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Six mois après la chute du gouvernement Allende, la situation

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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trois ans

de gouvernement socialiste au Chili

MARIANO FUGA VEGA

S

ix mois après la chute du gouvernement Allende, la situation au Chili continue d'être le sujet de discussions passionnées, qui ne sont probablement pas près de finir. Toute la presse ne cesse de s'interroger sur ce qui a pu réellement se passer dans ce lointain pays, traditionnellement démocratique, et s'étonne, s'indigne même, de ce qu'un jour l'armée se soit emparée du pouvoir, malgré le respect qu'elle n'avait pas jusqu'alors cessé de porter à la Constitution : comme si elle avait renié la loyale collaboration qu'elle avait toujours donnée au gouvernement de l'Unité populaire en place depuis trois ans.

Aussi nous paraît-il opportun et même nécessaire de nous inter- roger devant ces événements, d'en scruter l'histoire, et de tâcher d'expliquer pourquoi un président qui avait été élu par un vote populaire a fini par être rejeté par l'opinion qui l'avait porté au pouvoir.

La vérité, c'est que, lorsque le gouvernement Allende s'est effon- dré, le pays était tombé dans l'anarchie la plus complète tant sur le plan économique qu'au point de vue social, syndical et politique.

La production agricole avait sombré dans un chaos total : en 1973 elle marqua une diminution de 20 % en comparaison avec celle de 1970 ; ce qui fit monter en trois ans les importations de produits alimentaires, par tête, de 17 dollars à 54 dollars. Le pays avait, en effet, acheté à l'extérieur, en 1970, pour 168,4 millions de dollars, alors qu'en 1973 ses achats avoisinèrent 600 millions de dollars. La cause de cette catastrophe est que les domaines privés avaient été expropriés — cela bien souvent hors des conditions exigées par la loi sur la réforme agraire et sans qu'aient été faits les paiements stipulés par celle-ci ; de plus, on avait souvent refusé d'octroyer leurs titres de propriété aux paysans auxquels cette même

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loi avait donné le droit d'accéder à la qualité de propriétaire.

Aussi s'explique-t-on que, quatre jours avant sa chute, le président Allende ait dû annoncer à la population « qu'il ne restait de pain que pour deux ou trois jours ».

De son côté, dès le 5 mars 1973, le chef de la « Corporation pour le développement de la production », qui avait été précédem- ment ministre de l'Economie, avait dû avouer, non sans un certain embarras — mais il était bien forcé de l'admettre — qu'il y avait trop de routine et de bureaucratie, mais aussi trop de malhonnêteté dans les administrations publiques. Beaucoup d'industries privées avaient été de même expropriées, réquisitionnées ou prises arbitrai- rement par l'Etat, sans aucun profit pour le pays ni pour les ouvriers.

On manquait de toutes espèces de produits ; les anciens dirigeants avaient été remplacés par des « interventeurs » qui faisaient que les dépenses s'élevaient follement, négligeaient la production et la productivité, et transformaient les usines en agences de politique partisane. Pour un total de plus de 500 entreprises transférées par ces moyens à l'Etat, les pertes enregistrées étaient tellement consi- dérables qu'à la fin 1973 elles s'élevaient à bien près de 176 mil- liards d'escudos, c'est-à-dire qu'elles avoisinaient le montant du budget de l'Etat. Dès lors ces entreprises, qui se trouvaient bel et bien en faillite, durent être soutenues par le gouvernement, qui fut obligé de procéder à des émissions de monnaie venant s'additionner à une inflation déjà galopante du fait du déficit budgétaire.

Rien ne décrit mieux la situation que le rythme vertigineux de l'inflation : pour 1973, elle allait en arriver à presque 1 000 %.

De son côté le déficit du budget était de l'ordre de 40 %. Comment s'étonner, dès lors, qu'en 1973 la circulation monétaire ait été cinquante-huit fois celle de 1969 ?

