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Marie Gaille

To cite this version:

Marie Gaille. Philosophie . Le Livre de l’hospitalité Accueil de l’étranger dans l’histoire et les cultures, 2004. �hal-01309084�

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OUR CITER CET ARTICLE

:

M. Gaille, « Philosophie » (pp. 1415-1433), in : (dir.) A. Montandon, Le Livre de

l’hospitalité, Paris, Éditions Bayard, 2004

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HILOSOPHIE

Permettre ainsi que subsistent des lieux ouverts qui font place à ‘l’inutilité’ de la parole philosophique est déjà un geste politique qui préserve symboliquement un espace où puisse aussi se dire et surgir l’essentiel. (Dufourmantelle, 64-66)

Si David Hume peut s’étonner de l’accueil extraordinaire et de « l’excessive politesse » des hommes et des femmes qui le reçoivent à Paris (Hume, 26-27), si Diogène peut accueillir Alexandre, en lui disant impunément « Cesse de me faire de l’ombre », ils constituent historiquement l’exception plutôt que la règle. Les philosophes se sont en effet rarement trouvés dans une société ou face à un pouvoir politique qui leur déclarait, tel Alexandre à Diogène, « Demande-moi ce que tu veux » (Diogène Laërce, 716). L’hospitalité faite au philosophe ne va pas de soi. Où pratiquer l’acte de philosopher ? A quelles conditions ? C’est à ces questions que nous nous intéresserons ici et, plus particulièrement, à la réflexion que les philosophes ont développée à leur propos. Nous n’aborderons donc pas les traitements divers que des philosophes ont accordés à la notion d’hospitalité, comme s’il s’agissait de l’une des mille et une notions pour lesquelles ils ont pu proposer une définition, mais la question de l’existence et de la place de la philosophie dans la cité. Au demeurant, nous verrons que ce cheminement n’est pas sans implications sur la manière même dont un philosophe peut formuler, par ailleurs, une définition de l’hospitalité.

Jacques Derrida a récemment mené une telle réflexion « d’un point de vue cosmopolitique » : où la philosophie trouve-t-elle aujourd’hui son lieu le plus approprié ? Quels sont d’autre part les lieux où cette question peut en droit être posée, voire se trouve nécessairement prescrite (Derrida, 9-10)? L’UNESCO, où il a formulé ces deux interrogations, lui semble être un lieu où non seulement la question du droit à la philosophie peut être énoncée, mais aussi un espace qui accueille la philosophie d’un point de vue cosmopolitique, rompant ce faisant avec la décision de certains États de dénier le droit à la philosophie à certains groupes – classes sociales, femmes, adolescents avant un certain âge – ou de privilégier la « science dite finalisée » au détriment d’une activité jugée foncièrement inutile et gratuite :

Ces institutions, comme l’idée du droit international qu’elles tentent de mettre en œuvre, ce sont déjà des philosophèmes. Ce sont des actes et des archives philosophiques, des productions et des produits philosophiques, non seulement parce que les concepts qui les légitiment ont une histoire philosophique assignable et donc une histoire philosophique qui se trouve inscrite dans la charte ou la constitution de l’UNESCO ; mais parce que, du même coup, et par là même, de telles institutions impliquent le partage d’une culture et d’un langage philosophique, engageant dès lors à rendre possible, et d’abord par

l’éducation, l’accès à ce langage et à cette culture. (Derrida, 13)

Les États qui signent les chartes des institutions internationales telles que l’UNESCO s’engagent à ses yeux « philosophiquement auprès de la philosophie » au sens où ils s’affirment prêts, de manière implicite ou explicite, délibérée ou non, à garantir les conditions

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de la culture ou l’éducation philosophique indispensable à l’intelligence et à la mise en œuvre des engagements contractés à l’égard de ces institutions.

En formulant cette double question – où la philosophie trouve-t-elle son lieu approprié ? Où peut-on poser la question du lieu de la philosophie ? -, Derrida renoue avec une interrogation déjà présente dans la tradition philosophique, sous la forme de ce que nous appellerons des moments d’élaboration de la question de l’hospitalité faite (ou non) à la philosophie. Ces moments ne sont pas nécessairement liés entre eux. Il nous semble possible d’en repérer quatre : le premier est la réflexion pluriséculaire sur la vie et la mort de Socrate constitutive de la tradition philosophique ; le second est celui du rapport entre philosophes et théologiens au sein de l’Université médiévale ; le troisième est celui de la méditation sur la place que peut et doit occuper la philosophie dans la cité par rapport au pouvoir souverain et à l’Église, méditation qui prend naissance dans le contexte des guerres civiles de religion en Europe et se poursuit jusqu’à Kant, non sans rapport avec le débat médiéval ; enfin, le quatrième est celui de l’analyse de l’art d’écrire des philosophes dans un contexte de censure et de persécution. Il est celui de la conception d’une hospitalité pour ainsi dire dérobée par les philosophes à une société qui demeure peu disposée à la leur offrir. Nous proposons ici un examen de ces quatre moments, à la manière d’un cartographe qui tente de repérer les lieux plutôt que d’un portraitiste qui chercherait à peindre le tableau du « philosophe persécuté » : réduire les rapports entre les philosophes et la cité à un conflit s’avère en effet fort réducteur. Si l’hospitalité faite aux philosophes a souvent été problématique, une pluralité de raisons, et non une seule, peut en rendre compte ; les pratiques rassemblées sous le nom de philosophie se caractérisant elles-mêmes par une certaine diversité, il est d’autre part impossible d’affirmer qu’une seule et même forme de philosophie a été persécutée ou bannie hors de la cité.

