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Introduction. De dame Philosophie à la philosophie

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Histoire d’une conversion : de Dame Philosophie à la philosophie

L’écriture du moi n’éveille jamais d’échos aussi poignants que lorsqu’elle fait résonner la voix d’hommes et de femmes menacés – et sachant l’être – par l’imminence d’une mort injuste et cruelle. Du récit naïf de ses angoisses et de ses visions par la jeune chrétienne Perpétue, jetée aux bêtes dans l’arène de Carthage en 203, au Journal qu’illuminent la foi têtue et l’héroïsme modeste d’Etty Hillesum, vouée aux camps nazis, la trace que de tels textes (peut-on parler d’ « œuvres » ?) impriment au cœur de leur lecteur, rendu à la conscience de ce que la vie a d’insignifiant et d’indispensable à la fois, sont de celles qui ne s’effacent pas. La Consolation de Philosophie de Boèce, rédigée dans une geôle entre une séance de torture et l’exécution capitale, s’inscrit-elle dans cette lignée ? Au gré des lectures innombrables dont elle a fait l’objet au cours des siècles, la réponse à cette question varie. On peut y voir un traité sur la Providence et sur le Destin, visant à formuler la solution assez habile du vieux problème, soulevé par la logique stoïcienne, des « futurs contingents » ; ou bien une maïeutique de la sérénité, un hymne à la bonté du souverain Ordonnateur des choses ; ou encore la chronique, toute en retenue, d’un supplice annoncé… La nature même du chef d’œuvre, de l’ « œuvre ouverte », le rend accueillant à la variété des interprétations.

Jusqu’à l’âge classique, la Consolation de Philosophie a fait partie de l’équipement culturel indispensable à tout « honnête homme » : Thomas More la paraphrase au fond de sa prison (Dyalogue of Comforte againste Trybulacion)quelques années avant que la fille de son persécuteur, la reine Elizabeth Ière, n’en donne une traduction anglaise ; et si nous en croyons quelques pages inspirées de Marc Fumaroli, la conscience littéraire de Retz, de Corneille, de Pascal est profondément imprégnée par leur lecture de l’ouvrage de Boèce1. Il semble pourtant qu’aujourd’hui, son accès soit réservé aux seuls spécialistes, à telle enseigne que, peut-être, le propos esquissé par le paragraphe qui précède sera apparu elliptique. Aussi commencera-t-on par situer dans l’histoire l’auteur et son œuvre et par décrire brièvement le contenu de cette dernière avant d’en hasarder une interprétation nourrie de celles qui l’ont précédée.

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1 « Préface » à Boèce. Consolation de la Philosophie, traduit du latin par Colette Lazam, Paris - Marseille, Petite Bibliothèque Rivages, 1989, p. 7-41.

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La fin du « dernier des Romains »

L’existence de Boèce est située à la charnière des Ve et VIe siècles. L’empire d’Occident a définitivement fait place aux royaumes barbares. La date symbolique de 476, qui voit l’Hérule Odoacre déposer le fantomatique Romulus Augustule, dernier empereur de Rome, pourrait bien être l’année de naissance de notre auteur2. La longue suite des patronymes de celui-ci, Anicius Manlius Severinus Boethius, suffit à désigner son appartenance à une très ancienne aristocratie : la gens Anicia, originaire de Préneste, a donné depuis le IIe siècle avant Jésus-Christ de nombreux consuls à Rome ; elle est aussi une des premières familles de la vieille noblesse de la Ville à avoir embrassé la foi chrétienne.

Orphelin de bonne heure, Boèce reçoit la protection d’une famille plus illustre encore, celle des Symmaque : son tuteur, ami et bientôt beau-père (il épouse sa fille Rusticiana vers 495), Quintus Aurelius Memmius Symmachus, est en effet le petit-fils de cet autre Symmaque que mettaient en scène, au début du Ve siècle, les Saturnales du philosophe néoplatonicien Macrobe, courageux défenseur des valeurs de la tradition romaine païenne contre l’autocratie de l’empereur Théodose. Deux générations plus tard, les Symmaque eux-mêmes se sont convertis au christianisme, mais n’ont pas pour autant abdiqué la prétention de préserver ce qui peut l’être de la culture antique : ils trouvent en Boèce le meilleur allié dans cette perspective.

En effet, ce dernier entreprend d’abord, avant d’être lancé dans la vie publique par le jeu des circonstances, de cultiver l’otium cum libertate cher à Cicéron, l’un de ses auteurs de prédilection, en vue d’élaborer un programme pédagogique très complet, d’offrir à la langue latine la somme des connaissances scientifiques de son temps. Pour nourrir une telle ambition, il fallait qu’il fût lui-même profondément imbu du savoir mathématique et philosophique engrangé par les Grecs. La question de l’école où notre auteur a effectué ses « années d’apprentissage » n’a jamais vraiment été résolue : Rome, déchue de son rang de capitale, offrait-elle encore les ressources suffisantes ? L’Académie platonicienne d’Athènes, après la mort de Proclus en 485, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Reste l’école d’Alexandrie, où officient des maîtres prestigieux, parmi lesquels le néoplatonicien Ammonius, dont Pierre Courcelle, sur la base de parallèles textuels et doctrinaux ingénieux, a voulu faire le maître de

2 Cette date, impossible à situer à un an près, se situe d’après les spécialistes entre 475 et 480 – sans doute plus près de la première que de la seconde des deux extrémités de cet arc chronologique.

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Boèce3 - hypothèse qui laisse pourtant sceptique une partie de la critique4. On peut aussi imaginer que la riche bibliothèque familiale, plus d’une fois évoquée avec nostalgie dans la Consolation, associait aux poètes latins, que notre auteur affectionne profondément et cite toujours avec un goût très sûr, les ouvrages des maîtres grecs d’arithmétique et de logique.

Comme on l’a déjà suggéré, l’idéal de Boèce sera d’abord d’être un passeur de culture. Le jeune patricien semble avoir pris acte du fait que les deux parties de l’univers romain sont définitivement disjointes. Retrouvant le geste qui fut, six siècles plus tôt, celui de Cicéron, il entreprend d’adapter et de commenter dans sa langue maternelle les monuments de la science grecque. Son effort se porte d’abord, dans les années 500, sur les quatre arts du nombre qu’il est le premier à nommer quadrivium. Si ses traités d’astronomie et, pour l’essentiel, de géométrie sont aujourd’hui perdus, le De institutione arithmetica et le De institutione musica, dont les manuscrits se comptent par centaines, fournissent aux spécialistes de ces deux disciplines la référence essentielle, au moins jusqu’à la fin du premier millénaire.

On peut en dire autant des traités de logique, qui constituent en volume la part la plus importante de l’œuvre de Boèce. C’est ainsi qu’il traduit au cours de la décennie 510-520 la totalité de l’Organon d’Aristote (Catégories, De l’interprétation, Premiers et Seconds analytiques, Topiques, Réfutations sophistiques) : c’est l’unique aspect de l’œuvre du philosophe de Stagire que connaîtront les premiers siècles du moyen âge occidental, jusqu’à la grande vague des traductions aristotéliciennes à partir du grec et de l’arabe du XIIe et du XIIIe siècles. Cette activité de traducteur se double d’un travail de commentaire (aux Catégories, à l’Introduction, ou Isagoge, de Porphyre, ce vade-mecum de l’apprenti philosophe, également traduit par ses soins, aux Topiques de Cicéron), ainsi que de la rédaction de traités originaux (Le syllogisme catégorique, Le syllogisme hypothétique, Les différences topiques). Ainsi, la culture latine se voit équipée d’un appareil conceptuel et d’un langage technique qui l’autorisent à penser et à formuler l’abstraction. C’est la raison pour laquelle Boèce a parfois été désigné comme « le premier des scolastiques »5.

Ce qui est sûr en tous cas, c’est qu’il est le premier à mettre en œuvre la méthode ainsi élaborée, pour l’appliquer à des problèmes alors considérés d’une importance cruciale, puisqu’ils concernent le dogme catholique. En fixant la doctrine, les conciles œcuméniques des IVe et Ve siècles, de Nicée (325) à Chalcédoine (451), ont aussi suscité les voies de

3 La Consolation de Philosophie dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité de Boèce, Paris, Études Augustiniennes, 1967, p. 161-176 et 203-231.

