloy, Purgatorio, Alfaguara, Buenos Aires, novembre 2008.

2 Ibid., « afán por corregir la realidad », p.85. Nous traduisons toutes les citations de ce roman.

3 Ibid., « Hacía treinta años que Simón Cardoso había muerto cuando Emilia Dupuy, su esposa, lo encontró a la hora del almuerzo en el salón reservado de Trudy Tuesday. », p.13.

4 LARIVAILLE,Paul, « L’analyse (morpho)logique du récit », in Poétique, n°19, 1974.

5 MARTINEZ, Tomás Eloy, op.cit., « Viendo la sombra como un cuerpo sólido », p.11.

(2)

Simón n’est donc vu qu’à travers les yeux d’Emilia, l’instance médiatrice qui donnera forme au portrait de Simón. Par conséquent, c’est d’abord d’Emilia dont il va être question, puisqu’elle est la voix émettrice en charge de la description, ce qui crée une attente insoutenable : on attend une explication rationnelle, mais le portrait de Simón restera très énigmatique. En effet, si apparaissent immédiatement des éléments de portrait, comme les noms propres, qui confèrent un effet de réel aux personnages (en totale contradiction donc avec la présence improbable d’un homme mort voilà trente ans), le peu d’informations dont nous disposerons ne sera dévoilé que bien parcimonieusement.

Tout d’abord, à la différence des personnages référentiels6 du roman, Simón porte un nom qui nous est inconnu, et cet anonymat constituera l’une de ses caractéristiques fondamentales.

La mention de son nom ne permet pas de mieux le cerner :

« (…) dans un récit « le personnage est comparable à un mot rencontré dans un document, mais qui ne figure pas au dictionnaire, ou encore à un nom propre, c’est-à-dire à un terme dépourvu de contexte (…) ». Cependant, à la différence du morphème linguistique, qui est d’emblée reconnu par un locuteur, « l’étiquette sémantique » du personnage n’est pas une

« donnée » a priori, et stable, qu’il s’agirait purement de reconnaître, mais une construction qui s’effectue progressivement, le temps d’une lecture (…)7. »

L’« étiquette linguistique » correspondant à Simón Cardoso est donc pour le moment vide pour le lecteur qui présume que, comme dans tout récit standard, vont bientôt apparaître des éléments tangibles lui permettant de saisir l’apparence, mais aussi la personnalité de Simón :

« (…) la première apparition d’un nom propre non historique introduit dans le texte une sorte de « blanc » sémantique (…). Ce signe vide va se charger progressivement et, en général dans un récit « classique », assez rapidement (par exemple par un portrait, par la mention d’occupations significatives, d’un rôle social particulier) de signification8. »

6 JOUVE, Vincent, L’effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, collection écriture, 2004. (1ère édition: avril 1992) « Les personnages-référentiels reflètent la réalité (personnages historiques) ou des représentations fixes, immobilisées par une culture (personnages mythologiques et personnages types). » On trouve ainsi le Général Videla comme personnage-référentiel dans Purgatorio.

7 HAMON, Philippe, « Pour un statut sémiologique du personnage », GENETTE G. et TODOROV Tzvetan (dir.), Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p.125-126.

8 Ibid., p.128.

(3)

Or, cette attente légitime va être déçue ; comme nous allons le constater, ce « blanc » sémantique ne sera pas rempli, l’une de ses fonctions étant de faire de Simón l’incarnation du

« non-être ».

En effet, la narration se recentre immédiatement sur le portrait d’Emilia. A la fin de la première page, on sait donc seulement que Simón « está » : sa présence est établie, mais les indications le concernant sont encore et toujours éludées. On s’attend à une description physique détaillée de Simón lorsqu’Emilia l’observe pour « s’assurer que c’était lui9 » ; on espère alors un début d’identité anthropologique : « (…) c’étaient ses gestes, la courbe de son cou, le grain de beauté foncé sous son œil droit10. »

On nous propose enfin des éléments de prosopographie, mais ils ne nous permettent toujours pas de visualiser le personnage : les articles possessifs et définis qui accompagnent ces éléments palpables supposent qu’ils sont connus, mais ils ne le sont que d’Emilia —ce qui met en évidence la focalisation— ; seul le grain de beauté de Simón est véritablement concret.

