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De la fin d'un monde à la fin du monde

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Academic year: 2022

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De la fin d'un monde à la fin du monde

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A l'approche de l'An 2000, comme c'était à prévoir, apparaissent dans les vitrines des librairies des ouvrages sur "la fm du monde" et sur la formation de ce mythe rattachée surtout aux terreurs de l'An MiI2. Mais, à nos yeux, c'est placer le motif dans une perspective trop réductrice que d'assimiler son histoire à celle d'un fantasme collectif, celui de la peur irrationnelle, liée à la fin de siècle et de millénaire, qui aurait saisi les hommes au Moyen-Age. Il serait plus fructueux, nous semble-t-il, de rechercher plus en amont dans quelles civilisations anciennes l'idée de fin du monde a des chances d'avoir pris naissance.

Ainsi nous pencherons-nous sur la littérature grecque ancienne qui propose des illustrations nombreuses de deux thèmes apparemment voisins - on les confond souvent, mais ils sont bien distincts - que nous aurons tout intérêt à comparer pour mieux comprendre leur spécifi- cité: celui de fléau ou de la fin D'UN monde et celui de la fin DU monde.

Le fléau n'assigne pas de fin irrémédiable à l'univers: il constitue seule- ment une étape dans l'histoire du développement du cosmos. C'est une fin momentanée, puisque le cataclysme permet la re-création du monde à partir d'un substrat certes abîmé: l'harmonie retrouvée, les astres qui gouvernent la marche de l'univers retournent à la place qui leur est fixée dans la voûte céleste, le temps reprend ainsi son cours habituel, comme la vie dans les règnes humain, animal et végétal, parce que toujours un individu-souche est sauvé pour assurer la continuité de l'espèce. Le cosmos est ainsi amené à subir les ravages de divers fléaux. La fin du monde, en revanche, n'épargnera rien ni personne. Elle sera complète.

Tout sera englouti dans la mort, en raison d'une accumulation de fléaux inouïs. Si elle donne l'occasion d'une nouvelle création, il s'agit alors d'un monde complètement différent du précédent dont ne subsiste aucune trace. Il n'est plus question d'un monde terrestre - ou alors d'un monde terrestre magnifié qui n'a plus de commune mesure avec le précédent-.

1 N.d.e. : Christine Dumas nous fait le plaisir de nous donner ici un article présentant de façon synthétique sa thèse de doctorat soutenue à l'Université de Caen en novembre 1995.

Pour toute référence et de plus amples détails, se reporter à sa thèse intitulée Fléaux et Fin du Monde dans la pensée grecque ancienne, (Bibliothèque d'études anciennes et Bibliothèque Universitaire de l'Université de Caen).

2 Cf. par exemple, J.-P. Clébert, Histoire de la Fin du Monde, de l'an mil à l'an 2000, Paris, 1994.

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Les fléaux, ou fins D'UN monde, d'une part, sont généralement causés soit par le feu, et les exemples les plus célèbres de ce type de calamité sont la mésaventure désastreuse de Phaéthon, emporté par les coursiers d'Hélios, et l'ekpurosis stoïcienne ; soit par l'eau, et ce sont les déluges dont réchappent les héros Deucalion et Pyrrha, Dardanos ou Ogygos. Le motif de fin DU monde, quant à lui, est surtout illustré par les fameux tableaux prophétiques que proposent les Oracles Sibyllins ou d'autres apocryphes et l'Apocalypse de Jean, notamment. Mais les témoi- gnages de ces deux motifs que nous connaissons, comme les autres anciennes traditions mythiques de la Grèce, par les écrits populaires ou érudits, les œuvres épiques, lyriques, tragiques et philosophiques, appartiennent à des époques très différentes. En effet, si, dès Hésiode, le mythe des fléaux nous est familier et si Eustathe, au XIIe siècle de notre ère, cite encore le Déluge de Deucalion et Pyrrha ou bien l'Ekpu- rosis provoquée par Phaéthon, en revanche, les textes qui traitent de la Fin du Monde, du moins les premiers à nous parvenus, n'ont pas été composés avant le Ile siècle avant notre ère, pour ensuite connaître, dès le début de l'ère chrétienne, un développement tout à fait remarquable.

Donc, à la lecture de ces textes antiques, non seulement nous relevons qu'il existe un écart de six siècles entre les premières illustrations de chacun des deux motifs, mais encore il apparaît clairement que, dans les premiers temps, les Grecs n'avaient pas élaboré de grand mythe de la

"Fin absolue" du cosmos, pas plus d'ailleurs qu'ils n'avaient imaginé de

"Commencement absolu" de l'univers.

Dès lors, se poser la question de savoir comment d'une part s'expli- quent la présence, dès les débuts de la littérature grecque, de mythes décrivant des fléaux et leurs conséquences pour l'histoire de l'humanité, et l'absence de récits de fin complète et absolue de l'univers et, d'autre part, comment s'est ensuite produit le passage du motif de la fin D'UN monde à celui de fin DU monde dans la pensée grecque ancienne, peut susciter quelque étonnement. Et même il pourrait sembler arbitraire de rapprocher dans une même étude les deux thèmes, celui de fléau ou de fin D'UN monde et celui de fin DU monde, dans la mesure où, comme nous le pressentons, ils s'inscrivent dans deux contextes historiques et idéologiques complètement différents.

Car, si l'on peut relever, en plus de leur titre paronymique, de nom- breux points communs entre les deux motifs (la nature des causes du cataclysme, son universalité, ses éléments destructeurs et les caractéris- tiques stylistiques des textes), des différences manifestes éclatent lors- que l'on considère les perspectives temporelles dans lesquelles sont inscrits ces mythes: au delà des oppositions, la véritable relation qui s'établit entre eux pourrait se définir comme un jeu inverse de miroir.

Aussi, le caractère apparemment paradoxal de notre sujet, dû au

"hiatus chronologique" (et à ses implications) qui sépare les deux motifs, aura-t-il quelque chance de s'estomper, lorsqu'en cherchant à compren- dre pourquoi la Grèce a donné le jour à ces mythes inverses et à des épo-

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ques fort différentes, nous évoquerons l'origine orientale des deux mythes, après avoir relevé leurs similitudes et leurs divergences.

1) Fin d'un monde, fin du monde: des similitudes sources de confusion

Le fait que l'on emploie souvent une expression pour l'autre invite à envisager le passage d'une idée à l'autre : quels sont les points de rencontre entre les textes qui relatent la fin momentanée du cosmos et les premiers de ceux qui assignent un terme irrémédiable à la création?

En procédant à une analyse des textes les plus significatifs dont on dispose sur les deux sujets, il est possible de mettre en évidence les caractéristiques communes suivantes:

Les causes d'ordre religieux, divin et moral

Les Stoïciens ou Platon assignent des causes cosmologiques aux fléaux3 • Mais la plupart des auteurs insiste davantage sur les causes d'ordre religieux, divin ou moral, pour expliquer comment le cataclysme définitif ou non se produit.

Bien souvent, ce sont les dieux qui décident d'anéantir l'humanité, m.ais les raisons qui les poussent à supprimer l'humanité ne sont pas toujours exposées clairement dans les textes : ou bien ceux-ci sont réduits à dei'! fragments ; ou bien le thème se rattache à une tradition mythique que l'auteur ne juge pas nécessaire de rappeler à son public averti; ou bien encore, les hommes ne sont pas capables de comprendre les véritabÏes raisons d'être de ces catastrophes précisément parce qu'elles soni décidées par les dieux4 . Ainsi, c'est pour le bien de l'univers et sa sau~egarde, que Zeus, dont dépend le sort du monde, décide d'alléger la"'Îerre du poids de l'humanité. En effet, la Terre, d'après les Chants Cypriens5, en raison de la multiplication extrêmement rapide des hommes, était excédée du poids qu'elle supportait. Aussi demanda-t-elle à Zeus de diminuer leur nombre. Et Zeus envoya un premier fléau à l'humanité: la guerre de Thèbes. Puis, comme cette première tentative d'extermination s'était révélée trop partiellement efficace, le maître des 3 Par exemple, avec Némésius, nat. hom., XXXVII, 147-8, qui rapporte que la position des planètes, pour les Stoïciens, provoque, à certaines périodes bien définies, la conflagration et la destruction du monde puis son rétablissement; Platon, de son côté, dans Le Politique, (269 D-273E) explique les cataclysmes par un mouvement circulaire rétrograde que suit le monde livré à lui-même.

