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QUE FAIRE AVEC LE PASSÉ?

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Academic year: 2022

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LA PASSION DE L'ORIGINE

QUE FAIRE AVEC LE PASSÉ?

JEAN-PAUL DEMOULE

L

f une des plus vieilles fouilles archéologiques du monde est sans doute celle que mena dans la ville de Larsa le roi de Babylone Nabonide durant le VIe siècle avant notre ère : ayant redécouvert par hasard le temple du dieu Shamash construit 1500 ans plus tôt par le prestigieux roi Hammourabi, Nabonide le fit dégager puis restaurer « à l'antique », avant d'y placer une inscription à la gloire réunie d'Hammourabi et de lui-même. Mais Nabonide fut aussi le très contesté dernier roi de Babylone, usur- pateur et parfois qualifié de « roi-fou », défait et exécuté peu après par Cyrus le Grand, roi des Perses, qui libéra du même coup les Hébreux. L'archéologie à usage idéologique et personnel du roi Nabonide était sans doute aussi la tentative de restaurer un pou- voir chancelant en le relégitimant par cette manipulation du passé.

Le premier acte de sauvetage de notre patrimoine archéolo- gique monumental français est sans doute le célèbre article où le jeune Victor Hugo (il avait 23 ans) déclara en 1825 la « guerre aux démolisseurs », article suivi d'un second sur le même thème, préci- sément publié en 1832 dans la Revue des Deux Mondes. Sous la

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chape de plomb de la Restauration, un peu partout en France les notables locaux mettent à bas les monuments médiévaux pour bâtir leurs propres édifices et faire place à leur propre urbanisme.

Il faudra pourtant près d'un siècle pour que la loi de 1913 définisse et protège les Monuments historiques. Entretemps cependant, Prosper Mérimée aura créé et développé un service qui permit le sauvetage de nombreux vestiges, voire la reconstruction de cer- tains autres, de la cité de Carcassonne au château de Pierrefonds.

Le premier acte officiel d'une prise de conscience politique en France de la destruction du patrimoine archéologique enfoui, et donc non immédiatement visible, est sans doute le rapport que l'archéologue américaniste Jacques Soustelle remit à leur demande en 1976 au Premier ministre Jacques Chirac et au président de la République Valéry Giscard d'Estaing. Ce rapport et une série de scan- dales archéologiques marqués tout au long des années soixante-dix par des destructions massives et visibles à Marseille, Orléans, Bour- bonne-les-Bains ou même Paris, furent suivis d'une vingtaine d'au- tres rapports avant d'aboutir en 2001, soit un quart de siècle plus tard, à une première loi sur l'archéologie préventive, et depuis cet- te date à une seconde loi amendant la première ainsi qu'à une demi-douzaine de rapports supplémentaires - sans que la légitimi- té politique de ladite archéologie préventive paraisse à ce jour définitivement acquise.

L'invention nationale

L'intérêt de Victor Hugo pour le sauvetage des monuments passés ne participait pas par hasard du mouvement romantique, même si la redécouverte du passé Jui est antérieure. Le Moyen Âge s'en était peu préoccupé, disposant des récits bibliques comme profondeur temporelle et explication originelle. La Renaissance au contraire, avec la réapparition des textes littéraires et philosophiques de l'Antiquité gréco-romaine, avait vu se constituer chez les notables et les princes ces « cabinets de curiosités et d'antiques », premiers musées où s'accumulaient pêle-mêle échantillons géologiques, fos- siles, animaux empaillés et trouvailles archéologiques (1). En même temps les ruines romaines dans lesquelles s'étaient édifiées

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sans les voir les cités médiévales, les transformant en murs annexes ou au pire en carrières de pierre, commençaient à être à nouveau perçues. Viennent la Révolution et l'émergence de l'idée de

« Nation » : à des conglomérats de peuples, sujets de monarques régnant de droit divin sur des territoires que l'on gagne ou que l'on perd par la guerre, le mariage ou même l'argent, succèdent des « communautés de citoyens » librement unis dans un même destin. Ces communautés ont un passé, puisqu'elles ont un futur, et les vestiges de cette histoire doivent aussi être pris en charge par la collectivité nationale. •

L'abbé Sieyès, représentant du peuple, retrace dans la durée cette histoire commune : la nation française est issue des Gaulois ; l'aristocratie en revanche descend des envahisseurs francs, cette