***

Le premier de ces moments, qui a pour objet la vie et la mort de Socrate, est d’autant plus essentiel à la tradition philosophique qu’elle a fait de ce dernier le premier philosophe. A travers les vicissitudes de son existence, c’est donc elle–même qu’elle pense et définit. La cité athénienne s’est-elle montrée hospitalière à l’égard de la philosophie, lui a-t-elle fait (bon) accueil ? La réponse est irréductiblement ambivalente. D’un côté, l’on fera remarquer que la démocratie et la philosophie sont nées ensemble :

En ce sens, s’il est équivalent de décrire et d’analyser la Grèce ou toute autre culture prise au hasard, méditer et réfléchir sur la Grèce ne l’est pas ni ne saurait l’être. Car, en l’occurrence, nous réfléchissons sur les conditions sociales et historiques de la pensée elle-même – du moins telle que nous la connaissons et la pratiquons (…) La Grèce est le locus social-historique où ont été créées la démocratie et la philosophie, et où se trouvent par conséquent nos propres origines. (Castoriadis, 263-264)

L’on observera aussi qu’avant d’être condamné à mort, Socrate, hanté par le démon de la philosophie, a pratiqué son questionnement et soumis sans relâche ses concitoyens à l’épreuve de la maïeutique sur le lieu même de leur vie commune, « attaché à la cité par le dieu, comme le serait un taon au flanc d’un cheval de grande taille et de bonne race » (Platon,

Apologie de Socrate, 30 e, 110). Ce n’est qu’exceptionnellement – dans Le Phèdre – que nous

voyons Socrate « réveiller », « persuader » ses concitoyens et leur « faire honte » au-delà des murs de la cité, « en [s]’adressant à chacun [d’eux] en particulier, en [s]’asseyant près de lui n’importe où, du matin au soir » (Platon, Apologie de Socrate, 30 e - 31 a, 110). Il ne

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s’éloigne véritablement de la cité que pour remplir ses devoirs de soldat, semble-t-il de manière exemplaire.

Cet enracinement géographique, cette constance dans l’accomplissement des devoirs du citoyen, à la guerre, au Conseil ou l’Assemblée du peuple, n’exclut pas un rapport ambivalent à sa cité. Celui-ci devient manifeste dès lors qu’on ne s’intéresse plus à Socrate comme citoyen, mais comme philosophe : face à la crise des valeurs qui frappe Athènes, il entreprend de fonder de nouveau la morale à travers la pratique d’un dialogue réglé, qui en appelle à la raison de chacun, et non à ses croyances ou à ses opinions. Il philosophe donc à Athènes, avec et aux côtés des citoyens athéniens, mais son enseignement a une dimension critique essentielle.

Aussi ne peut-on être surpris lorsque Socrate, avant même le vote du tribunal qui le conduit à la mort, s’adresse aux Athéniens en soulignant que son langage n’est pas le même que le leur. De ce fait, il les invite à montrer à l’égard de sa façon de parler autant d’indulgence que pour celle d’un étranger, indiquant par là l’écart entre son parler et le leur :

Voici en vérité ce qu’en outre, Athéniens, je vous demande et ce que je vous prie de ne pas faire. Si vous m’entendez plaider ma cause en utilisant exactement le même type d’arguments que ceux auxquels j’ai habituellement recours sur la place publique, que ce soit auprès des comptoirs des changeurs, où nombre d’entre vous m’ont prêté l’oreille, ou ailleurs, ne soyez pas étonnés et ne m’interrompez pas pour cela en faisant du tapage. Oui, c’est un fait ; aujourd’hui je comparais pour la première fois devant un tribunal à l’âge de soixante-dix ans. Je suis donc tout bonnement étranger à la façon de s’exprimer en cet endroit. Si j’étais réellement un étranger, vous me pardonneriez assurément de parler dans le dialecte et avec les tournures qui m’auraient été inculqués ; aussi est-il tout à fait naturel que je vous demande aujourd’hui la permission – et cela me paraît, à moi en tout cas, une requête conforme à la justice – de me laisser m’exprimer à ma manière. (Platon, Apologie de Socrate, 17 c – 18 a, 86)

D’autre part, n’est-ce pas un vote à la majorité (280 jurés contre 220) qui sanctionne de la peine de mort le délit supposé de Socrate – impiété et corruption de la jeunesse ? Si Socrate préfère mourir plutôt que quitter sa cité, c’est un fait que ce vote réduit la philosophie au silence et l’exclut de la cité.

A travers Socrate, la philosophie se dépeint donc d’emblée dans une posture incertaine et peu sûre de son droit de cité. Luciano Canfora rappelle qu’à la suite de Socrate, l’existence d’autres penseurs antiques - Xénophon, Platon, Callisthène, Aristote, Lucrèce, Hypatie - illustre le caractère problématique de l’hospitalité faite à la philosophie dans l’antiquité, voire la négation violente du droit de cité à la philosophie. Il fait de ces épisodes antiques, parfois tragiques, une représentation emblématique de la persécution qu’a connue la philosophie tout au long de son histoire et trace une ligne de continuité entre ceux-ci et d’autres épisodes ultérieurs – par exemple, dans la nuit de la Saint-Barthélémy, l’assassinat de Pierre de la Ramée par les sicaires catholiques, qui l’éventrèrent et promenèrent son cœur en trophée – au point que l’identité même de la philosophie paraît constituée par son rapport conflictuel avec le pouvoir politique, quel qu’il soit.

Il semble toutefois nécessaire de préciser cette perspective à deux égards. D’une part, les raisons pour lesquelles l’hospitalité n’est pas offerte, ou seulement à demi, au philosophe, dans la cité, sont en réalité variables. Si Socrate, par-delà les chefs d’accusation du tribunal athénien, affirme que la véritable cause des calomnies dont il est victime est l’irritation qu’il provoque chez ses concitoyens en les mettant devant le fait de leur ignorance, Machiavel, de son côté, loue Caton pour avoir fait en sorte qu’aucun philosophe, en l’occurrence Diogène et Carnéade, ne soit reçu à Rome, en raison du caractère néfaste de la « pratique des lettres » et de « l’oisiveté » - débilitantes et nuisibles à la vertu de l’armée (Machiavel, 289). Platon

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lui-même fait, à travers sa relation avec Denys II, l’expérience d’une hospitalité qui ressemble fort à un enfermement :

Mais les prières des tyrans, nous le savons bien, sont mêlées de contraintes. Denys II s’était bien arrangé pour m’empêcher de prendre la mer, en me faisant conduire et en m’installant dans la citadelle, dont plus aucun propriétaire de navire ne m’eût fait sortir, je ne dis pas contre la volonté de Denys II, mais même à moins qu’il n’ait lui-même envoyé quelqu’un avec l’ordre de me faire sortir. (Platon, Lettre VII, 329 d-e, 175)

Sa parole philosophique s’avère inaudible car Denys, la tête pleine de « doctrines mal comprise », ne veut pas se donner la peine d’emprunter la voie laborieuse et fatigante de la vie philosophique (Platon, Lettre VII, 339 b, 191).