4 C'est ce que souligne Dion Chrysostome dans son XXXVl" Discours, §50, à propos de la tradition grecque des divers déluges ou incendies qui ont ravagé la surface de la Terre :

"Les hommes considèrent que ces cataclysmes, qui surviennent rarement, adviennent pour les décimer, et non selon la raison ou parce qu'ils font partie intégrante de l'ordre de l'univers, car il leur échappe qu'ils se produisent justement et en conformité avec le plan de celui qui préserve et gouverne l'univers".

5 Chants Cypriens : fragment 1, p. 117, in Allen T.W., Homeri Opera V, Oxford, 1912.

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dieux songea à foudroyer les hommes ou même à provoquer un déluge pour les noyer en masse. Intervint alors la divinité Mômos, qui donna le conseil suivant à Zeus: un fléau de grande envergure, puisqu'il susci- terait la rivalité chez les hommes, pourrait se déclencher si Zeus donnait à Thétis un mortel pour époux d'une part; d'autre part, Zeus pourrait faire naître la discorde entre l'Europe et l'Asie en créant une femme d'une beauté incomparable qui éveillerait les convoitises de la gent masculine tout entière: Hélène. Rivalités et conflits viendraient ainsi à bout de la surpopulation dont souffre la Terre. Les hommes auraient en partie à disparaître pour que la Terre puisse continuer à soutenir la création. D'après cet exemple, Zeus intervient pour détourner le péril que constituent les hommes par leur nombre considérable pour la Terre et indirectement pour les dieux eux-mêmes. C'est d'ailleurs peut-être parce que les dieux se sentent menacés par l'humanité qu'ils lui imposent une durée de vie de plus en plus réduite dans le mythe des races que rapporte Hésiode dans Les Travaux et les Jours6 •

Par ailleurs, nous pouvons voir que les hommes sont parfois les jouets de la colère, de la vengeance et des caprices divins, des provo- cations que se lancent les dieux. Ainsi Zeus, d'après Eschyle7, inflige un cataclysme à la terre, qui met en branle toutes les forces cosmiques, pour se venger de Prométhée qui refuse de dévoiler son secret, et par là même met fin à nombre de vies humaines ; ou encore, Nonnos de Panopolis8 raconte comment ce même Zeus, pour venger les mauvais traitements qu'ont fait subir à son fils Dionysos-Zagreus Héra, "la vindicative", et les fils de la Terre, les Titans, intervient en foudroyant la planète et de ce fait incendie toute la surface de la Terre. Tel est le châtiment infligé par Zeus à ceux qui ont mis en pièces son fils et l'humanité en subit le contrecoup. Ensuite, Zeus déclenche un déluge pour soulager la Terre de ses brûlures, mais ce cataclysme est tout autant funeste pour l'humanité : les êtres humains comme les animaux périssent dans le mélange des eaux.

Comment donc être en mesure de deviner les véritables motifs des catastrophes qui s'abattent sur la Terre, lorsque l'on est un simple mortel ? Cela certes est difficile. Toutefois, les hommes seraient bien naïfs de ne pas voir entre leur comportement et l'apparition de certains fléaux un lien. Car il existe entre l'ordre du monde et l'excès des comportements individuels un rapport tellement étroit que la moralité individuelle est garante du bon fonctionnement de l'univers et que tout écart se solde d'une catastrophe à plus ou moins grande échelle.

6 Les Travaux et les Jours, v. 106·202.

7 Eschyle, Prométhée enchaîné.

8 Nonnos de Panopolis, Dionysiaques, Chant VI.

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L'exemple de Phaéthon, qui, en conduisant le char du Soleil, son père, provoque un incendie cosmique, est éloquent à ce sujet. Le héros de cette aventure malheureuse est présenté par les auteurs qui traitent le mythe9 comme étourdi, maladroit et peu soucieux d'écouter les conseils avisés d'Hélios, qui lui explique quelle course précise le char doit suivre dans l'espace et combien ses chevaux sont fougueux. La témérité de l'adolescent est immédiatement sanctionnée, puisqu'au moment où son char est tiré trop près de la terre, tout s'embrase à cause d'un feu qui se trouvait allumé à proximité. On assiste à une fin d'un monde tout à fait fortuite en apparence, puisque c'est un hasard malencontreux qui a placé un feu sur la route du char du soleil. Or, il paraît peu probable que le hasard ait un rôle à jouer ici : ne serait-ce pas plutôt un châtiment envoyé par les dieux? En effet, c'est Zeus qui frappe le jeune homme de sa foudre et tout commence à prendre feu. Et le désastre ne se limite pas à la seule personne de Phaéthon, puisque Zeus, contrarié par la volonté naïve de Phaéthon de se rendre l'égal d'un dieu, décide d'exterminer le genre humain à deux exceptions près : Deucalion et Pyrrha. Il feint de vouloir éteindre le feu en ramenant de toutes parts le cours des fleuves et provoque ainsi un déluge plus dévastateur encore que l'incendie.

Rachel Aélion propose d'ailleurs de voir dans la pièce perdue d'Eschyle, les Héliades, qui traite de ce mythe, le châtiment d'un trait d' "iSBptç de Phaéthon 10.

Ainsi, par cet exemple, nous voyons que la colère de Zeus est suscitée par le comportement d'un être écervelé et peureux, qui n'a pu se montrer à la hauteur de ses ambitions et a cru pouvoir, en improvisant, égaler dans son rôleJe dieu auquel revient cette charge habituellement. C'est précisément la fonction qui définit le dieu, quel qu'il soit dans le Panthéon. Aussi, aspirer à celle-ci est-ce justement convoiter l'essence divine. C'est pourquoi l'on peut aisément comprendre l'ampleur du courroux de Zeus, piqué de voir un étourdi s'engager naïvement dans une lutte si démesurée.

Et Zeus sera encore plus exaspéré par l'absence de piété des hommes qui leur fait commettre les pires ignominies. C'est l'absence de respect du divin qui, dans plusieurs mythes de fléaux pousse Zeus à déclencher des cataclysmes pour anéantir l'humanité. Les hommes qui ne mani- festent aucune marque d'eùaeBdaç (par leurs sacrilèges, brutalités, violations de serments, irrespect des hôtes et suppliants ... ) périssent

9 Pour les principales occurrences du mythe qui traitent des causes de l'incendie provoqué par Phaéthon, cf. Hygin, Fables, CUI, CUY, §§ 1-2 ; Nonnos de Panopolis, Dionysiaques, Chant XXXVIII; Ovide, Métamorphoses, II ; Lucrèce, De Natura Rerum, V ; Lucien de Samosate, Dialogues des dieux, 24, "Zeus et Hélios".

10 Aélion R., Euripide, héritier d'Eschyle, Paris, 1983, vol. 1, pp. 309-310 notamment.

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dans le déluge dont réchappent seuls les deux pieux héros, Deucalion et Pyrrha, d'après les récits de Lucien de Samosate et d'Ovidel l .

Et c'est précisément parce que les hommes sont pécheurs, dans les textes relatifs à la Fin du Monde12, qu'ils sont éradiqués de la surface de la terre. Ainsi, puisque Dieu, omniscient, discerne les actions de chaque individu, il convient d'agir le plus droitement possible, en respectant autrui, les lois civiles, religieuses et cultuelles, si l'on veut gagner la vie éternelle, après le Jugement qui suivra le bouleversement cosmique final. Car, chacun sera jugé en fonction de sa piété et de sa moralité, expliquent l'auteur du De Monarchia13 , ou bien Clément d'Alexandrie14 pour commenter le cataclysme final rapporté dans le fragment dit "du Pseudo-Sophocle" 15.