Mais cet élément ne fait que rendre plus évidente encore son évanescence : ce point noir concentre le regard et fait ressortir la blancheur lumineuse, le halo mouvant qui l’entoure : il est « une tache de lumière, une vapeur11 » qui ne semble pas même laisser de trace tangible dans l’espace. Par ailleurs, Emilia s’interroge alors sur l’essence des êtres, ce qui d’une certaine façon justifie ce peu d’informations :

« Qu’est-ce qui fait qu’une personne est ce qu’elle est ? Ce n’est pas la musique ou l’empreinte de ses mots, ni les lignes de son corps, rien qui soit visible. (…) La véritable identité d’une personne, ce sont les souvenirs12. »

Ce seront toujours les mêmes éléments de la physionomie de Simón qui seront évoqués.

Nous n’aurons pas plus de détails prosopographiques le concernant par la suite (la description la plus précise que nous en aurons venant de Nancy, l’amie d’Emilia, qui lui fait remarquer qu’il ressemble à Clint Eastwood), et ce manque ne sera compensé par aucune éthopée — c’est-à-dire les qualités morales— du personnage, puisqu’il semble à la fois dénué de vie intérieure et de volonté : son regard est vide, il ne parle presque pas (et lorsqu’il le fait, ses paroles semblent être la réplique exacte de celles d’Emilia) :

9 MARTINEZ, Tomás Eloy, op.cit., « asegurarse de que era él. », p.14.

10 Ibid., « (…) eran sus ademanes, la curva de su cuello, el lunar oscuro bajo el ojo derecho. », p.14.

11 Ibid., « una mancha de luz, un vapor », p.71.

12 Ibid., « ¿Qué hace que una persona sea quien es? No la música o el ripio de sus palabras, no las líneas del cuerpo, nada que esté a la vista. (…) La verdadera identidad de una persona son los recuerdos (…). », p.17.

(4)

« Simón ne répond pas. Pourquoi répondrait-il, puisqu’il ne veut que ce qu’elle veut13 ? »

« Pourquoi me le demandes-tu ?, dit son mari. Je veux ce que toi tu veux14. »

Incapable de la moindre prise de position, pas même pour décider de détails triviaux, sa volonté se fond avec celle d’Emilia. De même, son rapport aux autres et sa nature changeante paraissent incohérents, ce qui ne fait que renforcer le caractère mystérieux de son portrait ; notamment, le Simón actuel semble maîtriser parfaitement l’accent anglais, chose dont il était auparavant incapable. De son passé, nous ne savons rien, et l’explication de sa disparition fait l’objet d’une ellipse narrative.

L’identité historique du personnage nous échappe également. Ses vêtements et sa chevelure sont ceux d’un être anachronique, figé dans les années 1970, et renvoient à un autre référent culturel :

« (…) même ses vêtements étaient ceux d’avant. Il portait un pantalon pattes d’éléphant que plus personne n’osait porter, une chemise ouverte à grand col comme celles de John Travolta dans La fièvre du samedi soir, les pattes et les cheveux longs d’une autre époque15. »

Ainsi, l’absence d’identité aussi bien anthropologique qu’historique de Simón défie les codes établis, et oblige le lecteur à remettre en question sa façon de construire un personnage.

Tout semble indiquer que ce portrait a une transcendance qui dépasse celle des portraits classiques, ce vide est significatif et nous fait toucher du doigt une réalité de nature différente.

II. Une autre réalité

D’emblée, il se dégage de cette situation initiale un sentiment d’irréel, puisque l’essence de ce personnage fait problème ; il est évident pour le lecteur que Simón ne peut rationnellement pas appartenir à notre réalité matérielle, et c’est une sensation à laquelle n’échappe pas le personnage d’Emilia, qui oppose ce « lieu erroné » à sa propre réalité : « Emilia crut qu’elle

13 Ibid., « Simón no responde. ¿Por qué respondería, si sólo quiere lo que ella quiere? », p.141.

14 Ibid., « ¿Por qué me lo preguntás?, dice el marido. Quiero lo que vos quieras. », p.184.

15 Ibid., « (…) hasta su ropa era la de antes. Llevaba los pantalones pata de elefante que ya nadie se atrevía a usar, una camisa abierta de cuello grande como las de John Travolta en Fiebre de sábado por la noche, las patillas y el pelo largo de otra época. », p.14.

(5)

était entrée dans un lieu erroné, et son premier mouvement fut de reculer, s’éloigner, retourner à la réalité d’où elle venait16 ».

