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Anna et Maria : des racines et des ailes

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Academic year: 2021

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Submitted on 8 Jul 2019

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Anna et Maria : des racines et des ailes

Zofia Mitosek

To cite this version:

Zofia Mitosek. Anna et Maria : des racines et des ailes. Les nouveaux cahiers franco-polonais, Cen-tre de Civilisation Polonaise (Sorbonne Université) et Faculté des LetCen-tres Polonaise (Université de Varsovie), 2007, “ Genius loci face à la mondialisation ”, 6, p. 146-156. �hal-02176348�

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ZOFIA MITOSEK

Universite´ de Paris-IV Sorbonne

ANNA ET MARIA :

DES RACINES ET DES AILES

Pour comprendre le caracte`re exceptionnel d’un lieu, son ge´nie, son esprit, il ne suffit pas d’y vivre, il faut le vivre. Un lieu re´el devient un lieu ve´cu. Et la fac¸on de penser les lieux ve´cus ne refle`te pas tant leur image mais renvoie plutoˆt a` l’individu qui les perc¸oit et exprime ainsi sa manie`re de penser. L’hypothe`se, que je me propose de de´velopper et de ve´rifier ici, s’articule de la fac¸on suivante : a` l’e´poque moderne, la cate´gorie de « genius loci » a perdu son caracte`re ontologique pour passer dans le domaine de l’axiologie, elle est devenue le point de vue de ceux qui de´crivent un paysage, une ville ou un village, un habitat. « Genius loci » est donc une cate´gorie relative a` deux types d’individus : le premier qui vit dans un lieu et, plonge´ dans son quotidien, n’aperc¸oit pas l’esprit de son habitat ; le second qui le regarde de loin, le de´crit dans un discours litte´raire, l’exprime dans l’architecture, la peinture, la photographie et le cine´ma. Cette opposition a donne´ le pre´texte a` une e´mission a` la te´le´vision franc¸aise « Des racines et des ailes ». La meˆme antinomie existe depuis longtemps dans la culture des montagnards polonais qui disent d’eux-meˆmes eˆtre « des arbustes » (krzaki) ce qui les distancie des « oiseaux » (ptaki), c’est-a`-dire de ces touristes et vacanciers, de tous ceux qui ne peuplent les montagnes qu’a` certaines saisons.

Dans cette communication, je veux comparer deux discours a` propos d’un meˆme lieu, a` savoir Kazimierz au bord de la Vistule, en mettant en paralle`le d’un coˆte´ le re´cit autobiographique d’une simple habitante de Kazimierz et d’un autre, l’expression du ve´cu de cette ville par un e´crivain de talent, auteur reconnu et qui se pre´sente elle-meˆme comme citoyenne du monde. En comparant ces deux narrations, je voudrais explorer l’identite´ et le point de vue du sujet qui s’exprime. Alors que l’identite´ de la premie`re femme est forme´e par l’espace, le lieu de sa naissance, sa famille, le voisinage et la religion, la seconde se de´finit elle-meˆme