Parole irritante, parole efféminée, parole inaudible ou encore parole vaine, comme le rappelle Derrida, en soulignant l’accusation d’inutilité communément portée contre la philosophie : la cité ne ferme pas toujours sa porte à la philosophie pour le même motif. Aussi ne pouvons-nous nous contenter de dire que les philosophes sont, depuis toujours, bannis de la cité ou du moins mal accueillis en elle. D’autre part, l’histoire de la philosophie ne peut s’écrire comme si l’inscription de la philosophie dans la cité était toujours problématique de la même manière et au même degré, pas plus qu’elle ne peut occulter l’évolution des pratiques rassemblées sous le nom de philosophie.

Ainsi semble-t-il nécessaire d’accorder un traitement spécifique aux rapports médiévaux entre philosophie et théologie. Ceux qui, dans les années 1260 à Paris, commencent à se définir et à s’affirmer comme « philosophes », ne sont pas bannis de la cité. Ils ont une place dans l’Université médiévale, au sein de la faculté des « arts », elle-même héritière des écoles de dialectique du XIIe siècle. Ce qu’ils y font ne peut se comparer aux activités des Lycées et des Académies antiques : ils dispensent un enseignement qui accorde une place essentielle à la logique, ainsi qu’aux œuvres d’Aristote redécouvertes depuis peu, dans les domaines de la physique, de la métaphysique, de la psychologie et de l’éthique.

Leur art a cependant un rôle ancillaire – philosophia ancilla theologiae : la philosophie est conçue comme une voie d’accès à la théologie. Or, revendiquant « un certain idéal de vie autorégulé, trouvant en lui-même sa propre justification » (de Libera, 1992, 24), ces aristotéliciens nourris de néoplatonisme, de science arabe, voire d’astrologie, se heurtent en 1277 à la plus grande censure que l’Occident médiéval ait jamais connue : les condamnations rédigées par Etienne Tempier (de Libera, 1991, 177-178). Elles contraignent les artistae à ne pas disputer de questions purement théologiques et lorsqu’ils abordent un thème commun à la philosophie et à la foi, à ne pas trancher en faveur de la philosophie. Le programme d’Averroès ne semble pouvoir, souligne Alain de Libera, se réaliser dans l’Université :

En mettant face à face le philosophe et le théologien, pis encore, en faisant de la philosophie une voie d’accès à la théologie, l’université médiévale semblait toujours sur le point de réaliser le ‘cauchemar d’Averroès’. Au lieu d’accepter le texte révélé tel quel, ce que le philosophe fait parce qu’il sait de quoi il parle, et le croyant simple, parce qu’il le prend à la lettre, on s’exposait à laisser la classe des théologiens organiser en un même lieu la transmission d’une philosophie qu’elle opprimait et la déformation d’Écritures qu’elle ne comprenait pas. (de Libera, 1991, 133)

Raymond Lulle, au début du XIVe siècle, reprend le combat contre ceux qui affirment être des philosophes de métier et promeuvent un nouveau modèle de vie, celui du philosophe contemplatif, inspiré par les figures de Farabi, d’Avicenne et de Ghazali. Ce modèle, en effet, est indissociable d’un rapport à la vérité qui ne repose pas sur la suprématie de la théologie

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sur la philosophie, mais sur l’ascèse du travail intellectuel que les laïcs, au-delà du cadre de l’université, peuvent pratiquer : modèle doublement dangereux pour la théologie.

Nous retrouvons certes, à travers ces épisodes, l’image d’une philosophie persécutée au sein de la cité, et plus spécifiquement de l’Université, mais nous constatons également qu’il est impossible de penser l’inscription problématique de la philosophie dans la cité de la même façon que dans l’Antiquité gréco-romaine. La période médiévale requiert un traitement d’autant plus prudent que nous pourrions tout aussi bien déplacer notre définition de la philosophie, l’entendre comme pratique de l’argumentation (sans plus tenir compte de son programme aristotélicien), et constater dès lors qu’elle a été pratiquée, à ce titre, autant par les théologiens médiévaux que ces artistae, sans être, au sein de la faculté de théologie, en danger :

Tel est bien le paradoxe : si l’on entend par ‘philosophie’ la pratique de l’argumentation, les théologiens médiévaux ont fini par philosopher autant, voire davantage, que les philosophes de ‘métier’. C’est à présent une vérité d’évidence : la philosophie analytique est née au Moyen Age et chez les théologiens. De fait, ce traitement logico-linguistique des questions, cette manière formelle et critique de penser n’est pas directement issue des textes ‘spécialisés’ : on ne la trouve pas, du moins originairement, dans la lecture universitaire d’Aristote, mais bien dans la quintessence de la procédure théologique médiévale – les commentaire des Sentences de Pierre Lombard. (de Libera, 1991, 152)

Nous pourrions aussi, à la suite d’Alain de Libera, rappeler que si l’art philosophique a entretenu à l’Université un rapport conflictuel avec la théologie, il a su trouver des auditeurs et des protecteurs de premier ordre en dehors de celle-ci, tels que l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen et son fils Manfred, roi de Sicile, qui s’entourèrent de traducteurs et entretinrent une correspondance nourrie avec plusieurs philosophes (de Libera, 1991, 169 sqq).

Etienne Tempier, dans ses condamnations de 1277, affirment que les artistes de Paris disent en effet que certaines choses sont vraies selon la philosophie, qui ne le sont pas selon la foi catholique, comme s’il y avait deux vérités contraires, comme si la vérité des Saintes Écritures pouvait être contredite par la vérité des textes de ces païens que Dieu a damnés. (de Libera, 1991, 122)

Le philosophe pratique-t-il la double vérité ? Avance-t-il masqué ? Ne s’adresse-t-il qu’à un public choisi ? Nous verrons ressurgir cette hypothèse sous une forme nouvelle dans l’histoire de la philosophie. Mais tenons-nous en pour le moment au propos de celui qui fut, aux yeux d’Etienne Tempier, l’un des principaux traîtres à la vérité théologique, Boèce de Dacie. Celui-ci n’invite pourtant pas les philosophes à pratiquer la double vérité. Son traité,

Sur l’éternité du monde, affirme que raison et foi ne se contredisent pas, mais plutôt qu’elles

occupent chacune un champ propre. Leurs vérités ne s’opposent donc pas ; elles sont d’un ordre différent. Les conclusions des philosophes reposent sur des raisons et l’enseignement de la foi souvent sur des miracles (de Libera, 1991, 123).