Dès le départ, on pressent donc la coexistence de deux réalités distinctes. Mais après ce premier mystère va en surgir un deuxième, non moins intrigant : Simón semble ne pas avoir vieilli, son corps ne porte pas les marques de l’âge qu’il devrait avoir. Cet être paraît donc

« déréalisé », puisqu’il ne suit pas les règles de notre réalité : cette jeunesse impossible, son absence de rides, font venir à l’esprit d’Emilia une comparaison qui achève de rejeter Simón dans l’irréalité :

« Elle fut effrayée de voir à quel point il détonnait avec la réalité. Il faisait la moitié des soixante-trois ans que devaient indiquer ses papiers. Elle se souvint d’une photo de Julio Cortázar prise à Paris fin 1964, quand l’écrivain, né au début de la Première Guerre, avait aussi l’air d’être son propre fils. Peut-être que Simón avait sur la peau, comme Cortázar, de fines rides qui ne se remarquaient que de près (…)17. »

Cette assimilation de Simón à Cortázar nous renvoie nécessairement aux récits où celui-ci crée des personnages tombant dans des réalités parallèles dont il est difficile de rendre compte, puisqu’elles n’obéissent pas aux règles de notre référent habituel. Cette comparaison, ne pouvant être fortuite, oriente notre lecture : cette première impression de « lieu erroné » va s’intensifier, jusqu’à se révéler pleinement, notamment aux yeux d’Emilia.

En effet, les cartes étant ce qu’elle connaît le mieux, Emilia s’y accroche désespérément après la disparition de Simón. Convaincue que ces cartes lui permettront de le retrouver, pendant des années elle cherchera sa trace dans différents pays. Elle a enfin l’idée qu’elle ne cherche pas dans la bonne dimension : Simón se trouve dans une carte dont les dimensions ne renvoient pas à la géographie terrestre, mais à des coordonnées temporelles:

« Si le temps est la quatrième dimension de l’espace, qui sait combien de choses que nous ne voyons pas tiennent dans l’espace du temps, combien de réalités invisibles18. »

16 Ibid., « Emilia creyó que había entrado a un lugar equivocado y su primer impulso fue retroceder, alejarse, volver a la realidad de la que venía. », p.13.

17 Ibid., « La espantó lo mucho que él desentonaba con la realidad. Representaba la mitad de los sesenta y tres años que debían declarar sus documentos. Le vino a la memoria una foto de Julio Cortázar tomada en París a fines de 1964, cuando el escritor, nacido al comenzar la Primera Guerra, parecía también su propio hijo. Quizá Simón tenía en la piel, como Cortázar unas arrugas finas que sólo se notaban de cerca (…). », p.14-15.

18 MARTINEZ, Tomás Eloy, op.cit., « Si el tiempo es la cuarta dimensión del espacio, quién sabe cuántas cosas que no vemos caben en el espacio del tiempo, cuántas realidades invisibles. », p.110.

(6)

Ainsi, ce n’est pas sur le plan de l’espace que Simón présente un estar : il fait partie d’un autre monde, dont le temps est la véritable dimension. La séparation entre ces deux réalités régies par des variables de nature différente se matérialise à travers les nombreuses limites entre deux réalités qu’explore le roman. En effet, les points de passage vers cette autre réalité sont multiples ; les frontières sont alors matérialisées par les fleuves, l’érouv19, le miroir, les mots…

Ces réalités distinctes se succèdent et se multiplient tout au long du roman, les frontières poreuses permettant la réapparition d’un disparu, tout d’abord en rêve20, ensuite à l’intérieur d’Emilia21, puis à l’extérieur d’elle-même, dans un miroir22, avant de traverser cette ultime frontière qui le sépare du monde d’Emilia (comme on le voit lorsqu’elle est enfermée dans une pièce tapissée de miroirs23) et d’accéder à sa réapparition « physique », vue à travers les yeux d’Emilia, mais aussi ressentie par chaque centimètre carré de son corps.

Dans le roman, deux figures d’illuminés détiennent la « vérité » sur ces frontières, et ce sont deux écrivains : le narrateur, double de Martínez, et « l’écrivain24 » que rencontre Simón.

Ces deux êtres détiennent la clé du passage d’un monde à l’autre : le narrateur à travers l’usage de l’écriture, de la fiction dans son rapport à la réalité ; l’autre écrivain, quant à lui, a trouvé le moyen de sortir du temps grâce à une parole magique, une sorte de sésame qui ouvrirait les portes du temps et de l’espace, permettant d’atteindre le « midi éternel25 ».