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par ses voyages, par les e´ve´nements historiques, par ce que Heidegger appelle « l’habitat en route ». En effet, dans les textes de l’e´crivain de me´tier, l’esprit du lieu est domine´ par l’esprit du temps. La situation des deux narratrices re´pond ainsi a` deux attitudes universelles : celle d’un se´dentaire et celle d’un nomade. Maria Kuncewiczowa1 vient a` Kazimierz, pour la premie`re fois en 1927, a` l’e´poque ou` elle de´bute dans l’e´criture. Elle se retrouve tout de suite au centre de la bohe`me artistique, cette colonie de peintres qui fre´quentent la ville depuis le de´but du XXe`me sie`cle et dont Kuncewiczowa disait qu’ils imitaient l’e´cole de Barbizon. Les mœurs et la vie de ce groupe d’artistes ont donne´ matie`re au roman Dwa księżyce (Deux lunes) qui date de 1935. Le roman est compose´ sur le principe de contrastes et pre´sente deux types d’images : celles des pe´ripe´ties de la vie de la bohe`me et celles des re´cits sur « ces autres gens »2, sur la popula-tion locale, portefaix, petits commerc¸ants, infirmes, artisans juifs, vieilles filles, femmes d’ivrognes et mendiants. Dans sa narration sur ces deux groupes bien distincts, Kuncewiczowa re´ve`le leurs visions du monde. Tandis que les artistes chantent leur admiration pour la nature de Kazimierz, les habitants de la ville, dont l’e´crivain tente d’imiter le parler, se de´battent dans un quotidien dur et ne remarquent rien des beaute´s environnantes. Et quand les artistes s’extasient devant les paysages, les autochtones s’e´tonnent face a` ces e´nergume`nes bizarres, bien que ces bizarreries les fassent vivre. La confrontation de deux mondes produit de l’ironie ; pourtant, c’est la sagesse des locaux qui emporte, et c’est a` eux que, par moments, l’e´crivain attribue sa propre me´taphysique. Kuncewi-czowa dirait plus tard a` propos de cette bohe`me, qui lui avait pourtant e´te´ che`re, qu’elle a proce´de´ a` « l’esthe´tisation de la salete´ ».

L’auto-ironie de Kuncewiczowa ne signifie nullement qu’elle n’a pas su s’attacher a` la ville. Elle y revenait de Varsovie pour des vacances mais son pacte avec Kazimierz s’est finalement scelle´ par la construction d’une maison. C’est le mari de l’e´crivain qui prend cette de´cision puisqu’il veut « ancrer les ge´ne´rations » pre´sentes et futures de la famille qui a depuis des anne´es vagabonde´ a` travers l’Europe. La baˆtisse, projet d’un architecte de talent, fut construite au bord d’un vallon, au milieu de cheˆnes et de bouleaux, avec vue sur la Vistule et sur la ville. Tout comme le roman Deux lunes a donne´ l’interpre´tation du milieu humain de Kazimierz, la maison, elle, a donne´ son importance a` la nature autour et a` son exceptionnelle beaute´.

La maison a impose´ aux habitants son existence. Quelques de´cennies plus tard, Kuncewiczowa s’exprime a` la manie`re de Heidegger :

1 Maria Kuncwiczowa (1899-1983), auteur de romans connus, entre autres de Cudzoziemka

(L’Etrange`re, 1937) traduit en franc¸ais, ainsi que d’un important cycle de textes autobiographiques.

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La maison est devenue un eˆtre vivant. Compose´e d’un million de cellules, elle avait bonne mine ou elle paˆlissait, elle rayonnait ou s’assombrissait. Elle s’e´veillait en meˆme temps que moi et s’endormait aux meˆmes moments, elle vivait sa vie bien a` elle, ses poutres soupiraient, suintaient la se`ve (...), et rappelaient une lointaine foreˆt d’ou` avaient e´te´ tire´ les madriers de pin et les bardeaux d’aulnes ; les carrie`res au bord de l’eau en reˆvaient, et il y naissait souris, chiens, chats, termites et araigne´es... La Maison s’e´paississait et m’aspirait, mais en meˆme temps, elle s’enracinait dans une myste´rieuse perspective qui aurait pu eˆtre mon histoire a` moi, et pourtant elle ne l’e´tait pas3.

Tout en rassemblant les qualite´s du paysage, le foyer concentrait dans sa mate´rialite´ l’espace et le temps.