C'est dans une perspective semblable que s'inscrit un passage de l'Apocalypse grecque d'Hénoch16 qui annonce les cataclysmes du Juge- ment Dernier. Juste avant la description de ces derniers, l'auteur évoque une catastrophe maritime visant à établir une comparaison entre les navigateurs qui redoutent la mer et les coupables qui devraient craindre Dieu (CI). Il s'agit d'une exhortation à la droiture, puisque la prédiction assure que les pécheurs seront voués éternellement (Eiç Tàv ai<i5va) au malheur, tandis que les justes connaîtront la résurrection dans les cieux.

L'auteur cherche à persuader ses lecteurs que la toute-puissance divine peut déchaîner des fléaux bien plus effrayants qu'une tempête en mer:

le bouleversement général s'abat non seulement sur le monde matériel, mais encore sur les pécheurs. Maudits, nulle part ces derniers ne pour- ront se sauver, tandis que les justes, qui meurent dans la catastrophe, ressusciteront pour connaître une autre vie aux côtés de Dieu et c'est là leur récompense.

Ainsi, que la fin du monde soit momentanée ou définitive, la cause invoquée est la colère divine suscitée par l'action ponctuelle d'un individu

11 Cf. Lucien de Samosate, De Dea Syria, § 12 ; Timon 3 ; et Ovide, Métamorphoses, l, le mythe des âges et l'histoire des crimes de Lycaon. Apollodore, pour sa part, explique le déclenchement du Déluge dont réchappent le fils de Prométhée et Pyrrha par le désir de Zeus d'anéantir la race de Bronze, sans donner d'autres explications (Bibliothèque, l, 7).

12 Ces textes qui, les premiers, présentent un bouleversement cataclysmique annonciateur de la Fin radicale de l'univers et qui prédisent éventuellement l'avènement d'une ère nouvelle, dans un monde qui n'est plus terrestre, comportent souvent des lacunes ou même sont réduits à la taille de fragments. Il n'empêche que l'on peut tout de même y déceler un contexte judéo·chrétien : il s'agit d'apocryphes, de pseudépigraphes et des textes des Evangélistes et des apôtres.

13 Pseudo·Justin, De Monarchia, 2·3.

14 Clément d'Alexandrie, Stroma tes, V, 14.

15 On peut trouver le texte de ce fragment relatif au cataclysme radical et final notamment dans Denis A.·M., Fragmenta Pseudepigraphorum quae supersunt graeca, Leiden, 1970, pp. 167·168.

16 La version grecque de ce texte est rapportée dans Black M., Apocalypsis Henochi Graecae, Leiden, 1970. Le passage qui rapporte le cataclysme final est situé en CIl, 1·3.

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ou les méfaits de l'humanité en général: le mythe des races hésiodique, placé à la suite du mythe de Pandore, peut se lire comme un accroisse- ment du désir de vengeance de Zeus vis-à-vis de Prométhée et la dispa- rition de chaque race est à comprendre alors comme un fléau qui prive petit à petit l'humanité, qui se dégrade, de ses prérogatives pour l'acca- bler de maux ; le mythe des âges d'Ovide qui se clôt sur la série de crimes de Lycaon présente le père des dieux et des hommes excédé par l"'hybris" de jour en jour grandissante de ces générations sans foi ni loi et provoquant le Déluge, seul châtiment à la mesure de son exaspéra- tion; les Oracles Sibyllins17 , dans les deux premiers livres, présentent les dix générations qui composent l'humanité : les cinq premières périssent dans la destruction provoquée par le Déluge, Noé survit et assure avec ses fils l'avènement des cinq générations suivantes, qui seront, elles, complètement détruites par le feu tout comme l'univers dans son ensemble. Le motif de la fin d'un monde est alors amplifié par la présence de celui de la fin du monde qui le suit et le récit met en parallèle l'impiété croissante de l'humanité qui se délite et le désir de l'être divin de rétablir le bien, mais dans un autre monde.

Le caractère universel du cataclysme

Qu'il s'agisse d'un fléau ou de la fin du monde, l'ampleur du cataclysme est universelle. En ce qui concerne le second motif, le tableau proposé par les Oracles Sibyllins du temps de la destruction finale par le feu est un des meilleurs exemples : comme les auteurs y insistent, absolument tout est détruit, les ravages opérés par le feu inextinguible sont inouïs et fatals:

"Et alors un grand fleuve de feu crépitant se déversera du haut du ciel et consumera le monde en tous lieux: la terre, l'immense océan et la mer étincelante, lacs, fleuves et sources ; l'implacable Hadès aussi, et la voûte céleste. Or donc, dans le ciel, les astres lumineux se fracassant les uns contre les autres le transformeront en un désert complet : les astres tombant tous du ciel dans la mer. Tous les êtres humains grinceront des dents au milieu des flammes du fleuve; le soufre, l'assaut du feu dans la plaine enflammée, la cendre recouvriront tout. Et alors, absolument plus aucun des éléments de l'univers n'abritera la vie, air, terre, mer, lumière, voûte céleste, jours et nuits : les oiseaux innombrables ne voleront plus dans les airs; les créatures aquatiques ne nageront plus jamais dans la mer ; les navires chargés ne parcourront plus les flots marins; les bœufs sous le joug ne laboureront plus la terre; le murmure des arbres ne se fera plus entendre sous le souffle des vents. Mais, en

17 Pour le texte grec, cf. Geffcken J., Die Oracula Sibyllina, Leipzig, 1902.

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même temps, tout fondra en une seule masse puis s'affinera jusqu'à purification" 18.

L'énumération de toutes les parties du monde touchées par "le fleuve de feu", l'accent mis sur le caractère complet de la destruction par la répétition de 1réiç et les propositions négatives successives (avec le renfort du procédé anaphorique) soulignent le changement définitif qui va s'opérer en tout lieu: la vie disparaît, aucune exception ne peut être envisagée. Ce type de description du cataclysme généralisé parcourt l'ensemble des Oracles Sibyllins et des autres textes relatifs à la fin du monde: les effets d'insistance y sont très marqués, car il s'agit d'impres- sionner le lecteur qui doit se tourner vers "le droit chemin".

Toutefois, la dimension universelle du cataclysme n'est pas le propre du seul mythe de la fin du monde, on rencontre également ce critère dans le motif de la fin d'un monde. Car, il semble bien que la portée symbolique d'un déluge ou d'une ekpurosis dépasse toute circonscription géographique précise. Pourtant, il ne va pas de soi, apparemment, d'affirmer que la dimension des fléaux rapportés par les écrivains grecs anciens est universelle. Ainsi certains interprètent-ils le nombre considérable des régions auxquelles se rattache le mythe du déluge de Deucalion comme le signe d'une délimitation très précise du fléau qui dès lors ne saurait être d'ampleur cosmique. J. Rudhardt notamment, cherchant à établir une distinction entre les traditions grecques des déluges et les traditions sémitiques, écrit à propos du déluge de Deucalion que, en Grèce, "les déluges n'y sont pas universels mais géographiquement circonscrits" 19. La distinction entre les déluges orien- taux et grecs ne tient pas sur ce point, à nos yeux, puisque précisément il s'agit pour tous ces textes de la fin d'un monde.