Les mines de cuivre, qui avaient été nationalisées aux termes d'une réforme constitutionnelle approuvée par l'unanimité du Congrès, avaient vu décroître leur production en comparaison avec

1970 ; et pourtant les plans de développement qui avaient été établis à la fin de 1968 étaient déjà en application ; et en outre de nouveaux gisements, comme celui de la mine Andina, étaient entrés en pro- duction. En même temps le nombre des travailleurs dans les mines avait été accru de 12 %... En fait, l'industrie du cuivre était le siège d'une lutte forcenée entre le parti socialiste et le parti communiste, l'un et l'autre ne s'étant entendus que pour éconduire tous les techniciens indépendants, alors qu'ils n'avaient personne pour les remplacer valablement.

De son côté la dette extérieure s'était accrue considérablement : les réserves de la Banque centrale étaient épuisées, et comme le déclarait le président de h République à la fin de 1972 à un journa-

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liste du Figaro, on ne trouve plus de devises « même en raclant le fond du tiroir ».

Comme on comprend, dans ces conditions, qu'il ait confié à un intime : « Les questions économiques m'assomment. »

C'est un fait, d'autre part, que la pénurie en était venue à régner dans le pays. Les aliments manquaient ; et de longues queues se formaient à cinq ou six heures du matin, quelquefois dès la veille au soir, pour acheter du pain, un peu de viande, une livre de sucre, un peu de farine, etc., ces attentes interminables ne donnant même pas la certitude de trouver au bout du compte ce que l'on était venu chercher. Et pourtant le parti communiste avait, avec la complaisance du gouvernement, organisé des JAP (juntes de ravi- taillement et de prix), chargées de procéder à la distribution des aliments dans les différents secteurs, mais qui exigeaient l'inscription au parti ou l'appui d'un membre de celui-ci pour remettre aux intéressés une carte leur donnant droit à des rations.

En outre, les tensions entre le gouvernement et les autres pouvoirs constitutionnels devenaient chaque jour plus graves. L'Exé- cutif refusait de promulguer des réformes constitutionnelles votées par le Congrès ; et quand celui-ci accusait des ministres et prononçait leur destitution à la majorité requise, le chef de l'Etat appliquait le procédé du « roque », bien connu des joueurs d'échecs, en les déplaçant d'un portefeuille à un autre. De plus, il n'hésitait pas à légiférer par des décrets constituant abus de pouvoir, et tournait le Congrès en dérision au moyen des décrets « d'insistance » qu'il édictait arbitrairement, ou encore par de simples décisions adminis- tratives qu'il fondait sur des « fissures » légales, en interprétant des textes imprécis, ce qui lui permettait de fausser leur esprit ou leurs intentions.

A plusieurs reprises la Cour suprême, mirabile dictu, avait solen- nellement notifié au président de la République, par la voix de ses magistrats, que 1' « état de droit » était en voie de destruction du fait des violations de lois dont il s'était rendu coupable et qui la mettaient elle-même dans l'impossibilité de faire exécuter ses déci- sions, puisqu'on lui refusait de mettre la force publique en jeu.

Enfin, le « Contrôle général de la République », qui est une sorte de quatrième rouage constitutionnel appelé à homologuer les actes du gouvernement, s'était trouvée dans l'obligation de refuser l'homo- logation de textes entachés d'abus de pouvoir.

Un autre fait que l'on doit évoquer ici, c'est que, pour obtenir un vote du Congrès en sa faveur afin d'être élu président de la République, M. Allende — qui n'avait obtenu que 36 % des votes exprimés par le peuple (alors que l'opposition en avait groupé au total 57 %) — s'engagea préalablement à faire passer une réforme