4 Voir le compte rendu donné par Peter Dronke de l’ouvrage cité à la note précédente (Speculum 44, 1969, p.

123-128).

5 Edward K. Rand, Founders of the Middle Ages, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1928, p. 135- 180.

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l’hérésie. Les controverses, infiniment subtiles, portent pour l’essentiel sur la doctrine trinitaire – comment penser un Dieu à la fois un et trine ? quels genres de relation(s) associent les trois entités qui le composent ? – et sur la christologie – c’est la question de la co-présence dans la personne du Christ des deux natures divine et humaine. Ces questions, dont on va voir sous peu qu’elles ne sont pas sans répercussions politiques, Boèce leur applique avec rigueur et brio la méthode dialectique. D’où il ressort, peut-être, que l’une des raisons qui ont motivé son intérêt pour les procédures de la logique est que celle-ci lui offre la possibilité d’une réflexion – et d’une réflexion en latin – sur le Logos divin. C’est à l’époque où il traduit Aristote et commente Porphyre que notre auteur compose cinq « opuscules théologiques » d’une rare densité sur les questions qui viennent d’être mentionnées, la double nature du Christ, la Trinité6. Il serait donc absurde d’imaginer qu’il puisse y avoir solution de continuité dans sa pensée entre une « philosophie » et une « théologie » qui seraient autonomes l’une par rapport à l’autre, comme l’ont fait les savants qui ont longtemps, à tort, essayé de lui refuser la paternité des cinq opuscula7. D’autres, plus compétents que nous, ont mis en évidence l’importance cardinale de ces textes pour la pensée du moyen âge, et au-delà : selon Alain de Libéra, la distinction entre « être » et « étant » posée par le traité Des sept problèmes, ou Hebdomades, irrigue encore la philosophie d’un Heidegger8 ! Et les notions de « personne » et de « substance » élaborées par le Contre Eutychès et Nestorius constituent véritablement le socle sur lequel s’édifie la théologie spéculative au moyen âge. A cet égard, le XIIe siècle qui, avec Abélard, avec les porrétains, s’emploie de nouveau à penser les réalités divines en s’aidant des instruments de la raison naturelle est à juste titre qualifié par Marie-Dominique Chenu d’aetas boetiana9.

Cependant, lorsque, au début du VIe siècle, Boèce s’empare des questions de la Trinité et du Christ, ce n’est pas pour le seul plaisir du jeu intellectuel, même si le texte des

« opuscules » est d’une difficulté rarement égalée en latin, ni même par pur souci de définir et d’affirmer les vérités de la foi. Il fait aussi acte civique. L’on doit se replacer dans l’esprit d’une époque où le théologique et le politique ne sont jamais tout à fait étanches l’un à l’autre, où l’énoncé d’une opinion doctrinale peut susciter un tumulte populaire. En réaffirmant

6 Les traités en question sont, dans l’ordre chronologique probable de leur composition : le Contre Eutychès et Nestorius (sur les deux natures du Christ et l’unicité de sa personne, rédigé en 512), le De hebdomadibus, ou Traité des sept problèmes (518-520), le De Trinitate et le traité Utrum pater… (deux réflexions sur la Trinité, de 520) ; le catéchisme abrégé intitulé De fide catholica est plus difficile à dater (entre 513 et 520). On trouvera le texte de ce petit corpus, excellemment traduit et commenté, dans Boèce. Traités théologiques. Traduction et présentation par Axel Tisserand, Paris, GF Flammarion, 2000.

7 Voir ci-dessous note 33.

8 La Philosophie médiévale, Paris, PUF (coll. « Premier cycle »), 1993, p. 249.

9 La Théologie au douzième siècle, Paris, Vrin, 1976, p. 142-158.

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l’orthodoxie nicéenne et chalcédonienne, et en l’inscrivant au moyen d’un dispositif conceptuel rigoureux dans la langue latine10, c’est également en « vieux Romain » que Boèce tend à asseoir la primauté spirituelle de la Ville et du siège de Pierre face à une cour et à un patriarcat byzantins tentés par le monophysisme, l’hérésie qui tend à minorer la nature humaine du Christ au profit de sa nature divine. Ainsi, l’engagement intellectuel et théologique de notre philosophe ne peut pas être totalement abstrait de ses choix politiques.

Car un homme de son rang et de son origine ne saurait rester étranger au fonctionnement de la cité. En 493, l’Ostrogoth Théodoric, d’abord poussé par les empereurs byzantins, a éliminé Odoacre et règne sur Ravenne, la nouvelle capitale de l’Italie. Comme la plupart des souverains barbares de l’époque, il n’entend nullement faire table rase de l’héritage romain, mais tout au contraire le capter et le faire fructifier à son profit. En politique fort habile, Théodoric, qui méritera le surnom de « Grand », inaugure son règne par des mesures de clémence vis-à-vis des partisans de l’ancien ordre des choses, s’abstient – phénomène sans précédent !- de spolier au profit de ses hommes les propriétaires italiens, se pique même de philosophie. Il appuie son despotisme éclairé sur le soutien de la vieille classe sénatoriale, manifestant ainsi une vertu devenue rare, la tolérance religieuse – il est lui-même, comme beaucoup des souverains germaniques de l’époque, de confession arienne. C’est ainsi qu’il fait de Symmaque, le « chef du sénat » (caput senatus), l’un de ses proches conseillers, et élève en 510 Boèce à la charge désormais surtout honorifique de consul, qu’avait exercée son père en 487, et qu’occuperont conjointement ses deux fils en 522. 522, c’est précisément la date où la carrière de notre auteur atteint à son point culminant : il est appelé à Ravenne par le roi pour y remplir la fonction de « maître des offices » (magister officiorum) – on pourrait traduire : ministre de l’intérieur.

Mais la Roche Tarpéienne est, on le sait, proche du Capitole. A la fin des années 510, le cours de la grande politique a changé. L’empereur byzantin, après s’être débarrassé des monophysites radicaux, entreprend de mener une politique vigoureusement anti-arienne, et de se concilier de la sorte la sympathie des catholiques : il espère ainsi recouvrer son autorité spirituelle, et partant politique, sur l’Italie. Dès lors, aux yeux du monarque vieilli et soupçonneux qu’est devenu Théodoric, toute relation avec Constantinople devient suspecte.

Or, sur la foi d’obscures dénonciations, le sénateur Albinus est en 524 convaincu de trahison pour avoir entretenu une correspondance avec l’empereur Justin Ier. Boèce qui, comme les membres de sa classe, est resté favorable à l’idée impériale, prend courageusement la défense

10 S’agissant de questions aussi délicates, et potentiellement explosives, la question de l’équivalence notionnelle exacte entre termes grecs et latins est cruciale. L’introduction, par Axel Tisserand, à sa traduction des

« opuscules théologiques » (supra, n. 6) en pose clairement les termes et les enjeux.

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d’Albinus en public. Il est alors arrêté, emprisonné à Pavie pour avoir comploté contre l’Etat et, précise l’historien Procope, avoir cultivé le sens de la justice11… mais aussi, chef d’accusation plus étrange, pratiqué la sorcellerie12. Si l’on en croit – et pourquoi en douter ?- le plaidoyer pro domo indigné que Boèce, faute sans doute d’avoir pu le prononcer devant des juges, intègre au chapitre 1, 4 de la Consolation de Philosophie, il y a lieu en outre de penser que son intégrité dans l’exercice des devoirs de sa charge ne lui avait pas valu que des amis.

Atrocement torturé, le cœur plein d’amertume, il attend, au fond de son cachot, l’exécution de la sentence capitale prononcée contre lui par le tyran. La suite, c’est lui-même qui la raconte…

Une ascension vers la lumière

C’est en effet de sa prison, et dans l’attente de la mort, que Boèce adresse son chef d’œuvre à la postérité. La Consolation de Philosophie, composée dans des conditions que l’on peine à imaginer, est une œuvre testamentaire. Il ne reste au condamné, destitué désormais de tout secours humain, mais aussi sans doute de celui de ses livres, qu’à faire appel à une mémoire culturelle pluriséculaire pour affronter une situation existentielle insupportable, essayer de lui donner forme et d’en rendre raison. Les références poétiques et philosophiques qui affleurent au fil de chacune des pages ne sentent plus la culture livresque, mais un savoir vécu, et intériorisé ; elles jalonnent les moments d’une rhétorique ardente, par quoi l’orateur essaie de se persuader à lui-même que ce qui est devait, malgré tout, être – une sorte de combat avec l’ange. L’ange a un nom, il s’appelle Philosophie, et son dialogue serré, parfois même haletant, avec son disciple éploré se développe et s’approfondit au fil de cinq livres où alternent, étrangement, la prose et le vers, le dialectique et le lyrique.. Suivons-en la progression.