18 Oracles Sibyllins, II, 196·213 : "Kat TOTe/:H1 7fOTaJ.lOç Te J.ltvaç 7fUPOÇ ai6oJ.lÉvOlO, peuael ci7f' oùpavo6ev Kat 7fâVTa T07fOV 15a7fav~oevatâv T' WKeavov Te uÉyav yÀaUKrJv Te 6âÀaoaav, Àîuvac Kat 7fOTaUOVc 7fuvàc Kat ciUEiÎÀlXOV "Al15nv Kat 7foÀov OÙpâVlOV. ciTàp OÙpâVlOl <!>waTlÎpeç, eiç tV aupp~çoUUl Kat eiç J.lOP<!>~V 7favÉpnuov., aaTpa vàp oùpavo6ev Te 6aÀâaa1J 7fâVTa 7fwetTal', \jIUXat 15' civ6pW7fwV 7fâa<Xl (3puçouow 615o\Îaw, K<XlOJ.leV<Xl 7fOTaJ.l0 Kat 6EiÎ<.(l Kat 7fUPOÇ OPJ.l!J,gV 15a7fÉ15<.(l J.laÀep0, TÉ<!>pa 15É Te 7fâVTa KaÀU\jIel., Kat TOTe xnpeuael OTOlnta 7fp07faVTa Tà Koauou, Ù~P vala 6âÀaaaa <!>âoç 7fOÀoç ifJ.laTa VUKTeç', KOÙKÉn 7fWT~OOVTal gV

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19 Rudhardt J., Du mythe, de la religion grecque et de la compréhension d'autrui, Cahiers Vilfredo Pareto, Revue européenne des sciences sociales, tome XIX, nO 58, Genève, 1981, p.218, note 26, dans l'article intitulé : "Les mythes grecs relatifs à l'instauration du sacrifice: les rôles corrélatifs de Prométhée et son fils Deucalion". Cet article, paru initialement dans la revue Museum Helveticum (vol. 27, fascicule 1, pp. 1-15) est ici remanié (pp. 209-226).

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Afin d'affirmer à l'encontre de J. Rudhardt que les déluges grecs tout comme les fléaux de manière plus générale, qui sont rapportés dans les textes grecs, sont de dimension universelle et non pas seulement réduits aux proportions de la région d'attache des héros qui s'illustrent lors des cataclysmes, nous pouvons répertorier toutes les localisations qui sont associées, par exemple, à l'histoire de Deucalion et Pyrrha. Dans ce but, regardons non seulement les lieux d'où sont originaires les rescapés du fléau et où ils ont résidé avant ou après le cataclysme, mais encore ceux qui ont servi de centre à la catastrophe. Deucalion et Pyrrha, les plus célèbres des héros rescapés du déluge en Grèce, sont l'objet de traditions très diverses. Six régions revendiquent le débarquement ou le règne du héros sur son territoire. La Phocide (Delphes, le mont Parnasse, lieu de débarquement le plus souvent mentionné) ; la Locride; la Thessalie et les territoires avoisinants (le mont Othrys) ; c'est là que les témoignages relatifs à la présence du couple sauvé sont les plus abondants ; l'Epire (Dodone) ; l'Attique; et enfin l'Argolide20 ; ou encore le Mont Etna en Sicile. Si maintenant l'on se penche sur la vaste descendance de Deucalion et Pyrrha, d'après l'arbre généalogique qu'on peut dresser en lisant Hésiode ou bien Apollodore21 , on peut remarquer que Deucalion est un "personnage pivot" entre les immortels et les humains, entre Prométhée, son père, et Hellen, l'un de ses nombreux descendants, car il est l'ancêtre des différentes races helléniques, fournissant matière à des traditions locales multiples, en tant que symbole de piété et héros civilisateur. Les descendants de Deucalion et Pyrrha ont ainsi un rôle ethnographique : ils recréent le peuplement des diverses régions de Grèce jusqu'en Macédoine, région qui tient son nom de Macédon, fils de Thyia, elle-même fille de Deucalion. Selon ce même processus onomasti- que, toutes les régions de la Grèce héritent leur nom de l'un des descendants de Deucalion : les Hellènes d'Hellen en Phthiotide, les Eoliens d'Eole en Thessalie, les Doriens de Doros en Phocide, les Achéens d'Achaios dans le Péloponnèse et les Ioniens de Ion à Athènes.

Ainsi tous ces territoires sont-ils rattachés au nom de Deucalion, indirectement. Et, même s'il est manifeste que le déluge est associé avec précision à telle région ou à telle autre, ce n'est pas un indice suffisant pour conclure qu'il n'est pas de dimension universelle. Au contraire, chaque région semble vouloir s'approprier un mythe fondateur qui rehausse le prestige de l'origine de son peuplement, ou de sa cité (car c'est le même héros, Dardanos, qui, après un autre célèbre déluge, fonde

1

20 Pour les références correspondant à chacune de ces régions, nous renvoyons à l'étude d'Anne Main, Le déluge de Deucalion et Pyrrha et la régénération par le jet de pierres, Besançon, 1987, (Thèse de 3e cycle sous la direction de Pierre Lévêque), l, 2°) A) "l'implantation géographique du mythe".

21 Cf. les tableaux généalogiques proposés dans Grimal P., Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine, Paris, 1951, p. 122 et dans A. Main, op. cit., pp. 57 et 65.

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Samothrace, Troie ou Dardanie, par exemple). Et J. Rudhardt remarque que les mythes du déluge "présentent en Grèce de nombreuses variantes locales, ce qui montre qu'ils y ont pénétré assez tôt et assez profon- dément pour y être élaborés dans chaque région selon son génie propre et en accord avec ses autres traditions"22. Si chaque région s'approprie le mythe du déluge de Deucalion et réduit les proportions du fléau à son seul territoire, c'est que ce territoire représente le monde dans son ensemble. N'oublions pas que les anciens Grecs trouvaient leur identité politique, religieuse et sociale dans la cité. En effet, les communautés culturelles coïncident avec les groupements constitutifs de la société civile. "Ainsi l'appartenance de l'individu à ces communautés bien articu- lées entre elles définit à la fois son identité civile et les conditions de sa vie religieuse. La sauvegarde de la famille et de la cité est l'une des préoccupations, l'un des espoirs majeurs de tous les Grecs à l'époque classique"23. Et la cité est une image réduite du cosmos ordonné. "La pensée dont les religions familiales et politiques sont solidaires situe la famille et la cité à l'intérieur d'un ordre qui s'impose à la totalité de l'univers; elle lie l'existence de sociétés à l'action de puissances cosmi- ques"24. J. Rudhardt entre donc en contradiction avec lui-même, d'après ses propos que nous rapportons, puisqu'il montre ici que toute ère loca- lement circonscrite (qui correspond à un groupe social, politique ou religieux, de plus ou moins grande envergure) se rattache nécessairement à un ordre supérieur, cosmique, universel, dont elle est le reflet : les régions touchées par un déluge désignent donc le monde dans son ensemble.

Le mythe du déluge de Deucalion prend ainsi une dimension univer- selle au plan symbolique dans la mesure où il fonde l'existence, à travers sa descendance, de nombre de cités qui chacune représente un cosmos.

Et, d'autre part, le fait qu'un même mythe rapportant un fléau (que ce soit celui d'Ogygos, de Dardanos ou de Deucalion) soit traité de façon propre par chaque région montre son caractère universel au sens où il est valable pour chacune. Enfin, de façon plus générale, il est évident, à plus d'une reprise, que les auteurs, citant dans des énumérations les diverses régions ravagées par les cataclysmes, cherchaient à montrer, par l'accu- mulation des noms des montagnes englouties ou brûlées, des mers et des fleuves en crue ou asséchés, que tout le monde connu était la proie des flammes ou de l'eau. Ainsi Nonnos de Panopolis, au chant VI des Dionysiaques, à partir du vers 212, cite-t-il des mers placées aux quatre points cardinaux qui deviennent la proie des flammes: c'est une manière de dire que le monde entier est embrasé. Puis, toute la terre est inondée

22 Rudhardt, op. cit., p. 218, note 26.

23 Rudhardt, op. cit., p. 84 ; l'article, intitulé: "Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique", a paru dans Dialectica, vol. 30, n° 4, 1976.

24 Rudhardt, op. cit., p. 85.

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dans ce récit: Kat TôTe yaîav a:rraoav brÉKÀvoev vÉnoç Zeùç hruKvwaaç ve<!>Éeoatv oÀov nÔÀov25 . L'auteur décrit ensuite, sous forme de tableaux où prédomine le merveilleux, les ravages provoqués ici et là, sans préciser nécessairement le nom des régions touchées, car, partout où le spectateur porte ses regards, le monde offre des scènes étonnantes également en tout point de l'univers (les pluriels marquent alors la généralisation du phénomène).