D’autre part, le roman exploite une conception cyclique du temps, nous sommes dans la répétition, dans le retour des êtres, ressuscités à l’identique ou au contraire marqués par un inversement de leurs caractéristiques propres. Cette conception est pour l’auteur liée à l’essence même de l’Argentine dans son rapport à la mort. Ainsi, le deuil du boxeur Ringo

19 L'érouv délimite la zone dans laquelle certaines activités normalement interdites peuvent être réalisées lors des jours de chabbat et de certaines fêtes juives.

20 MARTINEZ, Tomás Eloy, op.cit. En premier lieu, ce n’est pas vraiment Simón qui apparaît dans les songes d’Emilia : « En los sueños Simón nunca sería Simón sino cualquier otro hombre con el que se hubiera cruzado ese día. O una ciudad que se caía y se levantaba. O la llama de una vela. » (p.62) ; puis c’est vraiment lui :

« …por las noches, apenas me dormía, [Simón] saltaba dentro de mi sueño. » (p.106).

21 Ibid., « Había noches en que despertaba con la sensación de que el cuerpo entero del marido estaba dentro de ella, explorando las cavernas más hondas hasta atravesarle la garganta. (…) cuando volvía a la cama el espectro del cuerpo amado le quedaba grabado en las entrañas. » (p.24) ; puis « Como no tiene tumba, yo fui su tumba.

Ahora quiere salir de ahí. » (p.96)

22 Ibid., « Me miro al espejo y no me veo a mí sino a él, de pie donde está mi cuerpo », p.233.

23 Ibid., « Se acercó al espejo y vio que la madre tomaba a Simón de la mano. La vio caminar con él hacia el blanco de la nada, vio que los dos se repetían en el techo y la llamaban. Quería seguirlos y no sabía cómo pasar al otro lado, por dónde entrar. Golpeó los espejos desesperada, les rogó que no se fueran. Ya voy, gritó.

Ya voy, díganme cómo puedo alcanzarlos. », p.284-285.

24 Ibid., « un escritor que iba y venía (…) con una pizarrita », p.135.

25 Ibid., « mediodía eterno », p.135.

(7)

Bonavena est narré comme une répétition du deuil d’Evita. De la même façon, Emilia est une résurgence de Mary Ellis, jeune femme abandonnée par son prétendant des siècles auparavant et qui a passé le reste de ses jours à l’attendre, avant de se jeter dans le fleuve. Parfois, c’est l’inversion qui prime, et là où Evita soulageait la pauvreté de ses descamisados, s’étale un luxe indécent jouxtant la pauvreté la plus noire. De même, par le passé, Simón a perdu sa bien-aimée Emilia (une première Emilia, disparue mystérieusement, et qui va laisser Simón dans le même état d’angoisse que la deuxième Emilia lorsqu’elle perdra à son tour Simón).

Enfin, si l’on s’attache au symbolisme catholique, trente ans auparavant, Simón est

« crucifié », mais il réapparaît un vendredi (jour de la crucifixion), et le dimanche suivant c’est Emilia qui d’une certaine manière ressuscite.

III. Une figure christique

En effet, bien des éléments nous amènent à assimiler le personnage de Simón à une figure christique, et justifient les termes de crucifixion et de résurrection. Le premier élément de caractérisation de Simón est qu’il semble ressusciter d’entre les morts, comme le Christ : Large Lenny le nomme « le ressuscité26 », et il avertit de son retour en récitant des versets de l’évangile de Luc —le dernier chapitre de cet évangile rapportant les apparitions de Jésus ressuscité—.

Le deuxième élément de caractérisation de ce personnage est le fait troublant qu’il ne présente aucun signe du vieillissement qui s’est imprimé naturellement sur Emilia. Si j’ose dire, il est donc exempt de tous les stigmates qu’auraient pu imprimer les années sur son corps

—ou même de la torture qu’on suppose qu’on lui a infligée— ; ce point semble important dans la mesure où l’on insiste également sur les marques laissées par le temps sur le corps d’Emilia, mais aussi sur les traces qu’ont imprimées sur son psychisme la disparition de Simón et les méfaits de son père. Ainsi, toujours dans ce processus d’inversion, si c’est Simón qui a été annihilé physiquement par la dictature, c’est Emilia qui en a été marquée, aussi bien par la violence psychologique qu’a induit la disparition brutale de l’être aimé que par les années qui ont passé par la suite, car Emilia a vieilli seule, et les marques de l’âge ne sont que les marques visibles de son purgatoire de trente ans. Ainsi, le mot de stigmate ne peut que s’imposer à notre esprit.