Livre 1. Du fond de sa déréliction, le prisonnier ne connaît d’autre soulagement que de confier son chagrin au vers plaintif de l’élégie lorsque, telle une apparition, se dresse soudain devant lui, furibonde, une femme d’aspect majestueux qui congédie sans ménagement les muses, « ces petites catins », et le rappelle à ses devoirs envers lui-même. Au moment où, après avoir grondé, elle essuie ses larmes, il reconnaît la maîtresse de toujours, Philosophie.

Sa présence ne suffit pourtant pas à l’apaiser : et notre homme d’exhaler sa rancœur en un éloquent panégyrique de soi-même, de couleur fortement autobiographique, d’où il ressort que la droiture de ses mœurs ne l’a pas mis à l’abri des violences du sort – triste salaire des

11 Procope de Césarée, Guerre gothique 5, 1, 34.

12 Les juridictions d’exception n’ont décidément guère d’imagination : c’est le même grief qui sera fait à la mémoire du pape Boniface VIII et aux Templiers au début du XIVe siècle, à Jeanne d’Arc au début du XVe.

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leçons qu’il avait pourtant ponctuellement observées ! En réponse au blasphème rugi à la face des cieux, Philosophie, se faisant médecin suivant une métaphore filée avec obstination dans les trois premiers livres, va proposer à son élève des remèdes propres à lui faire retrouver le chemin de lui-même, et de sa vraie patrie.

Livre 2. Le premier de ces remèdes, le plus anodin, destiné à attendrir le cœur, vise à considérer la vraie nature de Fortune, que Boèce rend responsable de ses maux. Responsable, vraiment ? mais il est de la nature même de Fortune d’être irresponsable et de pencher tantôt ci, tantôt là, déclare Philosophie en prêtant sa voix, sous forme de prosopopée, à la déesse à la roue. A bien y réfléchir, l’existence de Boèce fut-elle si malheureuse ? Famille, fortune, carrière, il a longtemps été des plus favorisés. La chute n’en est que plus rude ? Mais de quel droit s’attribuer le mérite de biens qui sont purs dons de Dieu ? Au demeurant, ces bienfaits, les richesses, le pouvoir et la gloire, sont tout relatifs : on peut se contenter de peu, les méchants parviennent aux honneurs, et dans l’immensité du temps et de l’espace, la renommée en un seul jour s’efface…

Livre 3. Si l’on s’en tenait au programme qu’annonce le titre de l’ouvrage, il pourrait se terminer là, puisque dès les premières lignes du troisième livre, Boèce se déclare réconforté. Il ne suffit pourtant pas de s’être dépris des fausses valeurs pour être rendu à soi- même. Il faut encore, positivement – et c’est le second, plus puissant, des remèdes promis par Philosophie -, identifier le vrai bonheur. Celui-ci ne réside pas dans les biens transitoires et labiles dont l’insignifiance est de nouveau mise en lumière13. Ici, au point où l’on arrive au centre de l’ouvrage, ou à peu près, le raisonnement opère une espèce de saut : après avoir analysé les accidents du monde sublunaire, Philosophie aborde aux rives de la Vérité éternelle et immuable. La transition est assurée par une hymne grandiose au Souverain ordonnateur du monde, O qui perpetua mundum ratione gubernas (3, 9), sans doute le passage le plus célèbre de la Consolation, où beaucoup de critiques veulent voir le point culminant de l’œuvre. Le développement qui suit, se plaçant en termes explicites sous l’autorité de Platon, déduit de l’existence de bonheurs imparfaits et partiels celle du bonheur parfait et indivisible, Dieu, l’Un et le Bien suprême. Dès lors, la paix de l’âme, dégagée des chaînes de la matière, n’est que de contempler les hauteurs lumineuses dont elle est issue, et de s’unir à elles, selon le processus de déification qui constituera l’horizon idéal de bien des mystiques médiévaux.

13 Il n’y a pas pour autant pure et simple redite : alors que le liv. 2 développait un point de vue moral sur le caractère fallacieux des valeurs mondaines, richesse, pouvoir, honneur et ainsi de suite, c’est au moyen d’une démonstration dialectique que Philosophie, au liv. 3, en établit l’inanité.

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Livre 4. Si Boèce est dorénavant tout à fait rasséréné quant à son sort individuel, la question de l’ordre du monde n’est pas pour autant résolue. Comment le créateur, s’il est la bonté même, ce qui paraît désormais établi, peut-il autoriser le bonheur des méchants ? Rude problème que celui de la théodicée, et Philosophie va d’abord l’affronter à l’aide d’arguments assez convenus. Si la fin naturelle de l’homme est le Bien, comme l’a démontré la fin du livre 3, les mauvais, qui s’en excluent d’eux-mêmes, sont condamnés à l’impuissance : ainsi que l’avait déjà établi saint Augustin, le mal ne saurait être une valeur positive, et donc opter en sa faveur, c’est choisir le non-être. L’arbitraire du bon plaisir n’est qu’une caricature dérisoire du bonheur. Aussi bien, tandis que les bonnes actions trouvent en elles-mêmes leur récompense, les mauvaises, par le seul fait qu’elles sont mauvaises, secrètent leur propre châtiment.

Comment cela ? c’est que le triomphe du tyran est illusoire : son impunité même, en lui interdisant de faire retour sur soi-même, met un comble à son malheur.

Ces paradoxes étincelants laissent pourtant intact le problème nodal : si Dieu est à la fois toute science et toute bonté, comment peut-Il laisser Sa providence accepter les souffrances des justes ? La question de la prescience divine va occuper toute la fin de l’ouvrage. Dans un premier temps, Philosophie distingue providence et destin (fatum), l’une réglant le plan divin, universel et apte à garantir l’harmonie durable du cosmos, tandis que l’autre représente son actualisation dans l’ordre temporel propre à chaque être. Admettre celle-là, c’est aussi nécessairement consentir à celui-ci, même s’il paraît injuste.

Livre 5. La divinité, ou sa porte-parole, auraient cependant tort de se croire quitte de toute explication ultérieure, face à un Boèce rendu, dès lors que la question de son sort personnel est réglée, à sa pugnacité de dialecticien, et intervenant plus activement dans le dialogue. S’il faut accepter le destin au nom de l’ordre supérieur du monde, quid de la liberté humaine ? et comment la moindre de nos actions ne serait-elle pas toujours-déjà-écrite dans l’esprit de Dieu qui sait tout ? A ces questions lancinantes14, Boèce, sur le point de clore son œuvre, apporte une réponse spécialement forte et personnelle, selon l’avis des spécialistes15. Elle se fonde sur une théorie de la double nécessité : parmi les choses qui adviennent, certaines doivent se produire (par exemple, le lever quotidien des astres), tandis d’autres le peuvent (l’aurige orientera son char vers la droite plutôt que vers la gauche). Dans l’instant présent, qui est inaccessible à la causalité, puisqu’il n’a pas d’épaisseur temporelle, aucune volonté ne peut déterminer la réalisation de cette seconde série d’événements. Or, à l’opposé

14 C’est le problème dit « des futurs contingents », dont on trouvera l’exposé dans l’ouvrage magistral, mais ardu, de Jules Vuillemin, Nécessité ou contingence. L’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques, Paris, Editions de Minuit, 1984.

15 C’est le point de vue défendu par l’historien de la philosophie John Marenbon, dans son récent Boethius (Oxford, University Press, 2003, notamment p. 98 et 124).

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des trois modes de connaissance humains - par les sens, par l’imagination et même par la raison - , qui restent accrochés à la réalité vécue, et ne peuvent donc s’abstraire des contraintes de la temporalité, l’intellection divine est pure simultanéité, qui contemple d’un seul regard l’entière chaîne des causes et leur effet harmonieux. Par conséquent, si Dieu sait par avance, et de toute éternité, que l’aurige dirigera ses chevaux vers la droite plutôt que vers la gauche, il ne le contraint pas pour autant à la faire : Son perpétuel présent est le garant de la liberté humaine. C’est donc sur l’évocation de ce point de vue divin, qui résout tous les paradoxes, le sort odieux fait au juste, la victoire de son bourreau, au profit du Bien éternel perçu dans son unicité que s’achève, assez abruptement, la Consolation de Philosophie.