Mais s’agissait-il du temps ? Cette perspective myste´rieuse n’e´tait pas l’histoire de Maria. Elle n’e´tait ne´e ni dans cette maison ni dans ce pays. La majeure partie de sa vie s’e´tait de´roule´e en dehors. Kuncewiczowa e´voque la construction de la maison et l’instinct se´dentaire de son mari, et elle utilise la notion de « genius loci » avec une certaine raillerie. Elle se compare elle-meˆme a` un Ulysse qui pre´fe`re l’aventure l’e´loignant en permanence de son Ithaque4. En faisant construire leur maison avant la deuxie`me guerre mondiale, les Kuncewicz n’avaient pu savoir qu’ils n’y habiteraient pas vraiment. En 1939, leur appartement de Varsovie a e´te´ de´truit dans un bombardement. Ils sont partis a` l’e´tranger. Et pourtant, peu a` peu, tout au long de leurs pe´riples durant la guerre, la maison de Kazimierz devenait un point de repe`re et la nature des environs l’objet de leur nostalgie. Quand un besoin de stabilisation arrive, l’e´crivain, he´ritie`re d’une famille de nomades, retourne en 1958 en Pologne, et re´cupe`re la maison transforme´e entre temps en un foyer de vacances pour les enfants de fonctionnaires des services secrets. Elle revient donc a` Kazimierz et y passe sa vieillesse. Elle choisit son lieu pour mourir. Parce que le « genius loci », ce ne sont pas seulement les paysages, les couleurs, les odeurs, les volumes et les passions exprime´es dans sa langue natale, mais aussi le cimetie`re et le cheˆne ou` les Kuncewicz ont fait construire leur caveau de famille.

Ce n’est pas par hasard que nous trouvons dans le roman de Waldemar Siemiński, « Niech cię odleci mara », l’extrait suivant :

Et voila` qu’un de´funt se dirige, dans son costume flambant neuf, vers une tombe, elle aussi ayant e´te´ pre´pare´e bien plus toˆt. Il avance dans une direction indique´e sur les poteaux qui ont e´te´ installe´s sur presque tous les coins de rues, il y a des sie`cles. Et il a pour compagnie des ge´ne´rations et des ge´ne´rations d’indige`nes

3 M. Kuncewiczowa, Fantomy, Warszawa, PAX, 1975, p. 105. 4

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de´funts comme lui. Ils marchent et marchent, ils s’e´grainent comme des perles d’un chapelet, ces perles qu’on enfile sur un cordon sans fin ; et chacun veˆtu d’un costume noir pre´pare´ a` l’avance, chacun vers une tombe grise commande´e a` l’avance5.

A cette e´poque, les rapports de Kuncewiczowa avec les habitants de Kazi-mierz se transforment. Bien que le cercle de ses amis compte l’intelligentsia de la ville, il s’e´largit a` ses domestiques puisque, l’aˆge avanc¸ant, on efface les diffe´rences. Maria dit meˆme pre´fe´rer causer avec la veuve de Józef, dans le bois de bouleaux qui entourent la maison. Cette vieille concierge, qu’elle connaıˆt depuis plusieurs de´cennies, et qui est sa compagne permanente depuis vingt ans, reˆve que madame se repose a` ses coˆte´s, qu’elle s’installe tranquillement dans une chaise longue, alors que madame n’arreˆte pas de courir, tantoˆt elle se met a` e´crire, tantoˆt elle s’en va on ne sait ou`, dans un nouveau voyage. Finalement, c’est la vieille Józefowa qui devient, au sens concret et me´taphorique, gardienne de la maison, un esprit qui ne la quitte jamais, l’ancien « genius loci ». Bien que Kuncewiczowa ait prie´ en e´migration que « Dieu, fasse que je sois une simple souris dans le coin de Kazimierz », elle ne dit pas « ma Maison » mais « maison de Kazimierz », elle en parle comme de l’une de ses diffe´rentes demeures. C’est seulement apre`s la mort de Józefowa et de son mari, quand ses forces faiblissent et ne lui permettent plus de voyager, qu’elle e´crira « notre maison », « notre place du marche´ ». Une seule fois, elle dira d’elle-meˆme « kazimierzanka », habitante de Kazimierz.

Il en va tout a` fait autrement avec Anna Sanecka, « une femme de province »6. Pour elle, sa maison est tout simplement la maison. Non pas un des nombreux lieux de vie, mais l’unique, celui que l’on ne choisit pas mais dont on he´rite, l’endroit ou` l’on naıˆt et ou` l’on meurt. Se´dentarite´, permanence, continuite´, tradition, une alliance physique et spirituelle avec l’espace, tous ces e´le´ments de´cident d’un contraste fort entre les deux destins, celui de Maria et celui d’Anna et, plus particulie`rement, ils de´terminent leur point de vue. Anna vit a` Kazimierz, pendant que Maria le fait vivre en elle.

