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UNE BRANCHE NOUVELLE SUR L ARBRE DES FORMES? Henri Focillon, Elie Faure et le cinéma Christophe Gauthier

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UNE BRANCHE NOUVELLE SUR LARBRE DES FORMES ? Henri Focillon, Elie Faure et le cinéma

Christophe Gauthier

Critiques et historiens du cinéma ont toujours subi une étrange fascination pour les textes que les historiens d’art – du « grand art » ou des « Beaux-arts » devrait-on dire – consacrèrent à leur objet. On ne peut manquer d’y voir l’avide souci d’une légitimité accordée au septième des arts par ceux-là mêmes qui furent les plus attentifs prescripteurs des six précédents. Plus que toute autre contribution, l’article d’un Roberto Longhi, d’un Erwin Panofsky1 ou encore les nombreux textes d’Elie Faure2 font entrer le cinéma dans le champ du savoir traditionnel, voire de l’érudition ; mais s’ils lui confèrent une dignité nouvelle, s’ils participent à un ennoblissement de la matière cinématographique, ils n’en interrogent pas moins la place singulière du cinéma au sein de l’histoire ou du système des beaux-arts. Toute redécouverte est, dans cette perspective, féconde, et l’on sait peu qu’Henri Focillon3, alors professeur d’histoire de l’art à la Sorbonne, livra au Bulletin périodique de juillet 1934 un bref article sur le cinématographe. Rééditées en 1998, ces lignes oubliées ne sont pas seulement dignes d’intérêt en raison de l’exotisme d’un tel sujet chez celui qui demeure aujourd’hui l’un des plus grands spécialistes de l’art médiéval4, elles sont tout aussi bien un indice du statut du cinéma chez celui qui ne resta jamais inattentif à l’art de son temps5.

D’emblée, le cinématographe y est envisagé comme une « étonnante interprétation du monde ». Celle-ci, poursuit Focillon,

peut-être un grand art, elle est à coup sûr un événement nouveau. Sa puissance de diffusion illimitée, l’autorité avec laquelle elle s’empare du public, son expansion industrielle, mais

1 Cf G. Agosti, « Robert Longhi al Cinema (appunti su alcuni film, a Parigi, nel 1932) », Paragone, nouvelle série n° 15, 1989, p. 3-18 ; Erwin Panofsky, « Style et matière du septième art », Trois essais sur le style, Paris, Le Promeneur, 1996, p. 109-145. Sur les différentes versions de ce texte, voir infra, note 14.

2 E. Faure, Fonction du cinéma, Paris, Malfère, 1953, rééd. Denoël-Gonthier, 1976, 146 p. ; sur Elie Faure (1873-1937), voir Martine Courtois et Jean-Paul Morel, Elie Faure, biographie, Paris, Séguier, 1989, 309 p. ; par ailleurs J.-P. Morel prépare depuis plusieurs années une réédition intégrale des textes d’Elie Faure sur le cinéma.

3 Henri Focillon (1881-1943) soutint une thèse sur Piranèse. Il publia pendant l’Entre-deux guerres de nombreux ouvrages intéressant l’art occidental comme oriental. Titulaire, après Emile Mâle, de la chaire d’histoire de l’art à la Sorbonne en 1925, il terminé sa carrière à l’Université de Yale aux Etats-Unis.

4 Dans Relire Focillon (cycle de conférences organisé au Musée du Louvre, novembre-décembre 1995), ENSB- A, collection « Principes et théories de l’histoire de l’art », Paris, 1998, p. 129-135 ; le texte de Focillon, baptisé dans cette réédition « le Cinématographe et les arts », a été rédigé pour l’Office des Instituts d’archéologie et d’histoire de l’art et initialement publié dans le Bulletin périodique, n° 1, juillet 1934. Je tiens à remercier Philippe-Alain Michaud qui me l’a fait découvrir.