Cette distinction, entre terrain de la foi et terrain de la raison, espace théologique et espace philosophique, a connu une fortune certaine. Elle a été reprise dans les plaidoyers que les philosophes ont élaborés pour défendre leur place dans la cité par rapport au pouvoir souverain de l’État et à l’Église, à partir du moment où les guerres civiles de religion ont suscité la question de la tolérance, de la liberté d’opinion et d’expression. Ils ont cherché à préserver un espace pour leur parole, à convaincre que l’hospitalité pouvait leur être accordée, en arguant qu’elle n’était dangereuse ni pour la cité ni pour la religion. Les Méditations

métaphysiques (1641) de Descartes réaffirment cette ligne de démarcation entre le domaine de

la foi et celui de la raison. Résumant le propos de sa quatrième méditation, il déclare en ce sens rechercher des vérités d’une nature strictement spéculative :

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Dans la quatrième, il est prouvé que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies ; et ensemble est expliqué en quoi consiste la raison de l’erreur ou fausseté : ce qui doit nécessairement être su, tant pour confirmer les vérités précédentes, que pour mieux entendre celles qui suivent. Mais cependant, il est à remarquer que je ne traite nullement en ce lieu-là du péché, c’est-à-dire de l’erreur qui se commet dans la poursuite du bien et du mal, mais seulement de celle qui arrive dans le jugement et le discernement du vrai et du faux ; et que je n’entends point y parler des choses qui appartiennent à la foi, ou à la conduite de la vie, mais seulement de celles qui regardent les vérités spéculatives et connues par l’aide de la seule lumière naturelle. (Descartes, 402)

Avec le Traité théologico-politique, publié en 1670, Spinoza, franchit un pas de plus puisque, afin de préserver le droit de la philosophie à trouver sa place dans la cité et à s’y exercer, il s’attaque à la théologie comme fausse religion, faisant pour ainsi dire d’une pierre deux coups – rétablir la vraie foi et protéger la philosophie des attaques de la théologie. Il écrit et publie ce texte pour défendre la liberté d’opinion et de conscience dans le pays le plus tolérant d’Europe, la Hollande. Cette tolérance est cependant fragile : l’État n’a pas d’assise solide et l’Église ne se montre pas véritablement tolérante (Cf. Introduction à Spinoza, Traité

théologico-politique, pp. 3-4). Plus précisément, comme l’indique Étienne Balibar, ce Traité

théologico-politique est le point de convergence de trois urgences : urgence de réformer la

philosophie, pour la débarrasser de tenaces préjugés théologiques, urgence de garantir sa libre pratique et son expression contre la collusion de fait entre le principe d’autorité monarchique et l’intégrisme religieux, urgence de comprendre l’origine du sentiment d’impuissance qui suscite et nourrit les illusions théologiques (Balibar, 33).

Spinoza introduit son traité en ces termes : Traité théologico-politique

contenant

Plusieurs dissertations qui montrent que la liberté de philosopher non seulement peut être accordée sans dommage pour la piété et la paix de la république, mais aussi qu’on ne peut l’ôter sans ôter en même temps la paix de la république et la piété. (Spinoza, 55)

Dans un premier temps, il cherche à montrer que la liberté de philosopher n’est pas nuisible à la piété, à travers une analyse des instruments de la révélation – la prophétie et les prophètes, l’élection, la loi divine, les cérémonies et les miracles -, puis de l’Écriture elle-même. La liberté de philosopher peut-être selon lui préservée car la philosophie est d’ordre spéculatif, alors que la théologie a pour objet des questions pratiques :

Il reste enfin à montrer qu’entre la foi – c’est-à-dire la théologie – et la philosophie il n’y a aucune relation ni aucune affinité ; ce que nul ne peut ignorer s’il connaît le but et le fondement de ces deux disciplines, lesquels diffèrent vraiment de toute l’étendue du ciel. Car le seul but de la philosophie est la vérité, alors que celui de la foi, nous l’avons montré amplement, n’est que l’obéissance et la piété. Ensuite la philosophie a pour fondement les notions communs et doit se tirer de la nature seule ; ceux de la foi, au contraire, sont les récits historiques et la langue, et elle doit s’appuyer sur la révélation et l’Ecriture seules, comme nous l’avons montré au chapitre VII. La foi reconnaît donc que chacun puisse sans crime penser ce qu’il veut de toutes choses, et elle ne condamne comme hérétiques et schismatiques que ceux qui enseignent des opinions susceptibles d’inciter à l’insoumission, à la haine, aux rivalités et à la colère. (Spinoza, 481)

En outre, selon lui, loin de nuire à la religion, la philosophie la sert en permettant à chacun de découvrir ses raisons propres de croire, loin de la crédulité et des préjugés auxquels peut se réduire aisément le culte de Dieu, et elle établit les véritables fondements de la foi – obéir à Dieu d’une âme pure, pratiquer la justice et la charité.

A partir du chapitre XVI du traité, Spinoza entreprend de démontrer que la liberté de philosopher n’est pas non plus nuisible à la sécurité de l’État. En se donnant pour cadre de réflexion « la meilleurs république », il procède, à cette fin, à une double analyse : tout

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d’abord celle des rapports entre souverain et sujets, arguant que le premier, en vertu du droit naturel, a pour tâche de conserver et défendre la liberté de ces derniers ; d’autre part, celle des relations entre le souverain et l’Église, affirmant, contre ceux qui cherchent à « diviser » l’État et même à se l’« accaparer », qu’au premier revient le droit d’interpréter non seulement le droit civil, mais aussi le droit sacré :

C’est pourquoi, puisqu’il nous est échu cette rare félicité de vivre dans une libre république, où l’on reconnaît à chacun une entière liberté d’exercer son jugement et d’honorer Dieu selon sa propre complexion, et où rien n’est tenu pour plus précieux et plus doux que la liberté, j’ai cru faire œuvre méritoire et utile en montrant non seulement que cette liberté est concédée sans dommage pour la piété et la paix de la république, mais encore qu’on ne peut la supprimer sans supprimer aussi la paix de la république et la piété. Pour ce faire, il a d’abord été nécessaire de signaler les principaux préjugés concernant la religion, c’est-à-dire les vestiges de la servitude antique, comme aussi les préjugés concernant le droit du Souverain. Beaucoup en effet, avec une licence éhontée, s’efforcent d’arracher la plus grande partie de ces droits et, sous couleur de religion, de détourner du Souverain l’âme de la multitude, qui est encore en proie à la superstition des païens, et par là de tout précipiter de nouveau dans la servitude. (Spinoza, 63)