Bien qu’elles aient ve´cu toutes deux dans le meˆme lieu jusqu’a` un aˆge avance´, bien qu’elles aient emprunte´ les meˆmes rues, jamais leurs chemins ne s’e´taient

5 Waldemar Siemiński, Niech cię odleci mara, Warszawa, Czytelnik 1971, p. 70.

6 W. Siemiński, Kobieta z prowincji, Warszawa, Czytelnik 1987. Il s’agit d’un re´cit d’Anna

Sanecka, une simple habitante de Kazimierz, re´cit qui a e´te´ enregistre´, retranscrit et sans doute compose´. Son co-auteur, Waldemar Siemiński, celui qui a retranscrit cet ouvrage, est sociologue et e´crivain. Il est lui-meme un “krzak”, un “arbuste”, ne´ a` Kazimierz. Malgre´ ses e´tudes et son travail de chercheur, il n’a pas perdu le lien avec sa ville natale. Kobieta z prowincji est son deuxie`me livre, le premier, cite´ plus haut, Niech cię odleci mara, est un re´cit grotesque, avec une intrigue campe´e dans la re´alite´ de sa ville.

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croise´s. Et pourtant ? Anna raconte qu’elle a garde´ un jour le fils d’une estivante de Varsovie laquelle l’a d’ailleurs vite renvoye´e, soupc¸onnant le vol d’un bracelet en or. Peut-eˆtre s’e´taient-elles rencontre´es, dans les anne´es soixante-dix, dans la Maison de la culture, puisque les autorite´s de la ville, fie`res de leur e´crivain, y invitaient Kuncewiczowa de temps a` autre. Mais les traces e´crites de ces possibles rencontres manquent. Elles e´taient toutes deux dans la ville quand, en septembre 1939, les premie`res bombes sont tombe´es sur la place du marche´. Maria quitte la Pologne et, par la`, elle illustre ce dont Anna e´tait persuade´e : « pendant la guerre, les riches s’enfuient a` l’e´tranger »7. Quant a` elle, Anna y est reste´e et elle a surve´cu a` deux cataclysmes.

Lorsque Kuncewiczowa dessine l’image de la population de Kazimierz des anne´es trente, de ces gens qui, tout en vivant dans un cadre naturel fabuleux, sont plonge´s dans la boue et dans la pauvrete´, elle semble conforter le motif e´vange´lique selon lequel c’est dans les aˆmes simples qu’habite la ve´rite´. Mais les nuances de cette vision ide´aliste s’effacent, lorsque nous nous trouvons face a` Anna, cet autre narrateur dont l’horizon ne s’e´largit jamais, face a` cette femme cloıˆtre´e dans son logement derrie`re une machine a` coudre, qui fait la cueillette du houblon par un e´te´ caniculaire, qui vend des vieux veˆtements sur le marche´. Comme a dit Karl Jaspers, les limites de ce que tu peux de´finissent ce que tu es. La vie des gens a` Kazimierz n’avait rien de l’utopie communautaire qui hante si fre´quemment les socie´te´s libe´rales8. Anna, une de six filles d’un menuisier, apre`s que son mari se soit noye´ dans la Vistule, revient chez ses parents, avec ses deux enfants en bas aˆge. De´sormais, elle doit les entretenir toute seule. Pendant quarante ans, elle a ve´cu sans un homme, pour enfin, aˆge´e de´ja`, se marier avec un boulanger aise´. Dans son re´cit, il n’y a pas de paysages. Il y a « sa petite famille » et la maison, il y a la place et le marche´, il y a ses sœurs et ses voisins, polonais et juifs, il y a un dur travail physique. Il n’y a pas non plus de jardins; et si Anna, tout comme Maria, ramasse des fleurs de champs, ce n’est pas pour en composer de beaux bouquets, mais pour se´cher les herbes, puis les vendre a` un grossiste, et avec cet argent acheter un be´ret et une jupe plisse´e dont elle a reˆve´. Elle n’aura pas assez de sous pour y ajouter une paire de chaussures. Anna raconte comment, enfant, elle avait parfois