5 Notons que l’un des ouvrages majeurs de Focillon est la Peinture aux XIXe et XXe siècles, le retour à l’antique, le romantisme, Paris, Henri Laurens, 1927-1928, 476 p.

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surtout le caractère inédit et frappant des images qu’elle fait passer sous nos yeux ne sauraient laisser indifférents les organisateurs de la Coopération intellectuelle. Il apparaît tout de suite que le cinématographe est un formidable moyen d’action.

Ces préalables étant posés, il retrace brièvement les principales étapes de l’évolution de ce qu’il qualifie, après d’autres, de langage cinématographique, puis s’attarde à en déterminer l’essence. Il spécule ensuite sur les possibilités éducatives offertes par ce nouvel instrument, en particulier dans les registres de l’histoire de l’art et de l’apprentissage des techniques artistiques. Il conclut en s’interrogeant sur la « poétique » du cinéma et ses relations parfois incestueuses avec le domaine des belles-lettres. Quelques lignes de force traversent donc cet article : en premier lieu y est affirmée la supériorité tant formelle qu’intellectuelle du documentaire sur la fiction et par conséquent le rôle éminent du cinéma dans l’éducation et la propagande. Mais cet apparent désaveu de la fiction, témoin des ambiguïtés portées par le cinéma quarante ans après son invention, est contredit par les perspectives qu’ouvre le nouveau langage des images, car

il est possible que d’ici peu le cinéma soit capable de nous donner l’image de son univers spécifique, avec sa propre matière, ses principes, sa technique, comme la peinture nous donne l’image du sien et que, cessant d’être asservi au théâtre et à la photographie, renonçant à l’illusion de l’objectivité, il se présente enfin comme un magnifique langage, dont la syntaxe organise avec une puissante unité les relations nouvelles du temps et de l’espace, du mouvement et de la lumière.

Nous verrons plus loin comment s’articulent ces trois notions clefs que sont la lumière, le temps et l’espace, et quelle est chez Focillon la part de l’innovation réelle et de l’inscription dans une généalogie de la pensée critique du cinéma. Auparavant, il convient toutefois de préciser que la réflexion sur son rôle et ses moyens n’étaient point si étrangères à un historien d’art que sa situation institutionnelle prédisposait à de tels propos.

Texte et contexte

Lorsque Henri Focillon déclare en ouverture de son article se réjouir de l’intérêt porté au cinéma par la « sous-commission des Lettres et des Arts », il en désigne explicitement le commanditaire. Celui-ci n’est autre que l’Organisation de la Coopération intellectuelle (OCI), créée en 1922 à l’instigation de la Société des Nations (SDN) et dont le but est de

« développer la collaboration des peuples dans tous les domaines de l’esprit afin d’assurer

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leur rapprochement et leur entente »6. Les membres de cet organisme auxiliaire de la SDN7 se répartissaient en quatre sous-commissions, celle des Droits intellectuels, des Relations universitaires, des Sciences et de la bibliographie, et enfin des Lettres et arts dont faisait partie Henri Focillon lui-même. En 1928, l’OCI fut très étroitement associée à la création de l’Institut international du cinématographe éducatif (ICE) dont le siège était installé à Rome.

Celui-ci poursuivait des buts analogues à ceux de l’OCI, bien qu’axés autour de l’utilisation du cinématographe, et – en raison de la collaboration nécessaire des deux organismes – sept représentants de l’Organisation de la coopération intellectuelle furent désignés pour siéger au conseil d’administration de la nouvelle institution. Henri Focillon fut de ceux-là. Dirigé par Luciano di Feo, l’Institut international du cinéma éducatif avait pour but d’en promouvoir la diffusion dans le monde, à des fins de pacification des peuples8 et de meilleure efficacité des systèmes d’enseignement. Christel Taillibert rappelle que trois grands desseins lui furent assignés : rassembler des informations par le biais de vastes enquêtes sur le rôle et l’impact du cinéma éducatif sur les enfants et les adultes, diffuser les résultats de ces enquêtes et conférer un large écho à la réflexion en la matière grâce à la Revue internationale de cinéma éducateur (parue de 1929 à 1934), organiser des congrès enfin qui synthétisent l’information et l’expérience accumulées.