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constitutionnelle dont le texte comportait un article spécial établis- sant que la seule armée reconnue au Chili était l'armée nationale et que toute autre force parallèle serait, interdite et dissoute. Le même article établissait le contrôle des armes et en plaçait le port sous la surveillance de l'armée. Malgré le texte de compromis auquel M. Allende s'était ainsi résolu, la prohibition édictée ne fut pas respectée ; bien au contraire, des brigades communistes et socialistes proliférèrent et étalèrent leur présence dans les rues en s'attaquant aux personnes et aux propriétés. Une circonstance fortuite, donc inespérée, allait révéler la profondeur et la gravité du danger : lors d'un accident de route survenu en Aconcagua (province très proche de Santiago), on découvrit que le camion en cause transportait clandestinement des armes ; or le véhicule était enregistré au nom de la secrétaire privée du président de la République... ; l'enquête parlementaire qui suivit permit d'établir qu'il existait bel et bien une grande contrebande d'armes soviétiques et cubaines entrant secrètement dans le pays.

La conviction que le système démocratique était exposé aux pires dangers — c'était la chienlit, aurait dit le général de Gaulle — aboutit à un verdict du Congrès, adopté le 22 août 1973, à la Chambre des Députés, par 81 voix contre 47 : la motion votée, après avoir énuméré les graves atteintes portées aux libertés publi- ques par le gouvernement, dénonçait « à Monsieur le président de la République, à Messieurs les ministres d'Etat et aux membres des Forces armées et du corps des Carabiniers la grave rupture du régime constitutionnel et légal de la République que comportent les faits et les circonstances qui précèdent . . . . et leur représentent en même temps . . . . qu'il leur appartient de mettre un terme immédiat aux actes dont il a été fait état . . . . afin de canaliser l'action du gouvernement dans les voies du droit et d'assurer l'ordre constitu- tionnel de notre patrie, ainsi que les fondements essentiels de la coexistence pacifique entre les Chiliens ».

A insi, à la mi 1973, le Chili se trouvait-il dans une véritable situation de force, la Constitution n'étant plus respectée par l'Exécutif. De leur côté, les deux autres pouvoirs, c'est-à-dire le Législatif et le Judiciaire, étaient dans l'obligation de proclamer la rupture de l'état de droit, comme aussi l'absence de toutes les garanties qui leur auraient été nécessaires pour remplir leurs fonc- tions. Le dilemme devenait dès lors dramatique : en face des forces gauchistes organisées en brigades et fournies en armes, il n'y avait plus que l'armée constitutionnelle, l'armée nationale, qui fût capable d'arrêter la révolution en marche et la course à l'abîme.

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Un fait précis mit fin aux hésitations : la Marine découvrit que le sénateur Carlos Altamirano, chef du parti socialiste auquel appar- tenait le président Allende, s'apprêtait à soulever la troupe. Le juge militaire demanda alors au tribunal civil de lever l'immunité parle- mentaire de ce sénateur pour pouvoir engager contre lui l'instruction nécessaire. Face à sa « pétition », le responsable déclara publique- ment, au cours d'une manifestation politique de son parti organisée dans un grand théâtre de Santiago, qu'effectivement il avait pris des contacts avec la troupe pour la soulever contre ses chefs et qu'il continuerait à le faire sans hésitation jusqu'à ce que la branche bourgeoise et capitaliste de l'armée soit transformée en une autre armée populaire et révolutionnaire.

La vérité, c'est que le parti socialiste et son aile marchante, le MIR — version locale de l'OLAS, dont l'ancien sénateur Allende avait naguère été le parrain à Cuba, et dont le but avoué était de

« faire de l'Amérique un Viet Nam », ainsi que l'avait proclamé Che Guevara —, se sentaient forts de l'armement qui avait été accumulé secrètement depuis de longs mois.

On ne peut donc pas s'étonner des réactions qui suivirent. Il n'en reste pas moins — puis-je ajouter avec beaucoup de Chiliens — que le président Allende a largement racheté les lourdes erreurs et les immenses fautes qu'il avait commises par la dignité avec laquelle, faisant face à l'irréparable, il a mis fin à ses jours. L'histoire appré- ciera sans aucun doute le geste qu'il eut en refusant de monter dans l'avion que les Forces de l'Air avaient mis à sa disposition pour lui permettre de partir à l'étranger avec ses proches : son refus de se rendre et sa résolution de se tuer sont des gestes qui sont hautement à son honneur (1).