« race » étrangère qu'il convient de renvoyer dans ses forêts de Germanie (ce qu'elle ne manque d'ailleurs pas, pour un temps, de faire). Tandis que l'abbé Grégoire s'oppose au vandalisme sur les objets anciens et qu'Alexandre Lenoir esquisse un Musée des monu- ments français, l'académicien Legrand d'Aussy rédige en l'an VII le projet d'un inventaire national des « anciennes sépultures nationales » ainsi qu'un « projet de fouilles à faire ». Dans ce recensement, on mettrait d'ailleurs à part les sépultures romaines « qui n'appartiennent ni aux mœurs de nos pères, ni à leur industrie », « monuments étrangers érigés sur notre sol par un peuple vainqueur ». Important retournement : jusque-là la culture des élites françaises se donnait comme l'héritière naturelle de la civilisation gréco-romaine, le français était la langue de toutes les cours d'Europe et les Gaulois, décrits par les auteurs antiques comme des barbares incultes et buveurs, n'avaient pu être civilisés que dans la défaite. L'image ne commence à s'inverser qu'à partir de la Révolution.

Gaulois ou Romains ?

La redécouverte de l'Antiquité par l'Europe de la Renais- sance et du classicisme s'était inscrite aussi dans son espace archi- tectural, avec ses frontons et ses colonnes, de Versailles au Premier Empire. De nos jours encore, la célèbre « voie triomphale », cet axe du pouvoir qui s'étend du Louvre à la Défense n'est qu'une collec-

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tion, plus ou moins hétéroclite, de monuments pastiches de l'Antique (2) : palais royal du Louvre avec ses façades à colonnettes construites jusqu'au long du XIXe siècle, arcs de triomphe du Carrousel et de l'Étoile, pseudo-temples romains du Palais-Bourbon et de la Madeleine. L'obélisque de la Concorde vient certes de Louxor, mais des monuments identiques ornaient aussi les cirques romains. Et des deux ajouts les plus récents, la pyramide de verre peut évoquer l'Egypte mais aussi bien ces monuments funéraires qui ornaient la Via Appia et dont la Renaissance reprendra les formes pour l'ornementation de ses jardins ; tandis que la Grande Arche de la Défense ne fait que redoubler explicitement, en poupée russe, les deux « arcs » déjà évoqués. L'Âge classique avait rejeté dans les limbes les monuments médiévaux, qualifiés de « gothiques », c'est- à-dire de barbares. Le romantisme redécouvre le Moyen Âge et ses monuments. Victor Hugo, concrétisant dans la littérature sa « guerre aux démolisseurs », fait de l'un de ces plus prestigieux monu- ments, Notre-Dame de Paris, le héros principal de l'un de ses prin- cipaux romans. Bientôt Viollet-le-Duc et ses disciples multiplieront partout restaurations, sinon reconstructions.

Ce passé indigène, à peine né, n'est pas complètement légi- time. Pour les élites éclairées, les Gaulois restent ces barbares pit- toresques, civilisés par la défaite. Napoléon III, rédigeant son his- toire de Jules César, tente de les exhumer matériellement en faisant fouiller à ses frais Alésia redécouverte, en encourageant l'exploration des nécropoles celtiques de la Marne autour de ses camps militaires et en inaugurant finalement un musée des Antiquités nationales au château, royal mais périphérique, de Saint-Germain-en-Laye. Il ne rend pas service aux Gaulois, qui se retrouveront rétrospectivement associés au despote, bientôt vaincu à son tour, à leur image, en une nouvelle défaite nationale. Si l'école républicaine et, au Collège de France, Camille Jullian en proclament la mission fondatrice quitte à les mythifier, l'appui ultérieur du régime de Vichy, né, en abyme, d'une troisième défaite, les enrôle à son tour dans un mauvais combat, tout comme, de nos jours, l'extrême-droite française qui les revendique dans son iconogra- phie et sa propagande. La populaire figure d'Astérix et son natio- nalisme consolatoire, certes au second degré, ne contribuera pas plus à l'objectivité du regard historique.