Cette participation active de Focillon à une institution internationale dont la préoccupation principale était le cinéma et ses applications dans l’enseignement explique en grande partie que la sous-commission Lettres et Arts de l’Organisation de la Coopération intellectuelle se soit adressée à lui pour nourrir sa réflexion sur le cinéma en 1934. L’année elle-même n’est pas neutre dans l’histoire du cinéma éducateur ; elle voit en effet l’aboutissement des recherches entreprises à l’ICE dont le congrès le plus important a lieu en avril à Rome9. Par ailleurs l’Institut international de la coopération intellectuelle, dirigé à

6 C. Taillibert, l’Institut international du cinématographe éducatif, regards sur le rôle du cinéma éducatif dans la politique internationale du fascisme italien, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 117.

7 Il convient de ne pas le confondre avec l’Institut international de la coopération intellectuelle présidé par Julien Luchaire et dont le siège était à Paris. Ce dernier était une « institution spéciale » de la SDN – en d’autres termes un organisme autonome destiné à alimenter les travaux de la SDN – financée et abritée par des Etats-membres, comme ce fut le cas de l’Institut international du cinématographe éducatif sis à Rome de 1928 à 1937. Les

« organismes auxiliaires » dépendaient quant à eux directement du Conseil de la SDN et avaient une fonction d’assistance auprès des institutions centrales basées à Genève ; sur toutes ces questions voir l’indispensable ouvrage de C. Taillibert, op. cit., passim.

8 Sur les projets d’utilisation du cinéma par la Société des Nations et le rôle d’Abel Gance dans cette entreprise, voir D. Vezyroglou, « les Grandes espérances. Abel Gance, la Société des nations et le cinéma européen à la fin des années vingt », 1895, revue de l’AFRHC, n° 31, Abel Gance nouveaux regards (dir. L. Véray), octobre 2000, p. 129-142.

9 Cf C. Taillibert, op. cit., p. 289-301.

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Paris par Julien Luchaire, a toujours fait preuve du plus grand intérêt pour le cinéma10 ; or il choisit de consacrer sa seizième session de 1934 aux questions touchant le cinéma, et – fait exceptionnel – sans nécessairement privilégier son aspect documentaire et éducatif.

L’ambition était d’en mesurer le rôle et l’influence dans la vie intellectuelle et sociale. En 1937, les Problèmes intellectuels du cinématographe sont l’édition des contributions et rapports émis à cette occasion. Y figure notamment un article d’Elie Faure11, historien d’art demeuré en marge du système universitaire mais non moins éminent qu’Henri Focillon. Nous verrons plus loin que la place de chacun de ces historiens par rapport à l’institution universitaire n’est pas le seul point qui les sépare au regard du cinéma.

Reste qu’entre le congrès de Rome en avril et celui de Paris en juillet, alors que la réflexion institutionnelle sur le rôle et l’influence du cinéma n’a jamais été aussi vive, les textes de Focillon et de Faure se signalent à l’historien par leur concomitance. Il convient dès lors de s’arrêter sur ce qui chez Focillon se rattache à son travail auprès des différents organismes de la SDN, comment en d’autres termes il laisse entrevoir une hiérarchie des expressions cinématographiques qui fait sens au regard de ses activités officielles et de l’usage du cinéma dont il est à la fois le promoteur et le témoin.

Du documentaire comme moyen

S’il est un genre qui occupe une place éminente chez Focillon, c’est le documentaire.