26 Ibid., « el resucitado », p.112.

(8)

D’autre part, certains éléments assimilent sans nul doute possible Simón à une figure christique, et ce dès la deuxième page, lorsque Emilia évoque l’étrange jeunesse de son mari :

« Il restait cloué [nous soulignons] à l’âge de trente-trois ans27 ».

La mort de Simón au même âge que le Christ, associée à un verbe qui ne peut qu’évoquer l’image du Christ cloué sur la croix (ainsi que la brutalité de cette mort), sont autant d’éléments qui rapprochent Simón de la figure christique. De même, Emilia utilise le terme de

« calvaire » pour qualifier leur expérience : « Après le calvaire qu’ils avaient vécu ensemble, elle ne pouvait concevoir qu’il l’eût remplacée28 ».

Ce choix n’est pas anodin : il évoque certes l’épreuve de la disparition de Simón pour Emilia, mais aussi la passion du Christ et sa crucifixion. Cependant, Simón n’est pas ici le seul « crucifié », puisque Emilia elle aussi s’intègre à l’expérience de ce martyre, mais sa passion ne s’achèvera qu’à la fin du roman : elle vit depuis la disparition de son époux un cauchemar symbolisé par le purgatoire, et au bout de trente ans, elle accède enfin au paradis, après avoir connu une sorte de « résurrection » (trois jours après avoir retrouvé Simón, et un dimanche).

Quant à Simón, il incarne le détruit universel, et son assimilation à une figure christique en fait le représentant de tous les martyres de la dictature. En effet, son sort est lié aux autres disparus : déjà, de son vivant, Simón avait comparé les victimes de la dictature au Christ.

C’est par ailleurs lorsqu’il ose critiquer la pratique de la torture (lors d’un repas avec sa belle- famille en compagnie de Videla) qu’il signe probablement son arrêt de mort :

« [Simón :] Pour moi, torturer un seul être humain équivaut à la torture de tous. C’est ce que disait le curé de ma paroisse. Lorsqu’on a crucifié le Christ, on a aussi crucifié l’humanité.

[Vicaire :] Ça n’est pas comparable. Il n’y a eu qu’un seul Christ. C’était dieu incarné.

[Simón :] Oui, mais il y a deux mille ans, personne ne le savait29. »

Conclusion

27 Ibid., « Seguía clavado en los treinta y tres años. », p.14.

28 Ibid., « (…) después del calvario que habían vivido juntos, no concebía que la hubiera reemplazado. », p.14.

29 Ibid., « Atormentar a un solo ser humano equivale para mí al tormento de todos. Se lo oí decir al párroco de mi pueblo. Cuando crucificaron a Cristo crucificaron también a la humanidad.

No se puede comparar. Cristo hubo sólo uno. Era dios encarnado.

Sí, pero hace dos mil años nadie lo sabía. », p.48.

(9)

Purgatorio nous offre donc un portrait atypique, puisqu’à la fin du roman, le lecteur ne sait rien des caractéristiques physiques et morales de Simón, car elles sont éludées jusqu’au bout.

Tout au plus dispose-t-on de quelques éléments parcellaires qui ne permettent pas même d’avoir la certitude de l’existence « réelle » de ce personnage. En effet, le réel et l’irréel, l’illusion —ou plutôt l’existence de plusieurs réalités distinctes— sont des thèmes fondamentaux du roman. Le lecteur attend une explication rationnelle à la présence de Simón, et cette attente constitue la tension qui le pousse à avancer dans sa lecture. Mais cette explication ne viendra jamais ; en effet, le « rôle » de Simón est ici de représenter le non-être, sa « raison d’être » dans ce roman est précisément son absence, ce qui aurait pu être mais n’a pas été. Il est pour l’auteur l’incarnation de toutes ces années volées par la dictature, un moyen d’exorciser ce vide. Ainsi, cette absence d’information au sujet de Simón, loin d’être une lacune, est au contraire pleine de sens et sert le projet initial de l’auteur : « C’est pour cela qu’on écrit des romans : pour réparer dans le monde l’absence perpétuelle de ce qui n’a jamais existé30 ».