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Et, comme on le sait, chacun des quatre derniers présidents de la République ont tenu à inscrire un musée dans l'espace de la capitale de la France : respectivement Beaubourg, Orsay, le Grand Louvre et le Musée des arts premiers du quai Branly. Aucun de ces grands conservatoires d'objets culturels ne touche au passé du ter- ritoire français - le Musée du quai Branly étant né d'une scission du musée de l'Homme, qui laisse sur la colline du Trocadéro les objets ethnographiques français et l'ensemble de la préhistoire, française ou étrangère.

L'érosion du passé

Si la loi de 1913 viendra protéger les « monuments histo- riques » visibles, depuis les dolmens jusqu'aux cathédrales, les ves- tiges archéologiques invisibles, enfouis dans le sol et moins specta- culaires, échapperont encore longtemps à la protection nationale. À cette loi sur les « monuments historiques » devait faire pendant une loi sur l'archéologie, soumettant en particulier à autorisation les fouilles archéologiques. Elle dut être retirée en 1911 devant l'oppo- sition massive des sociétés savantes, nationales et régionales, essen- tiellement composées d'archéologues amateurs qui dénonçaient une atteinte intolérable à la liberté de la recherche. Ces notables locaux, médecins, prêtres, enseignants ou rentiers, étaient de fait les seuls à se soucier de tous ces vestiges découverts au hasard des travaux de terrassement. La véritable archéologie professionnelle, celle qui remplit peu à peu les salles du musée du Louvre, se prati- quait sur de prestigieuses terres étrangères.

Aussi les sites archéologiques se sont-ils érodés rapidement dans et sur le sol français, d'abord sous les coups des pelles et des pioches, puis bientôt, grâce au progrès des techniques, sous les lames des bulldozers et des pelleteuses. En 1941, le ministre de l'Édu- cation, Jérôme Carcopino, également auteur du statut excluant les Juifs de l'enseignement, institue une « loi » (le Parlement a été dis- sout) soumettant enfin les fouilles archéologiques à autorisation préalable, sur le modèle de la loi italienne. Mais à la différence de l'Italie et d'autres pays européens, le gouvernement du Maréchal, dans sa logique idéologique, ne souhaite pas « nationaliser » le

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sous-sol archéologique et la propriété des vestiges découverts res- tera, jusqu'à aujourd'hui, pour moitié au propriétaire du terrain.

Cette décision de 1941 - qui fut validée en 1945 avec le reste de la loi - n'est pas sans conséquences : elle confirme que le patrimoine archéologique indigène n'est que pour moitié l'affaire de la collecti- vité nationale et qu'il reste, en définitive et pour partie, une affaire privée, de l'ordre de la curiosité individuelle.

Avec la reconstruction de l'après-guerre, le boom écono- mique des Trente Glorieuses et les nouveaux modes d'aménage- ments (parkings souterrains s'attaquant pour la première fois au sous-sol des cœurs urbains historiques, autoroutes, lignes ferro- viaires à grande vitesse, etc.), les destructions deviennent massives et systématiques. On détruit plus en cinquante ans qu'au cours des dix millénaires précédents. Après un temps d'indifférence, des scandales archéologiques retentissants et sans doute aussi les angoisses identitaires qui se font jour à partir de la fin des années soixante-dix, conduisent en particulier au rapport Soustelle évoqué en introduction et, vingt rapports et vingt-cinq ans plus tard, à la loi sur l'archéologie, devenue « préventive », du 17 janvier 2001.

Symptômes

Cet aboutissement tardif au regard de bien d'autres pays comparables (encore aujourd'hui, le Japon consacre dix fois plus de moyens que la France à la préservation de son patrimoine archéologique) s'est accompagné de deux symptômes supplémen- taires.

D'une part la loi de 2001 n'a été que la consécration d'un état de fait : durant les deux décennies précédentes, sous la pres- sion des archéologues mais sans aucune base légale, les aména- geurs avaient été peu à peu contraints, plutôt que de détruire les sites, à en financer les fouilles préalables. Ainsi le budget, quasi inexistant en 1975, consacré par la collectivité nationale au sauve- tage de son patrimoine dépassait les cent millions d'euros au début de ce millénaire - somme qui ne correspond cependant qu'au millième du budget total du « bâtiment et des travaux publics » en France. Les aménageurs ont finalement consenti cet

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effort progressif d'une part, parce qu'il existait désormais une demande sociale de patrimoine archéologique identitaire et que leur image pouvait être ternie s'ils passaient pour des « casseurs », d'autre part, parce que le coût des fouilles est la plupart du temps répercuté sur les futurs clients de l'aménagement. Ainsi, la cons- truction de l'archéologie préventive en France n'a pas été l'affaire de l'État, mais l'invention des archéologues eux-mêmes, ceux de la génération du baby-boom. Ces archéologues ne l'ont pas fait au nom de la sauvegarde de l'identité nationale, mais pour enrichir la connaissance scientifique ; en revanche, ils ont souvent utilisé, pour des raisons d'efficacité immédiate, l'argument du

« patrimoine », de P« identité » et de la « mémoire » pour faire pres- sion sur les élus locaux et les aménageurs.