Parce que son propos est d’envisager les relations du cinéma avec les arts, il y voit surtout un

« moyen » de favoriser leur enseignement, une aide à l’apprentissage des techniques à l’image de ce qui se pratiquait depuis quelques années déjà au Conservatoire national des Arts et Métiers12. Mais la simple reproduction du réel ne suffit pas à conférer au cinéma des vertus pédagogiques. Il lui faut pour cela faire montre de la totalité de ses capacités expressives, que Focillon cite en vrac, ralenti, accéléré, jeux de lumière, de manière à faire émerger des formes nouvelles enclines à renouveler un enseignement des beaux-arts qu’il croit « en régression depuis la Renaissance ». Il poursuit :

De belles projections cinématographiques empruntées à la vie des poissons, des oiseaux et des autres bêtes de la terre pourraient suggérer, non seulement aux élèves, mais aux maîtres aux-

10 Dès 1926 en effet l’Institut international de coopération intellectuelle fut à l’origine d’un congrès consacré au cinématographe dans l’enseignement.

11 Aujourd’hui connu sous le titre « Vocation du cinéma », Fonction du cinéma, op. cit., p. 69-91.

12 L’utilisation des films dans l’apprentissage de la mécanique et des arts appliqués est préconisée depuis le début des années 1920. Elle est notamment mise en œuvre par Adrien Bruneau dans les écoles professionnelles de la capitale.

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mêmes, des ondulations de la forme, des chiffres d’élégance organique, des combinaisons d’équilibre et de mouvement dont le corps du plus beau des modèles ne saurait être dépositaire.

Parce qu’il donne à voir ce que l’œil à lui seul ne saurait saisir, le cinéma revêt donc ici des vertus de « modèle » qui en font un avatar de la photographie, telle qu’utilisée par les peintres au XIXe siècle, à l’instar d’un Degas, ou d’un Ernest Meissonier corrigeant ses toiles équestres à la lumière des travaux de Marey dans les années 1888-188913. Tout se passe comme si Focillon retrouvait de la sorte la légitimité première du cinéma, celle que lui conféra la science et ses applications.

Quelques années plus tard, Erwin Panofsky, dans un article resté célèbre, ne pourra s’empêcher de moquer la fâcheuse condescendance des intellectuels à l’égard du cinéma de fiction, s’interdisant de la sorte d’en apprécier les qualités propres comme d’en déceler l’identité esthétique :

Il y a quelques années encore, il était convenable, si l’on appartenant à la frange supérieure et cultivée de la société, de confesser son goût pour d’austères reportages éducatifs, tels que la Vie sexuelle de l’Etoile de mer ou pour des films où l’on voyait de « beaux paysages », mais certainement pas d’avouer qu’on appréciait sincèrement les films « avec une vraie histoire »14. Qu’en est-il réellement de notre historien d’art français ? Certes, l’image documentaire telle qu’envisagée par Focillon n’est pas utilisée à d’autres fins que celles préconisées par l’Institut international du cinéma éducatif mais, pour autant, on ne saurait dire que celui-ci porte un regard « réactionnaire » sur le cinéma qui dénierait à la fiction ses qualités spécifiques ; il se fait plutôt l’interprète de la mission que les institutions internationales dont il est partie prenante assignent au cinéma. Est-ce à dire pour autant que la fiction ne trouve point place dans ce système ? Lorsqu’il en est question en effet, Henri Focillon ne peut s’empêcher de parler « d’altération » du cinéma par le « drame » ou la « farce » et c’est presque d’un ton de regret qu’il écrit : « il existe d’admirables films documentaires : Nanouk, Moana en sont des exemples. Mais le cinéma comme spectacle a recours le plus souvent à l’affabulation ».

Notons bien ici que Focillon n’occulte pas les qualités expressives du cinéma ; bien au contraire, seul les sujets abordés par le documentaire lui paraissent adaptés au déploiement de

13 Voir à ce propos L. Mannoni, Etienne-Jules Marey, la mémoire de l’œil, (exposition, Paris, janvier-mars 2000), Paris, Mazzotta-Cinémathèque française, 1999, p. 205-206.