De plus, ce « blanc » sémantique que constitue Simón en fait plus facilement encore le représentant de tous les disparus de la dictature, et son sacrifice injuste est mis en valeur à travers son assimilation à une figure christique. Il ressuscite et permet à Emilia de mettre enfin un terme à son purgatoire en accédant à une autre réalité, matérialisée par ses nombreuses frontières, qu’Emilia est amenée à tenter de traverser tout au long du roman : les rêves, l’érouv près de chez elle, le fleuve, les miroirs… Cette réalité s’inscrit dans une dimension temporelle, et Emilia essaiera d’y accéder en en dessinant la carte, car si pour l’auteur ce sont les mots qui peuvent modifier la réalité, pour Emilia ce sont bien les cartes :

« Ce ne sont pas des métaphores mais des métamorphoses, comme les mots et comme les ombres que nous projetons. Il suffit qu’une carte dessine la réalité pour que la réalité ne soit plus la même31. »

Si Simón est en lui-même le personnage incarnant le néant, et dont le portrait restera un caractère vide, le portrait d’Emilia, lui, nous sera bien des fois offert, puisqu’elle est le véritable protagoniste du roman, ce qui explique le portrait riche et détaillé de cette femme

30 Ibid., « Las novelas se escriben para eso: para reparar en el mundo la ausencia perpetua de lo que nunca existió. », p.166.

31 Ibid., « No son metáforas sino metamorfosis, como las palabras y como las sombras que proyectamos. Basta que un mapa dibuje la realidad para que la realidad ya no sea igual. », p.185.

(10)

aux visages multiples. Comme le dit le narrateur à maintes reprises, elle est souvent trois personnes en une, mais la fin du roman va la « réunir » : elle et Simón vont redevenir le « un pour toujours de Parménide32 ». Alors, le narrateur a l’intuition que Simón est en Emilia, qui elle-même est en Martínez, qui va pouvoir écrire l’histoire d’Emilia, et en cette unité retrouvée le cycle se clôt en renvoyant le lecteur à la première page du roman, puisqu’il est alors sur le point d’écrire le roman que nous venons de lire. Ce roman est à plus d’un titre une lutte contre la mort (les morts semées par la dictature et toutes les possibilités qu’elle a anéanties, mais aussi le combat contre la mort qu’a mené l’auteur, tombé gravement malade pendant l’écriture de ce roman), une lutte qui se veut victorieuse puisque la fin de l’œuvre ne marque pas une fin, mais bien un renouveau : la fin du purgatoire d’Emilia annonce sa renaissance, en même temps que la naissance du roman, et la dernière phrase de Purgatorio, loin de refermer le champ des possibilités, annonce au contraire une énième métamorphose qui l’ouvre en grand lorsqu’Emilia annonce qu’elle part en voyage avec Simón sur un fleuve normalement non navigable : « [Le fleuve] va s’élargir pour nous33. »

Bibliographie :

HAMON, Philippe, « Pour un statut sémiologique du personnage », GENETTE G. et TODOROV Tzvetan (dir.), Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977.

JOUVE, Vincent, L’effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, collection écriture, 2004. (1ère édition: avril 1992)

LARIVAILLE,Paul, « L’analyse (morpho)logique du récit », Poétique, n°19, 1974.

MARTINEZ, Tomás Eloy, Purgatorio, Buenos Aires, Alfaguara, 2008.

32 Ibid., « el uno para siempre de Parménides », p.112.

33 Ibid., « [El río] se va a volver ancho para nosotros. », p.291.

Références

Documents relatifs

Les métaux lourds [doc.4] sont présents naturellement dans l’environnement et existent sous forme ionique dans l’eau [doc3. En concentration trop élevée dans un

pour chaque individu et pour chaque oe'i1 en est consigné dans Ie rlos- sier indjviduel.. Il servira avarrt tout à des conparaisons individr.rel- les dans le

Ainsi, de façon paradoxale, cette combinaison d’un pacte romanesque majeur (majeur en quantité, dans la mesure où la fiction pure reste majoritaire dans le roman) et

Gilliatt était dans l’eau jusqu’à la ceinture, les pieds crispés sur la rondeur des galets glissants, le bras droit étreint et assujetti par les enroulements plats des courroies de

Sur une comparaison de la législation française en matière de lutte contre l’exclusion bancaire avec d’autres pays européens, voir par exemple Gloukoviezoff G., 2002, Droit au

L’article 1 er de la Convention OCDE définit l’infraction de corruption d’agents publics étrangers par le « fait intentionnel, pour toute personne, d’offrir, de promet- tre

l’Église gallicane de lui assigner la décime qu’il demande et après que l’affaire pour laquelle notre très cher fils dans le Christ H[enri], illustre roi d’Angleterre, et

585 Alfred Grosser, Le crime et la mémoire, Paris, Flammarion, 1989, p.. encore de Frank Obaldistone, et sera ici développée plus amplement en s’attachant à l’ensemble du corpus.