7 W. Siemiński, Kobieta z prowincji, op. cit., p. 155.

8 A propos de cette utopie rousseauiste, elle s’exprime, avec distance, dans sa relation du

voyage a` travers l’Europe, en 1968 : « Happe´e par cette compagnie, priant pour l’insensibilite´ de l’odorat, je m’enfonc¸ais avec de plus en plus d’audace dans les ruelles puantes, pour regarder les vendredis soir a` travers les vitres de basses feneˆtres les pauvres “festins” juifs, qui me faisaient penser a` des rituels de premiers chre´tiens dans les catacombes remplies d’odeur de cadavres et de cierges (...) Du fin fond de la nostalgie bourgeoise, s’e´le`vent l’une apre`s l’autre les vagues de folklore, formule´ diffe´remment, selon les socie´te´s. Jean-Jacques Rousseau est le pe`re spirituel des “enfants fleurs” ame´ricains ». Fantomy, p. 84.

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regarde´ le monde pareille a` « un oiseau qui vole »9, et « l’image qu’on n’oublie jamais » est celle des soldats qui de´capitent des vaches au temps de la premie`re guerre mondiale. Apre`s la seconde guerre, Anna travaille dans les cuisines d’une gargote locale. Il n’y a pas de quoi vivre dans une petite ville, et les enfants, meˆme quand ils sont grands, il faut les aider. La pauvrete´ lui a donne´ l’habitude de faire des e´conomies, elle en parle since`rement : « je suis aˆpre au gain ». A Kazimierz, dans la communaute´ catholique, on reste entre les siens, en famille ; a` l’exte´rieur, il y a des bandits et des voleurs, et les hommes qui sombrent dans l’alcoolisme. J’ai dit qu’Anna vit a` Kazimierz, pendant que Maria vit la ville. Mais ce n’est pas tout a` fait vrai. Dans son re´cit, Anna souligne les significations qui, depuis toujours, de´finissaient la vie de Kazimierz et qui ne pouvaient eˆtre exprime´es autrement que par une narration. Ces significations construisent une certaine topographie de la ville. La bourgade est situe´e entre deux montagnes :

...a` part le mont de la Croix ou` les gens ont baˆti trois croix, pour prier Dieu de plus pre`s, il existe aussi a` Lazmierz un autre mont, avec un cimetie`re. Ce mont, nous le faisons grandir avec nous-meˆmes, pour eˆtre plus pre`s du ciel. Et moi aussi, je le rehausserai. Je mourrai la` ou` je suis ne´e10.

Une rivie`re et un fleuve traversent la ville ; la rivie`re rec¸oit les salete´s, la grande Vistule exige tous les ans une nouvelle victime, c’est la` que le mari d’Anna s’est noye´. Il y a dans la ville trois e´glises et une synagogue. Anna et ses sœurs chantent dans la chorale paroissiale, et avec sa « petite famille » et ses voisines, elles organisent un cercle de rosaire. Dans la nuit de la Toussaint, la petite Ania veille des de´funts, avec sa me`re, pre`s d’un catafalque noir. Elles chantent « le rosaire spe´cial », pendant que, autour du cercueil, s’assemblent les aˆmes de ceux qui y ont ve´cu et qui y sont morts, et « il y en a toute une foule ». Dans la synagogue, prie son amie d’e´cole, la fille de la laitie`re, Siejwa. Durant de longues soire´es d’hiver, quand les filles cousent, Siejwa leur lit a` voix haute des romans patriotiques polonais. Elle habite la meˆme maison qu’Anna, celle qui donne sur la place, un mur les se´pare. C’est pre´cise´ment a` cet endroit que les Allemands vont de´limiter le ghetto, au de´but de la guerre. Dans cette maison, la famille de la petite Ania habite depuis des sie`cles : ses arrie`re-grands-parents, ses grands-parents, ses parents. C’est ici que viennent les pre´tendants, le jeudi, le « jour de fianc¸ailles », pour demander la main des filles, c’est ici qu’a` la Veille de Noe¨l, apre`s le repas, ils tressent un serpent de paille, c’est ici enfin qu’Anna installe son atelier de couture.