Philosophe ou martyr ?

Après quoi, « tout le monde se sépare, l’homme Boèce se retire pour vaquer à une affaire indécente et toute personnelle, son dernier supplice ». Cette formule de Marc Fumaroli16, pour efficace qu’elle soit, n’est cependant pas tout à fait exacte : avant d’être requis par la nécessité la plus impérieuse qui soit, le prisonnier doit encore coucher sur le papier le compte rendu de son entretien avec la Visiteuse. Aussi bien la lecture de la Consolation oscille-t-elle entre deux tentations, celle de mettre l’accent sur le Nunc dimittis à la fois pathétique et digne de l’innocent injustement persécuté, et celle d’y voir la confluence, et comme l’aboutissement, des principaux courants philosophiques de l’Antiquité, platonisme, aristotélisme et stoïcisme. Entre le témoignage bouleversant et la leçon de métaphysique, faut- il vraiment choisir ? Le fait est que nous lirions sûrement d’un autre œil le développement hautement spéculatif sur providence et liberté qui se donne pour le point d’orgue de l’ouvrage si nous ignorions que cette apologie du libre-arbitre sort de la plume d’un condamné à mort.

Mais à l’inverse, ces démonstrations de haute volée mettent à distance le caractère authentiquement tragique de la situation d’énonciation.

Ainsi, les diverses époques ont lu diversement la Consolation de Philosophie. La nôtre, qui ne croit plus guère à la bonté de la Providence et à l’harmonie du cosmos, privilégie la lecture érudite, l’analyse du projet philosophique et de ses sources. Si, comme nous le déclarions en commençant, le chef d’œuvre de Boèce a cessé pour nos contemporains d’être livre de vie, il est resté livre d’étude. Avec des effets surprenants, voire caricaturaux : le grand Hermann Usener, parangon de la philologie positiviste triomphante, décrète qu’après le développement autobiographique – et donc hélas ! original – du livre 1, l’ouvrage ne consiste en rien d’autre que la suture de deux sources, recopiées mot pour mot et d’ailleurs mal

16 Loc. cit., p. 38.

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accordées entre elles, le Protreptique aujourd’hui perdu d’Aristote et un traité néoplatonicien sur la providence divine17. En somme, la Consolation de Philosophie fait l’objet d’une si attentive fortune critique qu’elle en ressort démembrée, semblable en cela à la robe de l’héroïne dont les diverses écoles de pensée se disputent les lambeaux (1, 1). C’est peut-être oublier un peu vite que, de là où il écrivait, Boèce n’avait pas de livre à sa disposition. Même l’étude magistrale du valeureux Pierre Courcelle18 n’esquive pas toujours les pièges délicieux de la Quellenforschung. Ainsi, il paraît difficile, pour de simples raisons de chronologie, que Boèce ait été à Alexandrie d’élève d’Ammonius19.

N’allons pas pour autant rejeter comme vains les efforts souvent éclairants de la philologie. Si telle hypothèse de détail peut être discutée, ils mettent en évidence un fait incontestable : c’est dans la Consolation, c’est-à-dire une fois privé de ses livres, que Boèce atteint au résultat que ses traités techniques visaient sans être vraiment parvenus à l’obtenir, le rêve jadis caressé par Cicéron de (ré)concilier les deux maîtres de la philosophie antique, Platon et Aristote. On le constate à la simple lecture : les instruments rigoureux du raisonnement aristotélicien sont mis au service d’une théologie et d’une mystique platoniciennes, à quoi il faudrait sans doute encore ajouter quelques éléments de morale stoïcienne. Décidément, Boèce a été le bon serviteur de Philosophie, puisqu’il a su recoudre entre eux, en « un tout harmonieux qui excède notablement la somme de ses parties »20, les fragments épars du vêtement de la dame, partagés entre diverses sectes. Ila rempli le rôle de médiateur qu’il s’assignait.

Le moyen âge lui en est reconnaissant. Il faut faire au livre de Pierre Courcelle un bien plus grand mérite encore d’avoir enquêté sur les lecteurs de Boèce que sur ses lectures.

De telles recherches, maintenant approfondies par celles de Fabio Troncarelli21, témoignent d’abord du succès phénoménal de l’ouvrage. Il est presque aussitôt édité par les soins de Cassiodore, l’autre grand intellectuel de l’Italie du VIe siècle, et le successeur (sans états d’âme ?) de Boèce dans la charge de maître des offices de Théodoric22. De là procède une

17 Anecdoton Holderi, ein Beitrag zur Geschichte Roms in ostgotischer Zeit, Bonn, 1877 (réimpr. Hildesheim, 1969).

18 Cit. supra, n. 3. Voir aussi, du même auteur, Les Lettres grecques en Occident de Macrobe à Cassiodore, Paris, 19482, p. 257-312.

19 Voir la discussion équilibrée de ce problème historique conduite par Jean-Yves Guillaumin, dans l’introduction à son édition du De institutione arithmetica (Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. XXII-XXIII).

20 Marenbon, op. cit., p. 96.

21 De cet auteur, voir surtout Tradizioni perdute. La Consolatio Philosophiae nell’alto medioevo, Padoue, Antenore, 1981, et Boethiana aetas. Modelli grafici e fortuna manoscritta della « Consolatio Philosophiae » tra IX e XII secolo, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1987.

22 Troncarelli, Boethiana aetas…, p. 31-64. Il convient de noter, sans porter de jugement moral, que les deux hommes, à travers même leurs stratégies politiques opposées, refus ici, là compromis, ont poursuivi un seul et même but : assurer au profit de la postérité la survie de l’essentiel de la culture antique.

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tradition foisonnante : nous avons conservé le nombre respectable de cent trente-cinq témoins manuscrits de l’œuvre antérieurs au XIIIe siècle (ceux copiés après 1200 restent encore à inventorier), chiffre considérable s’agissant d’un auteur « laïc », et plusieurs dizaines de commentaires médiévaux, résultat encore plus remarquable. Nous reviendrons bientôt sur les approches théoriques dont le propos de Boèce a alors fait l’objet, mais souhaiterions d’emblée suggérer qu’elles ne s’inscrivent pas exactement dans la même perspective – même si elles ne leur cèdent en rien en qualité d’érudition et de réflexion – que les analyses philologico- philosophiques modernes dont il vient d’être question. Il apparaît en effet que le moyen âge a d’abord considéré en Boèce l’homme avant le penseur. Une première preuve en est fournie par le nombre vraiment remarquable de manuscrits illustrés, phénomène sans doute unique dans l’histoire de l’édition de textes philosophiques, de scènes non seulement allégoriques – c’est à travers les manuscrits de la Consolation que se fixe l’iconographie de la roue de Fortune -, mais aussi biographiques. Ainsi, un manuscrit français copié en 1406, aujourd’hui conservé à Cambridge, extrapole du livre 1 une série de scènes de la carrière politique du philosophe23. Autre indice du fait que l’ouvrage n’était pas destiné aux seuls spécialistes de la pensée abstraite, l’abondance de ses traductions en langues vulgaires. Avant même la fin du premier millénaire, le roi Alfred le Grand (849-899), devançant de sept siècles son lointain successeur sur le trône d’Angleterre, la reine Elizabeth, l’adapte en langue anglo-saxonne ; à la fin du Xe siècle, l’écolâtre de l’abbaye de Saint-Gall, Notker Labeo (« le Lippu »), grand traducteur de textes sur les arts libéraux, en fournit une version en vieil-haut-allemand pour l’édification de ses élèves et de ses confrères ; quant aux traductions françaises en vers et en prose, elles ne sont pas moins de quinze entre le XIIIe et le XVe siècles24, dont celle, très largement diffusée (une soixantaine de manuscrits) de Jean de Meung, qui intègre d’ailleurs d’assez longs extraits du livre 5 sur la prescience divine à son Roman de la Rose25. Ainsi, tant les cours laïques, qui peuvent y trouver des modèles de conduite politique, que le cloître, sensible aux appels au « mépris du monde » que paraissent lancer les livres 2 et 3, et les milieux intellectuels, séduits par l’élégance tranchante des discussions philosophiques, offrent de larges espaces de diffusion à la Consolation.