Et quand il s'agit de Phaéthon, Ovide énumère, aux vers 217-219 et 221-226 du chant II des Métamorphoses, des montagnes consumées par le feu tout en précisant par une accumulation de pluriels, que tous les peuples sont brûlés. Phaéthon voit alors l'univers tout entier en flammes: "Tum vero Phaethon cunctis e partibus orbem / adspicit accen- sum ( ... )"26. Et, remarquons encore que le trajet effectué par Phaéthon traîné par les chevaux indociles d'Hélios, s'apparente à un voyage cosmi- que : le chariot sème le feu en tout point du ciel comme l'indiquent Nonnos, au Chant XXXVIII des Dionysiaques, ou bien Lucien de Samo- sate, dans son Dialogue entre Hélios et Zeus (vers 15-21).

Donc, à nos yeux, il est un peu vain de vouloir distinguer les déluges sémitiques des déluges grecs en avançant que les seconds ne sont pas, à la différence des premiers, d'ampleur universelle et que par voie de conséquence ils laissent la vie à plusieurs rescapés et que tous les animaux sont hors de danger. En effet, le plus important, dans les deux cas, est qu'on assiste seulement à la fin d'un monde quelles que soient les limites géographiques assignées à ce monde (car il est avant tout symbolique) qu'il y ait un ou plusieurs rescapés, un ou plusieurs animaux sauvés: de toute façon ces fléaux ne sont pas des exemples de la fin radicale.et complète de l'univers; l'existence des rescapés, hommes et animaux, nous le prouve. Ces déluges en l'occurrence correspondent à une phase de l'histoire du monde. De plus, le fait que, après le déluge dont réchappent Deucalion et Pyrrha, des hommes et des femmes nais- sent des pierres qui entrent en contact (au hasard du lancer des héros) avec n'importe quel endroit de la terre considérée comme la matrice universelle, prouve assez, au delà de tout régionalisme, l'universalité du principe d'autochtonie27 et implique du coup celle du cataclysme.

Pour conclure, nous dirons qu'une caractéristique commune à tous les fléaux est la dimension universelle, même si au premier abord le cata- clysme semble être localisé en un endroit précis : il s'agit donc à chaque

25 Nonnos, Dionysiaques, VI, v. 229-230.

26 Ovide, Métamorphoses, II, v. 227-228.

27 Le mythe anthropogonique de la naissance de l'humanité à partir des pierres de la terre ancestrale est une variante du mythe d'autochtonie, comme l'a mis en évidence J. Rudhardt (op. cit., p. 164) ; les principaux auteurs qui traitent cet aspect du mythe de Deucalion et Pyrrha, après la décrue des eaux sont Apollodore, Bibliothèque, l, 7,2; Hygin, Fable CLII!; Pindare, Olympique IX, v. 66-74 et Ovide, Métamorphoses, I, v. 383-437.

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fois de la fin d'un monde. Le mythe de la fin du monde partage quant à lui cette dimension universelle, mais pour faire renaître l'humanité dans un monde d'une autre nature, bien différent de celui que vient d'effacer le fléau, nous le verrons.

Ressemblances stylistiques dans les descriptions de la puissance destructrice des éléments

L'univers, détruit lors du fléau - définitif ou non - , est la proie de l'eau, de l'air, du feu ou de la terre, autrement dit des éléments primor- diaux, qui exercent leur puissance non plus pour donner naissance au cosmos, mais pour le faire périr. Les éléments destructeurs à l'origine des cataclysmes sont donc précisément les éléments cosmogoniques, associés ou non, selon les cas.

Le fléau apparaît alors comme le processus inverse de la création, dans la mesure où le feu, associé ou non à l'air, ainsi que l'eau avec (ou sans) l'action de la terre, de même qu'ils ont été la matière liminaire de l'univers, comme l'ont montré notamment les penseurs présocratiques, peuvent de même provoquer son effondrement. Aussi imagine-t-on aisément que si ces éléments constitutifs de l'univers deviennent des puissances destructrices, les ravages provoqués par eux seront nécessairement d'ampleur gigantesque. De ce fait, pour décrire la fin d'un monde ou la fin du monde, les auteurs ont pareillement recours à des procédés stylistiques qui sont à la mesure (ou plutôt, à la démesure) des effets dévastateurs des éléments : métaphores, hyperboles, lexique abondant et redondant concourent à l'expression du merveilleux auquel conduit la thématique.

En rappelant l'ambivalence de chacun des éléments, pour mieux saisir leur importance dans les fléaux, nous mettrons en évidence les exemples les plus éloquents de l'exagération stylistique qui caractérise les descriptions des deux motifs.

Parmi les Présocratiques, ce sont Hippase de Métaponte et Héraclite d'Ephèse qui définissent TO ni5p, le feu, comme le principe cosmogonique à partir duquel tout le cosmos se constitue. Et ces penseurs, comme plus tard les Stoïciens, considèrent que le monde se crée à partir du feu puis s'abîme dans le feu, selon certaines périodes. C'est que, pour Héraclite et Hippase, le feu est l'unique nature servant de substrat : ainsi, par condensation naît ce qui existe, tandis que par raréfaction, tout se dissout dans le feu28 • L'idée de la dissolution dans le feu va donner lieu à toutes les descriptions de fléaux ignés: incendies généralisés, assèche- ment des mers, terre brûlée et calcinée, effets de l'ekpurosis pour les Stoïciens. Pour les décrire, les auteurs ont recours à un vocabulaire

28 Cf. DK 8 A 7 : Simplicius, Commentaire sur la Physique d'Aristote, 23, 33. (DK

=

Diels H. & Kranz W., Die Fragmente der Vorsokratiker, 3. vol., Zürich, 1951.19526).

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abondant et varié. De tous les textes traitant des fléaux ignés, le terme le plus neutre et le plus courant est celui de destruction, cp60pâ ; et l'agent de l'anéantissement est alors précisé: nDV brl yfjç KVPl KOÀÀ<ÎJ

<l>8opâ: "tout ce qui est sur terre périt par surabondance de feu", indique Platon dans le Timée (22C) à propos de la légende de Phaéthon.

Le plus souvent, et dans les Dionysiaques de Nonnos en particulier, le vocabulaire désigne des aetions précises du feu destructeur : la chaleur (8EPI.wlVWV : Nonnos, XXXVIII, v.358) du feu violent entraîne des brûlures. Les astres n'étincellent plus seulement par nature, mais sous l'action du feu qui les gagne (1<VVl OEtptâovn, Nonnos, XXXVIII, v. 357)

; la mer occidentale est à demi-brûlée : TlIltÔaTÎç (Nonnos, VI, v. 219).

Enflammer et faire brûler, a'lew (et l'adjectif at8aÀôEtç, au sens actif

"qui brûle, qui consume"), ôaiw : dévaster par le feu, consumer ou encore KVpKOÀW se rencontré nt dans ces récits. Et, quand l'action du feu n'assèche pas les mers, elle les fait bouillonner : le verbe (Éw est alors employé. Les hyperboles sont nombreuses pour décrire ces ravages du feu, notamment chez Nonnos, au chant VI des Dionysiaques, aux vers 212-223, où l'auteur, toujours désireux de présenter à son lecteur un

spectacle surprenant, qui met en valeur la toute-puissance merveilleuse des dieux, explique que le feu gagne toutes les régions du monde en donnant comme repères géographiques les quatre points cardinaux!

Quant à l'incendie, il est désigné par le terme è1lKP1l01lÔç29, quand il ne s'agit pas dé l'ekpurosis stoïcienne. D'ailleurs; sans qu'il soit question de l'ampleur de la conflagration stoïcienne, on comprend que le fléau par le feu opère des ravages tels qu'il brûle toute vie: tout est confondu dans le feu comme ~le montre Ovide à propos de la légende de Phaéthon.

L'auteur insiste sur le retour au chaos initial qu'entraînerait l'étourderie de Phaéthon si Zeus ne se décidait pas à intervenir sur la demande de la Terre en proie aux flammes:

"Voici Atlas lui-même qui souffre et peut à peine soutenir sur ses épaules l'axe du monde incandescent. Si la mer, si la terre, si le palais du ciel périssent nous retombons dans la confusion de l'antique chaos.

Arrache aux flammes ce qui subsiste et veille au salut de l'univers"30.