14 E. Panofsky, « Style et matière du septième art », op. cit., p. 110. Le texte publié dans cette édition est une traduction de la version de 1947 du célèbre article de Panofsky. Celui-ci connut en effet plusieurs moutures, en 1936 (« On movies », Bulletin of the Department of Art and Archaeology of Princeton University, p. 5-15), 1937 (« Style and medium in the Moving Pictures », Transition, XXVI, 1937, p. 121-133), 1940 (“Style and medium in the Moving Pictures”, in D. L. Durling, A Preface to our day, New-York, p. 57-82), et 1947 (“Style and medium in the Motion Pictures”, Critique, a review of contemporary art, I., p. 5-28).

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toute leur splendeur, ce qui explique le triste affadissement auquel le cinéma est confronté lorsqu’il s’adonne à la fiction.

Lumière, espace et temps : la langue du cinéma

La question reste donc entière : hors du contexte international de promotion du documentaire à des fins éducatives, le cinéma a-t-il sa place dans le système des Beaux-Arts ? Pour répondre à la commande dont son texte est l’objet, Focillon ne se contente point de décrire les usages possibles et souhaités du cinéma. Il s’efforce également « d’envisager le cinématographe en soi », en ayant recours à l’histoire – ce qui n’est guère surprenant – et à ce titre il ne peut s’interdire de revenir sur la fiction :

[Le cinéma] a été, à ses débuts, considéré comme une forme muette de théâtre, comme une sorte de pantomime photographique. Il conservera longtemps encore quelque chose de scénique […] Mais son histoire montre avec quelle sensibilité, du moins dans certains milieux, il a réagi aux mouvement de la pensée contemporaine. En même temps, une espèce de hiérarchie tendait à s’établir, ou plutôt une division des genres.

Il identifie à ce titre les « mélodrames à grand spectacle », les feuilletons et une école esthétique, l’expressionnisme. Notons ici que l’auteur de l’Esprit des formes raisonne moins en termes de chronologie qu’en termes de genres ou d’écoles se rattachant au théâtre ou à la littérature. C’est là une différence essentielle avec l’approche de Panofsky qui distinguera quant à lui trois époques pour le Muet, les années 1902-1905, la décennie 1905-1914 et la période 1914-1928 ; cela montre aussi à quel point l’historien français plaque sur le cinéma des catégories qui lui sont familières, l’expression nouvelle se fondant de la sorte dans une conceptualisation ancienne.

A l’instar de nombre de ses prédécesseurs, Focillon considère en outre l’histoire du cinéma comme celle d’une progressive émancipation à l’égard du théâtre. C’est là une conception partagée par ses contemporains, sur laquelle Elie Faure insiste également dans un texte de 1934 : le cinéma en somme, « c’était le théâtre vu par un objectif doué du pouvoir d’animer des images connues de nous. Les faiseurs de films prétendaient de bonne foi imposer au cinéma des procédés dont le cinéma lui-même, en découvrant lui-même, la puissance des siens, nous a montré la vanité, et même le ridicule »15. Peut-être est-ce là ce qui explique la réserve de Focillon à l’égard de la fiction, cette faute originelle dont le cinéma n’a jamais su complètement s’affranchir, cette stérile mimesis fustigée par tant d’autres avant lui

15 E. Faure, « Introduction à la mystique du cinéma », op.cit., p. 53 ; les mots soulignés le sont par l’auteur.

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et qui tout en le maintenant dans un état de minoration intellectuelle et esthétique entrave son développement. Or la fiction ne semble trouver son plein épanouissement que dans l’adaptation littéraire, estime Focillon, bien plus adaptation et fiction sont à ses yeux indissociables : « le cinéma et la littérature courent, l’un et l’autre, les plus grands dangers, écrit-il, le cinéma parce qu’il est tenté par une poétique qui n’est pas la sienne, la littérature parce qu’elle est exposée, pour devenir photogénique, à ingérer beaucoup de vulgarité ». C’est donc à la stricte séparation de la littérature et du cinéma, contre l’adaptation et ses facilités qui méconnaissent les capacités expressives du septième art, que s’emporte Focillon, et c’est bien en se préservant de cette relation incestueuse que pourra se déployer une « poétique » neuve.