9 W. Siemiński, Kobieta z prowincji, op. cit., p. 156.

10 Ibidem, p. 9. Le nom de la ville et le nom du narratrice, he´roı¨ne, ont e´te´ le´ge`rement modifie´s

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La vie coule au rythme des saisons : en automne, dans les vergers, on fait se´cher des pruneaux, l’hiver, les jeunes chantent dans la chorale, flirtent, et jouent a` « du bouche a` oreille », au printemps et en e´te´, ils travaillent dur dans les champs. Les guerres de´truisent la ville, mais elle ne disparaıˆt pas. « La petite famille » survit a` deux cataclysmes, ils meurent tous de mort naturelle, et c’est ce dernier point que Anna tente en quelque sorte d’expliquer dans son re´cit. Il n’y avait, dans cette maison, que des femmes et un vieux pe`re, le beau-fre`re boulan-ger s’est fait re´former pre´textant une maladie, puis le pe`re rusait et cachait ses filles au moment des rafles allemandes pour leur e´viter le camp de travail.

C’est peut-eˆtre un miracle, et c’est peut-eˆtre parce que Dieu destine des petites gens comme nous, des vermisseaux, a` vivre simplement de sa nourriture, puis a` fertiliser la terre, et non a` la faire exploser avec des bombes et des munition11.

Dans ce drame de l’histoire, la mort naturelle du fils de Siejwa semble une be´ne´diction, surtout lorsqu’on sait que la meˆme Siejwa et son deuxie`me enfant seront fusille´s par les nazis. Et les voisins de la place, de´porte´s, gaze´s et bruˆle´s. Apre`s la guerre, Anna dira : « Je restais assise sur le perron de ma maison et je gouˆtais a` un silence paisible. A ce moment, j’ai ressenti une e´norme, une e´trange nostalgie de tous nos Juifs ». Elle se rappelle une coutume juive : on lui avait permis de regarder comment on plonge Siejwa dans l’eau, avant son mariage, dans la synagogue. « Pourquoi j’y repense ? Parce que l’eau et la terre se sont referme´es sur Siejwa et tous nos Juifs »12. Mais elle n’oublie pas de rajouter que, encore pendant la guerre, les paysans des environs ont emme´nage´ dans les maisons quitte´es par les Juifs. Elle traite d’ailleurs ces paysans avec me´pris, elle s’habille elle-meˆme « a` la mode de la ville » et elle a « un meilleur » nom.

Les environs, la nature, la maison sont remplis de fantoˆmes des anciens habitants qui garantissent l’identite´ de ceux qui y vivent, comme Anna, depuis longtemps. L’acceptation du destin est une acceptation du lieu ; et meˆme quand Anna peut partir avec les enfants adultes dans la grande ville, elle ne veut pas quitter ses sœurs et Kazimierz. A l’e´poque de la Pologne populaire, elle fait des excursions a` Varsovie, au bord de la mer, dans une maison de cure. Tout cela n’est pas important. Elle conclut : « Et d’ailleurs ce n’est pas la peine de partir nulle part, j’ai tant de sympathie autour de moi »13.

La paralle`le entre ces deux vies, que je viens de dresser, n’a rien de ce qu’on pourrait conside´rer comme « politiquement correct ». Dans les anne´es trente, dans ses premiers contacts avec Kazimierz, Kuncewiczowa avait une attitude