De plus, tout comme la philosophie ne nuit pas, mais sert la religion, son libre exercice - le droit de chacun d’avoir son opinion et de la dire – est selon lui le meilleur garant de la sécurité de l’État, si celui-ci a pour fin non la domination des hommes, mais la sécurité de tous et la libération de chacun vis-à-vis de la crainte. Dès lors que l’État poursuit la liberté, il doit laisser ses sujets non agir contre le décret souverain, mais penser, juger et parler comme il l’entend, pour leur bénéfice mais aussi pour son plus grand profit :

En effet, là où on s’emploie à ravir cette liberté aux hommes, et où l’on fait passer en jugement les opinions des opposants et non leurs âmes, qui sont seules capables de péché, on fait, en prenant comme victimes des justes, des exemples qui ressemblent plutôt à des martyres, qui irritent le reste des hommes et qui les poussent plus à la compassion, si ce n’est à la vengeance, qu’ils ne leur inspirent de terreur ; on corrompt ainsi les bonnes moeurs et la bonne foi, on encourage les adulateurs et les fourbes, et les adversaires des justes triomphent parce que l’on a cédé à leur colère et qu’ils ont transformé ceux qui détiennent la souveraineté en sectateurs de la doctrine dont eux-mêmes sont tenus pour interprètes (…) Toutes choses qui, nul ne peut l’ignorer, sont totalement contraires au salut de la république. (Spinoza, 653)

Kant s’inscrit également dans ce moment où la philosophie déploie une argumentation destinée à garantir l’hospitalité qui lui est faite dans la cité, en particulier à l’égard du pouvoir souverain de l’État et des prétentions de l’Église à censurer d’autres paroles que la sienne. Ayant eu lui-même quelques démêlés avec la censure à propos de La religion dans les limites

de la simple raison, il examine, de façon originale par rapport à Descartes et Spinoza, le statut

de la philosophie. Il reprend à nouveaux frais le débat médiéval entre théologie et philosophie, puisqu’il se situe dans le cadre de l’université et propose une analyse des relations entre les différentes facultés de celle-ci. Le Conflit des facultés met ainsi en scène d’une part les « facultés » dites « supérieures » de l’institution universitaire – théologie, droit et médecine et d’autre part, la philosophie. Celle-ci se présente comme une « faculté inférieure » au sens où elle prodigue un enseignement qui n’est pas accepté comme une directive, mais en vertu du pouvoir de juger de façon autonome. Kant souligne qu’elle ne vise rien d’autre que la vérité et que, de ce fait, elle ne doit être soumise qu’à la loi de la raison et non à celle du gouvernement. En outre, visant la vérité, elle est selon lui un élément essentiel de l’université :

Or dans une université un tel département doit aussi être fondé, c’est-à-dire qu’il doit y avoir une faculté de philosophie. Eu égard aux trois facultés supérieures, elle sert à les contrôler et ainsi à leur devenir utile, puisque tout dépend de la vérité (la condition première et essentielle de la science en

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générale) ; l’utilité, en revanche, que les facultés supérieures promettent à l’usage du gouvernement, n’est qu’un moment de second rang. On peut aussi, au besoin, accorder à la faculté de théologie la fière prétention de faire de la faculté de philosophie sa servante (mais pourtant demeure toujours la question de savoir si celle-ci porte le flambeau devant sa gracieuse Dame ou si, derrière elle, elle porte sa traîne), pourvu simplement qu’on ne l’expulse pas et qu’on ne lui ferme pas la bouche ; car c’est précisément cette absence de prétention – simplement être libre, mais aussi laisser libre, simplement produire la vérité pour le bien de chaque science et la mettre à la libre disposition des facultés supérieures – qui doit la recommander au gouvernement lui-même comme insoupçonnable, mieux : comme indispensable. (Kant, 1986, 826)

Nous retrouvons dans cette présentation une ligne argumentative semblable à celle de Spinoza. Les protagonistes sont les mêmes : le gouvernement, la philosophie et la théologie. Kant cherche à préserver la philosophie à la fois de la censure théologique et de la censure étatique, en se gagnant la bienveillance de l’État. Il cherche à contourner la censure théologique en obtenant pour la philosophie la protection de l’ État. Enfin, il insiste sur le fait que non seulement la philosophie n’est pas nuisible, mais que sa pratique est même bénéfique pour l’État : elle est donc non seulement insoupçonnable, mais plus encore indispensable. S’il semble accorder ce que Spinoza refuse à la théologie – « La théologie n’est pas la servante de la raison ni la raison celle de la théologie » (Spinoza, 483) -, ce n’est qu’une feinte car tout dépend, en fin de compte, de la position de la servante par rapport à sa maîtresse – devant elle ou derrière elle.

Le rôle que Kant attribue à la philosophie le conduit dans cette perspective à distinguer des conflits légaux et illégaux entre les facultés. Est « illégal » un conflit qui porterait sur un contenu dès lors que l’on ne peut porter publiquement un jugement à son propos ou sur la forme de l’énoncé, si celle-ci n’est pas rationnelle, mais repose sur des « mobiles subjectifs ». Mais si le conflit a pour objet un énoncé qui peut être discuté publiquement selon la raison, il est « légal » et c’est en outre l’un des devoirs de la philosophie, en tant qu’elle vise la vérité, de s’engager dans ce conflit contre les facultés supérieures.

Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ? (1784) et Que signifie s’orienter dans la pensée ? (1786) montrent que cette défense de la philosophie au sein de l’université

orchestrée par Kant s’inscrit, au sein de son œuvre, dans un combat plus large en faveur de la liberté de pensée et de communiquer son opinion. Les deux sont indissociables à la fois pour une raison de fait – selon Kant, les hommes sortiront plus rapidement de leur « état de tutelle » collectivement qu’individuellement – et à cause de la nature même de la pensée – celle-ci est plus juste et plus ample lorsqu’elle se déploie comme en communauté avec celles des autres et dans l’échange avec elles. Certes, nous sommes partiellement responsables de cet état. Paresse et lâcheté n’expliquent cependant pas tout :

Mais pour ces Lumières il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de sa raison sous tous les rapports. Or, j’entends de tous côtés cet appel : ne raisonnez pas ! L’officier dit : ne raisonnez pas mais faites les manœuvres ! Le conseiller au département du fisc dit : ne raisonnez pas mais payez ! Le prêtre dit : ne raisonnez pas mais croyez ! (Kant, 1991, 45)

Cet appel à ne pas raisonner se traduit à ses yeux par trois formes de contraintes, contre lesquelles il faut se défendre (Kant, 1991, 69-70). La première est civile et réside dans la censure, l’interdiction de communiquer publiquement ses pensées ; la seconde est morale et tient au fait que certains s’érigent en censeurs des autres en abusant de leur foi et de leur crainte ; la troisième réside dans un mauvais usage de la raison, qu’on la soumette à d’autres lois que les siennes ou que l’on cherche à outrepasser ses lois. Dans les trois cas, le résultat est le même selon Kant : la liberté de pensée et de communiquer est soumise à l’autorité d’autrui.