Pour l’auteur de Vie des formes, deux éléments peuvent contribuer à forger les rudiments d’une « poétique » cinématographique. Le premier d’entre eux est des plus classiques ; il s’agit de l’usage du gros plan, de la mise en exergue de l’objet qui tend à le rendre photogénique. Rien de nouveau depuis Delluc et Epstein nous dira-t-on. Mais c’est dans l’évident souvenir des films expressionnistes (identifiés comme une « école » esthétique à part entière) que Focillon va puiser le second fondement de son esthétique cinématographique :

Du jour où, par la technique des gros plans, des visages démesurément agrandis, envahissant soudain tout l’espace de l’écran, des mains géantes saisissant d’un geste essentiel le verre ou le couteau, ou bien encore, selon d’autres données, d’étranges ombres portées symbolisant avec une éloquence frénétique sur un mur ou sur un sol, des corps qu’on ne voyait pas, nous mettaient brusquement face à face avec des évidences naturelles et pourtant féeriques, on eut le sentiment que le cinéma commençait à saisir son mystère, sa langue, sa beauté16.

Cette éloquence de l’invisible explique qu’à la conjonction de l’espace et du temps, Focillon ajoute le rôle essentiel de la lumière, « capable par des jeux, des systèmes et des combinaisons délicatement enregistrés, de créer une nouvelle qualité de l’atmosphère, plus encore : de traiter l’espace comme un milieu nouveau ». Apport essentiel de la lumière dans les composantes poétiques du cinéma qui permet d’ailleurs à Focillon de jeter une pierre dans le jardin d’Elie Faure dont certains des textes les plus anciens sur le cinéma tendaient à l’assimiler à la danse17. Faure corrigera cette analogie dès 1934 ; entre alors en scène la notion

« d’architecture en mouvement » dont l’utilisation va s’avérer particulièrement féconde pour l’auteur de l’Histoire de l’art :

16 C’est nous qui soulignons.

17 Notamment dans « la Danse et le cinéma », op. cit., p. 11-15 (première publication dans l’Esprit des formes, Crès, 1927).

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Le cinéma, architecture en mouvement, parvient, pour la première fois dans l’histoire, à éveiller des sensations musicales qui se solidarisent dans l’espace ; par le moyen de sensations visuelles qui se solidarisent dans le temps. En fait, c’est une musique qui nous touche par l’intermédiaire de l’œil18.

Publiées dans Ombres solides, ces lignes désignent à elles seules toute la distance qui sépare Faure de Focillon. Ce dernier, s’il reconnaît au cinéma les capacités expressives d’un langage neuf, les inscrit en effet dans la continuité de celles déployées par la peinture, tradition picturale luministe que le cinéma transcende en lui adjoignant l’espace et le temps. Pour Elie Faure en revanche, le cinéma opère une véritable révolution copernicienne qui procède certes d’une nouvelle appréhension de l’espace et du temps (c’est là le constat commun des deux historiens d’art), mais aussi d’un analogon de l’architecture perçue comme une synthèse des arts. Chez l’un, la lumière permet d’accéder à cette éloquence de l’invisible qui fonde une beauté encore toute utopique du cinéma, tandis le mouvement, chez l’autre, qui « baigne les volumes en action dans une atmosphère continue de frémissements aériens et d’ondulations lumineuses » transforme la durée en espace. A ces deux conceptions correspondent tout aussi bien des statuts distincts du cinéma dans le système des Beaux-Arts, de là aussi une réflexion qui – toujours à propos du cinéma – privilégie chez l’un la continuité esthétique et chez l’autre la recherche du nouveau.