Le second fait symptomatique est que, à peine mise en place, la loi de 2001 a été contestée par un certain nombre d'élus locaux ou nationaux. Il y avait certes des motifs techniques à cette contes- tation - la nouvelle taxe instituée était plus ou moins bien répartie suivant les types d'aménagements et elle était structurellement déficitaire. Mais, au-delà de ces points particuliers sans doute amendables (et cela a été l'objet de la loi d'août 2003, révisant celle de janvier 2001), des oppositions bien plus fondamentales se sont exprimées, quant à la légitimité même de l'archéologie préventive.

Durant une « crise » qui s'étendit pendant une partie de l'année 2003 (3), on lui reprocha, ici de retarder la construction d'une route, là celle d'un lotissement, ailleurs de menacer des emplois, dans des termes excluant même la possibilité d'une discussion sereine et dans un climat que le ministère de la Culture qualifiera lui- même d'« irrationnel ». De leur côté, les archéologues manifestant pour la sauvegarde de leur discipline qu'ils estimaient menacée, défileront souvent cette même année derrière un Gaulois campé sur son bouclier, se qualifiant eux-mêmes, en référence à Astérix, d'« irréductibles ». Une accusation éclairante et récurrente s'expri- mera contre eux à plusieurs reprises : en tel ou tel endroit les archéologues, à grands frais, n'auraient exhumé que des... bou- teilles de Coca-Cola. Cette disqualification du pseudoscientifique naïf qui prend du neuf pour de l'ancien a une longue tradition, qui remonte à Flaubert et Labiche. Qu'il s'agisse en outre d'objets de marque américaine ajoute une disqualification supplémentaire :

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l'objet trouvé ne peut par conséquent jouer de rôle pour l'identité nationale. La double mission de l'archéologue, scientifique et iden- titaire, tombe.

Le passé contradictoire

Ces propos n'étaient pas nouveaux : tout au long de la cons- truction du dispositif de l'archéologie préventive, maint archéologue aura pu les entendre de la part d'aménageurs ou d'élus (ce sont souvent les mêmes) mécontents, à l'occasion de discussions orageu- ses autour du coût de telle ou telle fouille à entreprendre. La nou- veauté était qu'ils soient maintenant prononcés de manière officielle dans une enceinte parlementaire, celle-là même où l'abbé Grégoire proclamait, deux siècles auparavant, l'ardente obligation de préser- ver le patrimoine. Pourtant, aucun élu local n'admettra aujourd'hui en privé assumer la destruction du passé de son terroir ; il reconnaî- tra même volontiers se trouver devant une contradiction permanente, entre la préservation du passé et la nécessité d'aménager le présent (par nature éphémère) de ceux qui l'ont mandaté.

Plus généralement, le passé reste une constante référence, sinon un alibi. Il est ainsi étonnant que les multinationales, dans le contexte des concentrations mondialisées, lorsqu'elles éprouvent le besoin de remplacer leur ancien nom par un autre tout neuf, choi- sissent très souvent des consonances antiques, à coup de racines gréco-latines et d'ancêtres célèbres, comme si elles devaient s'ancrer en même temps dans le passé : Vivendi, Thaïes, Veolia, Ondea, Vinci, Aventis, Fortis, Natexis ou autre Sophia (sans compter Amazon.com). De même, les billets de l'euro évoquent une succes- sion de monuments anciens matériels, bien qu'imaginaires, qui suivent le cours du temps en partant de la valeur la plus basse (cinq euros), avec un pont et une porte d'époque romaine. Là encore, dans ces deux exemples, c'est le passé gréco-romain qui compte.