Nous voudrions faire un sort particulier au mince fragment (deux cent cinquante-huit vers d’un ensemble qui devait en compter quelque vingt mille) intitulé Boeci26, datable du

23 Cambridge, Trinity Hall, ms. 12, f. 7, 9, 11, 18… C’est Courcelle, encore, qui a rassemblé et commenté l’exceptionnel dossier iconographique de l’ouvrage (La Consolation…, passim).

24 Antoine Thomas et Mario Roques, « Traductions françaises de la Consolatio Philosophiae de Boèce », dans Histoire Littéraire de la France, t. 37 (1938), p. 419-488.

25 Ed. Armand Strubel, Paris, LGE (« Lettres gothiques » 4533), 1992, p. 894-913 (v. 17105-17502).

26 Ed. C. Schwarze, Der altprovenzalische « Boeci », Münster, 1963.

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premier quart du XIe siècle, premier témoignage et de l’existence d’une littérature occitane, et de la forme de la chanson de geste en laisses de décasyllabes assonancés. Si, comme le proclament les théoriciens médiévaux tel Jean de Grouchy, l’épopée française procède de l’hagiographie, le Boeci est un témoin intéressant de cette évolution27. Car, sans jamais avoir été porté sur les autels, Boèce jouit assez tôt d’une réputation de sainteté. Le martyrologe d’Adon, au IXe siècle, prétend qu’il fut persécuté par l’arien Théodoric pro catholica pietate – le substantif est volontairement ambigu, mais Abélard, deux siècles et demi plus tard, fera explicitement de Boèce et de Symmaque, supplicié quelques mois après lui, des martyrs de la foi. Déjà l’écolâtre de Saint-Gall Ekkehart IV, peu après l’an mil, vénérait sanctus Boethius, et un manuscrit de la même époque entourait sa tête du nimbe des bienheureux28. Dante, enfin, ira se recueillir, dans l’église pavesane de San Pietro in Ciel d’Oro, sur le sarcophage supposé de Boèce, qui jouxte celui de saint Augustin…

C’est à la lumière d’un tel phénomène qu’il faut évaluer la réception scolaire de l’œuvre, telle que la traduit la copieuse littérature des commentaires. De ce vaste corpus, Pierre Courcelle a dressé l’inventaire, large à défaut sans doute d’être exhaustif29. Du début du IXe siècle à la fin du XVe, de l’épistolier humaniste Loup de Ferrières au dramaturge sacré Arnoul Gréban, la chaîne des savants qui analysent le style de Boèce ou méditent sa doctrine est presque ininterrompue – sauf, peut-être, une brève accalmie au XIIIe siècle. Il n’y a pas lieu ici de dresser cette longue liste. Il vaut pourtant la peine de signaler que les trois grands moments de l’école médiévale reprennent tour à tour sur nouveaux frais le commentaire intégral de la Consolation, par l’entremise de pédagogues éminents et très représentatifs des méthodes et problématiques de leurs époques respectives : pour l’époque carolingienne, c’est le grammairien Remi d’Auxerre (v. 840-908), disciple du philosophe irlandais Jean Scot, qui mêle, dans l’ordre du texte, des gloses mythologiques et historiques à de plus rares considérations doctrinales ; pour la « renaissance du XIIe siècle », c’est Guillaume de Conches (mort peu après 1150), une des figures de proue de l’École de Chartres, qui applique à l’œuvre de Boèce, et singulièrement à ses passages considérés comme équivoques au regard de l’orthodoxie, les méthodes de l’exégèse allégorique mises en pratique par cette école ; pour la scolastique, c’est le dominicain anglais Nicolas Trivet (v. 1258 - v. 1334) qui, en bon disciple de saint Thomas d’Aquin, entreprend de tirer Boèce du platonisme vers

27 Courcelle (Consolation…, p. 179) signale la parenté de cette « œuvre d’inspiration populaire », donc guère intéressante à ses yeux, avec « certains anciens lieds allemands »

28 Ms. Paris, BNF 6401, f. 159v.

29 Op. cit.

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l’aristotélisme. De ces trois œuvres, les manuscrits conservés se comptent par dizaines, si ce n’est par centaines.

A côté de ces monuments de savoir et de quelques autres, qui s’attachent à l’ensemble du texte de Boèce, de nombreux commentaires, d’étendue sinon de portée plus restreinte, se dédient au seul passage considéré comme le sommet de la Consolation, le metrum 9 du livre 3, hymne à la puissance divine ordonnatrice de l’univers. C’est que, s’il dévoile la quintessence de l’idée boécienne de la divinité, ce poème, le seul écrit en hexamètres, le vers noble (ce qui en met en relief l’importance), soulève aussi bien des difficultés. Car c’est plutôt le Dieu de Platon qu’il exalte que celui de l’Evangile. Ce texte, du fait même de sa ferveur et de sa densité, sert de révélateur : plusieurs des hypothèses cosmologiques, anthropologiques ou théologiques formulées par la Consolation peuvent sembler en désaccord avec la droite orthodoxie, celle par exemple qui postule la perpétuité du monde, vif sujet de débat à l’époque scolastique, ou bien l’examen des rapports entre la providence et le destin, à la marge du prédestinationnisme. Aussi certains exégètes, comme Remi d’Auxerre, prennent-ils leurs distances vis-à-vis de telles opinions, en s’abritant derrière des formules comme : hic gentili more loquitur… (« ici, il parle comme un païen »), hic magis philosophice quam catholice loquitur… (« là, il s’exprime plutôt en philosophe qu’en catholique »). Y percevra-t-on pour autant l’écho d’ « âpres controverses »30 ? Les recherches de Fabio Troncarelli tendent à relativiser la portée de telles divergences de vue. Même sous la plume du commentateur le plus acéré, Bovon de Corvey (début du Xe siècle), on reste sur le registre du débat intellectuel, non sur celui de l’anathème. Les gloses que l’on vient de mentionner laissent à entendre que si Boèce adopte à l’occasion le point de vue de l’adversaire « païen » ou « philosophe », ce n’est que pour mieux mettre en valeur celui de la vraie foi. Le fait même qu’un auteur aussi peu suspect de sympathie pour la dialectique que le cardinal Pierre Damien (v. 1007-1072) ait décerné une sorte de brevet d’orthodoxie à Boèce31 plaide en faveur de son acceptation globale par le monde médiéval. Car un martyr, la victime du tyran hérétique, l’homme qui se trouve aussi être l’un des fondateurs de la doctrine catholique de la Trinité, ne saurait, tout laïc qu’il soit, être considéré avec circonspection.

D’une certaine façon, la biographie supposée vient effacer les éventuelles errances doctrinales, et il est très révélateur de voir, par un effet d’interaction entre « la vie » et

30 Courcelle, op. cit., p. 299.

31 Troncarelli, Boethiana…, p. 116-117.

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« l’œuvre », Boèce, l’homme, gagner en sainteté à mesure que l’examen de sa pensée va s’approfondissant. Dante, dans son Paradis, l’installe aux côtés de Thomas d’Aquin32.

Les voies éloquentes du silence

Moins naïfs, peut-être, ou moins soucieux de faire de Boèce un champion du christianisme, nous nous devons à notre tour d’affronter le problème lancinant de la signification de la Consolation de Philosophie. Car, c’est incontestable, Boèce s’y exprime – et ne s’y exprime que – gentili more ou philosophice. Alors même qu’il s’apprête, dans la douleur, à regagner le sein de son créateur, il ne cite jamais le texte du Livre sacré, sauf peut- être une fois33. Face à ce constat objectif, la science du XIXe siècle a voulu faire du philosophe un païen, ou un crypto-païen, jusqu’à ce que la découverte d’un fragment de Cassiodore, l’Anecdoton Holderi, garantisse de façon irréfutable l’authenticité, qu’elle contestait, des

« opuscules théologiques »34. L’opinion unanime du moyen âge, comme on vient de le voir, atteste la foi de Boèce au moyen d’arguments tirés de la critique externe, les circonstances historiques de la composition de l’œuvre. A partir de là, la mécanique de l’exégèse allégorique adapte à ce présupposé le contenu du texte : c’est ainsi que la figure de Philosophie sera identifiée à celle de la Sagesse divine par Alcuin, que suivent la plupart des lecteurs carolingiens ; qu’à la fin du XIIe siècle, le poète Alain de Lille, dans son épopée intitulée Anticlaudianus, distribue ses traits entre le personnage allégorique de Prudence et une « jeune fille de la voûte céleste » (puella poli) qui paraît bien représenter la théologie35 ; qu’à l’automne du moyen âge, Alain Chartier, dans son dernier ouvrage, le prosimètre auquel