Vie des formes, formes nouvelles

Que Focillon fût particulièrement enclin à voir dans la lumière le fondement sans lequel le cinéma ne saurait trouver son expression propre n’a rien d’étonnant. Dans Vie des formes dont la première édition date de 1934, il revient sur le rôle de la lumière et insiste sur sa qualité essentielle qui est justement de définir l’espace dans l’œuvre peinte :

On peut admettre que l’espace peint varie selon que la lumière est hors de la peinture ou dans la peinture même, en d’autres termes selon que l’œuvre d’art est conçue comme un objet dans l’univers, éclairé comme les autres objets par la lumière du jour, ou comme un univers ayant sa lumière propre, sa lumière intérieure, construite d’après certaines règles19.

On comprend dans ces conditions que la lumière soit à ses yeux susceptible, au même titre que l’espace et le temps mis en œuvre sur l’écran, de créer une nouvelle relation à l’espace, au mieux un langage qui articule « les relations nouvelles du temps et de l’espace, du

18 E. Faure, « Introduction à la mystique du cinéma », op. cit., p. 61.

19 H. Focillon, Vie des formes, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 40

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mouvement et de la lumière », et – ajoute-t-il – « comme la peinture »20. Si pour Focillon, le cinéma doit trouver sa place dans le système des Beaux-Arts, c’est donc tout à la fois à l’instar de et outre la peinture, comme une expression supplémentaire, et non comme une révolution qui bouleverse les modalités expressives des arts qui l’ont précédé.

C’est là un point supplémentaire qui oppose Focillon à Faure. Pour ce dernier en effet, si le cinéma a partie liée avec un art qui le précède, ce n’est en aucun cas avec la peinture, mais bien avec l’architecture ; en d’autres termes ce qui fonde le cinéma comme « art de la société industrielle », c’est son analogie avec l’architecture et son évolution historique. A l’heure où il se penche sur le dernier-né des arts, Elie Faure postule la « ruine de la peinture »21, dont il estime qu’il s’agit du « plus individualiste de tous les arts » au XXe siècle.

Or sur ces ruines modernes s’élèvent de nouveaux besoins pour la société industrielle, besoins collectifs – voire « collectivisés » – auxquels correspondent des moyens de production standardisés. Cette collectivisation moderne, à l’œuvre tant aux niveaux esthétique (le cinéma), social (le syndicalisme), politique (le communisme) qu’industriel (le standard), fait écho aux modalités de construction des cathédrales, œuvre collective d’une autre époque, placées aux mêmes confins de l’esthétique et de la société. Elie Faure s’en explique dans

« Vocation du cinéma », le texte donné au congrès de l’Institut international de la Coopération intellectuelle en 1934 :

[…] le cinéma présente effectivement tous les caractères sociaux que l’architecture chrétienne du moyen âge […] a proposés à l’unanimité des multitudes. Il est anonyme comme elle. Comme elle, il s’adresse à tous les spectateurs possibles de tout âge, de tout sexe et de tout pays par l’universalité de son langage, la quantité innombrable de lieux où le même film est ou peut être projeté. […] La standardisation de la pellicule reconnaîtrait aisément sa valeur correspondante dans l’arc-boutant ou la croisée d’ogive, dont le principe est resté durant deux siècles le même dans toute la chrétienté. Il n’est pas jusqu’à la substitution de la commune et des corporations du système féodal qui ne puisse trouver dans la croissance du syndicalisme et la collectivisation progressive des moyens d’échange et de production succédant au capitalisme oligarchique, un singulier parallélisme de développement par rapport au milieu social22.

L’analogie avec l’architecture a donc une fonction d’explication historique qui permet à l’historien d’art de reprendre des catégories qui lui sont familières23. Il peut sembler paradoxal que cette argumentation, dans son inactualité-même, puisse poser les fondements de la

20 Id., « [le Cinématographe et les arts] », op. cit.

21 L’expression apparaît dans « Introduction à la mystique du cinéma », op. cit., p. 48.

22 E. Faure, « Vocation du cinéma », ibid., p. 70.

23 On s’étonnera au passage qu’une telle analogie n’ait pas frappé Focillon, aussi familier que Faure des conditions d’élaboration de l’architecture médiévale.