Prenons enfin le préambule de la future constitution euro- péenne. S'il n'a pas (encore) le souffle de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, il commence, après une citation assez banale, mais en grec dans le texte, de l'historien Thucydide, comme le premier chapitre d'un manuel scolaire : « Conscients que

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l'Europe est un continent porteur de civilisation ; que ses habi- tants, venus par vagues successives depuis les premiers âges, y ont développé progressivement les valeurs qui fondent l'humanisme : l'égalité des êtres, la liberté, le respect de la raison, etc. » Chaque mot y fait problème, évidemment, pour un historien : « porteur de civilisation » (quel continent ne l'est pas ?), « vagues », « premiers âges »... Ces termes à la fois flous et désuets traduisent sans doute un certain malaise actuel : que faire du passé, et ce passé supposé commun a-t-il un sens, dans un texte dont le propos principal est d'affirmer dès l'article 3 : « L'Union offre à ses citoyennes et à ses citoyens /...] un marché unique où la concurrence est libre et non faussée » ? Et où il est précisé dès l'article 12 que les seules « compé- tences exclusives de l'Union » sont l'établissement des « règles de concurrence », la « politique monétaire », la « politique commerciale commune », P« Union douanière » et la « politique commune de la pêche ». Comment concilier le passé et la marchandise ?

La société de marché née avec la Révolution industrielle et en voie d'universalisation n'a en principe pas besoin de ces vestiges des époques antérieures. Mais de façon paradoxale, selon les termes de l'historienne Anne-Marie Thiesse (4), l'État-nation du XIXe siècle, nécessaire un temps au nouvel ordre libéral, s'est fondé sur la reven- dication d'un passé largement mythique où le paysan attaché à sa terre et à ses traditions ancestrales devenait l'antithèse du prolétaire déculturé mais revendicatif, dégagé de toute attache, ne possédant que sa seule force de travail. La modernité industrielle faisait dès lors face à une contradiction : il lui faut des travailleurs sans passé (et qui le revendiquent dans un célèbre couplet de l'Internationale), mais elle a besoin du passé pour justifier le nouvel ordre établi. Quitte, désormais, à en faire aussi une marchandise moderne.

Archéologies

Face aux objets matériels, on divise souvent les humains en deux catégories : il y a ceux qui gardent, et il y a ceux qui jettent - deux névroses symétriques. Il en va de même des sociétés et des époques. Les jeunes nations balkaniques ont, à partir de leur indé- pendance et jusqu'à nos jours, « jeté » les vestiges matériels d'un

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demi-millénaire d'Empire ottoman - la récente guerre yougoslave a d'ailleurs exacerbé ces pratiques chez les différents belligérants.

Les sociétés médiévales ont tâché d'oublier les monuments romains, transformés en carrières de pierre, puis l'Âge classique a rejeté le Moyen Âge dans la barbarie « gothique ».

Quant aux névroses, Sigmund Freud, qui avait pour modèle l'archéologue Heinrich Schliemann découvreur de Troie, « tant il est vrai que la réalisation d'un désir infantile est seule capable d'engendrer le bonheur (5) », a montré, contemporain d'un temps où s'exacerbaient les nationalismes européens, qu'on ne se débar- rassait pas impunément de son passé. Les sociétés libérales de ce troisième millénaire oscillent toujours, comme celles qui les ont précédées, entre les termes extrêmes de l'oubli illusoire et provi- soire, de la manipulation intéressée, ou encore de la conservation frénétique, et si possible marchande, du passé. L'archéologue a également à faire l'archéologie de ces embarras.

1. Schnapp, Alain, la Conquête du passé, aux origines de l'archéologie, LGF, 1998.

2. Démoule, Jean-Paul, « Lascaux », in les Lieux de Mémoire, III. Les France, 3. De l'archive à l'emblème, éd. P. Nora, Gallimard, p. 237-271, 1992 ; Id.,

« L'archéologie des autres », in te Fait de l'analyse, n° 10, Autrement, p. 107-123, 2001.

3. Voir tes Nouvelles de l'archéologie, n° 95, Maison des Sciences de l'Homme, 2004.

4. Thiesse, Anne-Marie, la Création des identités nationales, Europe XVIIIe-XXe siècles, Le Seuil, 1999.

5. Démoule, Jean-Paul, « Les pierres et les mots, Freud et les archéologues », in Alliage, n° 52, p. 129-144, 2003.

m Jean-Paul Démoule, de l'université de Paris-l, est président de l'Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP).

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