Dans cette prosopopée de la Terre, se dessine bien le processus inverse de la création qu'a enclenché le feu, dans la mesure où ce qui assure l'ordre et la cohésion du monde est la proie du feu "axem candentem" : le feu ne ravage pas seulement la Terre en surface, mais opère de très

29 Cf. par exemple, Clément d'Alexandrie, Stromates, 1, 21, 136, 4 1.3 ; ou Galenus, De Historia Philosophica, § 74, 1.6. Et le vocabulaire concernant la brûlure du feu est surtout développé aux vers 210-228 du chant VI des Dionysiaques de Nonnos.

30 Ovide, Métamorphoses, II, v. 294-300 : "( ... )Atlans en ipse laboratl Vixque suis umeris candentem sustinet axem .1 Si freta, si terrae pereunt, si regia caeli, / ln chaos antiquum confundim ur. Eripe flammis/ Siquid adhuc superest et rerum consule summae".

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profondes destructions. Le cœur de l'univers est touché. Par conséquent, l'univers est menacé de dislocation et le bel ordonnancement du cosmos, qui a succédé au cours du temps à la confusion initiale, connaît à nouveau le désordre primordial. Toutefois le feu, dans cette légende de Phaéthon, risque seulement de réduire en cendres les structures de l'univers, mais dans la tradition stoïcienne, la conflagration, ÈK1n5pUlUtç, opère réellement la destruction (<j>8opâv) des choses qui existent, comme le montre et le rapporte Némésius31 .

L'action du feu se conjugue parfois à celle de l'air dans le fléau. Selon Anaximène le Milésien, c'est l'air, 6 à~p, l'élément primordial, à partir duquel toutes les choses et tous les êtres puisent leur existence, selon son degré de condensation ou de raréfaction. Mais c'est aussi en lui que se résorbent toutes les choses créées. Par un effet de symétrie, c'est le même élément qui se trouve au début et à la fin d'une création: ÈK yàp roûrou rrâvnx ytyvc:u8at Kat dç aurov rrâÀtv àvaÀt5Eu8at32 . Dion Chrysostome propose un récit imagé pour décrire les effets destructeurs de l'air. Le quadrige de la légende qu'il rapporte dans son XXXVle Discours, figure l'univers et chacun de ses quatre chevaux, chacun des quatre éléments. Le cataclysme se produit lorsque le souffle puissant (iuxupov &u8~a) du premier coursier échauffe la crinière des autres chevaux et enflamme tout particulièrement le quatrième cheval figurant la terre. Les verbes 8Ep~atvUl (échauffer, chauffer) et rrEpt<pÀéyUl (enflammer tout autour) décrivent l'action destructrice de l'air enflammé (cf. §§ 47-48). Et c'est en des termes semblables que Philon d'Alexandrie évoque, dans son traité De l'Eternité du Monde (§ 147, 1. 1-3),le cataclysme provoqué par l'action conjuguée de l'air supérieur et du feu pEU ~a aiBEptOU rrupoç, provoquant l'incendie (E~rrpT] atç) : les effets . destructeurs sont pareils à ceux que provoque le feu à lui seul. Dans les deux cas, l'adverbe aVUl8Ev et les verbes ÈKXEO~EVOV et rrpourrEuov indiquent que le fléau s'abat sur l'univers, déversant "d'en haut" la ruine brûlante de l'air embrasé. L'air, support du feu, le disperse et le propage en tout point de l'univers, réduisant en cendres ce qui a trouvé vie en eux. Nonnos souligne également le rôle partagé par les deux éléments, air et feu, quand au chant XXXVIII des Dionysiaques, il écrit (v. 358) : aiBépa 8Ep~atVUlV ~aÀEP<? rrupt. L'air supérieur s'échauffe donc sous

31 Némésius, nat. hom., XXXVII, 147·8: "Les Stoïciens disent que lorsque les planètes se retrouvent au même point du ciel où chacune d'elles s'est trouvée au commencement, quand le monde s'est constitué pour la première fois, elles font naître, selon des périodes de temps spécifiées, une conflagration et une destruction des choses qui existent; et puis de nouveau le monde se rétablit de même façon qu'avant: quand les étoiles refont leur cours de manière identique, chaque événement de la période passée s'accomplit de nouveau sans aucune différence".

32 DK 3 B2, Aétius, Opinions, 1, III, 4 : "C'est de lui que toutes choses sont engendrées et c'est à lui que toutes choses retournent après dissolution".

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l'action de flammes impétueuses et répand cette chaleur embrasée jusque dans les régions les plus lointaines.

Dans nos récits de fin d'un monde, l'air est tantôt l'Ether, air supérieur et très pur, tantôt celui qui engendre les vents et pousse les nuages ; le feu peut être causé par la foudre de Zeus ou bien par les chevaux d'Hélios. Et l'alliance de ces deux éléments constitutifs de l'uni- vers provoque un cataclysme, qui trouve écho dans les récits de fin du monde. Nous rencontrons, en effet, de semblables images et un lexique tout aussi abondant dans les Oracles Sibyllins notamment, où l'image d'une cataracte de feu, d'un fleuve de feu brûlant qui se déverse du ciel est récurrente: on lit ainsi au chant II, v. 196-7 : Kat TOTê ô~ 1TOTa/Joç Tê /JÉyaç 1rupàç aieo/JÉvott,) pnSoet ch' oùpavo8êv Kat 1raVTa T01rOV ôa1ravrî Oêt 33 où l'alliance oxymorique de l'eau et du feu dans la métaphore saisit le lecteur d'effroi ; au chant III, aux vers 53-54, se trouve l'expression suivante rravTêç ô' av8pûmot /JêÀa8potç iMotalV OÀOÛVTat" 01r1rOTaV oùpavo8êv mSplVoç PêUOl] KaTapaKTT]ç.ç : "Tous les hommes périront en leurs demeures, lorsque du ciel se déversera une cataracte de feu" ; et aux vers 83-86 Kat 1rÉOêTat 1roÀU/Jop<!>oç OÀoç 1rOÀoç È;v X80vt ôil] Kat 1rêÀaYêt PêUOêt ôè 1rUPÔ ç /JaÀêPOÛ KaTapaKTTJÇ <ha/JaToç, <!>ÀÉÇêt ôè yaîav, <!>ÀÉÇêt ôè 8aÀaooav"Kat 1roÀov oùpavtOv : "Et tout le ciel aux multiples figures tombera sur la terre et sur la mer divines ; une cataracte inextinguible de feu brûlera la terre, brûlera la mer, et l'axe céleste"34. L'équilibre universel sera rompu, comme il l'était dans le récit d'Ovide, à propos de Phaéthon, les éléments du monde seront privés de la présence des êtres vivants qui s'y mouvaient : même l'axe du monde est touché. Le fleuve de feu qui se répand sur la terre est inextinguible comme le feu de la conflagration stoïcienne, et celui que décrivent Dion Chrysostome et Philon d'Alexandrie; et il annihile toute vie dans tous les endroits du monde ; les astres de la voûte céleste tombent dans la mer ou sur la terre, (autant de dangereux météorites) ; le cosmos entre en fusion et atteint le plus haut degré de pureté, comme dans le passage du livre II que nous avons cité (cf. note 18, v. 196-213) : le monde est destiné à être régénéré, mais pour l'éternité, à la différence du système stoïcien, selon lequel l'univers retrouve son intégrité pour une durée limitée.

La puissance dévastatrice du feu contaminant l'air est encore exprimée par l'image du tonnerre, des éclairs ou de l'ouragan qui traver- sent le ciel et répandent partout confusion et désolation: il ne reste que des cendres sur leur passage. Nous pouvons citer à ce propos deux textes

33 Oracles Sibyllins, II, v. 196·7: "Et alors un grand fleuve de feu crépitant se déversera du haut du ciel et consumera le monde en tous lieux".

34 Pour le chant III des Oracles Sibyllins, nous citons la traduction présentée dans Dupont-Sommer A. & Philonenko M., Ecrits intertestamentaires, Paris, La Pléiade, 1987.