32 Commedia. Paradiso 10, 121-129 : Or se tu l’occhio de la mente trani / di luce in luce dietro a le mie lode, / già de l’ottava con sete rimani. / Per vedere ogni ben dentro vi gode / l’anima santa che ‘l mondo fallace / fa manifesto a chi di lei ben ode. / Lo corpo ond’ella fu cacciata giace / giuso in Cieldauro ; ed essa da martiro / e da essilio venne a questa pace, « A présent si les yeux de ton esprit se portent de lumière en lumière [sc. les âmes des théologiens] en suivant mes louanges, tu éprouves déjà la soif de la huitième [celle de Boèce]. Dans la vue de tout bien s’y réjouit l’âme sainte qui rend manifeste à qui sait bien l’entendre le mensonge du monde. Le corps dont elle fut chassée repose ici-bas au Cieldor ; et elle, elle est venue de martyre et d’exil à la présente paix » (traduction inspirée de celle de Jacqueline Risset).

33 La définition donnée au ch. 3, 12 : Est summum bonum qui regit cuncta fortiter suaviterque disponit semble faire écho au verset 8, 1, du livre de la Sagesse (le plus « hellénisé » de toute la Bible…) : Attingit ergo… fortiter et disponit omnia suaviter. Mais certains commentateurs, comme Rand, vont jusqu’à considérer cette rencontre comme fortuite.

34 Usener, op. cit. ; A. Galonnier, Anecdoton Holderi ou Ordo Generis Cassiodorum : Éléments pour une étude de l’authenticité boécienne des opuscula sacra, Louvain-la-Neuve – Paris, 1997.

35 Voir les p. 35-36 de l’introduction à l’édition par Robert Bossuat de l’Anticlaudianus (Paris, Vrin, 1955).

Alain de Lille est sûrement le représentant le plus complet de l’aetas boethiana : ses Règles de théologie prennent fermement appui sur les opuscula sacra, le prosimètre intitulé De planctu Naturae reproduit le cadre formel de la Consolation, et l’Anticlaudianus, qui aboutit à la création d’un « homme nouveau », en réécrit à sa manière le scénario.

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il donne le beau titre de Livre de l’Espérance, y discerne les traits des trois vertus théologales36.

Mais nous, pour qui Philosophie ne saurait être que Philosophie, quel sens donnons- nous à ce terme ? De la réponse à cette question dépend toute lecture de la Consolation. On peut, certes, banaliser cette dernière en en faisant une sorte de prolongement tardif des

« entretiens » de Sénèque intitulés La vie heureuse, La brièveté de la vie, La providence ou La constance du sage ; y discerner un mouvement ascendant qui conduit le lecteur de l’historique (livre 1) au moral (livres 2 et 3), puis du moral au religieux (livres 4 et 5)37. Ces points de vue de bon sens sont pleinement légitimes. Il passent cependant à côté de ce qui nous paraît faire l’originalité de l’œuvre : les circonstances spécialement dramatiques de sa composition, que l’on a déjà évoquées, et la forme littéraire qu’elle choisit d’adopter. Or, la toute première constatation qui s’impose à l’œil du lecteur, s’il feuillette l’ouvrage avant même d’en entreprendre le déchiffrement, c’est l’alternance entre passages en vers et passages en prose – une forme assez rarement choisie par les traités de philosophie. Si l’analyse ne peut faire l’économie de rendre compte du metrum 3, 9, pourtant jugé obscur38, dans la mesure où il représente le centre, sans doute le sommet et peut-être la clé de l’œuvre prise en son ensemble, les poèmes ont le plus souvent importuné la critique qui, à la notable et heureuse exception de Fumaroli, les considère médiocres, emphatiques et redondants. Constater que Boèce, comme d’ailleurs la plupart des poètes de son temps, est plutôt un versificateur talentueux39 qu’un authentique inspiré n’interdit pas de s’interroger sur la fonction de ces passages. Sont-ils de simples intermezzos ou jouent-ils un rôle dans la progression de la pensée ? L’un et l’autre, en fait. Car on peut leur assigner les rôles suivants, du plus terre-à- terre au plus profond40 :

36 Sylvia Huot, « Re-fashioning Boethius prose and poetry in Chartier’s Livre de l’Esperance », Medium Aevum 76 (2007), p. 268-284.

37 Cette tripartition qui a le mérite de la simplicité est sans doute un peu sommaire. Indice du trouble des savants face à l’interprétation de l’ouvrage, la variété des découpages qu’ils en proposent : Usener fait passer les frontières entre les trois éléments qui, selon lui, constituent le texte aux chapitres 2, 4, ligne 38 et 4, 6, ligne 20 ( !). Pour Courcelle, il faut imaginer quatre mouvements articulés de la sorte : 1 ; 2 – 3, 8 ; 3,9 – 4, 4 ; 4, 5 – fin.

Marenbon divise la Consolatio en deux parties très inégales, la seconde ne commençant qu’au chapitre 5, 3.

D’autres enfin, comme Hermann Tränkle, imaginent que l’ouvrage, qui aurait dû compter six livres, est inachevé (« Ist die ‘Philosophiae Consolatio’ des Boethius zum vorgesehen Abschluss gelangt ? », Vigiliae Christianae 31 (1977), p. 148-154).

38 Courcelle comme Dronke (ci-dessous, note 40), latinistes fort avertis, le déclarent presque intraduisible.

39 Chacun des trente-neuf poèmes répond à un schéma métrique différent, ce qui représente un vrai tour de force eu égard au relatif manque d’inventivité de la poétique latine en la matière. Le premier commentateur de la Consolation, Loup de Ferrières, au IXe siècle, limite d’ailleurs son analyse à la description prosodique des metra.

L’excellent Joachim Gruber en donne une présentation à la fois savante et claire dans son Kommentar zu Boethius De Consolatione Philosophiae, Berlin – New York, De Gruyter, 1978, p. 16-24.

40 Cf. Thomas F. Curley III, « The Consolation of Philosophy as a Work of Literature », American Journal of Philology 108 (1987), p. 343-367 ; Peter Dronke, Verse with Prose From Petronius to Dante, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1994, p. 38-46.

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- Illustrer : ainsi le récit des malheurs d’Orphée (3, metr. 12) ou des compagnons d’Ulysse métamorphosés par Circé (4, metr. 3) fournissent respectivement l’image concrète, et très efficace aux yeux d’un public encore nourri de traditions mythologiques, des dangers du trop grand attachement aux biens terrestres et de la complaisance envers les vices. Ils fonctionnent déjà comme l’exemplum du prédicateur médiéval destiné, selon Jacques Le Goff, à offrir une « leçon salutaire » à l’auditoire : « C’est vous que cette fable concerne », lit-on à la fin du metrum 3, 12.

- Commenter : si certains marqueurs discursifs mettent clairement dans la bouche de Philosophie, ou moins souvent de son interlocuteur, le Boèce-personnage, tel développement en vers (1, 1 : elle… déplore le désarroi de mon esprit en ces vers : … ; 1, 5 : lorsque j’eus ainsi hurlé…), il arrive fréquemment que le propos des metra ne soit explicitement référé à aucun des deux interlocuteurs et présente un tel degré de généralité (par ex. 1, metr. 6 ; 2, metr. 7 ; 5, metr. 5) qu’on puisse les attribuer à un « il », le Boèce-auteur. Ils jouent alors en quelque sorte le rôle du chœur de la tragédie antique qui, marquant une pause dans l’action, en tire matière à réflexion ou en éveille les résonances affectives.

- Mettre en perspective : les deux tiers des metra, vingt-six sur trente-neuf exactement, évoquent les êtres supralunaires, les phénomènes cosmiques et météorologiques.

Phébus, désignation poétique du soleil, est sans doute le nom propre qui revient le plus fréquemment dans la Consolation. Prose et vers, destinée humaine et marche de l’univers, entretiennent ainsi un rapport spéculaire, celui qui unit le microcosme au macrocosme dans le Timée de Platon – le texte justement qui nourrit l’inspiration du fameux metrum 3, 9.