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Ces plaidoyers formulés en vue de défendre la philosophie contre les accusations dont elle fait l’objet – elle menacerait la religion ou serait un danger pour l’État – et de lui aménager un espace, à l’échelle de l’Université ou de la cité, constituent un moment essentiel de la réflexion sur la question de l’hospitalité faite (ou non) à la pratique de la philosophie. Soulevant la question de la censure de fait ou de droit, par le pouvoir souverain ou l’Église, ce moment trouve selon nous un prolongement dans l’analyse de l’art d’écrire des philosophes. La double vérité, dénoncée en 1277 par Etienne Tempier, apparaît désormais revendiquée par certains philosophes, au point qu’elle deviendra chez Leo Strauss, un élément clé de l’interprétation des textes philosophiques.

Shaftesbury conçoit l’invention de cet art d’écrire comme la réponse à l’interdiction cléricale d’un débat public sur les mystères :

Nous devrions cependant prendre soigneusement note de ce que les prêtres furent partout la cause qui poussa les philosophes à inventer ces manières occultes de parler et d’écrire. Car tandis que les prêtres dissimulaient avec industrie leurs mystères de peur que, s’ils étaient clairement entendus, ils puissent être exposés par les philosophes au rire du peuple, comme des choses mythiques, fausses et vaines, les philosophes de l’autre côté, dissimulèrent leurs sentiments sur la nature des choses, sous le voile d’allégories divines, de peur que, s’ils étaient accusés d’impiété par les prêtres (comme il advint souvent), ils puissent être exposés à leur tour à la haine, sinon à la fureur, du vulgaire. (cité et traduit par Jaffro, 273)

Dans ce quatrième moment, la question de l’hospitalité faite (ou non) à la philosophie dans la cité se pose toutefois de manière originale. Il s’agit en effet de penser une hospitalité dérobée par les philosophes à la cité par le truchement de masques et de codes de l’écriture :

Si on interdit aux hommes de dire sérieusement ce qu’ils pensent sur certains sujets, ou s’ils estiment qu’ils courraient par là un véritable danger, alors ils redoubleront leur travestissement, s’envelopperont eux-mêmes dans les mystères, et parleront en sorte de ne pas se faire entendre, ou du moins, pas clairement interpréter, par ceux qui sont prêts à leur causer du tort. (Cité et traduit par Jaffro, 290)

L’idée d’une double philosophie, exotérique et ésotérique, a été thématisée notamment dans la philosophie de langue anglaise des XVIIe et XVIIIe siècles, par Shaftesbury et Toland, mais aussi par les libertins du XVIIe siècle et Bayle, dont le Dictionnaire des

philosophes fourmille de remarques à propos du double enseignement des « anciens maîtres »

et de certains modernes. Cette idée n’est pas seulement formulée par rapport au danger de persécution et de censure, mais aussi en relation avec la conviction qu’il n’est pas toujours bon, d’un point de vue pédagogique, de divulguer la vérité massivement et sans précaution. Cependant, nous ne l’envisagerons ici que sous le premier aspect. Dès lors que la liberté de parole est limitée, l’exercice de la philosophie doit avoir lieu, selon eux, au sein d’un cercle de lecteurs initiés, la sphère ésotérique, tandis que la parole philosophique, au-delà de ce cercle, c’est-à-dire dans la sphère exotérique, doit être divulguée, de manière codée : hapax spéculatif, expression des idées hétérodoxes sous formes d’objections réfutées de manière insuffisante, allusion, antiphrase, ironie, supposition concédée hypothétiquement comme vraie à l’adversaire, palindromie conceptuelle, etc. Tous ces procédés sont autant de moyens d’avancer masqué et d’être accueillie sans danger dans la cité.

Strauss qui, en 1941, a proposé une méthode de lecture fondée sur la considération de cette double philosophie, estime que la persécution n’a jamais empêché l’expression publique d’une pensée hétérodoxe, pour autant que la persécution relève d’une procédure légale. Dans ce cas en effet, il incombe au censeur de prouver que l’écrivain a exprimé un point de vue hétérodoxe et, en raison de l’extrême difficulté de cette tâche, Strauss considère qu’une telle écriture peut être pratiquée sans encourir de danger excessif (Strauss, 57). Qu’elle nous

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convainque ou non, cette prémisse lui permet de formuler des critères à partir desquels il est possible de comprendre comment le philosophe parvient à se faire entendre dans un cité qui ne veut pas accueillir sa parole :

S’il est vrai qu’il existe une corrélation nécessaire entre la persécution et l’art d’écrire entre les lignes, on dispose alors un critère dont la nécessité est négative : le livre considéré doit avoir été composé à une époque de persécution, c’est-à-dire en un temps où la loi ou la coutume imposait une orthodoxie politique. Voici maintenant un critère positif : si un écrivain habile, possédant une claire conscience et une connaissance parfaite de l’opinion orthodoxe et de toutes ses ramifications contredit subrepticement, et pour ainsi dire en passant, l’une des présuppositions ou des conséquences nécessaire de l’orthodoxie, qu’il admet explicitement et maintient partout ailleurs, nous pouvons raisonnablement soupçonner qu’il s’opposait au système orthodoxe en tant que tel, et nous devons de nouveau étudier tout son livre avec beaucoup plus de soin et beaucoup moins de naïveté que nous ne l’avons jamais fait auparavant. (Strauss, 65-66)

Ainsi propose-t-il une interprétation de l’art d’écrire déployé par Spinoza dans le

Traité théologico-politique en partant d’un double constat : il est explicitement adressé à ceux

qui pratiqueraient la philosophie si la prétention de la théologie à régner sur celle-ci ne les en empêchait, et non au vulgaire ou au plus grand nombre ; Spinoza, malgré la finalité avouée de l’œuvre, commente beaucoup plus l’Ancien Testament que le Nouveau. Cela signifie-t-il qu’il s’adresse aux juifs, et non aux chrétiens ? On ne peut, selon Strauss, tirer une telle conclusion : Spinoza ne peut destiner un texte aux juifs après sa rupture avec la communauté juive. En outre, la puissance politique et sociale du christianisme est telle qu’il est infiniment moins dangereux d’attaquer l’Ancien Testament que le Nouveau. Par ailleurs, souligne Strauss, il faut comprendre qu’en se fondant sur le principe d’une lecture littérale de la Bible et le rejet de toute addition, il peut mener implicitement une double offensive : à la fois contre la théologie traditionnelle, qui aurait oublié ce contenu littéral et contre l’autorité de la Bible elle-même, en tant que fondement de toute théologie. Lu littéralement, en effet, le texte biblique apparaît « fruste » et « dépassé » (Strauss, 259).