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auxquels nous avons fait plus tôt allusion, le fragment du pseudo- Sophocle et l'Apocalypse grecque d'Hénoch. Dans le premier, nous lisons:

"Il viendra, oui, il viendra ce temps éternel, 1 Où l'éther rutilant d'or répandra son trésor chargé de feu; 1 Et la flamme bien nourrie, dans sa fureur, 1 Embrasera tout ce qui peuple terre et ciel." ( .. ./ ... ) l "Et quand l'univers sera anéanti, 1 Alors tout l'abîme des flots aura disparu; 1 La terre? privée de ses fondements; et l'air, 1 proie du feu, ne portera plus ses troupes ailées ; 1 Et ensuite, Il sauvera tout ce qu'Il aura d'abord détruit !"35.

Tous les éléments sont touchés, sans exception, et il en est de même dans le court passage de l'Apocalypse d'Hénoch, qui annonce les cata- clysmes du Jugement Dernier: "Quand Il déchaînera sur vous l'ouragan de feu qui vous brûlera, où fuirez-vous pour vous sauver ? Quand Il donnera de la voix contre vous, ne serez-vous pas ébranlés et terrifiés par ce grand fracas? [ ... ] Et la terre tout entière sera agitée, tremblante, bouleversée. Les anges accomplissant leur tâche, le ciel et les luminaires seront agités et tremblants, et tous les enfants de la terre et vous- mêmes pécheurs, vous serez éternellement maudits. Il n'y a pas de salut pour vous !"36. Dans les deux cas, les séismes redoublent les effets hyperboliques des puissances alliées du feu et de l'éther, frappant ainsi l'imagination du lecteur qui peut voir dans ces deux passages un écho de la fin de la tragédie d'Eschyle, le Prométhée enchaîné, où tout retentit dans le monde des conséquences du cataclysme igné: Prométhée souhai- tait voir Zeus déclencher à son encontre une catastrophe cosmique, plutôt que lui révéler son secret, sûr qu'il est, en être de nature divine, d'en réchapper. C'est alors que Zeus exauce sa prière pour le dénoue- ment où l'on voit tous les éléments constitutifs de l'univers investis d'un pouvoir de destruction :

"Voici des actes, non plus des mots. 1 Le sol a chancelé; 1 Jusqu'au fondl

Le bruit passe et mugit du tonnerre; 1 Et roulent les jets brillants d'éclairs tout en feu; 1

35 Voici le texte grec de ce fragment (cf. note 15 pour les références de l'édition du texte) : Ëonxt yap, Ëonn Kcivoç alwvoç xpovoç, IÎTav 1ruPOÇ yt/JovTa BT]oatlpov axaolJ IXptlow1fOÇ alB~p, i) /)è !3ooKT]Bcioa <!>M1;/u1faVTa Tà1ftyna Kat /JETapotal<!>M1;e;t /Jave:îoa. ( .. ./ ... ) è1f<Xv /)è èKÀt1fIJ TO 1fâv,/ <!>poû/)oç /Jèv ËOT<Xt Ktl/JaTwv u1faç !3tlBoçJYfi /)è È/)pavwv ËpT]/Joç, ov/)' à~p Ën I1fTe;pwT<X <!>ûÀa !3aoTaOe;t 1ftlPOtl/JtVT], IKcXne;tTa owoe;t 1faVTa â. 1fpooB[e;v] à1fwÀwe;v.

36 Voici le texte grec de ce fragment (cf. note 16 pour les références de l'édition du texte) : Kat OTaV èK!3aÀIJ è<!>' ù/Jc'iç TOV KÀv/)wva TOIÏ 1ftlPOç TfjÇ Kavoe;wç ù/Jwv, 1f01Ï à1fo/)pavTe;ç owB~owBe; ; Kat OTaV /)!? è<!>' ù/Jc'iç <!>wv~v aVTolÏ, ËowBe; otlvono/Je;vot Kat <!>o!3ov/Je;vot nX4l /Je;yaÀ4l Kat T~V yfjv oV/J1faoav oe;to/JtVT]V Kat Tpt/JOtlOav Kat OtlVTapaooo/JtVT]V. Kat 01 ayye;Àot OtlVTe;ÀolÏvre;ç TO otlVTaxBèv aVToïç,' Kat b

ovpavoç Kat 01 <!>woTfjpe;ç oe;to/Je;vot Kat Tpt/JoVTe;ç . U1faVTe;ç 01 tllOt TfjÇ yfjç Kat ù/Je;ïç cX/JapTwÀOt è1ftKaTapaTOt e;lç TOV alwva.

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Et tournoie la poussière en rouleaux ; / Et sautent les vents souffleurs /

Tous les uns dans les autres, / Soulèvement face à face IDe souffles sortant à la montre; /

Et sont ensemble remués l'éther avec la mer"37.

Tremblement de terre, incendie généralisé, souffles de l'air déchaînés, raz de marée cosmique: tous les types de fléaux conjuguent ici leurs ac- tions néfastes car il s'agit pour Zeus, en bouleversant le monde dans son ensemble, de bien montrer à Prométhée sa toute-puissance: le cosmos peut être réduit à néant si le dieu l'a décidé.

Le troisième principe primordial à partir duquel toute la création s'organise, l'eau, est aussi l'agent du cataclysme le plus souvent rappor- té dans les mythes de la fin d'un monde. Homère, Thalès et Xénophane ont tous trois érigé l'eau en principe premier des choses créées. Toutefois, notons que Xénophane donne une double nature au principe primordial:

il associe la Terre à l'eau, à l'origine de tout38 . Ces principes sont suscep- tibles d'une double valorisation, puisque sous leur action qui peut être funeste, se produisent déluges, séismes, et raz de marée. Lorsque les dieux décident d'infliger à l'humanité un châtiment par l'eau, par un déluge, c'est aussi, dit Platon dans le Timée, pour la purifier (Ka8aîpovTEÇ) en la submergeant (§ 22C) : KaTaKÀû(wolV ubaolv.

KaTaKÀ UO/-lOç est le terme le plus souvent employé dans les descriptions et récits relatifs aux déluges et raz de marée. Le préfixe "kata-" indique que le fléau est radical parce qu'il recouvre complètement la surface de la terre.

Sous l'effet .de la pluie, O/-lt}poç, de l'averse, bro/-lt}pîa, du flot de l'eau tombée du ciel OETOÇ (br' oùpavou, pour reprendre les expressions les plus courantes des récits de déluges, chaque goutte de pluie pa8a/-llyyoç devient vite un fleuve39 , les rivières sortent de leur lit, la houle de la mer

37 Nous proposons ici la traduction de L. Bardollet et B. Deforge, dans Eschyle. Théâtre, 2 vol., Paris, Denoël / Les Belles Lettres, coll. Médiations, 1975, correspondant aux vers 1080·1088 du Prométhée enchaîné: Kat /lTtV ~pyll' KoùKtn /lû8l1' /X8wv owaÀEllTa1.

/f3pllxîa 'ô' ~xw 1Tap a/l Il KâTal / f3povT~Ç, EÀ1KEÇ 5' 6KÀ â/l1TO Il al /OTEp01T~Ç ~â1TllP01, OTPO/lf301 5è KOVtv /ElÀîOOOl101V' OKlpT~ 5' <xvt/lWV /1TvEV/laTa 1TaVTwv Eiç <XÀÀTJÀa /oTamv <xvTî1TVOllV [<X1To5E1KVV/lEvaJ . /l;llvTETapaKTal 5' a18J)p 1TOVTlI'.

38 Cf. DK Il A 29, Jean Philopon, Commentaire sur la Physique d'Aristote, 125,27.

39 Cf. Lucien de Samosate, Timon, 3, lignes 6·13 : "La terre tremblait comme un crible, la neige volait en gros flocons, la grêle comme les pierres et - pour le dire vite - s'abattent des pluies torrentielles; chaque goutte d'eau est un fleuve, si bien qu'en un instant la terre n'est plus qu'un immense naufrage au temps de Deucalion: toute la terre sans exception est submergée à une petite arche près qui en réchappe en abordant au mont Lycoris". la description du cataclysme proposée par Lucien met en évidence la violence du fléau par l'emploi d'expressions métaphoriques et hyperboliques (1TOTaUOC 6KÇioTD qTayWv) et les expressions au pluriel ; par l'énumération des conditions climatiques complètement déréglées où la pluie sous toutes ses formes (neige et grêle) s'abat sur la terre et par l'allusion aux séismes qui agitent la terre.