Quoi qu'il en soit, gardons-nous de nous laisser impressionner par la légende, le mythe si répandu dès cette époque que le gouver- nement Allende était un régime démocratique et constitutionnel, littéralement idyllique, et qu'il ne s'était rendu coupable ni d'abus, ni d'erreurs. Et de même, méfions-nous des accusations que l'on colporte sur le gouvernement actuel. Si certaines idées prévalent aujourd'hui chez beaucoup, ce ne peut être que le résultat d'une propagande insidieuse, qui cherche à accréditer des images entiè- rement tronquées afin d'en profiter politiquement. Sans aucun doute, nous sommes ici en présence d'une conspiration internationale qui traite le Chili devant l'opinion mondiale comme on le ferait d'un

(1) Quant à la réalité de son suicide, le journal El Mercurio de Santiago nous permet d'en juger par la reproduction in extenso de trois documents qui ne laissent aucun doute : le procès-verbal de l'autopsie, le rapport « balistique », et enfin le témoignage du docteur Guijon, ami intime du président, et qui se trouvait à ses côtés lors du bombardement du palais de la Moneda.

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vulgaire cobaye pour savoir comment il va réagir : il en est ainsi, en particulier, des informations mensongères que l'on colporte sans les vérifier sur les atrocités qui continueraient à se commettre là-bas.

La réalité que j'évoque est défigurée au point que je voudrais me permettre de raconter une anecdote personnelle : je me trouvais loin de mon pays lorsque je lus dans la presse mondiale la nouvelle de l'incarcération, à bord d'un bateau en rade de Valparaíso, de mon ami le poète Pablo Neruda, prix Nobel de littérature. Tout de suite j'envoyai un message à un membre du nouveau gouvernement lui faisant part de mon étonnement face à une répression que je jugeais inconciliable avec le respect des droits individuels et la gloire dont les lettres chiliennes étaient redevables à mon ami. Or, dans les quarante-huit heures qui suivirent, mon correspondant me télé- graphia que le poète Neruda jouissait d'une pleine liberté et se trouvait dans sa maison d'Isla Negra. D'ailleurs, comme on le sait, il devait bientôt succomber dans la principale clinique de Santiago, où il recevait tous les soins désirables, du cancer qui le rongeait depuis deux ans.

I

l me faut conclure : je ne méconnais pas qu'un gouvernement comme celui qui existe au Chili peut commettre des erreurs ; quel est donc le gouvernement au monde qui n'en commet aucune ? Il faut dire aussi que la situation à laquelle vint mettre fin le 11 septembre n'avait été ni voulue, ni désirée « à froid » par qui que ce soit, dans l'armée ou dans le pays. Notre tradition démocratique avait été interrompue par le gouvernement déchu ; quant à l'armée, qui, à l'appel du président Allende, avait collaboré avec lui en prenant de lourdes responsabilités dans tel ou tel de ses cabinets ministériels, elle s'est trouvée jetée dans une situation qu'elle n'avait pas cherchée, et qu'elle avait même fait tout son possible pour éviter.

Cela signifie aussi que le nouveau gouvernement devra faire un énorme effort pour sortir le pays de sa situation économique si difficile : sans aucun doute, le redressement entrepris exigera bien des sacrifices de la part de toute la population ; car le pays, dévasté comme par une guerre perdue, doit être entièrement reconstruit.

La tâche urgente du moment consiste donc à résoudre les problèmes de toute gravité que nous avons hérités du gouvernement passé, sans pour cela compromettre les solutions démocratiques de l'avenir.

MARIANO PUGA VEGA ancien ambassadeur, ancien ministre et député au Congrès du Chili

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