11 Ibidem, p. 101. 12 Ibidem, p. 78. 13

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bien particulie`re. Puis, aˆge´e de´ja`, l’e´crivain analyse sa distance inne´e face a` ce qui est autre, moins beau, plus triste. Son « genius loci » est e´leve´, sublime´, et ce qui est pauvre, condamne´ a` disparaıˆtre, devient e´tranger. Avec quel de´gouˆt, elle regarde Haarlem de New York, avec quelle lucidite´ elle se souvient de son de´part de Pologne pendant la guerre, cette fuite qui la faisait s’e´loigner, sans le vouloir, de la maison de Kazimierz. Son mari avait d’ailleurs des doutes quant a` la possibilite´ de sa femme de « vivre de cette manie`re »14. Elle dit avoir toujours pre´fe´re´ de beaux paysages aux hommes. Elle n’a pas peur de l’avouer, elle ne joue pas a` la bonne dame qui, dans un geste philanthropique, console quelqu’un comme cette prosaique Anna. Son « coin » a` Kazimierz, c’est une villa avec terrasse d’ou` l’on voit la Vistule, et d’ailleurs elle peut toujours changer de maison. La citoyenne du monde se de´fend de toutes ses forces de s’ancrer dans un seul lieu. Comme je l’ai de´ja` dit, elle pre´fe`re Ulysse a` Pe´ne´lope15. Avec une pointe de jalousie, elle e´voque un autre e´crivain polonais, Maria Dąbrowska, et ses descriptions de Kalisz, elle en parle comme d’un « maıˆtre du genius loci polonais ».

En disant ceci, je me distancie moi-meˆme du politiquement correct. Quand on sublime la vie de Anna, par principe de contraste, il est facile de remarquer ce que Kuncewiczowa remarquait, pre´cise´ment, dans sa propre vie : ce « non ancrage », la vie nomade est propre aux artistes mais aussi aux chercheurs. Peu apre`s la guerre, Kuncewiczowa oeuvrait dans le PEN Club et a` l’ONU, elle voulait obtenir le statut de « citoyens du monde » pour les immigre´s a` qui l’histoire et l’ide´ologie avaient refuse´ maison et patrie ; et cette citoyennete´ du monde, dont elle avait fait preuve elle-meˆme, re´sultait de sa structure psychique, de´finissait son identite´. Le « Genius loci » est devenu une sorte d’utopie pour consoler ceux a` qui cet esprit n’a e´te´ donne´ ni par l’histoire, ni par la nature, a` ceux qui, en visitant de nouveaux lieux, croient que les habitants vivent « un myste`re », ce quelque chose d’inaccessible aux nomades. Dans Kazimierz, Maria se compare a` une « cigogne, proprie´taire de la terre et de l’air »16. Elle se compare donc a` un oiseau qui quitte le nid, pour y retourner au printemps. S’envoler et retourner, s’enfuir et retourner de nouveau de´finissent la tension pre´sente dans toute l’e´criture de Kuncewiczowa. Ella a voyage´ jusqu’a` la fin de sa vie, elle « habitait en route », et elle parlait de la maison comme de son propre muse´e inte´rieur.

14 M. Kuncewiczowa, Natura, Warszawa, PAX 1975, p. 189.

15 Cette situation re´sultait aussi d’un choix conscient : il suffit de rappeler Simone de

Beauvoir et Jean-Paul Sartre, lesquels renonc¸aient a` une maison au profit de l’hoˆtel, pour contester l’ide´ologie bourgeoise.

16 « Je re´veille en moi une fois encore l’e´merveillement devant la perfection de Lindau, et je

comprends pourquoi je n’aime pas Lindau mais justement Kazimierz : pour moi, dans Kazimierz, il y a toujours quelque chose ». M. Kuncewiczowa, Przeźrocza, Warszawa, PAX, 1985, p. 38.

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154 ANNA ET MARIA : DES RACINES ET DES AILES

Ainsi, la vie de Maria Kuncewiczowa, comme la re´alisation de l’ide´e de la citoyennete´ du monde, peut eˆtre interpre´te´e comme une contribution au phe´no-me`ne de mondialisation, ou encore d’altermondialisation : l’identite´ de´finie autre-fois par l’espace, par les origines, le lieu de naissance, se construit aujourd’hui dans les rapports humains, dans le mouvement de l’histoire, dans le dialogue et l’interaction. « Homo viator », le nomade contemporain, troque sa maison contre sa curiosite´ du monde. L’esprit du temps domine l’esprit du lieu. Il est utile ici de rapporter une analyse allant dans ce sens, extrait d’un des derniers textes de Kuncewiczowa :

Miracle des miracles. Durant toutes les anne´es de l’apre`s guerre, au bord de la Vistule, dans cette maison « a` moi », peuple´e de nouveau, chauffe´e et choye´e, je ne me suis jamais sentie chez moi autant que dans mes appartements de location d’avant la guerre. Maintenant, je sens derrie`re mon dos, la pre´sence d’un intrus. C’est ainsi que s’ache`verait l’e´poque de nos propres poubelles a` nous ? Les plai-santins qui les bruˆlent, leur faune y compris, n’ont plus aucune raison de le faire puisque personne n’habite plus chez soi17.