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modernité qu’incarne le cinéma. C’est que l’architecture elle-même est sujette à une évolution analogue qui l’oblige à répondre aux nouveaux besoins exprimés par son époque.

Comme le cinéma, l’architecture répond en effet à des besoins collectifs apparus à l’ère de l’industrialisation. Il est un produit de la « civilisation mécanique ». C’est donc une analogie contextuelle qui rend possible la coexistence de ces expressions artistiques renouvelées (l’architecture) ou totalement neuves (le cinéma) : standardisation et harmonisation règnent grâce à la « machine » :

Il ne s’agit pas de savoir si telle ou telle machine est susceptible de se substituer à tel ou tel mode suranné de création, mais si l’ensemble des machines – le machinisme – dont la radiophonie et surtout le cinéma constituent déjà, l’une comme instrument de transmission, l’autre comme instrument d’expression propre, des manifestations esthétiques universelles, peut réintroduire la sensibilité humaine dans ce monde absolument nouveau que la science pure et la science appliquée nous révèlent avec une puissance de moyens et de suggestion non encore égalée, ni même entrevue par les écoles d’autrefois24.

Cette approche du cinéma qui privilégie le contexte de son éclosion, la massification des besoins et des moyens de production, reste bien entendu la grande absente du texte de Focillon.

Ainsi donc, en accordant au cinéma la primauté de l’expression de nouveaux besoins collectifs, en reconnaissant dans son irrésistible ascension la dégradation de besoins individuels dont la peinture était l’aboutissement, Elie Faure ne s’oppose pas seulement à Focillon, il dépasse largement les propos couramment admis sur le cinématographe, au point de nourrir – semble-il – un autre texte fameux publié sur le cinéma en 1936 dans sa version française25. Il est en effet frappant de relever à quels point les constats sont les mêmes chez Faure et dans l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée de Walter Benjamin : ruine de la peinture, analogie du film avec l’architecture, nécessaire éclosion du cinéma à l’heure de la collectivisation des besoins : « En fait, le tableau n’a jamais pu devenir l’objet d’une réception collective, écrit Benjamin, ainsi que ce fut le cas de tout temps pour l’architecture, jadis pour le poème épique, aujourd’hui pour le film »26. Il ne m’appartient pas d’analyser ici le texte de Benjamin, mais il n’en reste pas moins qu’au-delà d’une frappante

24 E. Faure, « Affinités géographiques et ethniques de l’art », dans Equivalences, 1951, repris dans op.cit., p.

116.

25 W. Benjamin, « l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », Ecrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 140-171. On sait que ce texte connut plusieurs versions en allemand dont deux sont actuellement disponibles dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 67-113 (première version de 1935) et 269-316 (dernière version de 1939).

26 Id., op. cit., p. 162

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concordance de dates (les années 1934 à 1936), une source se superpose à une autre. Henri Focillon, dans le bref article dont il a été question ici, reste toujours en-deçà de Faure dont on découvre qu’il est une des sources possibles du texte fondateur de Walter Benjamin. Les deux hommes introduisent une analyse du cinéma jusque-là inédite, qui tout en l’inscrivant dans le contexte économique et social qui en a favorisé l’émergence, s’arrête sur la singularité non pas du seul film, mais bien de la réception dont il est l’objet et tire les leçons de la ruine de l’esthétique classique et du système des Beaux-Arts. C’est ici que réside peut-être la principale originalité d’Elie Faure, sa grande prescience, puisque « l’art collectif de la société industrielle » excède toutes les fonctions qu’institutions et intellectuels lui ont assignées par force et s’érige non pas comme une branche nouvelle sur l’arbre des formes mais bien comme le symptôme et l’agent d’une modernité que les arts anciens sont devenus impuissants à exprimer.

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