Sous ce triple rapport, la poésie agit comme un charme, au sens que Paul Valéry donne à ce terme, comme le pharmakon, la drogue aux effets magiques, propre à apaiser la douleur du prisonnier, à faire taire son hurlement de révolte et d’angoisse41. Elle s’intègre alors de façon judicieuse au propos d’une « consolation », le terme étant dès lors à entendre comme le nom d’un genre littéraire.

Cependant, la question, justement, du genre auquel appartient le texte est loin d’être limpide. D’un point de vue strictement littéraire, nous sommes en présence d’un bien étrange objet. On a le sentiment que la grande variété des modèles stylistiques qui se lisent en filigrane de l’œuvre répond à l’éclectisme des sources philosophiques comme à la diversité des formes poétiques. Citons-en quelques-uns, sans songer à être exhaustif :

- Le récit d’apparition : il faut prendre au sérieux la survenue inopinée de Philosophie au premier chapitre de l’œuvre, et ne pas la considérer comme un simple artifice

41 Curley, loc. cit., p. 359-360.

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de mise en scène, ni même, comme l’ont fait plusieurs miniaturistes médiévaux gênés sans doute de donner corps à une notion abstraite, comme une vision reçue en songe42. Nous avons tendance aujourd’hui à considérer l’allégorie comme une figure fade et morte. Dans l’Antiquité tardive, comme l’a admirablement montré Pierre Hadot43, la démarche philosophique est aussi, et peut-être surtout, illumination, révélation (en grec : apocalypse).

Aussi a-t-on pu souvent, et à juste titre, comparer l’amorce de la Consolation au mystérieux Pasteur d’Hermas, récit apocalyptique chrétien qui a bien failli être intégré au canon des saintes Ecritures, dont l’auteur est conduit à la Vérité par des figures allégoriques représentées de façon aussi « réaliste » et « vivante » que dame Philosophie. Mais d’autres références pourraient aussi être invoquées, notamment à certains écrits hermétiques.

- La diatribe cynico-stoïcienne : dans un registre tout autre, et à vrai dire presque opposé, la définition de cet ancien genre philosophique pourrait s’appliquer, dans les grandes lignes, aux discours sur la Fortune et sur la vanité des biens et liens terrestres du livre 2 et du début du livre 3. Considéré comme typique d’une « philosophie populaire », il se définit en effet par son objet, la discussion de problèmes moraux, le ton parfois rude de celui qui l’emploie et l’accumulation d’exempla44 – des traits que l’on rencontre par exemple au chapitre 2, 6.

- Le dialogue de type platonicien : à peine Boèce commence-t-il à s’apaiser que Philosophie lui demande : « Me permets-tu donc…quelques petites questions ? » Et la suite de l’œuvre va prendre la forme d’une maïeutique où la Visiteuse joue le rôle de Socrate. Les réponses confiées à son interlocuteur – par exemple au chapitre 4, 7 : « je le reconnais… »,

« je ne puis le nier… », « non, bien au contraire… », « comment cela ?… », « c’est vrai » - engagent le lecteur, comme savait déjà faire Platon, dans un processus d’adhésion à ce qui semble d’abord relever de l’évidence de bon sens, mais débouche de proche en proche sur des conséquences philosophiques imprévues, et de grande portée.

Thomas Curley identifie encore, dans le seul livre 1, des formes comme celles du discours judiciaire (le plaidoyer auto-justificatif de Boèce en 1, 4), la prière (1, metr. 5), le poème didactique (1, metr. 6)45. On dirait qu’au seuil de mourir, Boèce a voulu rassembler, comme il l’avait fait des doctrines philosophiques, le nombre le plus varié de formes littéraires, en vue d’adresser sur ce plan-là aussi à la postérité un compendium aussi complet que possible de la culture antique. Ainsi, un très large éventail de genres est mis à

42 Par ex. au folio 473v du manuscrit de Rennes, Bibliothèque municipale 593 (147) (planche 29, 2 du dossier iconographique rassemblé par Pierre Courcelle).

43 Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Gallimard (Folio-Essais 302), 19972, notamment les p. 23-70.

44 A. Oltramare, Les origines de la diatribe romaine, Lausanne, 1926.

45 Loc. cit., p. 350-353.

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contribution… à l’exception, toutefois, de celui de la consolatio, triste ramassis de platitudes que Paul Veyne définit avec humour comme « un rite mondain » - soit : une succession de lieux communs sur l’insignifiance de la perte subie et sur la nécessité de prendre sur soi- même. Telles sont bien pourtant, en substance, les conclusions auxquelles Philosophie va mener son disciple, mais par de tout autres voies que celles du lieu commun. C’est qu’il ne s’agit pas de la douleur d’autrui, c’est la sienne propre, intolérable, que Boèce doit affronter…

Doit-on voir pour autant dans la mise à l’écart du genre consolatio pourtant affiché en exergue une marque d’ironie suprême ? Il serait téméraire de le garantir. Ce qui est clair en revanche, c’est que le mélange des genres et des styles renvoie à un modèle clairement identifié dans la tradition gréco-romaine, celui du pot-pourri, satura. La satire, dite

« ménippée » pour avoir été inventée par Ménippe, un obscur disciple de Diogène, prend souvent la forme prosimétrique. La tradition philosophique romaine, de Varron (Ier siècle av.

J.C.) aux Saturnales de Macrobe (début du Ve siècle), l’adopte avec bonheur. Nous suggérons que ce qui la caractérise, c’est que, croisant entre eux une grande variété de points de vue et de tons, elle met en scène la pensée en train de se faire, de s’inventer – donc le paradoxe volontiers manié avec un humour grinçant. L’œuvre du philosophe grec Lucien (Ier siècle ap.

J.C.) peut en donner une idée. Sans aucun doute, les lecteurs avertis de Boèce ont la mémoire de cette tradition. Comment expliquer qu’une situation d’énonciation pathétique suscite un énoncé porteur de telles connotations ? L’hypothèse, selon nous bien hasardeuse, a été avancée, selon laquelle l’ensemble de la Consolation serait à lire comme une dénonciation ironique des fausses valeurs et des faux remèdes de la philosophie antique, condamnés à s’effacer au profit de ce qui constitue, si l’on ose dire, leur ombre lumineuse, la foi chrétienne46. Le refus obstiné de Boèce de faire la moindre référence à celle-ci témoignerait donc, en creux, de son adhésion. Cette position ultra-paradoxale, bien caractéristique de la

« post-modernité », nous paraît impossible à tenir, ne fût-ce que parce qu’aucun lecteur, en quinze siècles ou presque, n’avait songé à l’adopter.

Le choix de la forme de la satire ménippée indexe toutefois un vrai problème.

L’autre grand texte prosimétrique de la fin de l’Antiquité, les Noces de Mercure et de Philologie, œuvre de l’africain Martianus Capella (début du Ve siècle ?), où le moyen âge puisera l’essentiel de son savoir dans le domaine des arts libéraux, soulève le même genre de question. En fait, il semble désormais bien clair que le mixte de théologie mystique et de science encyclopédique concocté par Martianus traduise une esthétique de spoudogelaion, de

46 Joel Relihan, Ancient Menippean Satire, Baltimore – Londres, The Johns Hopkins University Press, 1993, p.

187-194.

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« sérieux risible », mêlant allègrement la farce et la doctrine47. On n’en inférera pas pour autant que l’élan spirituel qui soulève le dernier livre des Noces, sur la Musique, ou Harmonie, n’est pas sincère. Peut-être, mutatis mutandis, est-ce le même genre de projet qui soutient la Consolation…

Tâchons d’être un peu plus précis. Le brouillage de la communication qu’instaure le décalage, évident aux yeux des contemporains, entre le forme littéraire et les circonstances de la composition impose l’idée que les voies de la connaissance pourraient bien être tortueuses, que la vérité n’est pas simple ni univoque. Ce que traduit l’aspect physique même du personnage de Philosophie : « … son teint était vif et sa vigueur inépuisable bien qu’elle fût chargée de siècles… tantôt elle se maintenait dans les mensurations du commun des hommes, tantôt le sommet de sa tête semblait frapper le ciel… » (1,1). Cette Philosophie, dont les écoles concurrentes essaient de s’approprier le manteau, c’est la philosophie au sens où on entend le terme dans l’Antiquité, c’est-à-dire non un corps de doctrine, mais une règle de vie, une façon d’être au monde et d’être en amitié avec lui48. En choisissant le vieux genre hybride de la satura, dont l’apparence bariolée fait scintiller les diverses facettes du réel, Boèce renoue avec cette tradition classique contre la tentation doctrinaire représentée par ses propres traités logico-théologiques, qui ne l’ont pas protégé de la catastrophe. C’est cette tentation, plus encore que l’élégie, qu’il convient d’exorciser. Aussi bien, en sautant d’un style à l’autre, du plus élémentaire, le discours de la contingence propre au récit historique (livre 1), au plus subtil, les raisonnements éthérés de la philosophie platonicienne (livre 5), en passant par toute une série de degrés intermédiaires, est-ce de sa bibliothèque entière que Boèce se défait peu à peu pour affronter plus nu, plus vrai, le rendez-vous suprême. De la même façon, en une scène curieuse et peut-être à interpréter comme héroï-comique décrite à la fin du livre 2 des Noces de Martianus Capella49, l’héroïne, Philologie, devait vomir tous les livres, le savoir patiemment ingurgité par elle, pour être jugée digne de paraître sous le regard des dieux.