***

Qu’il s’agisse de cette forme dérobée d’hospitalité, conçue à travers l’idée d’un art d’écrire ou celle d’une double philosophie, du questionnement élaboré à partir de la figure socratique, de la contestation du rapport ancillaire de la philosophie à la théologie au moyen âge ou de la défense de la philosophie comme parole inoffensive et bénéfique à l’égard de la religion et à la cité, nous constatons tout d’abord que la place et le statut de la philosophie ont été et sont encore parfois problématiques au sein de la cité. Du moins l’histoire de la philosophie témoigne-t-elle à diverses reprises que cette dernière parle une langue, développe une pratique susceptibles de rencontrer l’opposition et l’hostilité de l’État et des institutions qui jouent un rôle dominant dans la cité, telle que l’Église. Nous aurions cependant tort d’affirmer que la relation de la philosophie à la cité est exclusivement marquée du sceau de l’inhospitalité : pour ne citer que quelques exemples, de l’akademia platonicienne (établie vers 387 av. J.-C.) à l’accademia platonicienne de Marsile Ficin et Pic de la Mirandole (fondée à Florence en 1462 sous le règne de Laurent de Médicis), en passant par le Lycée aristotélicien ou école péripatéticienne, il existe des lieux, dont la valeur symbolique est forte, où la philosophie a pu être pratiquée sans être constamment en butte à la censure du pouvoir.

D’autre part, l’espace de la question – où pouvons-nous pratiquer la philosophie ? – a été jusqu’à maintenant celui de la cité. Or, Derrida, en posant cette question d’un point de vue

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cosmopolitique, introduit un axe de réflexion novateur. Il se situe en effet dans un autre espace que celui de la cité : le monde, tel qu’il est constitué d’États délimités par leurs frontières respectives. Ce qu’il appelle de ses vœux, à travers ce point de vue, est une conception des frontières telle que celles-ci ne soient pas d’indépassables limites à la circulation des philosophies et des philosophes :

Pourquoi les grandes questions de l’enseignement et de la recherche philosophiques, pourquoi l’impératif du droit à la philosophie doivent-ils se déployer plus que jamais dans leur dimension internationale ? Pourquoi les responsabilité à prendre ne sont-elles plus, et moins que jamais aujourd’hui, au XXIe siècle, simplement national ? (Derrida, 15)

Dans quelle mesure ce point de vue cosmopolitique modifie-t-il les termes de notre réflexion sur l’hospitalité faite (ou non) à la philosophie ? Quelles sont ses implications ? C’est ce que nous tâcherons maintenant de comprendre.

Selon lui, s’inscrire dans ce nouvel espace ne va pas sans problèmes. Il conçoit en effet la question du lieu où pratiquer la philosophie du point de vue cosmopolitique à partir de l’œuvre kantienne Idée [en vue] d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784). Or, cela semble conduire à associer l’affirmation de la dimension internationale de la question à une vision téléologique de l’histoire :

Cette Idée suppose, Kant le dit lui-même, une approche philosophique de l’histoire universelle inséparable d’une sorte de plan de la nature visant à une unification politique totale, parfaite, de l’espèce humaine. Quiconque douterait d’une telle unification et surtout d’un plan de la nature n’aurait aucune raison de souscrire ne serai-ce qu’à la mise en commun d’une problématique philosophique, d’une problématique prétendument universelle ou universalisable de la philosophie. Pour qui douterait de ce plan de la nature, tout le projet d’écrire une histoire universelle – donc philosophique – et donc aussi bien de créer des institutions régies par un droit international – et donc philosophique – ne serait qu’un roman. (Derrida, 20)

Kant lui-même s’efforce de défendre son idée d’un dessein cachée de la nature, de montrer qu’elle n’est pas un roman. Pour ce faire, souligne Derrida, il la rattache, dans la neuvième proposition de L’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, à l’histoire des nations européennes depuis l’histoire de la Grèce. Ainsi, selon Kant, si l’on part de l’histoire grecque, qui est la seule à nous documenter sur les histoires antérieures à la sienne, que l’on observe son influence sur la formation et le déclin de Rome, puis celle de Rome sur les Barbares, pour en arriver jusqu’à « notre époque », on voit apparaître un « progrès régulier du perfectionnement de la constitution politique dans notre continent » (Kant, 1990, 86-88) Dans ce cheminement, se manifesterait le fil directeur de l’histoire de l’espèce humaine, si bien que l’idée d’un dessein caché de la nature n’apparaît plus comme un roman. Même si Kant affirme qu’il faut, à ce cheminement, joindre « en même temps

épisodiquement l’histoire politique des autres peuples, telle que la connaissance en est peu à

peu parvenue à nous par l’intermédiaire précisément de ces nations éclairées » (Kant, 1990, 87), Jacques Derrida insiste sur le caractère eurocentré du raisonnement kantien.