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engloutit les rivages: tout est inondé (1<aTâppl.>Toç). Tout ce qui est à la surface de la terre est englouti sous les eaux conjuguées du ciel - même parfois l'eau neigeuse participe: Vt<l>e:TOÇ - , des océans, des fleuves et des rivières. Tout s'engloutit dans le préformel, autant dire dans la confusion initiale. Ainsi, lorsqu'il s'agit du fléau provoqué par la puissance destructrice de l'eau, les effets ne sont-ils pas moins néfastes et le lexique est-il tout aussi abondant que pour décrire le fléau par le feu; et ces effets s'allient parfois à des tremblements de terre, et même à un incendie généralisé, provoquant une métamorphose complète du monde. C'est alors, pour les auteurs, l'occasion de donner libre cours à des descriptions empreintes de merveilleux, marquées par les caractéris- tiques suivantes :

- la disparition d'îles et de montagnes

L'Atlantide est engloutie, d'après le Timée de Platon, tout comme l'Athènes primitive, dans un cataclysme double, mêlant séismes et raz de marée; un seul adjectif Èçaiatoç (excessif, extraordinaire), qualifie les causes du déluge40 : séismes et inondation, engloutissement, tout est démesuré, au point de faire disparaître de la surface du globe deux peuples et une île. Platon présente en réalité deux fins de mondes simultanées: l'une, celle de l'Athènes primitive, par un engloutissement dans la terre 1<aTà viiç ; l'autre, par un engloutissement parallèle, mais cette fois dans la mer 1<aTà Tiiç 8aÀâTTllç. Le fléau est double et de double nature : il est causé par la terre et par l'eau. Platon insiste davantage sur les conséquences du fléau pour en montrer l'ampleur : aucun rescapé dans l'armée athénienne, aucune trace visible à la surface de la mer de la puissance de l'Atlantide si longuement détaillée dans le Critias. Le contraste n'en est que plus saisissant, d'autant que toutes ces richesses longuement amassées se dissolvent Illàç ~/J€paç 1<at VU1<TOÇ xaÀe:niiç Ène:À8oûallç : "en l'espace d'un seul jour et d'une seule nuit terribles". On devine aisément la puissance dévastatrice du fléau.

Enfin, employé à deux reprises, le verbe Mw (plonger, engloutir) souligne le pouvoir funeste et de la terre et de la mer déchaînée : l'ancienne Athènes et l'île Atlantide disparaissent (à<l>aviÇw), anéanties, suscitant seulement l'effroi et la nostalgie chez les auditeurs de Critias.

A cette description de la fin d'un monde, répondent notamment deux occurrences du motif de la disparition de montagnes et d'îles dans l'Apocalypse de Jean, au chapitre VI, 12-14 : "Et j'ai vu quand il a ouvert

40 On lit au paragraphe 25 C·D du Timée : OttOJ,lWV içCXtotwv Kat KaTaKÀUOJ,lWV ytVOJ,ltvwv (...) : "Il y eut des tremblements de terre effroyables et des cataclysmes. Dans l'espace d'un seul jour et d'une seule nuit terribles, toute votre armée fut engloutie d'un seul coup sous la terre, et de même l'île Atlantide s'abîma dans la mer et disparut. Voilà pourquoi, aujourd'hui encore, cet Océan de là-bas est difficile et inexplorable, par l'obstacle des fonds vaseux et très bas que l'île, en s'engloutissant, a déposés". Même idée dans Platon, Critias, l08E.

(19)

le SlXIeme sceau, et ç'a été une grande secousse, le soleil a été noir comme un sac de crin, la lune entière a été comme du sang. 1 Les étoiles du ciel sont tombées sur la terre comme un figuier secoué de grand vent jette ses figues vertes, Ile Ciel s'est retiré comme un livre qu'on roule et toute montagne ou île ont été bougées de leur lieu"41. Le chapitre VI se clôt ainsi sur une vision (12-17) qui est composée d'une accumulation des signes cosmiques de la fin tels que les collectionnent certains. passages des Oracles Sibyllins : séisme, ténèbres, lune ensanglantée, chute des astres sur terre, disparition de montagnes et d'îles ; et ce dernier motif se retrouve dans le chapitre XVI de l'Apocalypse, qui se clôt sur le bol déversé par le septième et dernier ange, présentant le paroxysme des douleurs, car une accumulation de cataclysmes s'abat sur la terre: "Le septième a versé son bol dans l'air. Une grande voix est sortie du sanctuaire, d'auprès du trône ; elle a dit : C'en est fait. 1 Et ç'a été des éclairs, des voix, des tonnerres, et ç'a été une grande secousse telle qu'il n'a pas été de pareille secousse, aussi grande, depuis que l'homme a été sur la terre. 1 Et la grande ville a été en trois morceaux, et les villes des nations sont tombées. ( ... )1 Et toute île s'est enfuie, et on n'a plus trouvé de montagne. 1 Une grande grêle comme des lingots descend du ciel sur les hommes" (versets 17-21). Ces disparitions de parties de la terre préparent dans ces deux passages la naissance "d'un nouveau ciel et d'une nouvelle terre", mais l'ampleur du séisme est aussi inouïe que dans le récit de l'engloutissement de l'Atlantide.

-la métamorphose du paysage: le thème de l'adynaton42

Ce sont Nonnos, Ovide et Lycophron qui illustrent en particulier cet aspect des faits. A propos d'Ogygos, autre protagoniste de récit de Déluge, Nonnos écrit au chant III des Dionysiaques, v. 204-208 : "Ogygos

41 Apocalypse de Jean, VI, 12-14: Kat e:lllov Iht t]V01ÇtV TtlV o<j>payïlla TtlV 6KTT]V. Kat

Otlcr~OÇ ~Éyaç iyÉvtTo. Kat 0 i]À10Ç iyÉVtTO ~ÉÀaç wç O<XKKOÇ TptXtVOÇ. Kat il

crtÀT]VT] QÀT] iyÉVtTO wç al~a. Kat 0\ àOTÉptÇ Toil oùpavoil t7rtoav tiç TtlV yijv. wç crUKij [:l<XÀÀtl TOÙÇ oÀûv60uç aÙTijç V7rO àVÉ~ou ~tY<XÀou OtlO~ÉVT]. Kat 0 oùpavoç à7rtxwptOaT] wç [:ll[:lÀtOV ÉÀlcrOÔ~tVov. Kat 7r!ÎV opoç Kat vijooç iK nllv TÔ7rWV aùT<.ôv iK1VT]aT]crav.

42 Le thème de l'"adynaton". de "la chose impossible" remonte au moins à Archiloque et il est familier à la poésie épigrammatique de l'Antiquité tardive. Dans le fragment 122, v. 6-9 d'Archiloque (édition de M.L. West, lambi et elegi Graeci, vol. 1, Oxford, 1971), on lit :

~T]l)ttç ta' v~Éwv ticropÉwv aau~aÇÉTw I~T]I)' iàv I)tÀ<j>ïcrl 6ijptç àVTa~d\jlwvTal

VOIJOV 1 iV<XÀ10V. Kat O<j>lV 6aÀ<xcroT]ç qxÉtVTa Kû~atal<j>tÀTtp' q7rtlpOU yÉVT]Tal.

Toïcrl 1)' vÀÉttV opoç: "Que personne parmi vous qui considérez (la marche du monde) ne s'étonne, pas même si des bêtes sauvages échangent avec des dauphins les coutumes de la vie aquatique et si les flots retentissants de la mer deviennent plus chers que la terre ferme aux premières, tandis que les seconds préfèrent les montagnes boisées". L'échange des caractéristiques animales propres à deux règnes différents (terrestre et aquatique) est doublé d'un second trait merveilleux : les fauves ne dévorent pas les dauphins, le changement se fait sans violence.

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