Pour terminer ma communication, je rappellerai que dans « La femme de province », c’est Anna qui parle mais son re´cit est retranscrit par un sociologue, Waldemar Siemiński. Son livre a e´te´ rec¸u comme une forme de mime´sis, comme un proce´de´ litte´raire, l’un de ceux qui doivent redonner des forces nouvelles a` une prose fatigue´e. Le re´cit de cette femme, pris entre guillemets, subit la meˆme de´marche d’ide´alisation esthe´tique que la salete´ boueuse de la ville, dans la peinture de la bohe`me artistique. Est-ce que cela signifie que nous devons conside´rer ce re´cit retranscrit (et la salete´ repre´sente´e par les peintres) comme un produit artificiel ? L’auteur l’a pre´sente´ lors de se´minaires de sociologie ou` l’on s’inte´ressait tout d’abord a` son contenu documentaire. En suivant l’ide´e de « genius loci » dans les causeries d’Anna, je reprends l’opposition de Kunce-wiczowa qui, dans un des volumes de son autobiographie, se compare elle-meˆme a` un colibris volant au-dessus des mare´cages. Anna est un « arbuste » qui a grandi sur le mare´cage. Mais Waldemar Siemiński, celui qui a retranscrit le re´cit, est lui aussi un de ces « arbustes ».

Aujourd’hui, dans l’histoire re´cente de Kazimierz, ont enfin pris la parole les habitants de la ville, ces « arbustes » qui sont devenus assez muˆrs pour pre´senter et analyser leur propre re´gion ; ceux qui vivent a` l’inte´rieur et a` l’exte´rieur a` la fois, qui remarquent et notent tout ce qui les a empeˆche´s de se de´tacher de leurs racines, et ils abordent ainsi la proble´matique du « genius loci »

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dans son double aspect : avec l’admiration de l’esthe`te et avec le bien-eˆtre de l’habitant. De ce bien-eˆtre, Georg Trakl parlait comme de l’objet de nostalgie d’un nomade18, et un e´crivain polonais l’a traduit en ces termes :

J’ai regarde´ autour. La terre e´tait coupe´e par les cloˆtures qui s’affaissaient. Derrie`res les feneˆtres des maisons, vacillaient de faibles lumie`res. La fume´e, annonce du dıˆner, partait emmeˆle´e aux chemine´es, et chacune se´pare´ment se frayait un chemin vers le ciel19.

Un nomade contemporain s’interdit la nostalgie, il compose des bouquets avec des fleurs se´che´es, il replace ce qui est vivant dans l’immensite´ de sa me´moire. Ce ne sont pas les bouquets de fleurs se´che´es qui relient les bourgades au ciel, mais les lumie`res vacillantes du soir et les fume´es des chemine´es.

La maison de Maria, dans le premier projet « le lieu d’ancrage pour les ge´ne´rations », s’est transforme´e en un muse´e. Dans la maison d’Anna, vit son neveu, un peintre de talent, ne´ a` Kazimierz.

Traduit par A. Ciesielska-Ribard

18 Voir G. Trakl, Ein Winterabend, op. cit., par Christian Norberg-Schulz, Genius loci.

Paysage, ambiance, architecture, trad. O. Seyler, Bruxelles 1981, p. 8.

19 W. Siemiński, Niech cię odleci mara, op. cit., p. 64. Il convient d’ajouter que la fume´e

depuis l’e´poque antique a e´te´ associe´e a` la maison. Voir l’expression “une fume´e douce de la patrie” de l’Odysse´e de Home`re (I, 57) et d’Ovide (Epist. ex Ponto, I, 3, 33).

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