Or, si nous devons garder, selon lui, le cadre cosmopolitique proposé par Kant dans son œuvre pour poser la question du lieu où peut se pratiquer la philosophie, il faut abandonner cette perspective eurocentrée. Ce geste lui-même ne va pas de soi car la tradition philosophique s’est constituée selon une telle perspective. Pour la mettre de côté, il ne suffit pas d’élargir notre mémoire des origines de la philosophie de l’Europe à la Méditerranée, de la Grèce au monde arabe et juif. Soit dit en passant, cet élargissement n’apparaît pas acquis partout et pour tous et nous semble être toujours à l’ordre du jour, « en cette époque d’exclusion et d’ostracisme où un certain islam s’en prend à la ‘raison’ occidentale, signe de tous les impéralismes et de toutes les colonisations, alors que la raison ‘grecque’, dont les

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‘Occidentaux’ se veulent les héritiers légitimes et qui alimente leur superbe et leur dédain, ne leur serait jamais parvenu sans la médiation des Arabes et des juifs » (de Libera, 1991, 77). Pour Derrida, il faut surtout prêter attention à l’enseignement que nous délivre l’expérience contemporaine de la philosophie :

Ce dont nous avons l’expérience, et de plus en plus, ce sont des modes d’appropriation et de transformation du philosophique, dans des langues et des cultures non-européennes, qui ne reviennent ni au mode classique de l’appropriation – qui consiste à faire sien ce qui est à l’autre (ici à intérioriser la mémoire occidentale de la philosophie et à l’assimiler dans sa propre langue) – ni à l’invention de nouveau modes de pensée qui, étrangers à toute appropriation, n’auraient plus aucun rapport à ce qu’on croit reconnaître sous le nom de philosophie.

Ce qui arrive aujourd’hui, et je crois depuis longtemps, ce sont des formations philosophiques qui ne se laissent pas enfermer dans cette dialectique au fond culturelle, coloniale ou néo-coloniale, de l’appropriation et de l’aliénation. Il y a d’autres voies pour la philosophie que celles de l’appropriation comme expropriation (perdre sa mémoire en assimilant la mémoire de l’autre, l’une s’opposant à l’autre, comme si une ex-appropriation n’était pas possible, la seule chance possible).

Non seulement il y a d’autres voies pour la philosophie, mais la philosophie, s’il y en a, c’est l’autre voie. Et cela a toujours été l’autre voie : la philosophie n’a jamais été le déploiement responsable d’une unique assignation originaire liée à une langue unique ou au lieu d’un seul peuple. La philosophie n’a pas une seule mémoire. Sous son nom grec et dans sa mémoire européenne, elle a toujours été bâtarde, hybride, greffée, multilinéaire, polyglotte et il nous faut ajuster notre pratique de l’histoire de la philosophie et de la philosophie, à cette réalité qui fut aussi une chance et qui reste plus que jamais une chance. (Derrida, 31-33)

A partir de cette expérience contemporaine de la dissémination de la pratique philosophique, Derrida indique que le point de vue cosmopolitique n’est pas, à ses yeux, un point de vue parmi d’autres, mais une perspective nécessaire : la réflexion menée sur l’hospitalité offerte à la philosophie doit excéder le cadre de la cité. Il en va de la possibilité même de philosopher, car la pratique de la philosophie exige en fait un double geste : tenir compte, d’une part, de la multiplicité des modèles, des styles, des traditions liés à des histoires nationales ou linguistiques ; d’autre part, déborder constamment le cadre de telle ou telle langue, en particulier de celle à laquelle on a pu attribuer une qualité philosophique supérieure, et circuler d’un espace linguistique/ de conceptualisation à un autre.

Si nous faisons nôtre ce point de vue cosmopolitique, ce n’est pas pour infirmer la pertinence de la question de l’hospitalité offerte à la philosophie dans la cité. Dans l’actualité qui est la nôtre, il nous semble que cette question doit être posée au sein des deux espaces – celui du monde comme celui de la cité. En effet, si l’espace de la cité apparaît comme le lieu d’une interrogation incomplète, dans la mesure où il ne permet pas de penser le caractère nécessairement inter-nationale de la pratique de la philosophie, il reste qu’à l’échelle de telle ou telle société, aujourd’hui comme autrefois, la pratique de la philosophie ne va pas toujours de soi. Il est alors nécessaire, dans un tel cadre, de définir sa place, à la fois en terme de lieu – où pratiquer la philosophie ? – et de public – qui peut s’ouvrir à cette pratique ? -.

Qui plus est, même dans les sociétés où la philosophie semble pleinement reconnue et libre de toute censure, où elle est enseignée, invitée par les médias, consultée par les hommes politiques, soutenue par une florissante industrie du livre, pratiquée dans les cafés, n’est-il pas aussi indispensable de reposer la question du lieu de la philosophie : où cette parole, qui risque toujours de s’avérer dérangeante, peut-elle au mieux se déployer ? Où court-elle le risque de devoir cautionner, implicitement ou non, le discours de l’État ? Doit-elle constituer une discipline spécifique ou au contraire être présente dans tous les cursus offerts par l’université ? L’école est-elle par excellence le lieu de découverte de la philosophie ?

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Nous avions affirmé au début de notre analyse que la réflexion menée sur l’inscription de la philosophie dans la cité n’était pas sans implications sur la manière même dont un philosophe peut proposer une définition de l’hospitalité. Il est temps de justifier cette assertion, qui tient à l’adoption du point de vue cosmopolitique proposé par Derrida. Il invite, comme on le voit, à délaisser ce que Barbara Cassin nomme « l’histoire unitaire des idées », fondée sur le présupposé de l’universalité des schèmes linguistiques et culturels, au profit de l’exploration des réseaux sémantiques des diverses langues, à la manière d’Émile Benvéniste. Il s’agit de prendre au sérieux la diversité des langues dans lesquelles la philosophie se dit et cherche, « en jouant la géographie contre l’histoire et le réseau sémantique contre le concept isolé » (Cassin, page ?). Ce point de vue cosmopolitique conduit à proposer du cosmopolitisme des philosophes une autre interprétation que celle développée par Hannah Arendt. Celle-ci a attribué le « développement précoce d’une mentalité cosmopolite chez les philosophes » au fait que ceux-ci se meuvent parmi les universels, les essences invisibles (Arendt, 224). Attaché aux universaux, qui sont des entités non localisables, les philosophes seraient, à proprement parler, nulle part. Si mentalité cosmopolite il y a chez les philosophes, ou s’ils ont tout intérêt à la développer, n’est-ce pas plutôt parce que leur réflexion se déploie dans la tour de Babel et qu’elle exige, dès lors, qu’ils soient de toutes parts pour rendre compte de l’expérience humaine à travers les concepts qu’ils inventent et manient ? Être de toutes parts : rêve impossible. Aller de part en part, comme les sophistes, premiers philosophes voyageurs, être philosophe à la manière des citoyens du monde conçus par le stoïcisme antique : idéal à notre mesure. Si la pensée philosophique est apatride, ce n’est pas, selon nous, parce qu’elle est nulle part, c’est parce qu’elle ne se pratique pas autrement qu’en voyageant et en traversant des frontières.

Marie Gaille-Nikodimov BIBLIOGRAPHIE

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