On peut être plus polémique à l’égard de Philosophie. Ainsi, en constatant de façon récurrente que, chaque fois que le prisonnier étaye sa protestation en invoquant l’évidence des faits, sa protectrice esquive la réponse au nom des réalités supérieures (voir par exemple le chapitre 4, 5). Les raisonnements de Philosophie ne sont concluants qu’au prix de la mise

47 Alexandru Cizek, « Les allégories de Martianus Cappella à l’aube du moyen âge latin », Revue des Études latines 70 (1992), p. 193-214.

48 Sur ce point de vue, difficile à admettre dans un contexte culturel, le nôtre, où la philosophie n’a d’existence que comme discipline académique (ou sous la forme abâtardie de discussion de café du commerce), on se référera aux démonstrations simples, précises et lumineuses de Pierre Hadot (Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard [Folio-Essais 280], 1995).

49 Un texte bien connu de Boèce, qui le cite dans son commentaire à l’Isagoge de Porphyre.

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entre parenthèses d’une composante essentielle de l’expérience humaine – essentielle ô combien ! dans la situation de Boèce à qui il ne reste plus d’autre bien -, le temps. Pis encore : si l’on suit l’analyse récente et perspicace de la Consolation de Philosophie par John Marenbon, Philosophie s’inflige à elle-même un désaveu cinglant au moment même où elle paraissait avoir emporté la partie. Il s’agissait, on se le rappelle, de concilier l’omniscience de Dieu avec la liberté humaine. Grâce aux efforts d’une dialectique tendue et brillante, Boèce finit par en venir à bout… jusqu’au moment où, à une objection latérale de son interlocuteur, la raisonneuse est conduite à réintroduire dans le système la notion de causalité, et par là le déterminisme50. C’est la clé de voûte de l’édifice patiemment construit qui s’effondre. Ne voyons pas là pour autant trace d’une volonté de tourner en dérision le raisonnement spéculatif, ni celle de disqualifier la quête fervente de la vérité par Philosophie au motif qu’elle serait insincère. Mais il faut bien s’avouer qu’elle est vaine. Confrontée au bout du compte à sa propre inefficience, l’Invitée n’a plus qu’à faire silence.

Dans une œuvre où les discours tiennent tant de place, où les répliques s’enchaînent sans discontinuité, les quelques silences sont, si l’on peut dire, spécialement sonores. Le premier se manifeste au seuil même du texte : c’est silencieux (tacitus), enfermé en soi-même (mecum) que Boèce compose, pour ce seul confident que sont les tablettes de cire ou le rouleau de papyrus, les élégies plaintives où il s’apitoie sur son propre malheur. C’est à ce silence de mort, qui n’est en fait que bruit et chaos intérieurs, que Philosophie vient l’arracher.

La parole est-elle pour autant le souverain remède ? La relation, à la fin du livre 2, d’une anecdote un peu lourde, bien dans l’esprit de la diatribe cynique, nous permet d’en douter : après avoir supporté froidement qu’un adversaire l’accable des insultes les plus grossières, un philosophe « auto-proclamé » (comme on dit aujourd’hui) se retourne vers son contradicteur :

« Reconnais-tu enfin que je suis un philosophe ? ». L’autre de rétorquer : « J’allais le reconnaître, si tu n’avais rien dit ». N’est-il pas suggéré ici que la vraie philosophie se moque de la philosophie, à savoir : que face aux injures plus violentes encore infligées par le sort, tous les discours, tous les raisonnements ne sont que jactance, et l’attitude « philosophique » une pose ? Peut-être tient-on là le motif pour quoi Boèce, après avoir tacitement acquiescé aux solennels lieux communs (« Cultivez les vertus, détournez-vous des vices !… ») que lui adresse, dans les dernières phrases de l’œuvre, son interlocutrice, retourne à son silence. Le

50 Marenbon, op. cit., p. 143-145. La difficulté surgit de la discussion sur les « modes de connaissance » : si l’on doit admettre que l’intellection divine ne saurait être causée par des objets inférieurs (posteriora), c’est qu’elle est à elle-même sa propre cause. Par voie de conséquence, les objets dont elle est connaissance, par exemple les actions humaines, sont bel et bien causés… Pour rester implicite, l’argumentation est imparable.

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Dieu de la Bible habitait-il ce silence ? On peut souhaiter l’imaginer, mais à vrai dire, qui le saura jamais ?51

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Si philosopher, c’est apprendre à mourir, il y a diverses manières d’affronter l’innommable. Celle, souverainement détachée, de Socrate, celle, douloureuse et stoïque, de Sénèque, ne sont pas la façon de Boèce. Humain, trop humain, nous l’écoutons d’abord gémir sur la perte de son bonheur, comme Orphée pleurant Eurydice, tel qu’il apparaîtra, en un discret clin d’œil auto-référentiel, dans ce qui est pour nous le plus beau poème de la Consolation (3, metr. 12). Est-ce de la faiblesse, celle du Christ aux Oliviers, qu’il faut discerner dans cette révolte de l’individu, cette affirmation que la vie a un prix ? Toujours est- il que Philosophie ne l’entend pas ainsi, qui vient faire taire les clameurs. On peut interpréter le mouvement de l’œuvre en termes psychologiques, comme passage de l’angoisse à la sérénité, l’ataraxie des stoïciens. Il n’est que de « se donner des bonnes raisons » - selon l’expression familière, mais où il faut prendre le mot « raison » dans son sens le plus exigeant – d’accepter l’inacceptable. En notre siècle où se déchaînent des tyrannies bien plus féroces que celle de Théodoric, on ne peut sans doute plus les entendre.

Aussi bien la démarche de Boèce est-elle à notre avis plus radicale. C’est de l’existence tout entière qu’il faut se déprendre pour se présenter tel qu’en soi-même face à Dieu. Non pas du pouvoir, de la richesse, des honneurs, ces bagatelles. Mais de ce qui a constitué l’idéal quotidien, ce de quoi, en dépit de tout, Boèce destitué de ses biens peut encore écrire, la philosophie. Les séductions trompeuses de l’écriture qui fige, Philosophie vient pour les dénoncer, et chasse à grands cris ces petites catins de muses. Elle programme par là-même son propre effacement futur. Entre temps, elle aura convié son disciple à la traversée d’une parole vive dont les avatars multiformes ravivent le brasier éteint de la vraie sagesse – jusqu’à ce que son expression la plus haute échoue au seuil du grand Incompréhensible, un Dieu qui serait à la fois cause (en tant que créateur) et non-cause (comme garant de la liberté de l’homme). Face à cet indicible, le silence, mais un silence purifié de tout ce qui, sentiments d’amertume ou savoirs inutiles, pouvait encombrer l’âme –

51 Peut-être la question de la religion de Boèce a-t-elle été résolue par celui qui fut à nos yeux le meilleur de tous ses lecteurs, Alain de Lille : au chant VI de l’Anticlaudianus, Prudence, le sagesse humaine, arrivée sous le regard de Dieu, perd les sens. La puella poli, alias Théologie, qui l’a aidée à gravir les cercles célestes, est impuissante à la ranimer. C’est Foi seule qui en viendra à bout.

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et celui-là, peut-être saurons-nous l’entendre… Orphée a fini de chanter. Il ne se retournera plus.

Jean-Yves Tilliette

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